Les calculatrices de Los Alamos

Des moyens de calcul humains

            A Los Alamos, le groupe T-5 dirigé par le mathématicien Donald Flanders était le plus nombreux de la division Théorie, rassemblant jusqu’à environ 25 personnes en 1944. Son personnel était en majorité féminin : des épouses de scientifiques et physiciens (déplacés sur le site en famille), des femmes du Women’s Army Corps), et aussi des scientifiques militaires et quelques brillants théoriciens du Special Engineering Detachment, (le plus souvent de jeunes étudiants).

Parmi maints calculs mathématiques pointus, effectués par ce groupe de calculateurs humains, celui de la probabilité qu’un neutron initie une réaction en chaîne avant d’être absorbé ou de s’échapper fut à l’origine de l’invention de la méthode de Monte-Carlo, visant à calculer une valeur numérique approchée en utilisant des procédés aléatoires, c'est-à-dire des techniques probabilistes.

            Le principal outil de calcul était « l’ordinateur humain », que constituaient les équipes de calculatrices humaines, essentiellement des épouses des scientifiques et physiciens qui utilisaient plutôt le papier et le crayon et les professionnelles du WAC équipées de calculatrices de bureau électromécaniques.

Pour l’exécution des calculs eux-mêmes, la règle à calcul demeurait l’outil de base des physiciens et des ingénieurs qui présentait l’avantage d’obliger à réfléchir aux ordres de grandeur des résultats attendus, avant de se lancer dans des calculs longs et complexes.

Pour éviter les erreurs, les calculs à mener étaient décomposés en tâches élémentaires, et ils étaient systématiquement exécutés par deux ou trois personnes indépendamment, avec des vérifications intermédiaires pour éviter de propager des erreurs.

Les problèmes à résoudre

            Le Projet Manhattan de construction de la bombe atomique eut à relever simultanément plusieurs défis dantesques : la maîtrise théorique de la fission nucléaire tout récemment découverte en 1938, l’invention de techniques hautement sophistiquées totalement innovantes et … dangereuses, la construction de moyens de production prototypes gigantesques, etc … Tout ceci dans le plus grand secret, avec un objectif majeur à la priorité absolue : arriver avant l’ennemi nazi.

Derrière ces challenges, des hommes et des femmes, performants en calcul, en particulier les calculatrices. La difficulté : plus le projet progresse, plus le volume de calculs augmente, plus la difficulté du projet impose de multiplier les variantes et plus le temps presse.

En raison de leur utilisation extrêmement intensive, les calculatrices mécaniques ou électromécaniques s’usèrent rapidement et elles s’enrayèrent de plus en plus souvent. Mais les renvoyer au fabricant pour réparation prenait trop de temps (Los Alamos était très isolé). On les désossa donc sur place pour comprendre leur fonctionnement interne, et déterminer quelles pièces étaient le plus souvent responsables des pannes. Et l’on eut ainsi localement des virtuoses du dépannage !

Face à l’accroissement du volume de calcul et à l’impérieuse nécessité d’aller de plus en plus vite, comme les calculatrices mécaniques, les femmes calculatrices, épuisées, ne pouvaient suffire à tenir le rythme.

Il y avait aussi un petit nombre de tabulatrices à cartes perforées (à vocation initialement comptable ou statistique, réquisitionnées au Bureau of Census –recensement-), mises en œuvre par les spécialistes du SED, lesquelles s’avérèrent également bien vite insuffisantes.

Il fallait imaginer d’autres moyens.

Les débuts de l’informatique opérationnelle.

            À l’automne 1943, il devint rapidement apparent que les besoins en calcul numérique allaient dépasser les capacités des calculatrices. On contacta, à Columbia, l’astronome Wallace John Eckert, qui utilisait depuis une dizaine d’années des tabulatrices IBM 601 à cartes perforées pour effectuer de longs calculs astronomiques. On en commanda 3 en décembre, avec l’objectif de réduire la durée d’un calcul de 6 mois à 4 semaines. Elles arrivèrent en avril 1944, et furent immédiatement mises à contribution.

Dans le doute de leur efficacité, un concours fut organisé entre les tabulatrices (machines à cartes perforées) et … les dames armées de calculatrices de bureau Marchant. Devant exécuter les mêmes calculs, les deux équipes restèrent au coude à coude pendant la première journée, mais la fatigue se fit vite sentir et les calculatrices humaines ne purent tenir le rythme et prirent un retard croissant. Cette compétition avait surtout pour but de vérifier que la procédure employée avec les tabulatrices donnait bien les mêmes résultats que la procédure éprouvée avec les calculatrices à main. Un groupe T-6 fut créé alors que le rythme de travail ne cessait de s’accélérer.

En raison du secret, IBM ne savait pas à quoi allaient servir les machines, et ne put donc envoyer une équipe pour les monter et les mettre en service. Les équipes de Los Alamos durent terminer eux-mêmes le montage à partir des schémas de câblage.

La mathématicienne Naomi Livesey qui avait acquis une bonne expérience des tabulatrices IBM 601 arriva de l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign en février 1944 pour superviser l’équipe de civils et de militaires en charge des machines.