15 octobre 1958, le premier supermarché français

Pendant les Trente Glorieuses, le supermarché fait son apparition en France. Un modèle de grand magasin en libre service qui tranche avec les supérettes qui régnaient jusqu’alors et représente une petite révolution venue des Etats-Unis.

.            Fin des années 1950, début des années 1960, une période de prospérité en France, au cœur des « Trente Glorieuses ». Le taux d’activité des femmes se développe fortement. Une partie de la population rurale quitte les campagnes pour s’installer dans la périphérie des villes. Le pouvoir d’achat des ménages augmente rapidement et ceux-ci s’équipent de voitures, de réfrigérateurs, de téléviseurs. Tout est réuni pour voir éclore et prospérer des grandes surfaces, à la place des commerces traditionnels.

Depuis le Frigidaire, la marque déposée par General Motors en 1918 dont le nom commercial est devenu générique, le réfrigérateur s’est démocratisé. Il permet de conserver les produits frais, et donc d’espacer les visites chez les commerçants. Faire des courses importantes devient possible sans se soucier de la conservation des produits. Et puis la voiture autorise désormais les courses plus lointaines, et en plus grand volume.

Le concept de points de vente distribuant des produits en quantité importante, moins cher que dans le commerce traditionnel – car vendus en grande quantité avec des marges et des coûts réduits - nécessitait de grandes surfaces, construites à moindre coût, implantables essentiellement dans la périphérie peuplée des villes, sur des terrains moins onéreux et facilement accessibles en voiture.

.            On trouvait déjà des supermarchés aux États-Unis dans les années vingt, peu après l'invention du libre-service. Les premiers magasins, dépouillés, y étaient aménagés dans de vieilles granges, des usines ou des patinoires désaffectées. Les produits étaient disposés à même le sol ou sur de simples planches de bois, avec à la clef des prix 20 à 50 % moins élevés que dans les épiceries traditionnelles.

.           En Allemagne, 1946. Dans la Ruhr pauvre de l’après-guerre, Théo et Karl Albrecht prennent la suite de leur mère Anna qui avait fondé un commerce familial en 1916. Ils décident d’appliquer des réductions sur les prix de vente. Le hard-discount est né. La marque Aldi apparaitra en 1962, c’est la contraction d’Albrecht-Discount ; l’entreprise fera ses débuts en France en 1988.

.            En France, la date d’ouverture du premier supermarché est parfois sujette à controverse. Est-ce le principe de libre-service ou celui de grande surface qui prime ? En 1931, le premier Prisunic, ancêtre du supermarché, ouvre rue Caumartin à Paris. En 1948, le succursaliste Goulet-Turpin inaugure un self-service rue André-Messager, toujours à Paris. La première ébauche de supermarché est l'œuvre de la grande épicerie Bardou en 1957 à Paris.

Mais le premier véritable supermarché, avec un parking et une grande surface, ouvre le 15 octobre 1958. Les établissements Goulet-Turpin (encore eux) inaugurent alors un point de vente baptisé Express Marché dans le quartier populaire de Rueil-Plaine, une nouvelle cité à Rueil- Malmaison (Hauts-de-Seine), alors en Seine-et-Oise, dans la banlieue ouest parisienne.

.            La veille de l’ouverture, on s’active bruyamment tout autour de l’Express-Marché. Les rues ne sont toujours pas bitumées. Les terrassiers en sont encore à poser des canalisations. Toutes les barres d’immeubles bordant le supermarché ne sont pas achevées. 3.000 logements doivent être livrés au printemps 1959. Le centre commercial lui-même n’est pas terminé ; le grand magasin Paris Prix n’y ouvrira ses portes qu’en décembre.

’Express Marché de Rueil-Malmaison inaugure le modèle du supermarché en France. Un succès immédiat.

