Les « Rocket girls »

Elles ont permis d’explorer l’espace

            Il est rare que le nom d'un scientifique devienne un nom familier, quelle que soit l'importance de sa découverte. Et pourtant, une poignée de brillants innovateurs américains dans le domaine de la science des fusées jouissent toujours d'une reconnaissance de nom : Wernher von Braun, Homer Hickam, Robert Goddard, parmi eux. Le Jet Propulsion Laboratory de la NASA à Pasadena, en Californie, est l'endroit où bon nombre des plus brillants chercheurs en fusées ont collaboré aux premières réalisations du programme spatial. Même des personnages moins connus, comme Frank Malina, Jack Parsons et Ed Forman, qui ont fondé ce laboratoire militaire dans les années 1930, sont considérés comme des “rocket boys” et “rocket men”. Ce qui manque cependant, c'est la majeure partie de l'histoire : les “rocket girls”.

            Quel est le point commun entre Tim Berners Lee, Bill Gates, Steve Jobs, Elon Musk, Joel Oppenheimer et Linus Torvalds, parmi tant d’autres ? Ce sont tous des hommes. Bien sûr, le domaine des sciences et de la technologie compte aussi des femmes influentes, mais elles sont moins nombreuses. Ceci s’applique également à l’exploration spatiale. Tout le monde connaît le nom de Buzz Aldrin, mais avons-nous entendu parler de Bonnie Dunbar ou de Joan Higginbotham ? Sauf que « l’homme » ne serait jamais allé sur la Lune sans le travail d’un groupe de mathématiciennes brillantes et obstinées au Jet Propulsion Lab de Pasadena en Californie.

            Dans les années 1940, une équipe d'élites mathématiciens et scientifiques a commencé à travailler sur un projet destiné à mener les États-Unis dans l'espace, puis sur la Lune et Mars. Mais ce qui rend cette équipe particulière, c’est que bon nombre de ces « hommes » qui ont tracé la voie de l'exploration spatiale étaient des femmes !

            Lorsque le tout nouveau Jet Propulsion Lab (JPL) de Pasadena (Californie) eut besoin de mathématiciens à l’esprit vif et rapide pour calculer les vitesses et tracer les trajectoires des fusées, il ne s'est pas tourné vers les hommes diplômés orientés surtout vers le hardware, et dont peu étaient disponibles en ce temps de Guerre mondiale. Il a plutôt recruté des jeunes femmes, de surcroit bon marché, qui, avec seulement des crayons, du papier et des prouesses mathématiques, ont transformé la conception des fusées, contribué à la création des premiers satellites américains et rendu possible l'exploration du système solaire. Elles ont brisé les frontières du genre et de la science.

            Au début les « rocket girls » étaient un groupe de « calculatrices humaines », car si les premières machines numériques naissaient, elles n’étaient pas encore vraiment opérationnelles, ni surtout assez rapides, puissantes et fiables. Ces femmes étaient appelées « calculatrices » parce qu’elles s’occupaient de l’ensemble des mathématiques du laboratoire. Elles ont fait de longues carrières au laboratoire, passant de « calculatrices », à programmeurs (les débuts de cette fonction), puis ingénieurs informatiques. Avant l’arrivée des appareils numériques, au moyen de crayons et de règles à calcul, elles ont calculé et programmé toutes les missions spatiales de l’époque et par conséquent, ont exercé une incroyable influence au sein de la NASA.

Au Jet Propulsion Lab de la NASA, situé à Pasadena en Californie, les femmes occupaient le poste de « calculatrices humaines » : elles réalisaient l’ensemble des calculs mathématiques du laboratoire. « Elles ont travaillé sur toutes les missions que vous pouvez imaginer », indique Nathalia Holt. Photographie de NASA, JPL-CALTECH

Lors du survol de Vénus en 1962, une femme suit la position de Mariner 2. Bon nombre des calculatrices humaines sont par la suite devenues programmeuses ou ingénieures informatique. Photographie de NASA, JPL-CALTECH

            La majorité des femmes qui ont montré de l’intérêt pour les offres d’emploi aux postes de « calculateurs humains à pourvoir urgemment » ne savaient pas exactement ce qu’était un calculateur, mais elles étaient très douées en maths. De plus, à l’époque, les opportunités de carrière pour une femme étaient limitées ; vous étiez professeure, infirmière ou secrétaire. Alors, c’était palpitant pour ces femmes d’avoir une opportunité de décrocher un tel emploi au Jet Propulsion Laboratory.

