Henrietta Swan Leavitt,
La "petite main" qui permit de mettre en évidence l’expansion de l’Univers.
L’astronomie à la fin du XIXᵉ siècle, quand des femmes cataloguaient les étoiles
Henrietta Swan Leavitt, inconnue … sauf des astronomes, a découvert le phénomène à l’origine de notre vision actuelle de l’univers : un univers en expansion, constitué de milliards de galaxies, dont les événements les plus anciens que nous sachions dater remontent à environ 13,8 milliards d’années.
Au tournant du XXe siècle, les progrès de la photographie et de l’instrumentation, notamment des télescopes de plus en plus performants, permettent aux astronomes de cataloguer les étoiles en les classant suivant plusieurs critères : position, luminosité, couleur, et même composition chimique (grâce à l’analyse des raies spectrales présentes dans la lumière rayonnée par sa surface).
Alors que l’astronome danois Tycho Brahé répertoriait 777 étoiles à l’œil nu à la fin du XVIe siècle, le catalogue du médecin et astronome amateur américain Henri Draper, constitué entre 1886 et 1918 à partir de l’observatoire de Harvard, répertorie 200.000 étoiles.
Concrètement, à Harvard, les astronomes -des hommes, les femmes ne sont pas autorisées à se servir de télescopes ! - prennent des clichés au télescope, qui sont ensuite analysés par des « computers ». Or les ordinateurs n’existent pas à l’époque, et ces « computers » sont une douzaine de femmes chargées de dépouiller les clichés et d’en tirer toutes les informations : des petites mains, des « calculatrices ».
Le travail minutieux de ces « computers girls » constitue la base des catalogues d’étoiles. Elles travaillent 7 heures par jour, 6 jours par semaine, gagnent 10,5 dollars par semaine et ont un mois de congé.
A cette époque où les observatoires ne sont pas financés par des agences gouvernementales mais par de généreux donateurs, et administrés par des passionnés qui ne comptent pas leurs heures, le directeur du laboratoire d’Harvard de 1877 à 1919, Edward Pickering, tient ferme les cordons de la bourse.
Peu d’hommes y trouvent leur compte et les postes reviennent ainsi le plus souvent à des femmes, qui s’en accommodent ; celles qui y restent longtemps se sentent associées à une « grande œuvre ». Le groupe est parfois désigné à l’époque Harem de Pickering …
Le « Harem de Pickering », les femmes calculatrices embauchées par l'astronome de Harvard Edward Charles Pickering. Le groupe inclut Henrietta Leavitt (debout au centre), Annie Jump Cannon, Williamina Fleming et Antonia Maury.
Edward Charles Pickering et les Harvard Computers devant le bâtiment du Harvard College Observatory en 1913. Henrietta Leavitt est au centre, devant Pickering. Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics.
A Harvard, Henrietta Leavitt se penche sur les « étoiles variables »
Henrietta Swan Leavitt (1868–1921) était la fille d’un pasteur de l'Église congrégationaliste du Massachusetts, une vieille famille descendante d’un tailleur puritain anglais, installé dans la colonie de la baie du Massachusetts au début du XVIIe siècle. Après avoir suivi une formation supérieure de quatre ans à la Society for Collegiate Instruction of Women (l’actuel Radcliff College, à Cambridge MA), dont une spécialité en astronomie en quatrième année, Henrietta Swan Leavitt rejoint le laboratoire de Harvard en 1893, à l’âge de 24 ans, comme stagiaire (non payée), mais néanmoins très motivée.
Comme elle était financièrement indépendante, Pickering n’avait initialement pas estimé nécessaire de la payer ! Plus tard, elle sera payée 0,30 dollar de l'heure pour son travail. Elle a été décrite comme « travailleuse, sérieuse…, peu encline à la frivolité et très dévouée à sa famille, son église, et sa carrière. »
Elle commence à travailler en tant qu'une des computer girls, pour mesurer et cataloguer la luminosité des étoiles en fonction de leur apparition, dans la collection de plaques photographiques de l'observatoire.
Pourtant sa vie de laboratoire sera toujours perturbée par une santé fragile -une maladie d’enfance l’a déjà laissée pratiquement sourde-, et par une certaine instabilité, liée peut-être au statut des computers. En 1896, après avoir rendu ses travaux, elle disparaît pour deux ans en Europe, sans que l’on sache exactement pourquoi. Elle en revient et s’installe dans le Wisconsin, où habite son père. En 1902, Pickering finit par la convaincre de venir occuper un poste permanent, … mais on ne la retrouvera au travail à Harvard qu’en 1904.
Pickering l’affecte à l’étude des « étoiles variables », ces étoiles géantes dont l’éclat évolue au cours du temps, avec une périodicité se mesurant en jours, semaines ou mois.