L’Express Marché offre plus de 2.000 articles en libre-service, sur une surface de 560 m². Des chiffres doublement inhabituels. Car le tissu commercial est jusqu’ici composé en majorité de supérettes de 50 m² en moyenne, avec tout au plus 600 références d'articles disponibles. On y trouve aussi bien des produits alimentaires que des articles de mercerie et des produits ménagers. Surtout, le supermarché promet des modes de consommation plutôt novateurs pour l’époque. « Tous les codes de la distribution y ont été inventés, avant d’être poussés par l’hyper » Ce modèle, en grande partie inspiré des États-Unis, détonne : on trouve donc un parking, qui accompagne la démocratisation de l’automobile, des prix discount, et des rayons incongrus pour l’époque. Au départ, les clients sont réticents à acheter de la viande, de la charcuterie ou du poisson pré-emballés. Pour les rassurer, les gérants devront faire appel à des professionnels : bouchers, poissonniers. Au début, les linéaires ne dépassent pas 1,40 mètre de hauteur pour pouvoir surveiller les clients. Mais face au faible chapardage (0,7 % de l’inventaire), ils gagnent rapidement de la hauteur.

.            La première cliente franchit le seuil de l’Express-Marché le 15 octobre 1958, peu avant 9 heures. Pour fêter l’ouverture du magasin, Goulet-Turpin lui offre le montant de ses achats. Elle est d’abord incitée à se saisir de l’un des 150 chariots rangés à droite après l’entrée. Les abris-chariots dispersés aux quatre coins du parking n’existent pas encore. Les chariots sont aussi perçus avec étonnement, voire inquiétude. En observant les photos de l’époque, on est frappé par la petite taille de ces chariots. Ils sont à peine plus grands que ceux que l’on donne aux enfants aujourd’hui. Leur contenance est de 50 litres seulement (les chariots actuels ont une capacité quatre à cinq fois plus importante). Un bambin assis dans le chariot suffisait à le remplir. Les premières clientes mettent un peu de temps pour s’habituer à manier leur chariot, un engin inconnu.

"Un sondage réalisé avant l’ouverture indiquait que 90 % des personnes interrogées refusaient de prendre un chariot. Les gens avaient peur d’être ridicule", précise Jean Goulet, ancien PDG de Goulet-Turpin. Dans les allées, les « collisions » sont monnaie courante. Lors de l’ouverture d’un autre supermarché quelques mois plus tard, des clients suggéreront la mise en place de voies de circulation à sens unique dans le magasin.

.            Les caissières n’ont pas encore de chaise ni de tapis roulant. Les clients déposent leurs articles dans un cadre en bois que les employées des 7 caisses tirent vers elles.

Le premier supermarché de France - Rueil-Malmaison - 16 octobre 1958

.            Dans le quartier, le concept suscitait alors autant de curiosité que de réprobation. « C'était la vie à l'américaine, coquet, fleuri. On était bluffé ! » Certains prédisaient lors de sa création que la formule ne prendrait jamais en France. Jusque-là, il fallait demander au commerçant les articles que l’on voulait acheter. « Avoir les produits en libre-service intégral, à portée de main, vous n'y pensez pas ! On allait tâter, farfouiller, ça allait provoquer de sacrées tentations. » Devant les amoncellements de marchandises, les mauvaises langues sont nombreuses à déclarer que « cela ne marchera jamais. » L’attente en caisse, corollaire d’une fréquentation qui explose, est parfois jugée insupportable ; des impatients abandonnent leur chariot. Même au siège de Goulet-Turpin, tout le monde ne croit pas au concept ; on envisage la possibilité de devoir transformer l’endroit en cinéma si le supermarché ne marche pas !

Mais la formule fonctionne, et le succès est au rendez-vous. Treize ans après la Seconde Guerre mondiale, la France est en reconstruction. Après Goulet-Turpin, d’autres distributeurs se convertissent au supermarché. Édouard Leclerc, un ancien séminariste, avait ouvert dès 1949 à Landerneau (Finistère), une épicerie avec des produits vendus 20 à 30 % moins cher que ses concurrents. Son secret : négocier en direct avec les producteurs et réduire ses marges. En 1959, il installe à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) son premier supermarché discount. En 1959, voilà aussi Félix Potin. En 1960, c’est une déferlante : Match, Casino, les Docks du Nord, Carrefour qui ouvre le premier hypermarché au monde, le 15 juin 1963 à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne), alors en Seine-et-Oise, (2 500 m2, un rayon boucherie de 15 mètres, 450 places de parking et surtout … une station-service).

