L’histoire du développement de l’arme atomique.
D’après : France Culture – Eureka / BNP / Wikipédia / Futura Science / Conflits - Côme de Bisschop / National Geographic - Neil Kagan & Stephen Hyslopaprès - France Culture – Eureka – 04 août 2022 / BNP / Wikipédia / Futura Science / Conflits - Côme de Bisschop.
. La première arme de destruction massive est le fruit du projet Manhattan, un immense challenge unique dans l’histoire des sciences, au budget quasi infini. La conquête de la Lune par l’homme, dans les années 1960 lui est-elle comparable ? Avec cette tragique prouesse militaire et scientifique, l'humanité est alors entrée dans l'ère atomique.
De par leur nature même, les secrets sont difficiles à garder. Ainsi se pose la question suivante : comment a-t-on fait pour ne pas trahir l’arcane le plus secret de la Seconde Guerre mondiale ? S’entend, la tentative des États-Unis de mettre au point la bombe atomique. Si la nouvelle s’était ébruitée, si les nazis avaient découvert ce qui se tramait et avaient remporté cette course, ils seraient probablement sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale.
Le 6 août 1945, une bombe atomique ravage Hiroshima. On décompte 80.000 personnes qui périssent instantanément. Trois jours plus tard, c'est la ville de Nagasaki qui est touchée. Des dizaines de milliers de morts, dans les semaines, les mois et les années suivantes. Le monde entier découvre, horrifié, l’existence de la bombe atomique, la première arme de destruction massive. L’humanité vient d’entrer dans l’ère atomique. Depuis ces deux seules utilisations de ces armes nucléaires, l’arme n’a plus été utilisée, mais la menace n’a jamais cessé de planer.
. Plusieurs États sont en concurrence et s'engagent dans une course contre la montre pour mettre l'arme au point, Dans les années 1930, le physicien hongro-américain Leó Szilárd, pressentant le potentiel de destruction de l'arme atomique, est tourmenté par la possibilité que le Troisième Reich puisse mettre au point une bombe si puissante que les Alliés seraient vaincus en Europe, puis ailleurs sur la planète. À l'aube de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), il contacte Albert Einstein aux États-Unis, et lui explique le principe de la réaction en chaîne. Einstein est prêt à utiliser sa réputation pour convaincre le président des États-Unis, Franklin Delano Roosevelt (FDR), de lancer un programme de recherche pour mettre au point ce qui sera appelé une bombe atomique. C'est seulement deux ans après avoir reçu la lettre de Szilard que FDR ordonnera le lancement du futur Projet Manhattan.
. Une succession de faits incroyables se sont donc déroulés des mines d’uranium du Katanga jusqu’au Japon, en passant par l’Allemagne, la Norvège, l’URSS et le Nouveau-Mexique. Une folle aventure qui est le fait d’hommes, qu’ils soient acteurs majeurs, tel Leó Szilàrd qui remua ciel et terre pour que les USA développent la bombe, puis ... fit l’impossible pour qu’ils ne l’utilisent jamais, tels des scientifiques passés à la postérité (Einstein, Oppenheimer, Fermi, ...), des décideurs politiques (Roosevelt, Truman), ou encore des personnages demeurés méconnus tels Ebb Cade (un ouvrier afro-américain auquel on injecta à son insu du plutonium pour en étudier l’effet sur la santé) ) –Voir Annexe- ou Leslie Groves (le général qui dirigea d’une main de fer le Projet Manhattan), … sans oublier les habitants et les villes d’Hiroshima et de Nagasaki.
« Dans d’énormes usines isolées du monde, entourées d’un réseau de sécurité et dont bâtiments et terrains couvraient 24.000 hectares, 75.000 personnes coupées de l’extérieur ont, pendant des mois, travaillé à la réalisation de la bombe atomique, après que des savants de tous pays eurent mis au point des techniques issues des découvertes françaises sur la dissociation de l’atome. Celui-ci est formé d’un noyau composé de neutrons et de protons autour duquel tournent des électrons, dont le nombre détermine la nature du corps : 92, c’est l’uranium. La découverte de la possibilité de diviser l’atome par sa collision avec un neutron permit d’envisager la bombe atomique. C’est dans les déserts du Nouveau-Mexique qu’eut lieu, de nuit, la première expérience. A 10 km de distance, on vit une fumée lumineuse de 13 km de hauteur. Hiroshima, 20 jours après cette expérience fut le premier point de chute : une seule bombe effaça presque de la carte cette ville de 340.000 habitants. Trois jours après c’était le tour de Nagasaki. Sur des kilomètres, seul le tracé des rues témoigne de l’existence de ces deux villes. Tout est mort, disparu, volatilisé. La bombe atomique à gagné la guerre, la fission de l’atome servira-t-elle la paix ? »
(Archive sonore filmée du 12 octobre 1945 ; le premier reportage sur le Japon en ruine).
Le contexte historique du développement de la bombe.
. Cette archive donne une image de la puissance extraordinaire de cette arme et met en avant le rôle des scientifiques français dans son élaboration. Le contexte plus général du projet Manhattan et de la course à venir, c'est évidemment la montée des tensions en Europe et en particulier l’affirmation du régime nazi. A partir de 1938-1939, c’est la guerre que tout le monde voir poindre. De manière concomitante, on assiste à la compétition scientifique qui se met en place. Le programme nucléaire tel qu'il va être développé par les Français, les Britanniques et les Américains est clairement lié à la montée de ces dangers et l'un des points de départ de ce projet est le fameux courrier du 02 août 1939, signé (et non pas écrit) par Albert Einstein, à destination de F.D. Roosevelt.
. Dès les années 1933, Leó Szilàrd pensait déjà à la faisabilité de la réaction en chaîne. En décembre 1938, le physico-chimiste Otto Hahn avec son collaborateur Fritz Strassmann, réussit, à l'institut Kaiser Wilhelm de Berlin, à obtenir la fragmentation de l'uranium en deux noyaux plus légers constituant la première fission nucléaire et … ils ont écrit un article sur leur découverte ! Les autorités nazies lancèrent alors en avril 1939 un programme de recherches sur les potentialités de l'atome.
. La fission nucléaire est provoquée par le bombardement d’un noyau de la molécule d’uranium par un neutron qui le scinde en deux. Il en résulte deux effets : un dégagement important d’énergie, et l’émission de neutrons secondaires qui eux-mêmes vont aller scinder d’autres noyaux et provoquer la répétition du phénomène, la réaction en chaîne. Evidemment, si on ne contrôle pas la réaction, il se crée instantanément un énorme déploiement d’énergie ; c’est l’explosion atomique.