Finalement, c’est grâce à Macie Roberts que le groupe a été entièrement constitué de femmes. Elle est devenue responsable des calculatrices en 1962 et a considéré qu’il serait trop risqué d’embaucher des hommes. Elle avait le sentiment qu’ils ébranleraient la cohésion de son groupe et craignait qu’il soit compliqué pour un homme d’avoir une femme comme supérieure.

            Macie Roberts a développé cette culture très tôt, et elle a continué au fil des décennies. Lorsque d’autres femmes ont été nommées responsables, elles ont gardé cette pratique d’embaucher des femmes. Ce fut évident avec Helen Ling, la responsable qui succéda à Macie Roberts, qui a eu une très longue carrière au JPL. De nombreuses femmes qui voulaient devenir ingénieures mais n’avaient pas les diplômes requis ont pu intégrer le laboratoire grâce à elle. Helen les encourageait à prendre des cours du soir et elle a fini par remplir le laboratoire de femmes ingénieures, les "Helen's Girls", une appellation qu’elles se sont donnée car elle leur convenait mieux que "calculatrices".

            Janez Lawson était une jeune femme afro-américaine brillante, diplômée en génie chimique de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Elle savait qu’il lui serait presque impossible d’obtenir un poste d’ingénieure chimiste malgré ses qualifications, en raison de son sexe et … de sa race, dans un contexte de ségrégation raciale où les lois Jim Crow étaient toujours en vigueur aux Etats-Unis. En voyant l’une des annonces du JPL, elle eut l’intuition que la mention « diplôme non requis » était un code secret pour que les femmes puissent déposer leur candidature. Elle a vu là une opportunité qui pourrait lui ouvrir des portes et a déposé sa candidature. Son embauche fut très importante : elle était la première personne afro-américaine à occuper un poste technologique au laboratoire JPL. Et elle y a excellé. Elle est l’une des deux personnes à avoir été envoyées dans une école de formation IBM et fut membre de l’équipe qui a programmé l'IBM 701, le Defense Calculator, le premier ordinateur scientifique commercial d'IBM (rendu public en avril 1952) et a fini par travailler sur de nombreuses missions importantes.

            Mary Jackson entrée en1951 dans la section informatique du centre de recherche Langley a également travaillé dans le groupe de calculatrices West Area Computers dirigé par Dorothy Vaughan. En 1958, elle obtient son diplôme et devient la première femme ingénieure noire des États-Unis d'Amérique et travaille naturellement à la toute-jeune NASA. Elle fut donc la première ingénieure noire de la NASA. Cette mathématicienne a publié une douzaine de travaux de recherche sur la compréhension de l’aérodynamique et les innovations possibles en la matière. Elle a également oeuvré toute sa vie pour que ces domaines s'ouvrent aux femmes, mais aussi aux personnes de couleur. Le 25 juin 2020, l'administrateur de la NASA Jim Bridenstine honorera sa mémoire en baptisant de son nom les bâtiments du siège de la NASA, à Washington.

            Katherine Johnson, une autre femme afro-américaine, entre en 1953 à la NACA (National Advisory Committee for Aeronautics, l’ancêtre de la NASA créée en 1958), dont Dorothy Johnson Vaughan fut la première directrice femme, au sein du centre de recherche Langley. Le contexte est tendu : dans la course à l’espace, les Etats-Unis se sont fait doubler par les Russes avec le vol de Youri Gagarine en avril 1961. Elle a participé aux calculs de la trajectoire du lancement de la mission Mercury-Redstone 3 (la première mission spatiale suborbitale habitée des Etats-Unis, avec Alan Sheppard, le 5 mai 1961), ainsi qu’à ceux de la trajectoire du voyage du premier homme sur la Lune.