.            Ce magasin Carrefour, le second de l’enseigne, est le premier d’un format dont le nom n’a pas encore été inventé : l’hypermarché ; une innovation qui se répandra dans le paysage commercial de la France des Trente Glorieuses puis essaimera partout dans le monde. Tout le monde veut être de la partie. La récente réussite du supermarché est ainsi bientôt éclipsée, dès 1963, par l’arrivée et la poussée de ces hypermarchés (qui selon la définition actuelle de l’Insee est un « établissement de vente au détail en libre-service réalisant plus des deux tiers de son chiffre d’affaires en alimentation et dont la surface de vente est comprise entre 400 et 2 500 m² »). Le format est dorénavant établi.

Samedi 15 juin 1963, Marcel Fournier et les frères Jacques et Denis Defforey, inaugurent dans le petit village de Sainte-Geneviève-des-Bois le « premier hypermarché au monde », parrainé par Françoise Sagan et … béni par un prêtre !

.           En 1963, l’hypermarché incarne la modernité commerciale. Le secteur de la distribution est alors aux mains d’une multitude de petits commerçants qui servent leurs clients en contrepartie de prix élevés. Alors que l’industrie de l’après-guerre commence à produire en masse des biens de consommation, la France compte alors seulement 63 magasins en libre-service pour 1 million d’habitants, bien moins qu’ailleurs en Europe. Les commerçants continuent de vendre « au compte-gouttes » (Alfred Sauvy). Alors qu’il fallait rentrer dans des petites boutiques, demander si on pouvait toucher ou simplement voir, arrive une toute nouvelle façon d'acheter. On rentre, prend un chariot ; on le charge … avec le sentiment que rien ne coûte rien, parce qu’on ne paie plus les pièces une par une !

.           Le génie de Marcel Fournier et des frères Defforey, les trois fondateurs savoyards de Carrefour, consiste à adapter la recette américaine du supermarché en libre-service à la société française. Ils y incorporent une pincée de discount, la formule inventée quelques années plus tôt par Édouard Leclerc. Contrairement au modèle américain, le premier Carrefour de Sainte-Geneviève-des-Bois rejette le modèle de la promotion au profit de petits prix permanents sur tous les produits. Il vend « tout sous le même toit », de l’alimentaire et du non-alimentaire, ce que Walmart ne fera que bien plus tard, et met à la disposition des clients un parking et sa station-service. Après ce premier succès, l’enseigne en ouvre de plus en plus grands. Celui de Vitrolles (22.000m2) bat tous les records en 1971. L’hyper de Sainte-Geneviève-des-Bois sera agrandi plusieurs fois (8.500 m2 aujourd’hui).

.           Et les rivaux suivent. Trois jours de fête avec feu d’artifice, un train complet de journalistes, des bus arpentant la campagne pour acheminer les clients, des hôtesses d’accueil, du personnel pour aider à ranger les courses dans les coffres des voitures... Le 16 octobre 1969, Goulet-Turpin sort le grand jeu pour inaugurer son premier hypermarché, également le premier en dehors de Paris. Construit, dans la banlieue de Reims, à Tinqueux, à proximité de la future autoroute A4, le bâtiment (l’actuel Carrefour) ne laisse à l’époque personne indifférent. De par sa surface déjà : il offre 10.000 m2 de rayons, soit le double des deux supermarchés rémois ouverts quelques mois auparavant (Radar à Wilson et La Montagne à Cormontreuil). De par son allure aussi : surnommé le blockhaus, il est bâti en V, tout en béton. Rien à voir avec les hangars de ses concurrents. Goulet-Turpin a fait appel à l’architecte Claude Parent, célèbre pour ses théories sur les plans obliques. Le résultat détonne.

Ouverture le 21 octobre 1969 dans la Marne, à Reims (Tinqueux)

.            323 supermarchés ont ouvert entre 1958 et 1963 dans l’Hexagone. En 1972, la France comptait 2.334 supers (une trentaine de chaînes), puis 337 hypers en 1977. Ces grandes surfaces drainaient déjà environ 20 % du chiffre d’affaires réalisé dans l’alimentation, au détriment du petit commerce traditionnel.

.            Cette structure de vente a démocratisé l'accès à des objets pas chers. On est passé de quelques centaines d'objets, dans une maison, à des milliers.

Cette même année, les députés débattent d’un texte gouvernemental « d’aide aux petits commerçants et aux artisans », sous la pression électorale des petits commerçants - représentés notamment par la Cidunati (Confédération intersyndicale de défense et d’union nationale des travailleurs indépendants) de Gérard Nicoud, quelques années après le mouvement de Pierre Poujade (dissous en 1962). En décembre 1973, la loi d’orientation du commerce et de l’artisanat, dite « loi Royer » du nom du ministre du Commerce, limitera en partie l’extension des grandes surfaces.