Enrico Fermi, un scientifique italien prix Nobel de physique en 1938, dont la femme Laura est juive, émigre aux États-Unis le 02 janvier 1939 avec toute sa famille et enseigne à l'université Columbia auprès d'un collègue … Leó Szilárd. Très vite ils vont confirmer le phénomène de la réaction en chaîne. Le niveau de connaissance scientifique, dans ce contexte de menace, permettait désormais le lancement des études de ce qui va être l’arme atomique.
. Une bombe nucléaire va nécessiter deux « explosifs » : de l’uranium enrichi (Hiroshima) ou du plutonium (Nagasaki), sachant qu’il faut disposer d’une masse critique, une quantité suffisante et concentrée pour obtenir les conditions nécessaires à l’explosion. On dispose de deux moyens pour ensuite provoquer l’explosion. Dans une bombe à uranium, on lance un projectile en uranium sur une cible en uranium ; dans une bombe au plutonium, on fabrique une sphère de plutonium d’une densité inférieure à la masse critique puis on provoque une explosion autour de cette sphère pour la comprimer jusqu’à attendre la densité de sa masse critique (Note 1).
Dès la découverte de la fission, on envisage une application militaire.
. Très rapidement, dès que le principe de la réaction en chaîne a été développé en mars 1939, aux États-Unis avec Enrico Fermi, mais également en France avec l'équipe de Frédéric Joliot au Collège de France, on va avoir le dépôt de brevets secrets qui tout en mettant en avant des applications civiles, n’excluent pas la construction de ce qui pourrait être une arme nucléaire. Le 4 mai 1939 Joliot, et ses collègues Halban et Kowarski qui ont théorisé cette réaction en chaîne, déposent trois brevets. Les deux premiers, en vue de produire une énergie nucléaire, sont dits « cas n° 1 » et « cas n° 2 ». Le dernier brevet, et le plus important, « cas n° 3 », a pour titre Perfectionnement aux charges explosives. Ce brevet est le dépôt intellectuel de la bombe atomique et il est déposé sous le numéro provisoire no 445686, et bien évidemment classé « Secret Défense ».
On voit dès lors se mettre en place toute une émulation scientifique aux Etats-Unis, en France et en Grande-Bretagne et aussi très certainement en Allemagne. Ce qui était une affaire de physiciens va trouver rapidement un écho auprès des politiques et des militaires, et bientôt va poindre l’idée d’une arme nucléaire.
La course à la bombe.
. Dès 1938, avec la parution du premier article des deux physiciens allemands, Leó Szilàrd, un scientifique juif, qui a travaillé et enseigné à Berlin avant de fuir l’Allemagne en 1933, pour Vienne, puis Londres et enfin les Etats-Unis, est alerté et a l’intuition qu’avec la montée du nazisme, la guerre va éclater en Europe. Il est persuadé que les avancées scientifiques conduisent à la bombe nucléaire et surtout que la première puissance a en faire l’usage pourrait être l’Allemagne nazie. Aussi en juillet 1939, il va rencontrer le fameux Albert Einstein qu’il avait connu à Berlin et il va le convaincre d’envoyer une lettre (le 02 août 1939) au président des Etats-Unis, Franklin Delano Roosevelt (FDR) pour le mettre en garde contre la possibilité que l’Allemagne puisse mettre au point une bombe d’une puissance jamais égalée. Il pense que la seule façon de contrer est que les Etats-Unis développent eux-mêmes leur propre bombe.
Les Allemands sont effectivement les premiers à se lancer dans la course ; un premier club de l’uranium « uran verein » est même créé dès avril 1939. Un second verra le jour en septembre 1939. Les scientifiques allemands sont à la pointe de ces recherches en physique nucléaire et ils ont un avantage comparatif important dès le départ. Mais beaucoup de leurs physiciens ont ou vont quitter le pays.
. Depuis mars 1939, on est certain que techniquement la bombe est possible. En réaction à la lettre d’Einstein, les Etats-Unis vont créer un premier comité consultatif sur l’uranium en octobre 1939 et les français de Joliot-Curie sont également dans la course. Les Britanniques sont plus tardifs ; un comité MAUD n’est mis en place que le 09 avril 1940 avec l’objectif affirmé d’obtenir la bombe, car Ils se considèrent alors comme les leaders, les Américains tardant à donner le rythme. En juin 1940, les Soviétiques aussi mettent en place une commission, mais ils seront lents. Les Japonais en avril 1941 s’y mettent également. Ajoutons le Danemark. Plusieurs autres pays entreront dans la compétition avec une chronologie et des moyens différents.
L’idée se fait chez les politiques et les militaires que la première nation qui disposera de l’arme peut gagner la guerre. Non seulement il faut faire vite, mais surtout avant les Allemands ! Pour cela, deux stratégies possibles : développer rapidement sa propre bombe ou bien mettre des bâtons dans les roues de l’adversaire !
La bataille de l’eau lourde.
. L’enjeu est important. Pour que la réaction en chaîne soit contrôlable, il faut un « modérateur », soit du graphite, soit de l’eau lourde (ou oxyde de deutérium D2O (ou 2H2O), un corps isolé chimiquement par le chimiste et physicien américain Gilbert Lewis en 1933. C’est un sous-produit obtenu lors de l'électrolyse de l'eau, qui possède les mêmes propriétés chimiques que l’eau ordinaire mais qui est plus dense (11%). Elle permet de ralentir et contrôler une réaction en chaîne. Le procédé avec l’eau lourde sera retenu. Or il n’y qu’une seule usine d’eau lourde, en Norvège (qui a l’avantage de disposer de beaucoup d’énergie hydro-électrique bon marché) qui, depuis 1935, en produit dans une usine Norsk Hydro, à Vemork, à 120 kilomètres d'Oslo (Note 2).
Tout l’enjeu va donc être de contrôler cette production. Qui n’aura pas l’eau lourde, n’aura pas la bombe ! Il s’en suivra la « bataille de l'eau lourde » qui désigne en réalité cinq opérations militaires successives menées par les Alliés durant la Seconde Guerre mondiale.
. La première, oubliée dans l’historiographie américaine qui, comme pour les opérations de chiffrage/décryptage mettra en avant les anglo-saxons, sera française. En février 1940, l’équipe de Joliot-Curie envisage donc la conception d’un réacteur nucléaire qui fonctionnerait à l’eau lourde. Une rencontre avec Raoul Dautry, le ministre de l’Armement, est organisée pour l’inciter à faire rapatrier cette eau lourde en France, arguant que la banque de Paris et des Pays-Bas (future Paribas en 1982) était, depuis 1905, un actionnaire historique à plus de 50%, de Norsk Hydro (Note 3).
