Lise Meitner
Une Marie Curie autrichienne sans Prix Nobel
Le 16 novembre 1945, l’Académie Nobel attribua le prix de chimie à Otto Hahn, un chimiste allemand, pour la « découverte de la fission des noyaux lourds », découverte faite en décembre 1938 à Berlin. Cette découverte était le premier pas vers la réalisation d’une réaction en chaîne pouvant conduire à la construction d’armes nouvelles.
Cette attribution était singulière à plus d’un titre :
1) - le prix était attribué 3 mois après le largage d’une bombe sur Hiroshima par les Américains ;
2) - il était attribué au titre de l’année 1944, année où le Nobel de chimie n’avait pas été formellement attribué, car Hitler interdisait aux Allemands de recevoir le prix depuis qu’un journaliste allemand, pacifiste et antinazi déclaré, Karl von Ossietzky, avait reçu le prix Nobel de la Paix en 1936 ;
3) - au moment de l’attribution, l’Académie Nobel ne savait pas officiellement où se trouvait Otto Hahn, car celui-ci avait été arrêté par les Alliés en juillet 1945, assigné à résidence et maintenu au secret avec les principaux responsables scientifiques du projet allemand de bombe atomique ;
4) - le prix Nobel aurait pu (ou dû !), être attribué conjointement à Lise Meitner, avec laquelle Hahn avait travaillé pendant plus de 30 ans à Berlin, et qui avait été l’inspiratrice de la série d’expériences qui conduisirent à la fameuse découverte fin 1938.
Lise Meitner et Otto Hahn ont été de très proches collaborateurs — ici, à l'institut de chimie Emil Fischer à Berlin vers 1910.
Une femme à l’Université ? De la tolérance à la reconnaissance
Lise Meitner nait en 1878 à Vienne dans une famille juive bien intégrée à la société viennoise. Attirée par les mathématiques et la physique, elle est bloquée dans ses études par le fait que le lycée est alors interdit aux filles.
Quand en 1897, en Autriche l’université devient autorisée aux femmes, Lise Meitner termine ses études secondaires puis entre à l’Université en 1901, où elle bénéficie de l’enseignement de Ludwig Boltzmann, un des plus grands physiciens de l’époque. Elle soutient une thèse en 1906, se tourne vers l’étude de la radioactivité, branche naissante, et décide de se rendre à Berlin, où se trouve Max Planck, l'un des fondateurs de la mécanique quantique.
C’est là qu’elle rencontre le jeune chimiste Otto Hahn, qui vient de s’orienter également vers la radioactivité. Ils décident de travailler ensemble … sous réserve qu’elle s’engage à entrer dans le bâtiment par la porte de service, l’entrée principale étant réservée aux hommes ! Ils aménagent un débarras en salle d’expérience, et ce n’est qu’en 1909, année de légalisation de l’éducation des femmes en Allemagne, qu’elle est autorisée à entrer dans le département de chimie.
Leur collaboration étroite, notamment concernant l’étude du rayonnement bêta (radioactivité par émission d’électrons), les place rapidement parmi les meilleures équipes internationales de physique nucléaire. Lise Meitner, qui ne reçoit un premier salaire de chercheuse qu’en 1912, se fait reconnaître au point de se voir confier en 1917 la mise sur pied d’un nouveau département de radioactivité au Kaiser Wilhelm Institut de physique. Une première pour une femme !
À Berlin dans les années 20 : Hertha Sponer, Albert Einstein, Ingrid Franck, James Franck, Lise Meitner, Fritz Haber, Otto Hahn (devant) et Walter Grotrian, Wilhelm Westphal, Otto von Baeyer, Peter Pringsheim, Gustav Hertz (derrière). Wikicommons
Des réactions nucléaires induites
Une nouvelle ère s’ouvre à cette époque pour la physique nucléaire avec la découverte du neutron par James Chadwick en 1932 en Angleterre.
Avec le neutron, les physiciens disposent d’une nouvelle sonde du noyau atomique. En effet, comme il est électriquement neutre, il peut s’approcher du noyau sans être repoussé. Il peut même être absorbé par le noyau et y induire des transformations par lesquelles un élément se transforme en un autre, vieux rêve des alchimistes !
Trois groupes se mettent immédiatement au travail : Fermi et un groupe de jeunes physiciens à Rome, les Joliot-Curie à Paris, et Lise Meitner et Otto Hahn à Berlin. Au cours de la décennie, ils bombardent tous les noyaux de la table de Mendeleïev avec des neutrons et s’efforcent d’identifier les noyaux obtenus. Mais personne n’imagine, au début, que l’absorption d’un neutron puisse casser un noyau atomique en morceaux. Le noyau atomique, qui demeure identique à lui-même lors des transformations chimiques les plus violentes, leur semble incassable. Pensez : une matière dont 1 mètre cube, si on pouvait l’assembler, aurait une masse de 20.000 milliards de tonnes !