La première étoile variable avait été identifiée (à l’œil nu !) dans la constellation de Cassiopée par Tycho Brahé en 1573. Puis John Goodricke, en 1784, réalisa des observations détaillées de l’étoile Delta Cephei (dans la constellation de Céphée). Il montra que sa luminosité est périodique et mesura sa période de variation. C’est alors que le nom Céphéïde fut donné aux étoiles variables que l’on détectait ailleurs dans le ciel (l’étoile Polaire elle-même est une étoile variable).
À Harvard, à l’époque d’Henrietta Leavitt, une des méthodes pour repérer les variations de luminosité consiste à superposer le développement positif d’une photo avec le négatif de la même zone du ciel pris à différents intervalles de temps.
Henrietta s’attelle à la tâche, chargée de repérer des étoiles variables dans les Nuages de Magellan, deux galaxies voisines de la nôtre, visibles dans le ciel de l’hémisphère sud. Les clichés qu’elle étudie ont été pris à l’observatoire d’Arequipa, au Pérou, où Pickering avait fait installer dans les années 1890 une station avec un télescope de 60 centimètres d’ouverture : la pureté du ciel à 2.400 mètres d’altitude, pendant plusieurs mois, permettait d’obtenir des clichés de haute qualité.
L’observatoire d’Arequipa du Harvard College, au Pérou, en 1903-1904, où ont été pris les clichés analysés par Henrietta Leavitt. Popular Science Monthly Volume 64, 1904
En 1907, Henrietta Leavitt publie dans les Annals of the Astronomical Observatory of Harvard College, un catalogue de 1.777 étoiles variables visibles dans les Nuages de Magellan : 21 pages, deux plaques photographiques et 15 pages de tableaux de données ! À la fin de l’article, presque comme un post-scriptum, elle singularise dans un tableau 16 étoiles, en donnant leur période et leur luminosité, et commente : « Il est intéressant de noter que les étoiles variables les plus brillantes sont aussi celles qui ont les plus longues périodes de variation. »
C’est la première mention publiée de la relation période/luminosité des Céphéides. Mais à ce stade, il s’agit d’une observation empirique, on ne sait rien des mécanismes physiques à l’œuvre dans ces étoiles. Après des études plus approfondies, elle confirmera en 1912 que les céphéides avec une plus grande luminosité intrinsèque avaient les plus longues variations, et qu'une relation entre la luminosité et la période de variation des étoiles variables était prévisible. Ce sera la « loi de Leavitt » : le logarithme de la période est linéairement lié au logarithme de la luminosité optique et intrinsèque de l'étoile.
Peu après, Henrietta est hospitalisée. Elle travaille chez elle pendant sa convalescence sur des clichés qu’on lui fait parvenir, puis revient à Harvard en 1910, avant de s’éclipser de nouveau pour plusieurs mois à la mort de son père. Son travail à distance est irrégulier.
La seconde mention de la relation période/luminosité date de mars 1912, dans le Harvard College Observatory Circular 173. L’article est signé par Edward Pickering seul, mais il annonce cependant en entrée : « La conclusion concernant les périodes de 25 étoiles variables du Petit Nuage de Magellan a été préparée par Mademoiselle Leavitt ».
Leavitt a développé et continué d'affiner les standards de Harvard pour les mesures photographiques, mettant en place une échelle logarithmique ordonnant les étoiles en fonction de leur luminosité. Elle a notamment analysé 299 plaques de 13 télescopes pour construire son échelle, qui a été acceptée par le Comité international des magnitudes photographiques en 1913
Les étoiles variables d’Henrietta Leavitt permettent de mesurer les distances en astronomie
Leavitt découvrit donc une relation entre la période d’une étoile et sa luminosité : plus elle est lumineuse, plus sa période est grande. Comme elles appartiennent toutes au même groupement d’étoiles, on peut considérer qu’elles sont toutes à peu près à la même distance de la Terre, d(M), si bien que les différences de luminosité reflètent leurs différences d’éclat intrinsèque. La relation période/luminosité devient un instrument de mesure des distances en astronomie.
Mais Henrietta Leavitt ne poursuivit pas ses mesures d’étoiles variables : Pickering l’affecta à partir de là à d’autres tâches. Dès lors, le statut de calculatrice d’Henrietta Leavitt ne lui permit plus de développer ses propres recherches. On imagine volontiers qu’elle aurait exploré ce que ce nouvel outil de mesure des distances permettait d’atteindre.
Le travail d’Henrietta fut néanmoins le départ d’un point de bascule absolument majeur en astronomie, que l’astronome Allan Sandage décrivit plus tard en ces termes : « Que sont les galaxies ? Avant 1900, personne ne le savait. En 1920, très peu de gens le savaient. Après 1924, tous les astronomes le savaient ».
Ce basculement se fit en deux étapes.
Première étape : l’Univers est plus grand que notre voie Lactée
La première fut franchie le 6 octobre 1923, lorsque l’astronome américain Edwin Hubble repéra une Céphéide dans la nébulosité qu’on appelle aujourd’hui la galaxie d’Andromède.