Raoul Dautry va envoyer une mission secrète en Norvège pour récupérer le stock d'eau lourde détenu par la société Norsk Hydro. La mission secrète est confiée à Jacques Allier, un fondé de pouvoir de la banque, qui entretenait des liens étroits avec l'entreprise qui s'appelait alors la Société norvégienne de l’azote et de forces hydroélectriques (l'eau lourde était un sous-produit de la production d'engrais azotés). Accompagné de trois hommes des services secrets il va se rendre en Norvège, occupée par les forces armées allemandes, pour récupérer les 185 kilos d’eau lourde. Début mars 1940, ils vont réussir à les rapatrier en France, au nez et à la barbe des services allemands qui les avaient également réclamés (l’I.G. Farben détenait 25% du capital de la compagnie). Les autorités allemandes avaient en effet également offert d'acheter le stock, mais le gouvernement norvégien avait reçu des informations sur un possible usage militaire et préféra le remettre aux agents français, qui firent parvenir ces bidons d’eau lourde en contrebande en France, via l'Ecosse. Le 18 juin 1940, ils seront transférés au Royaume-Uni, puis ensuite au Canada.
. La seconde bataille, en février 1943, provoque première destruction de cette usine par un commando britannique aidé par la résistance norvégienne. Mais les dommages s’avèrent insuffisants ; l’activité de production reprend en avril 1943.
. Trois autres tentatives de sabotage furent ensuite commandées par le SOE britannique dans le but de freiner le programme atomique allemand. Et c’est finalement le 20 février 1944, que la résistance norvégienne parvint à couler le ferry D/F Hydro qui emportait l'eau lourde en Allemagne. Plus tard, il fut découvert que ce programme était en réalité bien moins avancé que craint.
Naissance du projet Manhattan.
. Les physiciens en exil, Enrico Fermi et Leó Szilárd, sont donc à l’origine du projet Manhattan qui va rapidement être mis sous la coupe des militaires pour la mise en œuvre du programme nucléaire qui va prendre son essor en 1942. Tous sont convaincus qu’il n’y a pas une minute à perdre ; on va fixer rapidement trois objectifs aux scientifiques :
- prouver, avant décembre 1942, que la réaction en chaîne, jusque là simplement démontrée théoriquement, est techniquement possible et contrôlable,
- produire, avant décembre 1943, suffisamment de matière fissile, l’explosif (uranium enrichi et plutonium),
- développer, avant décembre 1944, une première bombe atomique efficiente.
D’ici à décembre 1942, si l’expérience d’une première réaction en chaîne échouait, un scenario catastrophe pourrait mener soit à un accident (de type Tchernobyl), soit à une explosion nucléaire. Or on se trouve en plein centre de Chicago ! En effet, on avait prévu de faire cette expérience dans un endroit désert, mais les ouvriers chargés d’y transporter le matériel se mettent en grève et comme tout est top secret, on ne peut pas leur expliquer la situation et encore moins attendre l’issue du conflit. On décide donc de faire là où est le matériel, c'est-à-dire dans une salle de squash du stade de l’université, en plein centre de Chicago. Enrico Fermi et Leó Szilárd dirigèrent scientifiquement les opérations et heureusement tout s’est bien passé : pas d’explosion, ni d’irradiations massives.
Washington est aussitôt informé du succès de l’expérience : « Le navigateur italien a bien atteint le nouveau monde. »
. Le projet Manhattan a, en réalité, pris de l’ampleur après l’attaque de Pearl Harbor par l’aviation japonaise, le 07 décembre 1941. C’est la date clé ; jusque là, ce sont les Britanniques qui ont effectivement le leadership de la recherche nucléaire avec le MAUD Committee. Le projet Manhattan (du nom de l’immeuble de Broadway, à New York, où étaient les bureaux au début du projet), en lui-même, est né en août 1942, même si on en a les prémices en octobre 1941, avec la mobilisation de moyens considérables. Désormais les Etats-Unis dominent la question ; les accords Quadrant de Québec (août 1943), outre la décision d’intensifier les bombardements sur l’Allemagne et de poursuivre l’accumulation de forces américaines et britanniques afin de libérer la France, en marge de la conférence, intègrent secrètement le programme nucléaire britannique Tube Alloys au projet Manhattan.
. Après l’expérience historique dans le stade de Chicago, on sait maintenant que la bombe atomique n’est plus un concept théorique, mais que le bombe A peut devenir une réalité. En janvier 1943, on lance la réalisation industrielle.
Les moyens mis en œuvre sont maintenant colossaux. Seule une élite choisie était au fait de l’ampleur et de l’objectif réel de leur travail ; une chose essentielle pour que le projet reste secret. Le colonel Marshall, puis le général Groves vont diriger le projet et Robert Oppenheimer, ayant obtenu un sursis grâce à Leslie Groves, sera chargé de la question scientifique (Note 4). Le général Groves était auparavant un ingénieur qui fut chargé du lancement de la construction du Pentagone à Washington (inauguré en janvier 1943), à l’époque le plus grand bâtiment au monde. Contrairement à une idée reçue, Einstein n’a pas du tout collaboré au projet Manhattan sauf à avoir signé la fameuse lettre du 02 août 1939 pour le président Roosevelt. Par contre, un certain M. Baker n’est autre que Niels Bohr, un des premiers physiciens nucléaires.
Un panneau, à l'entrée de la ville d'Oak Ridge, d'importance majeure dans le projet Manhattan, en 1943.
Pour s’assurer d’une confidentialité absolue, le projet Manhattan fut fragmenté et mené sur différents sites loin de tout., où vont travailler sur le projet plus de 130.000 personnes, essentiellement des maçons et des scientifiques. On connait Los Alamos (Nouveau-Mexique) qui sera le cœur scientifique de l’affaire où la majeure partie des recherches et de la conception des armes eut lieu, ainsi que l’intégration de la bombe. Une autre usine géante sera installée à Hanford (Washington) où l’on construisit les infrastructures du premier réacteur nucléaire au monde permettant de produire du plutonium.
Mais on aura aussi des usines comme à Oak Ridge (Tennessee) où on va produire de l’uranium enrichi, une ville de 75.000 personnes qui va voir le jour au sens propre à partir de 1942 ; son existence fut gardée secrète jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale (elle compte 30.000 habitants en 2022). On confia au général Groves un nouveau challenge, cette usine de Oak Ridge qui sera un bâtiment encore plus vaste que le Pentagone !