Tous ces scientifiques se retrouvaient lors des congrès trisannuels Solvay. Lise Meitner y participa pour la première fois en 1933.
Lise Meitner participa au congrès de Solvay, à Bruxelles, en octobre 1933, aux côtés des autres grands noms de la physique de l’époque (assis : Erwin Schrödinger, Irène Joliot-Curie, Niels Henrik David Bohr, Abram Ioffe, Marie Curie, Paul Langevin, Owen Willans Richardson, Lord Ernest Rutherford, Théophile de Donder, Maurice de Broglie, Louis de Broglie, Lise Meitner, James Chadwick ; debout : Émile Henriot, Francis Perrin, Frédéric Joliot-Curie, Werner Heisenberg, Hendrik Anthony Kramers, Ernst Stahel, Enrico Fermi, Ernest Walton, Paul Dirac, Peter Debye, Nevill Francis Mott, Blas Cabrera y Felipe, George Gamow, Walther Bothe, Patrick Blackett, M.S. Rosenblum, Jacques Errera, Ed. Bauer, Wolfgang Pauli, Jules-Émile Verschaffelt, Max Cosyns, E. Herzen, John Douglas Cockcroft, Charles Drummond Ellis, Rudolf Peierls, Auguste Piccard, Ernest O. Lawrence, Léon Rosenfeld). Institut International de Physique de Solvay
Lise Meitner avait dû fuir l’Allemagne en juillet 1938, après l’annexion de l’Autriche en mars 1938 par les nazis, car sa nationalité autrichienne l’exposait aux poursuites anti-juives. Elle s’était installée en Suède. Mais après son départ de Berlin, elle resta toujours en contact épistolaire avec Hahn, au point qu’ils décidèrent de se rencontrer discrètement à l’Institut Niels Bohr à Copenhague, le 13 novembre 1938. Ils convinrent qu’il fallait qu’Otto reprenne à Berlin une série d’expériences avec l’uranium, car les résultats qu’il avait obtenus jusque-là demeuraient incompréhensibles.
La fission nucléaire
Qu’y a-t-il donc de si extraordinaire dans la fission ? Une seule fission dégage 100 millions de fois plus d’énergie que lorsqu’une masse équivalente participe à une combustion chimique.
Hormis la fusion nucléaire à l’œuvre au cœur des étoiles, la fission constitue donc la source de chaleur la plus concentrée qui soit. Elle permet de produire de l’électricité -lorsque les réactions sont contrôlées- ou des explosions -lorsque se développe une réaction en chaîne non contrôlée-. Comme la découverte a été faite juste à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, c’est l’application « bombe » qui a été la première, ce qui fait que l’imaginaire collectif associe nucléaire et bombe (il n’associe pas métallurgie à l’arme blanche, ni chimie à la destruction de Dresde par des bombes au phosphore).
Alors qu'ils bombardaient de l'uranium avec des neutrons lents, Hahn et Strassmann de l'Institut de chimie Kaiser Wilhelm à Berlin ont découvert qu'il se produisait du baryum. Doutant de la base physique de leurs résultats, Hahn et Strassmann ont rapporté leur découverte par courrier à Lise Meitner.
Meitner et son neveu Frisch qui comprendront les observations obtenues par Hahn à Berlin, ont alors théorisé, puis prouvé, que le noyau d'uranium se divisait lors de la réaction. Meitner avait calculé que l'énergie libérée lors de chaque désintégration était d'environ 200 mégaélectronvolts (MeV), ce que Frisch observa par la suite.
En réalité, les physiciens disposaient dès 1934-35 de tous les éléments théoriques permettant de prévoir la fission. Quand un noyau est gros, sa charge électrique est suffisante pour que la moindre pichenette, comme l’absorption d’un neutron, le casse. C’est la raison pour laquelle il n’existe pas de noyau stable sur Terre au-delà de l’uranium.
Cette explication de la limite de stabilité des noyaux lourds sera proposée quelques jours seulement après la découverte de la fission du noyau d’uranium (en décembre 198). C’est cette dernière série d’expériences qui conduira à la découverte de ce que Meitner et Frisch nommeront « fission nucléaire », par analogie avec la fission du noyau d’une cellule vivante (en français la « division cellulaire »).
Comme ils ne peuvent plus publier ensemble, à cause de l’origine juive de Meitner, Hahn publie de son côté en janvier 1939, dans la revue Natürwissenschaften (n° 27), l’article qui lui vaudra le prix Nobel de 1945, tandis que Meitner et Frisch publient de leur côté, en février 1939, dans la revue Nature (n° 143), l’article explicatif de la fission :.
L’article de Otto Hahn et F Strassman dans Die Naturwissenschaften en 1939.
Un prix pour un autre
Il ne fait aucun doute que Lise Meitner aurait dû partager le prix Nobel avec Otto Hahn.