            Le NACA (National Advisory Committee for Aeronautics) a été fondée aux Etats-Unis pendant la Première Guerre mondiale pour effectuer des recherches liées à l'aviation. Après le lancement de Spoutnik par les Russes, le Congrès a adopté en 1958 une loi transformant le NACA en NASA (National Aeronautics and Space Administration). Pendant que cette loi était débattue, le NACA a dissout La West Area Computers Unit qui était un groupe de femmes afro-américaines qui travaillaient comme « ordinateurs humains » dans ce qui est aujourd'hui le Langley Research Center de la NASA à Hampton, en Virginie. Dorothy Vaughan qui était la superviseure du groupe est réaffectée à la branche informatique analytique de Langley.

Mémo du directeur adjoint de la NACA, Floyd L. Thompson, concernant la dissolution de l'unité informatique de la zone ouest. (Archives Nationales 81215360)

            Destin analogue pour Annie Easley, une autre afro-américaine, qui fit des études en pharmacie à la Nouvelle-Orléans, puis abandonna les cours et retourna dans sa ville Birmingham près de sa mère. Embauchée par la NACA à Cleveland, en 1955, elle devient la quatrième personne d’origine afro-américaine à travailler au Lewis Research Center, et sera responsable des calculs des simulations du réacteur Plum Brook qu'elle effectue à la main. Plus tard, elle devient programmeuse dans les langages Fortran (Formula Translating System) et SOAP (Simple Object Access Protocol), avec lesquels elle développe les codes de plusieurs systèmes de conversion d'énergie, notamment, pour l’étage de lancement Centaur utilisé pour le déploiement des sondes Surveyor 1 et Cassini, entre autres. En 1977, elle terminera ses études en mathématiques à l’Université d'État de Cleveland, ce qui lui permettra d'entrer dans la division de véhicules spatiaux de la NASA.

            Ou encore, celui de Melba Roy Mouton qui après ses études secondaires, fut acceptée à l'Université Howard à Washington (Harvard noire, la plus prestigieuse des universités, qui jusqu’à la fin des lois ségrégationnistes forma des Afro-américains). Elle en sortit diplômée en 1950, un master de mathématiques en poche. Elle commença sa carrière en tant que mathématicienne, puis travailla au sein de la NASA à partir de 1959, pendant 14 ans. Elle y occupe le poste de cheffe programmeuse et de cheffe de Section Production programme au Goddard Space Flight Center. Elle travailla également en tant que cheffe d’état-major adjoint des programmes de recherche à la Division de géodynamique et de trajectoire où elle supervise une équipe de programmeuses. Elle prend ensuite la tête d'un groupe de mathématiciennes, surnommées les Human Computers, femmes qui effectuaient des calculs et équations complexes, groupe dont faisaient partie d'autres Afro-Américaines, comme Katherine Johnson, Dorothy Vaughan, Mary Jackson, Eunice Smith, Annie Easley, Leslie Hunter, …. Ce groupe calcula les trajectoires des premiers satellites Echo mis en orbite, puis les orbites du Programme Apollo11.

            Dans de nombreux centres de la NASA, ceux qui y travaillaient en tant que calculateurs ont fini par avoir des carrières très courtes avec l’arrivée des ordinateurs et beaucoup ont été licenciés. Mais ce ne fut pas le cas au JPL, riche de cette équipe de femmes performantes, qui ont fait des carrières longues de 40 voire 50 ans. L’une d’entre elles, Sue Finley, n’a aucun diplôme universitaire. Pour le programme Apollo elle élabora un système de télétransmission des sons et des images capturés sur la Lune vers la Terre. En 2019, à 82 ans elle travaillait encore au laboratoire ; elle est la femme ayant oeuvré le plus longtemps à la NASA.

Dans les années 1960, les calculs pour la majorité des missions de la NASA étaient encore faits à la main, avec du papier et un crayon. Les ordinateurs n’étant pas encore suffisants (les ordinateurs des missions Apollo étaient moins performants qu’un smartphone basique 2020 !), d’une fiabilité incertaine et sujets à la surchauffe ; ce sont les femmes qui ont fini par devenir les premières programmatrices du laboratoire et elles ont développé une relation spéciale avec l’un des ordinateurs :  un IBM 1620. Il avait sa propre « alcôve » à côté des bureaux des femmes. Il était inscrit sur la porte « mémoire à tores magnétiques ». Les femmes ont décrété que cela ne convenait pas, alors elles ont rebaptisé l’ordinateur « Cora » et ont inscrit leurs noms sur la porte. Elles le considéraient comme l’une d’entre elles.