Moyens et installations démesurés ! On estime le coût de cette aventure à 2 milliards $ (~ 23 milliards $ 2022).
Oak Ridge
Hanford - Le réacteur B en cours de construction (1944), destiné à produire du plutonium
Los Alamos, peu de temps après WWII.
. C’est à Los Alamos, le lieu le plus secret des Etats-Unis, que tous les chercheurs vont travailler sur les mécanismes et l’assemblage des bombes atomiques. C’est une prison dorée que cette « ville » de plusieurs milliers d’habitants, entourée de miradors, et de barbelés. Les scientifiques ne peuvent pas en sortir sans autorisation ; les conversations téléphoniques sont sur écoute ; leurs lettres sont lues. Il était de même interdit à tous les employés, des savants de haut rang aux mécaniciens, de révéler leur véritable identité. D’ailleurs, la plupart d’entre eux ne savent même pas sur quoi ils travaillent, le travail ayant été le plus compartimenté possible. Ils se doutent bien que c’est militaire, qu’il s’agit peut-être d’un nouveau radar révolutionnaire, que c’est en lien avec la guerre, … mais très très peu de personnes connaissent la véritable finalité de tout ce travail.
Trinity.
. Le projet s’avéra si complexe que les États-Unis ne disposèrent pas d’armes nucléaires avant que l’Allemagne soit vaincue en mai 1945, avant que celle-ci ait pu réaliser sa propre arme nucléaire. En effet, à la faveur de bombardements stratégiques dévastateurs et de lacunes scientifiques et industrielles, cette dernière n’avait pas réussi à développer suffisamment son projet.
À Los Alamos, les scientifiques d’Oppenheimer avaient en revanche reçu assez de matière fissile en provenance d’Oak Ridge et de Hanford pour produire deux bombes différentes : l’une fonctionnant avec de l’uranium-235 et l’autre avec du plutonium-239.
. On était à peu près sûr que celle à l’uranium allait fonctionner. Elle n’a donc pas été testée. On décida d’essayer celle au plutonium, plus complexe à concevoir. Quelques heures avant l’essai de cette première bombe au plutonium, il restait quelques doutes sur le succès de l’épreuve et surtout sur la puissance de l’engin. Enrico Fermi demanda alors leur estimation aux scientifiques présents quant à la puissance supposée de l’explosion. Les résultats furent très dispersés ce qui montre bien l’incertitude qui prévalait alors. On atteint finalement l’équivalent de 20.000 tonnes de TNT, ce qui était gigantesque à ce stade (Note 6).
Le test fut conduit secrètement sur un site d’essai baptisé « Trinity », dans une contrée isolée du désert du Nouveau-Mexique : une boule de feu s’éleva dans le ciel, ceinte d’un champignon énorme d’un kilomètre de diamètre et de plus de sept kilomètres de hauteur.
En retard de quelques mois sur l’objectif de décembre 1944, les Etats-Unis obtiennent la première bombe à plutonium opérationnelle le 16 juillet 1945, avec le succès de l’essai Trinity (Note 7).
Le premier test de la bombe à uranium, sera donc le largage réel de Little Boy au-dessus d’Hiroshima, le 06 août 1945.
Leslie Groves (à droite) et Robert Oppenheimer (à gauche) à côté des restes de la tour utilisée pour l'essai Trinity.
« Nous savions que le monde ne serait plus le même. Quelques personnes ont ri, d’autres ont pleuré, la plupart sont restées silencieuses. Je me suis souvenu d’un passage de la Bhagavad-Gita hindouiste. Le dieu Vishnu essaie de convaincre le prince qu’il devrait faire son devoir et pour l’impressionner prend la forme d’un être à plusieurs bras et dit ‘Maintenant, je suis la mort, le destructeur des mondes.’ J’imagine que nous avons tous pensé à ça à ce moment. »
Le physicien, Robert Oppenheimer le 16 juillet 1945, devant le spectacle de l’explosion de la première bombe atomique.
Tous les observateurs ont effectivement été persuadés que l’on entrait dans une nouvelle ère
La bombe Mk-1, surnommée « Little Boy » », fut la première arme nucléaire à être utilisée en temps de guerre sur Hiroshima le 6 août 1945 - 3 m de long, 0,71 m de diamètre, 4.400 kg, 64 kg d'uranium 235.
« Fat man » (Nagasaki) - 3,25 m de long, 1,52 m de diamètre, 4.545 kg, 6,4 kg de plutonium 239.
Cette photographie de Jack Aeby est la seule prise de vue bien exposée connue de l'explosion
. Jusque là, Leó Szilárd, personnage ambigu qui a grandement contribué au lancement du projet Manhattan en rédigeant la lettre signée par Einstein en 1939, continuait à penser que la bombe devait rester une arme de dissuasion contre l’Allemagne. Après la capitulation de l’Allemagne, il fera son maximum pour en éviter l’emploi réel. Il fera le tour des scientifiques, leur fera signer une pétition (la majorité la signera !), pour proposer de n’en faire qu’une « simple » démonstration devant un panel de représentants du monde entier, y compris les Japonais, avec l’espoir de les faire capituler. La pétition, destinée au nouveau président Truman, sera bloquée par le général Groves, qui d’ailleurs n’était pas le seul à vouloir exploiter la puissance destructrice de la bombe pour en finir avec la guerre.
Les scientifiques qui refusent la démonstration proposée par Leó Szilárdn craignent qu’en cas d’échec le projet ne puisse aider à trouver un terme à la guerre, d‘autant plus que l’on dispose de peu de matière fissile ; et puis il faut conserver l’effet de surprise.
Une obstination contre le Japon.
. Et pourtant celui-ci est bien affaibli depuis la capitulation de l’Allemagne le 08 mai 1945.
- En réalité la décision avait été prise dès septembre 1944, une date où l’on était à peu près certain de la capitulation allemande et que la guerre du Pacifique contre le Japon restait à gagner moyennant de gros moyens.
- Il fallait bien évidemment mettre un terme rapide à la guerre, puis sauver des vies américaines. Des plans d’état-major pour l’invasion du Japon et les batailles du Pacifique, en particulier de Iwo-Jima (fév-mar 1945) et d’Okinawa (avr-jun 1945), confortent le pessimisme des estimations de 100.000 tués et blessés par mois. Et on tablait sur une invasion du Japon en novembre 1945, pour espérer une capitulation à l’été 1946 (8 à 9 mois de batailles !)