En 1943, Lise Meitner refusa de rejoindre le groupe de physiciens qui devaient travailler à Los Alamos au projet Manhattan : « Je ne participerai à aucune activité ayant trait à une bombe ». Elle demeura donc à Stockholm jusqu’à la fin de la guerre.
Hahn et Meitner finiront par recevoir ensemble, en 1966, la plus haute distinction de la Société américaine de physique, le prix Fermi. Ils sont cités pour « leurs recherches pionnières dans l’étude de la radioactivité naturelle et leurs intenses études expérimentales culminant avec la découverte de la fission ». Ni la santé de Meitner ni celle de Hahn ne leur permettront de faire le déplacement à Washington (ils avaient l’une et l’autre plus de 80 ans à l’époque).
La cérémonie eut lieu à Vienne, et Glenn Seaborg, alors président de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis, fit le déplacement. Mais Meitner ne put s’y rendre, et ce fut Frisch qui vint à sa place. Meitner écrivit à Hahn qu’elle était heureuse pour lui, mais qu’elle éprouvait quant à elle des sentiments contradictoires, tout en ressentant une « forme de plaisir ». « Pourquoi seulement une forme de plaisir ? », demanda Hahn à Frisch. Pensait-elle avoir quitté Berlin trop tôt ? Pas du tout, répondit Frisch, elle était reconnaissante à tous ceux qui l’avaient aidée à partir. Elle avait des sentiments contradictoires… à cause de la bombe.
Le prix Fermi 1966, décerné à Hahn, Strassmann et Meitner. Le prix a été présenté à Lise Meitner par Glenn Seaborg, directeur de la US Atomic Energy Commission, à sa gauche. Otto Frisch est à la droite de Meitner. (Photo.). Max Perutz, CC BY
D'après : The Conversation - Jacques Treiner - 29 déc 2024
Les congrès Solvay
Ce sont des conférences scientifiques en physique et en chimie. Au début du XXe siècle, ces conseils, réunissant les plus grands scientifiques de l'époque, permirent des avancées importantes en mécanique quantique. Ils furent organisés grâce au mécénat d'Ernest Solvay, un chimiste et industriel belge.
Tenues selon un cycle de trois ans, cycle qui a cependant été perturbé à quelques reprises au cours de l'Histoire, la 28è édition s’est tenue en 2022.
La première conférence, sous la houlette de Hendrik Lorentz, qui eut pour thème « La théorie du rayonnement et des quanta », eut lieu du 30 octobre au 3 novembre 1911. Ces congrès virent les plus grands physiciens du début du XXe siècle débattre sur la toute récente mécanique quantique. Le congrès de 1933 introduisit le neutron dans la communauté scientifique. Le congrès qui se tint en 1927 à l'Institut international de physique Solvay dans le parc Léopold à Bruxelles sur le thème « Électrons et photons » est resté célèbre à cet égard. 17 des 29 personnalités présentes étaient lauréates d'un prix Nobel.
Pendant longtemps, Marie Curie fut la seule femme à avoir participé à un congrès Solvay. Jusqu’en1933, quand Irène Joliot (sa fille) et Lise Meitner la rejoignirent.
Le Grand Débat
C’est la longue controverse sur la théorie de la mécanique quantique qui, à partir de 1927, opposa pendant plusieurs années ses deux « pères », Albert Einstein et Niels Bohr,
La controverse porte sur une lecture différente de l'aspect probabiliste de la mécanique quantique par les deux physiciens.
Albert Einstein estimait que la dimension probabiliste de la mécanique quantique n’était qu’un effet de son incomplétude. Pour lui, si on cherchait encore on arriverait à une théorie qui lèverait cette incertitude.
Niels Bohr, au contraire, disait que l’incertitude et les probabilités étaient au cœur même de la nature au niveau microscopique.
On y retrouve le célèbre échange entre les deux protagonistes, où Einstein aurait lancé à Bohr : « Dieu ne joue pas aux dés », ce à quoi Bohr aurait répondu : « Mais qui êtes-vous, Albert Einstein, pour dire à Dieu ce qu'il doit faire ? » Ces débats de grande qualité et plus précisément le compte-rendu rédigé par Niels Bohr en 1949, sont une source de premier plan pour la philosophie des sciences et plus précisément pour la philosophie de la physique1.
L'espoir d'Einstein était de trouver une théorie plus complète que la mécanique quantique, qui reproduirait les résultats de celle-ci -aucune contradiction n'est jamais apparue entre ses prédictions et l'expérience- mais fournirait aussi des informations supplémentaires, rétablissant une image déterministe du monde.
Même si le point de vue de Niels Bohr est in fine suivi par la grande majorité des physiciens, leurs conceptions durablement divergentes n'ont pas empêché ces hommes de s'estimer et de ressentir mutuellement de l'admiration jusqu'à la fin de leur vie.
Niels Bohr et Albert Einstein en discussion. Photo prise par Paul Ehrenfest chez lui à Leyde aux Pays-Bas le 11 décembre 1925.