            Macie Roberts a dit du travail des rocket girls : « Vous devez ressembler à une fille, agir comme une dame, penser comme un homme et travailler comme un forcené. » Ceci résume bien les débuts du groupe féminin au JPL. Il y avait des attitudes sexistes, comme encore aujourd’hui, mais constituant un groupe de femmes fortement soudé, elles purent s’entraider et faire perdurer cette situation inhabituelle. En 1960, ces femmes, ont été non seulement des pionnières dans leur profession, mais aussi dans leur vie personnelle. Les rocket girls travaillaient hors de chez elles alors que seulement 20% des femmes le faisaient alors. Si l’une d’elles venait à avoir un enfant, Helen Ling l’appelait et l’encourageait à revenir travailler. Elles devaient aussi vivre parfois un divorce socialement mal accepté à l’époque.

Elles ont été témoins de la première vague de féminisme, sans parler des autres révolutions sociales au cours des décennies qui ont marqué leur carrière. Mais ces femmes se soutenaient. Elles ont ainsi créé leur propre culture au sein du laboratoire. Ces femmes ont appris à jongler avec succès entre les contraintes de leur vie de famille et celles du bureau et surent mettre de la flexibilité dans l’organisation de leur vie et de leurs tâches.

La responsable Macie Roberts (premier rang, huitième en partant de la gauche) pensait que les hommes trouveraient difficile de travailler sous les ordres d’une femme. Janez Lawson (premier rang, sixième en partant de la gauche), une ingénieure brillante, fut la première personne afro-américaine embauchée par le JPL. Les calculs de ces femmes ont aidé les États-Unis à lancer leur premier satellite, Explorer 1. Cette photo de 1953, cinq ans avant le lancement d'Explorer 1 (à partir de la plate-forme 26 du cap Canaveral, le 31 janvier 1958), montre certaines de ces femmes sur le campus du Jet Propulsion Laboratory (JPL).

            Comme au JPL, dans certains centres de la NASA, à l’époque, il y avait également des groupes de calculateurs, dont beaucoup de femmes. Là, généralement, les horaires étaient très stricts ; les femmes devaient travailler 8 heures par jour, les pauses étaient réglementées, il leur était interdit de se parler, il fallait travailler dans le silence total. Les afro-américaines devaient travailler dans des installations séparées des travailleurs blancs et utiliser des toilettes et des salles à manger séparées.

Le Jet Propulsion Lab a toujours été fondamentalement différent. Ce centre a été fondé par un groupe de « fous », le suicide squad, avide de repousser les limites et de faire des expériences hardies. Donc, bien qu’il s'agissait d'un laboratoire militaire, il a toujours été associé à Caltech (California Institute of Technology) et sa culture universitaire californienne particulière. Et ceci explique le statut des femmes informaticiennes chez JPL. Pour elles, pas de contraintes particulières pourvu que le travail soit achevé.

C'était aussi un endroit très social où étaient organisés fêtes et concours de beauté (!). Cela semble ridicule au regard des standards d'aujourd'hui, mais tout ceci a fini par grandement améliorer les relations de travail entre les femmes et les hommes. Désormais, beaucoup de ces femmes ont pu publier dans des revues scientifiques dont les auteurs étaient traditionnellement des hommes. Aujourd’hui, on constate une chute importante du nombre de femmes dans le domaine de la technologie.

            Le programme Voyager de la NASA, est le sommet de la carrière de ces femmes pionnières. Bien que les coupes budgétaires aient eu raison de la mission Voyager originale, ces femmes ont continué à travailler en secret, derrière les portes closes, pour tenter de déterminer quelle serait la meilleure trajectoire pour les sondes Voyager. Sans cet acharnement et cette foi, la mission des Voyager aurait pris fin au niveau de Saturne. Leur héritage se trouve dans la bouteille à la mer interstellaire de Voyager, qui l’emmène désormais, et encore en 2025, vers les étoiles.

« Les Figures de l’Ombre » de Theodore Melfi (2016).  Ce film raconte le destin extraordinaire des trois scientifiques afro-américaines qui ont permis aux États-Unis de prendre la tête de la conquête spatiale, grâce à la mise en orbite de l’astronaute John Glenn.

D’après des textes traduits et adaptés de smithsonianmag.com - Naomi Shavin – 15 avr 2016.