- Il fallait aussi, il faut bien le dire, obtenir un retour sur investissement ! Le peuple américain ne comprendrait pas que l’on ait dépensé 2 milliards de dollars de l’époque pour rien.
- Il fallait aussi « punir » le Japon ; on n’oublie pas le jour d’infamie de Pearl Harbor le 07 décembre 1941.
- Le décryptage des conversations japonaises avait informé les Américains que le Japon n’accepterait jamais l’ultimatum d’une capitulation sans condition, telle que définie à Postdam, quelque soient les moyens utilisés (conventionnels, les seuls connus).
- Ce sont aussi les prémices de ce que l’on appellera la diplomatie atomique. Truman, à la Conférence de Postdam (17 jul - 02 aoû 1945) qui fixa le sort des puissances qui avaient été ou restaient ennemies des forces alliées (accord formellement signé le 26 jul 1945), a été très défavorablement impressionné par Staline. Désormais, il ne s’agit plus d’avoir la bombe avant l’Allemagne, mais de mettre le pied dans un Japon vaincu … avant les Soviétiques.
. Le target committee des militaires et scientifiques américains (Los Alamos, 10-11 mai 1945), chargé de définir les sites potentiels au Japon, n’a pas choisi le site d’Hiroshima au hasard. Une première liste de 17 cibles potentielles à d’abord été établie, qui a été ensuite réduite à 5 ou 6 villes en utilisant toute une série de critères : militaires bien sûr ; mais aussi une ville qui n’a jamais été bombardée auparavant pour pouvoir étudier sans ambiguïté les dégâts d’une bombe atomique ; créer un impact psychologique fort sur la population japonaise et aussi le monde entier ; mettre en évidence la puissance des Etats-Unis. Le premier nom sur la liste sera la ville de Kyoto (la « Rome » japonaise) mais Stimson, le Secrétaire à la guerre, qui connaît le symbolisme de Kyoto … pour y avoir passé son voyage de noces, va refuser cette proposition ! Hiroshima, numéro 2, est donc passée en première position.
. Le 06 août 1945 à 08h15 (heure locale), Little Boy, la première bombe atomique à uranium de l’Histoire, est larguée par le bombardier B-29 Enola Gay, piloté par le lieutenant-colonel Paul Tibbets. Trois jours plus tard, le 09 août 1945, la bombe à plutonium Fat Man sera larguée au-dessus de Nagasaki. Plus de 150.000 personnes périrent lors de ces attaques, et des milliers d'autres furent contaminées par des retombées radioactives qui les condamnèrent à mourir tôt ou tard.
. Immédiatement politiques et scientifiques du monde entier prennent conscience de la nouvelle ère qui s’ouvre. Américains et Britanniques commencent à évoquer la non-prolifération. Les scientifiques (dont aucun n’a démissionné durant la réalisation du projet) comprennent tout de suite que la bombe atomique ne serait « que le premier des nombreux cadeaux dangereux de la boîte de Pandore de la science moderne ». Ils voient la nécessité immédiate d'une réflexion publique et estiment qu’il faut expliquer au public ce que les bombardements signifient pour l'humanité, Il faut éviter le secret et ne pas laisser la bombe aux mains des militaires. Ils créent, dès 1945, The Federation of American Scientists (FAS) qui va éditer très rapidement The Bulletin of the Atomic Scientists pour inciter leurs collègues scientifiques à participer à l'élaboration de la politique nationale et internationale.
Le Monde venait de découvrir la bombe atomique, et il n’y aurait pas de retour en arrière.
Dans le plus grand secret
. Harry Truman lui-même (le futur président, le 12 avril 1945), n’est pas au fait du projet lorsqu’il accède à la vice-présidence le 07 novembre 1944 ! Quelques rares scientifiques français et canadiens sont cependant au fait des travaux, même s’ils n’en maîtrisent pas le véritable degré d’avancement. Evidemment, les Britanniques sont en accointance avec les Américains. L’ère nucléaire venait de débuter dans le plus grand secret, bien gardé ; sauf, paradoxalement … vis-à-vis du NKGB soviétique, créé en 1941 et déjà extrêmement performant. Ce qui leur a mis la puce à l’oreille, c’est qu’après des centaines de publications sur le sujet en 1939, celles-ci sont devenues inexistantes dès le début de l’année 1940 ! (Note 5)
Bien que des centaines de scientifiques et d’assistants aient convergé dans le désert du Nouveau-Mexique du jour au lendemain ou presque et que l’explosion ait fait trembler des bâtiments jusqu’à El Paso, au Texas, le Département de la Guerre des États-Unis ne laissa aucune rumeur se diffuser. La police de l’État annonça qu’il s’agissait d’une explosion accidentelle survenue dans un camp de l’armée. Un homme qui avait vu le ciel s’illuminer alors qu’il était en train de traverser le Nouveau-Mexique en train informa un journal de Chicago de ce qu’il croyait être la chute d’une météorite géante et une journaliste rédigea un bref article. Le lendemain, le FBI rendit visite à la rédaction et demanda à cette dernière d’oublier l’affaire, qui ne parut jamais dans la presse.
La fin d’un secret
. En juillet 1945, le président Harry S. Truman était en train de se préparer à rencontrer le dirigeant de l’Union soviétique Joseph Staline et le premier ministre britannique Winston Churchill à Potsdam, dans une Allemagne alors occupée par les Alliés, pour aborder la question de la paix d’après-guerre, quand on l’informa que le test Trinity avait été un succès. Il fit part de ce grand secret au dirigeant soviétique, qui grâce aux révélations d’espions en poste à Los Alamos ayant réussi à préserver leur couverture, … était déjà au courant. Un programme d’armement nucléaire soviétique avait déjà débuté.
Le 26 juillet 1945, quand fut signée la déclaration de Potsdam qui appelait le Japon à se rendre sans condition ou à subir « une destruction prochaine et complète », le décor du dénouement dévastateur de la guerre était d’ores et déjà planté. N’étant pas disposé à se rendre à moins que l’empereur Hirohito ne soit autorisé à se maintenir au pouvoir, condition exclue par Truman, le Japon rejeta la déclaration.
Notes.
Note 1 – La bombe H, encore appelée bombe à hydrogène ou bombe thermonucléaire, utilise le principe de la fusion nucléaire pour produire une explosion d'une puissance énorme. Ainsi, les premières bombes H mises au point au début des années 1950 atteignaient des puissances de 10 mégatonnes (Mt), soit l’équivalent de 10 millions de tonnes de TNT (L’explosif trinitrotoluène). À titre de comparaison, Little Boy, avait une puissance de 20.000 tonnes de TNT.