.           À partir des années 1990, la consommation des Français se diversifie et se segmente. Entre le hard discount (Aldi débarque en France en 1988) et le développement d’une offre plus qualitative en centre-ville, l’hyper peine à trouver sa place. La génération qui l’a adopté en masse, celle des baby-boomeurs, vieillit. La livraison à domicile explose ; le local pèse de plus en plus.

.           Alors que les hypers (2.300 en 2023 en France métropolitaine) ont aujourd’hui perdu de leur superbe, ils s’interrogent sur leur avenir moins prometteur désormais que ceux des distributeurs indépendants, plus petits, qui proposent moins de produits non alimentaires et sont gérés par des chefs d’entreprise indépendants qui ont su adapter leur offre à leurs clients.

Bien que décriés, depuis les années 2000, comme un symbole honteux de la société de consommation, les Français y font encore 40 % de leurs courses, contre 32 % en supermarchés et 7,6 % dans des magasins de proximité. Et 89 % de la population s’y rend au moins une fois par an.

Le chariot de supermarché

.            En 1936, N. Goldman, qui possédait une chaîne d’épiceries dans l’Oklahoma, mit à la disposition un "porte paniers" à roulettes, sur laquelle on pouvait disposer deux paniers métalliques superposés.

En 1946, un dessinateur industriel du Kansas, Orla E. Watson, eut l’idée de fixer les paniers sur le chariot et de les rendre emboîtables plus besoin d’un employé pour plier et déplier les chariots et ranger les paniers. Le client se chargeait lui-même de « désencastrer » et de ranger l’engin. O.E. Watson breveta son invention et se préparait à la commercialiser quand il s’aperçut que S.N. Goldman n’était pas resté les bras croisés :

Sans doute averti, il avait copié le chariot emboîtable de O.E. Watson, en l’équipant plus simplement d’un seul grand panier. Suivit une querelle de brevets, d’où S.N. Goldman sortit commercialement vainqueur, O.E. Watson ne conservant que les royalties de son idée. Le chariot de supermarché était né.

.            En France, derrière cet outil devenu incontournable, il y a Raymond Joseph, un entrepreneur de Schiltigheim près de Strasbourg. À la tête d’une petite manufacture lancée 1928, appelée « Les Ateliers réunis », il fabrique alors des mangeoires, des égouttoirs et autres ustensiles alimentaires en fils d’acier, lorsqu’en 1934, de retour de vacances à Chicago, il décide de s’inspirer du modèle américain de S.N. Goldman qui équipe les supermarchés qui y sont déjà bien implantés.

Il se lance dans la fabrication de chariots de courses à roulettes. La marque Caddie (francisation du mot anglais "Caddy", assistant) est ainsi déposée en 1957 en France. La société familiale prend alors le nom de cet outil phare des consommateurs et devient « Ateliers réunis Caddie ». En 1958, Caddie équipe le premier supermarché en France, à Rueil-Malmaison, puis le premier hypermarché cinq ans plus tard, dans l’Essonne. Cette invention bien plus pratique et maniable qu’un sac de courses fait un carton. Symbole de l’avènement des supermarchés et de la consommation de masse, le fameux chariot a dès lors révolutionné les courses des Français.

Les décennies qui suivent, l’entreprise s’exporte dans le monde entier et se diversifie. Elle équipe d’autres établissements comme les aéroports, les établissements touristiques ou encore les hôpitaux. Avec ses 160 brevets déposés dans plus de 75 pays, la société Caddie S.A. est devenue leader du marché européen.

La réussite de l’entreprise alsacienne est incontestable. Preuve en est : son nom est aujourd’hui couramment utilisé pour désigner tous les types de chariots en fils métalliques ou non, de la marque ou inspirés de ses modèles. Caddie est ainsi entré dans le langage courant, à l’instar de marques comme Frigidaire ou Kleenex. La marque figure aussi parmi les noms communs répertoriés dans Le Petit Larousse et Le Robert.

Si elle a connu la croissance avec l'essor de la société de consommation, l’entreprise a subi deux redressements judiciaires, en 2012 puis en 2014, et a dû se déclarer en cessation de paiement le 03 jan 2022.