The Six Triple Eight
Le 6888è Bataillon d'Afro-américaines (1944-45)
À l’exception de petites unités d’infirmières afro-américaines qui ont servi en Afrique, en Australie et en Angleterre, le 6888th Central Postal Directory Battalion fut la seule unité du Women's Army Corps (WAC) composée exclusivement de femmes afro-américaines à servir outre-mer pendant la Seconde Guerre mondiale. Elles ont travaillé dans des entrepôts débordant de courrier. Leur devise « Pas de courrier, Moral bas » les guidait alors qu'elles ont travaillé sept jours sur sept pour garantir la livraison du courrier.
Jusqu’à l’arrivée du 6888th Central Postal Battalion, le courrier s'accumulait pour les soldats américains, le personnel du gouvernement américain et les travailleurs de la Croix-Rouge en mission sur le théâtre européen. Les lieux, les postes d'affectation et les déplacements en constante évolution posaient de fait un énorme défi logistique pour la livraison à temps du courrier personnel.
Charity Adams, capitaine du Women's Army Auxiliary Corps (WAAC) de Columbia, Caroline du Nord, entraînant sa compagnie. (National archives : 531334).
Le Dr Mary McLeod Bethune, une militante des droits civiques, avec patience et insistance avait sensibilisé la première dame Eleanor Roosevelt à la détresse des familles causée par l’absence de nouvelles de leurs soldats au front, et en conséquence de la baisse du moral de ceux-ci coupés de leurs êtres chers.
Le Women’s Army Corps (WAC) avait été promulgué par le président Franklin D. Roosevelt et mis en service actif le 1er juillet 1943. En 1944, Mary Bethune plaide auprès de E. Roosevelt pour que les femmes noires puissent rejoindre la WAC et jouer un rôle dans cette guerre menée à l'étranger. Au même moment, la presse afro-américaine réclame également des postes significatifs dans l'armée pour les femmes noires. Il lui a pourtant fallu un effort encore plus grand pour les voir partir à l’étranger pour soutenir l’effort de guerre.
En Angleterre, la major Charity E. Adams et la capitaine Abbie N. Campbel inspectent le premier contingent noir du Women’s Army Corps affectés au service outre-mer. (National archives : 531249).
La major Charity Edna Adams commandait le bataillon que 817 (plus tard 824) soldates et 31 officiers rejoignirent. L'unité était autonome et comprenait des médecins, du personnel administratif, des employés de cantine et plus encore.
Les femmes volontaires reçurent un entraînement basique, mais néanmoins avec toute la rigueur militaire, à Fort Oglethrope en Géorgie et préparèrent leur mission, essentielle au moral des troupes. Le bataillon embarque le 03 février 1945 à Camp Shanks, dans l’État de New York, pour l'Europe. Après un voyage éprouvant (le navire Ile de France ayant été menacé par plusieurs sous-marins allemands), arrivée en Ecosse à Glasgow le 14 février, quand une fusée allemande V-1 explose près du quai, obligeant les femmes à se mettre à l’abri. Un premier contingent est transporté le même jour par train en Angleterre à Birmingham où il défilera ; un deuxième rejoindra Birmingham en provenance d’Écosse cinquante jours plus tard.
www.womenofthe6888th.org
Le premier contingent du Women’s Army Corps affecté au service outre-mer est représenté en formation devant les quartiers du WAC quelque part en Angleterre. (National archives : 175539133).
Il a d’abord fallu s’occuper des entrepôts (vieux hangars d’aviation aux vitres peintes voire brisées) : réparations, nettoyages, en faire une base-vie au coté des ateliers de tri, …
La tâche est colossale : des milliers de sacs remplis de lettres et de colis étaient gerbés dans plusieurs hangars. Affronter un tel volume était matériellement une tâche ardue ; ce courrier était en partie stocké depuis deux ans … et les rats ne s’étaient pas privés d’y gouter ; et le courrier « non distribuable » continuait à y être acheminé.
Nombre de lettres sont en mauvais état et difficiles à lire, collectées sur le front, voire ramassées sur des corps, ou transportées dans de mauvaises conditions. Les destinataires sont souvent réduits à des prénoms, voire des surnoms. Et puis, suite à des réaffectations, les repères des bataillons ne correspondaient pas toujours aux noms. Avec 7 millions d’Américains sur le théâtre européen, beaucoup partageaient des noms communs (7.500 s’appelaient Robert Smith) ; il fallait donc résoudre le cas des homonymes, pallier l’illisibilité des adresses détériorées par des « astuces » ou en ouvrant les enveloppes … au risque de se faire insulter ou punir pour avoir ouvert du courrier adressé à un blanc !