Une bombe H type comprend ce que l'on appelle deux étages. Dans la partie haute se trouve une bombe A dont le rôle est simplement de déclencher l'autre étage de la bombe dans laquelle, grâce à l'énergie apportée par l'étage supérieur.
Si la bombe à hydrogène (Bombe H) est à ce point plus puissante que la bombe A, c'est qu'elle repose sur des réactions de fusion nucléaire. Des réactions du même genre que celles qui expliquent pourquoi notre Soleil brille. Des noyaux d'atomes de deutérium et de tritium fusionnent pour former un noyau d'hélium. Au cours de la réaction, des particules sont émises et le noyau créé est plus léger que la somme des deux noyaux mis en jeu. Cette différence de masse est convertie en une quantité colossale d'énergie.
Cependant, pour parvenir à initier la fusion nucléaire, il est indispensable de créer des conditions de température et de pression extrêmes. Des conditions qui sont obtenues grâce aux réactions de fission nucléaire qui ont lieu lors de l'explosion d'une bombe A. Un atome d’uranium, ou de plutonium, est cassé par projection d'un neutron sur son noyau. Cette fission génère de nouveaux neutrons qui, à leur tour, vont briser les noyaux environnants et provoquer une réaction en chaîne. En l'espace d'à peine quelques nanosecondes, la quantité d'énergie nécessaire au déclenchement d'une bombe thermonucléaire est libérée. sse est convertie en une quantité colossale d'énergie.
La bombe H constitue l'étape supérieure dans la course à l'armement et à la force de destruction. Mais heureusement, jamais encore une telle bombe n'a été utilisée en temps de guerre.
Note 2 - En France, la première usine productrice fut celle de l'ONIA (Office national des industries de l'azote) à Toulouse, en face d'AZF, d’une capacité de deux à trois tonnes d'eau lourde par an sur ce site toulousain que les Allemands avaient sélectionné en 1943 en construisant une grande enceinte souterraine au centre du site industriel, en prévision d'une production dès fin 1944 qui n'eut jamais lieu.
Note 3 - La mission secrète du banquier parisien pendant la Drôle de Guerre Jacques Allier fut Président de la Chambre de Commerce Franco-Norvégienne pendant 7 ans et a joué un rôle important dans l'histoire des relations franco-norvégiennes. Jacques Allier arrive en Norvège pour la première fois en tant qu'employé de la banque française Paribas. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, du fait de ses liens étroits avec la Norvège et la société Norsk Hydro, le Ministre de l'Armement lui confiera une mission secrète qui s'avérera être un tournant majeur dans le conflit.
Norsk Hydro a été fondée en 1905 pour exploiter une nouvelle technologie pour produire des engrais chimiques en fixant l'azote à partir de l'air. A sa fondation, l'entreprise recherche et sollicite des capitaux français, Paris étant au début du XXe siècle une place financière majeure sur le plan mondial. Les investisseurs français, regroupés sous la houlette de Paribas, investissent dans la société à hauteur de 90% du budget lié à sa fondation.
Lorsque la guerre éclate en 1939, Norsk Hydro a produit pendant des années du protoxyde de deutérium, aussi connu sous le nom d'eau lourde. La substance est alors utilisée par les laboratoires de recherche contre le cancer. Le Professeur Frédéric Joliot-Curie, directeur du laboratoire de chimie nucléaire au Collège de France, parvient à démontrer que l'eau lourde peut être utilisée comme modérateur dans le procédé de fission nucléaire permettant la libération de cette immense source d'énergie. Pendant des mois, la France et l'Allemagne, entre autres, mèneront une course effrénée à la maîtrise de la réaction nucléaire, dans l'optique de s'approprier une arme puissante : l'arme atomique.
Les deux pays tenteront de s'emparer du stock d'eau lourde produit et détenu par Norsk Hydro. Sachant pertinemment que les allemands, également actionnaires de la société, étaient aussi clients pour l'appropriation de ce produit, le Ministre de l'Armement français Raoul Dautry confie à Jacques Allier en février 1940 la mission secrète de se procurer les stocks d'eau lourde auprès de Norsk Hydro. Le ministre compte naturellement sur les liens historiques unissant Paribas, Allier (alors Chargé des Relations Internationales chez Paribas) et Norsk Hydro pour faciliter cette transaction.
Le Manager Général de Norsk Hydro Axel Aubert, dont Allier sait qu'il est favorable aux intérêts de la France, accepte sans hésitation la proposition. Il propose de fournir la totalité du stock d’eau lourde et accepte de faire sortir clandestinement le produit de son pays afin d'éviter tout incident diplomatique, la Norvège étant alors neutre dans le conflit.
Les 185 kg du précieux produit sont transportés du site de Rjukan en Norvège vers Paris via l'Écosse. Quand l'invasion allemande progresse significativement en France dès mai 1940, le stock est acheminé puis dissimulé dans les coffres-forts de la Banque de France à Clermont-Ferrand, mettant fin aux recherches du professeur et de son équipe, alors à Paris. Puis, alors que la défaite semble imminente, l'eau lourde est envoyée en juin 1940 en Angleterre. Deux scientifiques et collègues de Joliot-Curie, Halban et Kowarski, accompagnent le déplacement du stock d'eau lourde et poursuivront leurs recherches, Joliot-Curie restant quant à lui à Paris.
Finalement, suite à l'invasion de la Norvège par l'Allemagne, qui met alors la main sur l'usine de Rjukan et sur sa production d'eau lourde, ce sont des scientifiques américains qui reprendront le projet de recherche et qui parviendront à maîtriser la réaction nucléaire. Les Alliés gagnent ainsi la course à l'arme nucléaire face aux allemands, dont le rapatriement du stock d'eau lourde avait été empêché en 1944 par un patriote norvégien.
Note 4 – L’un des membres de ce groupe restreint était le physicien théoricien J. Robert Oppenheimer, directeur scientifique du laboratoire de Los Alamos. Mais ce poste ne lui fut pas accordé sans embûches, car cet éminent scientifique était la cible de soupçons.