Dans les années 1920, le débat faisait rage chez les astronomes (le « Grand Débat »), entre ceux qui pensaient que tout ce qu’on voyait dans le ciel faisait partie de la Voie lactée, et ceux qui pensaient que ce n’était qu’une galaxie parmi d’autres. Hubble mesura la période de l’étoile variable de la nébuleuse d’Andromède, et en utilisant la relation période/luminosité d’Henrietta Leavitt, calcula que sa distance était d’environ 1 million d’années-lumière (la valeur actuellement admise est 2,4 millions d’années-lumière).
C’était un ordre de grandeur supérieur aux estimations de la taille de la Voie Lactée. Par conséquent, la nébulosité dont l’étoile faisait partie devait être une galaxie à part entière.
Cela trancha la controverse : l’Univers était plus grand que notre voie Lactée, qui n’est donc qu’une galaxie parmi d’autres.
La découverte de Leavitt changea pour toujours l'image de notre univers, car c'est grâce à cette découverte que l’astrophysicien américain Harlow Shapley eut l'idée que le Soleil pouvait être éloigné du centre de la galaxie, et que Edwin Hubble eut l'idée d'éloigner notre Galaxie du centre de l'Univers.
Deuxième étape : l’Univers est en expansion
Hubble publia le 25 avril 1929 un article où il établissait, en exploitant l’effet Doppler (le décalage de fréquence d’une onde lorsque la distance entre l'émetteur et le récepteur varie au cours du temps), la relation vitesse d’éloignement/distance. Il en conclut que la vitesse des galaxies est d’autant plus grande que la nébulosité est lointaine. Autrement dit, l’univers est en expansion … (Note)
Un prix Nobel pour Henrietta Leavitt ?
En 1925, avant même la publication de l’article historique d’Edwyn Hubble, le mathématicien et académicien suédois Götta Mittag-Leffler écrivit à Henrietta Leavitt, au laboratoire d’astronomie de Harvard, en ces termes : « Honorable Mademoiselle Leavitt, Ce que mon ami et collègue de l’Université d’Uppsala le Professeur von Ziepel m’a raconté, à propos de votre admirable découverte de la loi empirique reliant la magnitude et la période des Céphéides … m’a si profondément impressionné que je suis sérieusement enclin à considérer votre candidature pour le prix Nobel de physique de 1926, bien que je doive avouer que ma connaissance du sujet est encore assez lacunaire. »
Mittag-Leffler ignorait apparemment qu’Henrietta Leavitt était morte depuis quatre ans. La lettre fut transmise au nouveau directeur du laboratoire de Harvard, Harlow Shapley, qui répondit : « Le travail de Mademoiselle Leavitt … qui conduisit à la découverte de la relation entre la période et la magnitude apparente, nous a fourni un outil très puissant pour mesurer les grandes distances interstellaires. En ce qui me concerne, cette découverte m’a été utile au plus haut point, car elle m’a permis d’interpréter l’observation de Mademoiselle Leavitt, … »
Le message subliminal de la lettre pouvait se lit ainsi : vous avez pensé à Mademoiselle Leavitt pour le Nobel, mais ne puis-je aussi bien faire l’affaire ? Pourtant, le jury Nobel ne lui accorda pas le prix qu’il jugeait Henrietta Leavitt digne de recevoir… D’ailleurs, ni Hubble ni aucun autre astronome ne l’ont obtenu pour ces travaux.
Note :
Ni la Lune ni le Soleil ne s’éloignent de la Terre, pas plus que les autres objets du système solaire. Les étoiles de notre galaxie, la Voie lactée, ne s’éloignent pas de nous. Et même la galaxie d’Andromède, qui se trouve à plus de 2 millions d’années-lumière (AL, qui vaut 9.461 milliards de km, soit 0,3066 parsecs [PC] ou encore 63.240 unités astronomiques [AU]) ne s’éloigne pas de nous. Au contraire, elle se rapproche de nous à une vitesse de 500 km par seconde.
Ainsi, même si localement certaines galaxies se rapprochent, voire entrent en collision, en moyenne, les galaxies s’éloignent les unes des autres. Alors l’univers est-il vraiment en expansion ? Oui, mais il faut considérer des échelles de dizaines, de centaines de millions et de milliards d’AL Dans les années 1920, les astronomes ont observé que les objets célestes lointains s’éloignaient de nous, et que leur vitesse d’éloignement était d’autant plus grande qu’ils étaient éloignés.
Aujourd’hui, sa vitesse d’expansion radiale est estimée à 75 kilomètres par seconde et par million de parsec (1 parsec = 3,2 années-lumière) : cela signifie que la vitesse d’expansion d’un objet céleste situé à 3,2 millions d’années-lumière de nous est, en moyenne, de 75 kilomètres par seconde, corrélation linéaire moyenne qui n’exclut évidemment pas des fluctuations.
D'après : The Conversation - Jacques Treiner - 31 déc 2024