Pour couronner le tout, l'unité est ségréguée, travaillant, mangeant et couchant dans des lieux différents des soldats blancs, et non chauffés. Devant l'ampleur de ce travail, les généraux blancs font preuve à la fois de racisme et de sexisme en présumant qu'un régiment composé uniquement de femmes noires ne pourra l'effectuer, encore moins seules et sans l'appui d'hommes blancs, supposés plus qualifiés. Dans des conditions difficiles : la fatigue, les courants d’air, le froid, le faible éclairage, …, il leur a aussi fallu affronter la haine des autorités militaires blanches, heurtées et contrariées par l’efficacité, le professionnalisme et la discipline de ces femmes noires « bonnes à rien » !
Les femmes étaient logées dans l’ancienne King Edward School, et les officiers dans deux maisons. Aucune de ces installations n’était très chaude pendant l’hiver. Les quartiers, le mess et les installations de loisirs militaires étaient séparés en fonction de la race et du sexe. Bien que les soldats afro-américains de sexe masculin, ainsi que les militaires blancs, hommes et femmes, aient été autorisés à fréquenter un club local pour le personnel militaire américain géré par la Croix-Rouge américaine, ni ce club ni les hôtels de la Croix-Rouge américaine mis en place pour les WACS à Londres n’ont accueilli les WAC afro-américains.
7 millions de lettes et colis ont ainsi pu être acheminés en un temps record de 3 mois, bien en avance sur l’objectif initial de 6 mois fixé par les autorités. Ces femmes afro-américaines ont accompli cet exploit grâce à une organisation rigoureuse, utilisant leurs propres méthodes innovatrices pour traiter le courrier, et travaillant en 3 roulements pour maintenir leur effort 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
L'un des deux bâtiments, en France, où sont rassemblées les grandes quantités de courrier de Noël en route vers les soldats américains. (Identifiant local : 111-SC-197654)
Pendant leur séjour à Birmingham, elles ont apprécié la danse, le bowling et les restaurants locaux. Elles ont également été invitées par les habitants pour le thé et parfois le dîner du dimanche. Elles ont pratiqué divers sports pendant leur temps libre, notamment le tennis, le basket-ball et le ping-pong.
Arrivée en Angleterre... un joueur de cornemuse écossais enseigne à la soldate Edith Gaskill (Arlington, VA) l'art de jouer de la cornemuse tandis que la soldate Marie McKinney (Washington, D.C.) examine le kilt. (National archives : 175539147).
Sitôt la tâche achevée, le 09 juin 1945, elles partirent pour la France, un mois après le jour de la Victoire en Europe. Débarquées au Havre, découvrant une ville laissée en ruines par les nazis, puis ayant gagné Rouen en train, elles y ont participé à un défilé de la victoire, traversant la place du Vieux-Marché où Jeanne d'Arc est morte sur le bûcher, le 30 mai 1431.
Vue générale du défilé qui a suivi la cérémonie en l’honneur de Jeanne d’Arc, sur la place du marché où elle a été brûlée sur le bûcher. (National archives : 175539237).
Vue générale de la cérémonie en l’honneur de la Journée de Jeanne d’Arc, à laquelle a participé la première unité noire du WAC à être à Rouen. (National archives : 175539161).
Après que le bataillon fut installé à Rouen, il organisa une « journée portes ouvertes », à laquelle participèrent des centaines de soldats noirs. Le soldat de 2e classe Ruth L. James est en service à la porte. (National archives : 531333.333)
A Rouen, l’arriéré du courrier s’est également avéré décourageant, mais les Six Triple Eight ont pris la relève aux côtés de civils français et de prisonniers de guerre allemands. Certains courriers non distribués remontaient là aussi à deux ou trois ans et il a fallu environ trois mois également (deux de moins que prévu !) pour les trier complètement.