Quand Oppenheimer arriva au Nouveau-Mexique en avril 1943 pour prendre ses fonctions de directeur du nouveau laboratoire gouvernemental de Los Alamos, il devint une pièce incontournable du projet Manhattan. Mais il lui fallut d’abord travailler sans habilitation de sécurité. En effet, le FBI et le G-2, l’agence de renseignement de l’armée américaine, le soupçonnaient d’être lié à un réseau d’espionnage dirigé par les Soviétiques, alors alliés de l’Amérique. Un officier du G-2 présent à Los Alamos l’accusa de « jouer un rôle clé dans les tentatives de l’Union soviétique d’obtenir, par voie d’espionnage, des informations hautement secrètes vitales pour la sécurité des États-Unis ».
Ces accusations trouvaient leur source dans le fait que, entre autres proches, sa femme Katherine, son frère Frank et l'épouse de ce dernier sont membres du parti. Oppenheimer nia avoir rejoint le parti, mais lorsqu’il était enseignant à l’Université de Californie, il avait soutenu des causes qui l’avaient rapproché de communistes ou de sympathisants communistes, et notamment de membres du bataillon Abraham Lincoln qui brava les lois américaines sur la neutralité en allant combattre en Espagne contre Francisco Franco, dictateur soutenu par Hitler et Mussolini. Oppenheimer avait en effet en commun avec ces combattants une haine du fascisme et avait aidé des parents et des scientifiques juifs à fuir l’Allemagne et le régime nazi.
Julius et Ethel Rosenberg furent reconnus coupables de conspiration en vue de commettre des actes d’espionnage le 29 mars 1951 pour leur implication supposée dans la transmission à l’Union soviétique de documents classés en lien avec le projet Manhattan. Robert Oppenheimer, cité par l’accusation lors du procès, n’a jamais été appelé à comparaître.
Le poste de J. Robert Oppenheimer fut sauvé par un officier qui accordait la plus haute importance à la sécurité : le brigadier général Leslie Groves, directeur du projet Manhattan. Il était persuadé qu’Oppenheimer était singulièrement qualifié pour surmonter les défis posés par la création d’une bombe atomique et pour superviser d’autres scientifiques brillants à l’égo facilement froissable. L’un de ces scientifiques caractériels, Edward Teller, expliqua pourquoi Oppenheimer était à ce point fait pour ce poste : « Il savait organiser, persuader, ménager, apaiser les tensions, diriger d’une main de maître sans en avoir l’air […]. L’extraordinaire réussite [du laboratoire de] Los Alamos a découlé de la virtuosité, de l’enthousiasme et du charisme avec lesquels Oppenheimer l’a dirigé. »
Leslie Groves fit confiance au jugement de son propre officier de sécurité à Los Alamos, le capitaine John Lansdale, qui vint à la conclusion qu’Oppenheimer n’était pas communiste, chose qu’il définissait comme le fait d’être loyal à l’Union soviétique plutôt qu’aux États-Unis.
Deux mois après l'explosion des bombes, il a démissionné de son poste. De 1947 à 1952, il a été conseiller auprès de la Commission américaine de l'énergie atomique. Lorsque l’URSS développe ses propres bombes atomiques à partir de 1949 il plaide pour un contrôle international de l'énergie nucléaire afin d'empêcher la prolifération des armes nucléaires et l’arrêt de la course aux armements entre les États-Unis et l'Union soviétique.
Il s'est également fortement opposé au développement de la bombe à hydrogène. Mais ses efforts n'ont pas abouti, et dans les années 1950, en plein maccarthysme, ses déclarations publiques controversées lui ont valu plusieurs ennemis. Il est à nouveau accusé de sympathies communistes.
En mai 1954, le comité d'audition de sécurité de J. Robert Oppenheimer (officiellement, « In the Matter of J. Robert Oppenheimer ») conclura qu'il n'est plus apte à servir les États-Unis ; il est jugé qu'il représente un « risque pour la sécurité » nationale. En réalité, c’est parce qu’Oppenheimer s’oppose au développement de la bombe H, une bombe thermonucléaire, plus destructrice encore que la bombe d’Hiroshima. Le 29 juin de la même année, l'AEC (la Commission de l'énergie atomique des États-Unis) confirme cette décision, ce qui marque la fin officielle de la relation d'Oppenheimer avec le gouvernement des États-Unis.
Il a fini par perdre son influence politique. Finalement réhabilité par Kennedy en 1963, Oppenheimer, qui était un gros fumeur, meurt à 62 ans d’un cancer de la gorge.
Note 5 - Le lieu le plus secret et pourtant !
Klaus Fuchs a livré aux Soviétiques les secrets dont il disposait sur la fabrication de la bombe atomique. Et il les connaissait tous, puisqu’il avait fait partie du team de physiciens de haut niveau du « projet Manhattan », au laboratoire de Los Alamos. Il fit même partie du groupe de savants ayant assisté au premier essai de l’arme nucléaire. Il avait aussi été associé de très près au développement de la bombe H à hydrogène dont il est considéré comme l'un des pères.
Sauvé par les Anglo-Saxons qui l’avaient accueilli, Klaus Fuchs les a néanmoins trahis. Intellectuel communiste, à ses yeux, l’URSS était la patrie des prolétaires. Ce jeune Allemand brillant était le fils d’un professeur de théologie luthérien et militant du SPD. Exclu lui-même du parti socialiste, Klaus Fuchs avait adhéré au KPD, le parti communiste en 1932 – l’année précédant l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne. Accueilli en Grande-Bretagne, Fuchs y poursuivit ses études et obtint son doctorat de physique à Édimbourg. Il se fait vite remarquer par la qualité de ses travaux en physique théorique. Il acquiert la nationalité britannique en août 1939. Mais en juin 1940, il est interné – en tant qu’Allemand et donc suspect de complicité avec le Troisième Reich, d’abord dans l’île de Man, puis dans un camp au Québec.
C’est dans le camp de Sherbrooke (Québec), que Fuchs est repéré par Hans Kahle, un recruteur qui travaillait pour les services secrets soviétiques. Lorsqu’il peut enfin retourner fêter Noël en Grande-Bretagne, la même année 1940, Fuchs est devenu un agent soviétique. Il est choisi comme assistant par Rudolf Peiers, le physicien allemand qui avait, le premier, démontré, dés 1940, la faisabilité de la bombe atomique.
En 1943, Fuchs suit Peiers aux Etats-Unis afin de collaborer au projet Manhattan. Bizarrement, les Britanniques ont négligé d’avertir les Américains des sympathies communistes de Fuchs. Chaque week-end, celui-ci se rend à Santa Fe. C’est là qu’il a rendez-vous avec son contact soviétique auquel il rend compte de l’état d’avancement de la bombe américaine.
