Les « Calutron girls »
A Oak Ridge (Tennessee), pour le "Projet Manhattan"
Les scientifiques ont développé la technologie de l'arme atomique au cours du projet hautement classifié portant le nom de code « Projet Manhattan ». Le colonel de l'armée américaine Leslie R. Groves a « managé » le Projet et en particulier supervisé la participation de l'armée, tandis que le scientifique civil Robert Oppenheimer était responsable de l'équipe qui a conçu le « cœur » de la première bombe atomique utilisée en temps de guerre dans l'histoire du monde.
Calutron est l'acronyme de « California University cyclotron », du nom de l'Université de Californie à Berkeley, où les appareils ont été développés. Un calutron est un spectroscope de masse utilisé pour la séparation isotopique de l'uranium. Il a été mis au point par Ernest Orlando Lawrence pendant le projet Manhattan à partir du cyclotron qu'il avait inventé. Le projet Manhattan a œuvré à la mise en place d'installations industrielles d'enrichissement de l'uranium au Y-12 National Security Complex à Oak Ridge (Tennessee). C'est de ce complexe qu'est provenu la majorité de l'uranium qui a servi à fabriquer Little Boy, la bombe atomique larguée sur Hiroshima en le 06 août 1945.
Cyclotron de 184 pouces, « converti » en calutron, 02/07/1946. (Archives nationales 7666439)
Chaque jour, des femmes montaient dans un bus en direction de l’usine Y-12. Tout au long du trajet, des panneaux d’affichage portant le message désormais célèbre « Ce que vous voyez ici, ce que vous faites ici, ce que vous entendez ici, quand vous partez d’ici, laissez-le ici.» rappelaient qu’il était interdit de parler de son travail. En fait, tout était si secret que ces femmes n’étaient même pas informées de la finalité de leur travail. Elles n’avaient aucune idée de ce qu’elles faisaient. Il leur était strictement interdit de parler à qui que ce soit de ce qu’elles faisaient … sans rien y comprendre ! On leur disait simplement qu’elles faisaient quelque chose … pour aider à gagner la guerre !
En arrivant à l’usine Y-12 pour leur quart de travail quotidien, elles se rendaient à leur poste, qui consistait en un tabouret en bois devant un grand panneau. Elle passait les huit heures suivantes à ajuster les poignées, les boutons et les interrupteurs, en s’assurant que l’aiguille du panneau reste bien dans une plage étroite au centre du faisceau. Ce qu’elles et les autres ouvriers ignoraient, c’est que Y-12 était un nom de code pour une usine de séparation électromagnétique de l’uranium, et qu’elles produisaient de l’uranium pour la première bombe atomique.
Opératrices de calutrons à Oak Ridge, Tennessee pendant la Seconde Guerre mondiale. (Archives nationales 241166506)
En 1945, le gouvernement fédéral acheva la construction de Clinton Engineer Works, une ville secrète dans l’est du Tennessee. Le complexe faisait partie du projet Manhattan, étroitement surveillé, et le site ne figurait sur aucune carte. Il portait le nom de code Site X, mais ses habitants le connaissaient sous le nom d’Oak Ridge. Sur le terrain se trouvaient des écoles, un journal, des épiceries, un bureau de poste, des laveries et même des patinoires, des restaurants, des salles de danse, des cinémas et une bibliothèque ambulante. Sur les 75.000 personnes qui vivaient et travaillaient sur ce site industriel de guerre ultra-secret, la grande majorité ignorait que les usines de la ville étaient conçues pour enrichir l’uranium destiné à être utilisé dans la construction d’une bombe atomique.
La majorité des habitants d’Oak Ridge étaient des femmes qui travaillaient comme concierges, contrôleuses du courrier, cuisinières, chimistes, comptables, gestionnaires et opératrices téléphoniques dans des ateliers d’usinage et des usines de traitement chimique. Les femmes qui travaillaient directement à la production dans les usines produisant de l’uranium étaient connues sous le nom de « calutron girls ».
Ernest Lawrence, l’un des chefs de file du projet Manhattan et l’inventeur du calutron, employait des doctorants pour faire fonctionner les calutrons à l’Université de Californie à Berkeley. Lawrence voulait également que ses étudiants fassent fonctionner les machines dans les installations d’Oak Ridge, mais en raison de la pénurie de main-d’œuvre, il a accepté à contrecœur de former des jeunes femmes à la place, dont beaucoup étaient des diplômées récentes des high schools (secondaire) locales.
La plupart des femmes de l’est du Tennessee avaient peu d’opportunités d’emploi en dehors des usines textiles locales offrant de bas salaires. En tant qu'opératrices de calutrons, elles gagnaient un salaire plus élevé, on leur disait qu'elles « aidaient les garçons » mobilisés au front à l'étranger. Et puis, travaillant loin de chez elles, elles jouissaient d’une nouvelle indépendance.
L'usine Y-12 comportait 1.152 calutrons au total. Chacun était constitué d'une chambre à vide prise en sandwich entre deux gros aimants. En déplaçant les cadrans du calutron, ses opératrices contrôlaient un processus électromagnétique pour séparer les deux atomes chargés du tétrachlorure d'uranium en isotopes d'uranium isolés, uranium 235 et uranium 238. L'uranium 235 isolé était le combustible recherché pour la bombe atomique.
La production de l'uranium enrichi était l'une des parties les plus difficiles et critiques de la réalisation de la bombe atomique. Pourtant ces femmes ont été initialement considérées comme non qualifiées en raison de leur manque d'éducation et d'expérience. Lawrence fut par la suite surpris, voire choqué, d'apprendre que les femmes d'Oak Ridge surpassaient de loin physiciens Ph.D. pour la production de cet uranium. Convaincu que ses scientifiques et ingénieurs pourraient produire plus d'uranium enrichi que les « hillbilly girls » (« péquenaudes ! » d'Oak Ridge, Lawrence a organisé une compétition amicale entre les deux groupes. Mais les filles du calutron ont de nouveau surpassé les scientifiques masculins, quand bien même étaient-ils diplômés de Berkeley, prouvant qu'elles étaient tout à fait aptes à manipuler les instruments.
Les filles de Calutron tournaient des boutons comme celui-ci pour les aider à contrôler l'aimant de 184 pouces afin d'isoler l'uranium 235, le 3 juillet 1946. (Identifiant des Archives nationales 7666441)
Les filles de calutron n’ont été informées du but de leur travail et du projet de construire une bombe atomique à partir du matériau qu'elles avaient contribué à créer que lorsque les États-Unis ont largué Little Boy sur Hiroshima.
Bien que soulagées que la guerre soit terminée, les filles de calutron gardèrent la conscience de leur rôle essentiel dans la construction, à leur insu, de la première bombe atomique, sans pour autant oublier de penser qu’elles avaient contribué à tuer tous ces gens.
Peu de temps après, la plupart des travailleurs ont quitté Y-12 lorsque le gouvernement fédéral a considérablement réduit ses opérations à la fin de la guerre et que des méthodes plus efficaces d’enrichissement de l’uranium ont été développées.
Les filles de Calutron ne furent que quelques milliers des 130.000 Américains qui ont travaillé directement sur les sites du projet Manhattan. Leur travail fait partie intégrante de l’effort de guerre et de la mémoire américaine de la Seconde Guerre mondiale.
D'après : National archives - Alyssa Moore & Jessie Kratz – 19 jul 2023