Pendant qu'il était à Rouen, le 6888e a vécu une tragédie. Le 8 juillet 1945, trois soldates furent tuées dans un accident de jeep. Le ministère de la Guerre ne finançant pas les funérailles, les femmes du 6888e mirent en commun leurs ressources pour honorer leurs collègues décédés. Trois membres de l'unité qui avaient de l'expérience dans le travail mortuaire prirent soin des corps, et les membres de l'unité payèrent pour les cercueils. Des services commémoratifs ont été organisés, et le major Adams informa leurs familles aux États-Unis. Elles ont été enterrées avec les honneurs dans le cimetière américain de Normandie à Colleville-sur-Mer (Calvados)
6888th au Snack Bar à Rouen (National archives : 175539159).
Les WAC trient les colis, retirés des sacs de courrier par des employés civils français, au bureau de poste de la 17e base. Paris (National archives : 175539203).
Après avoir efficacement déblayé le courrier à Rouen, le 6888th s’installe à Paris en octobre 1945. Logées à l’hôtel, elles bénéficient d’un niveau de vie plus élevé qu’à Rouen ou à Birmingham, avec un service de chambre et des repas préparés par un chef. La Guerre terminée, les effectifs du Six Triple Eight ont été considérablement réduits d'environ 300 personnes
Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, cependant, les effectifs du 6888th Central Postal Directory Battalion sont réduits de près de 300 femmes, puis de 200 supplémentaires en janvier 1946. Le moral du bataillon souffre de la fluctuation de la charge de travail et de la réduction des effectifs. Une fois de plus, à Paris, elles travaillent dans des locaux non chauffés, et le 6888th doit également faire face à un nouveau défi : le vol de petits colis et de certains articles contenus dans les colis … pour approvisionner une « population privée par la guerre ». Les femmes furent obligées de fouiller systématiquement les civils locaux avec lesquels elles travaillaient afin de récupérer les objets volés.
Au terme de leur mission, les femmes du 6888e avaient battu tous les records de réacheminement du courrier, triant en moyenne 5,85 millions de lettres et colis par mois. En février 1946, le reste de l’unité retourna aux États-Unis et fut démantelé à Fort Dix, dans le New Jersey, sans autre cérémonie. Il n’y eut pas de défilés, pas de reconnaissance publique ni de reconnaissance officielle de leurs réalisations, bien que Charity Adams ait été promue au grade de lieutenant-colonel à son retour aux États-Unis.
L’héritage du 6888th Central Postal Battalion est toujours présent. Le 25 février 2009, un événement public au Women in Military Service for America Memorial au Arlington National Cemetery a rendu hommage au travail du 6888th, et le 30 novembre 2018, un monument à Fort Leavenworth, au Kansas, a été érigé en leur honneur. Plus récemment, en avril 2021, le Sénat américain a adopté une loi visant à décerner au 6888th Central Postal Battalion la médaille d’or du Congrès, et le 28 février 2022, la Chambre des représentants a voté à l’unanimité l’attribution de la Congressional Gold Medal au Six Triple Eight. En mars 2022, 14 membres connus du 6888th Central Postal Directory Battalion sont enterrées au cimetière national d'Arlington.
Charity Adams Earley est décédée le 13 janvier 2002 à l'âge de 83 ans à Dayton, Ohio, où est sa tombe.
On notera cependant que cette reconnaissance s’est faite attendre ; jusque là les honneurs rendus à leur retour aux Etats-Unis avaient eu peu de suite.
Ceci n’est pas sans rappeler le sort réservé à l’afro-américain Henry Johnson, qui, à la tête de son régiment des Hellfighters, avait reçu les honneurs de sa nation sur la 5th Avenue, le 17 fév 1919 au retour du front en France, et qui fut ensuite totalement « abandonné » par ses compatriotes. Il a fallu attendre 1996, pour que le président Bill Clinton lui décerne finalement à titre posthume, le Purple Heart. Sgt Henry Johnson a reçu la Distinguished Service Cross en 2002 et, le 02 juin 2015, le président Barack Obama lui a décerné la plus haute distinction du pays : la Medal of Honor.
Ou encore celui de l’afro-américaine Katherine Johnson, mathématicienne figure des missions spatiales Mercury et Apollo, « rocket girl » retraitée de la Nasa en 1986 et morte le 24 fév 2020 à l'âge de 101 ans. Cette scientifique fut l'une des premières femmes noires à travailler au sein de l'agence spatiale américaine. Elle aura dû attendre 2015 pour que le président Barack Obama lui décerne la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distinction civile américaine.
D’après : National archives - Sarah Bseirani - 08 fév 2022