Ursula-Sonya Kuczynski, considérée comme la plus grande espionne de la Russie soviétique, a mis en place avec son frère et son père, un réseau destiné à couvrir et protéger les activités de Klaus Fuchs. Basée à Londres, elle apprendra à Staline l'existence d'une alliance entre Roosevelt et Churchill, joignant leurs ressources afin d'élaborer une bombe atomique. Par leur canal, d’autres informations secrètes permettront à la Russie de gagner plusieurs années sur le développement de leur propre arme nucléaire : le premier essai étant réalisé en 1949, et non en 1953 comme les services secrets britanniques et américains l'avaient d’abord anticipé.
En août 1946, Fuchs est rapatrié en Grande-Bretagne, où il devient l’un des responsables de l’Atomic Energy Research Establishment. Il transmet fidèlement à son contact, Alexander Feklisov, les résultats des dernières recherches menées dans le domaine de l’atome militaire.
Confondu en 1949, il avoue tout. Pour expliquer sa trahison, Fuchs a dit et répété : « la possession de tels secrets ne devait pas rester entre les mains d’une seule nation ». Jugé en mars 1950, il sera condamné à 14 années de prison. Il sera libéré 9 ans plus tard et émigrera aussitôt en Allemagne de l’Est, où il deviendra directeur adjoint de l’Institut de physique nucléaire de Rossendorf. Il était membre du Comité central du Parti. Il est mort en 1988, un an avant la chute du Mur.
Les cafouillages des services de contre-espionnage américains et britanniques demeurent une autre énigme. Ils s’expliqueraient en partie par la densité de secrets qui entouraient à cette époque tout ce qui avait rapport aux recherches menées dans le domaine du nucléaire militaire. Les "services" occidentaux eux-mêmes ignoraient qui faisait quoi...
Note 6 - Le Nouveau-Mexique aurait été sérieusement affecté par les radiations liées à ce premier essai nucléaire. Et les retombées radioactives auraient touché 46 États américains, le Canada ainsi que le Mexique. Le test a, en effet, été beaucoup plus puissant que prévu, et les effets auraient été sous-estimés. Car évidemment, à l'époque, aucun outil de mesure n'aurait pu permettre de mesurer les conséquences de ce nuage de radiations dans l'État voisin ou à l'autre bout du pays.
Propagation du nuage radioactif. Capture d'écran NYT
Les scientifiques ont pu recréer numériquement le champignon atomique qui s'est élevé à une altitude située entre 15.000 et 21.000 mètres, et simuler sa propagation. Ils ont été aidés par la publication de nouvelles données météorologiques historiques, qui remontent désormais jusqu’à 1940. Ces calculs, qui ont peut-être "des limites" pourraient ouvrir la voie à de nouvelles indemnisations. L'État fédéral a en effet déjà versé "plus de 2,5 milliards de dollars d’indemnités aux travailleurs du nucléaire dans une grande partie de l’ouest des États-Unis" en vertu de la loi de 1990 sur l'indemnisation de l'exposition aux rayonnements (RECA).
Note 7 - Trinity est le nom de code du premier essai d'une arme nucléaire réalisé par les forces armées des États-Unis le 16 juillet 1945 dans le cadre du projet Manhattan. Le test fut réalisé sur le champ de tir d'Alamogordo à une cinquantaine de kilomètres de la ville de Socorro au Nouveau-Mexique et démontra la viabilité du type d'arme qui fut utilisé pour le bombardement de Nagasaki le 9 août 1945.
Dans le cadre du projet Manhattan, les scientifiques du laboratoire de Los Alamos développèrent une arme à fission utilisant du plutonium surnommée « Gadget » mais en raison de sa complexité, ils n'étaient pas certains qu'elle fonctionnerait. Il fut donc décidé de réaliser un essai dans une région isolée et inhabitée et le choix se porta à la fin de l'année 1944 sur la zone désertique de Jornada del Muerto au Nouveau-Mexique. Un camp de base abritant les infrastructures de soutien fut construit et il accueillait 425 personnes au moment du test.
Le nom de code Trinity fut proposé par le physicien Robert Oppenheimer dirigeant le laboratoire de Los Alamos en référence à un poème de John Donne sur la Trinité. Craignant un long feu, les scientifiques demandèrent la construction d'un conteneur métallique appelé Jumbo afin de récupérer le plutonium mais ce dernier ne fut finalement pas utilisé. Une répétition fut par ailleurs organisée le 7 mai avec 108 tonnes d'explosifs mélangées à des particules radioactives pour calibrer les instruments.
Gadget, placé à l’intérieur de Jumbo, une enceinte de confinement destinée à récupérer la matière fissile en cas d'échec de l'explosion, en détonant dégagea une énergie d'environ 21 kilotonnes de TNT et fut considérée comme un succès par les observateurs parmi lesquels figuraient Vannevar Bush, James Chadwick, James Conant, Enrico Fermi, Leslie Groves, Richard Tolman et Robert Oppenheimer. Bien que l'explosion ait été vue et entendue à des dizaines de kilomètres, le public ne fut informé de l'essai que le 12 août à la publication du rapport Smyth.
Camp de base pour l'essai Trinity.
Gadget partiellement assemblé à la base de la tour de l'essai Trinity
Un des chars M4 Sherman recouverts de plomb utilisé lors de l'essai Trinity
Transport de Jumbo jusque sur le site de l'essai Trinity.
Plateforme en bois accueillant les 110 tonnes d'explosifs.
Préparation de Gadget avant son installation au sommet de la tour.
La tour de 30 mètres où sera réalisé l'essai Trinity.
Le bunker S-10,000 utilisé par les observateurs.
Jumbo après l'essai.
Scientifiques au point zéro en août 1945.
Photographie aérienne du site après l'essai
Annexe - Les cobayes du projet Manhattan
. En parallèle de la création de l'arme nucléaire, des expériences méconnues ont été pratiquées sur des cobayes humains : à leur insu, des doses de plutonium leur ont été injectées ; … détails passés sous silence dans l'histoire de cette prouesse technologique. Les responsables du projet Manhattan savaient pertinemment que la radioactivité risque de poser des problèmes de santé majeurs ; ils vont donc, dans le plus grand secret, commanditer des tests, sur des êtres humains, afin de mieux comprendre les effets de la radioactivité. Il faudra attendre 1993, pour que la lumière soit faite sur cette affaire.
Très vite, les responsables du projet, au vu des enjeux et de l’échelle de l'opération pharaonique, réalisent la nécessité de mesurer l’impact des radiations sur le corps humain. “Jamais auparavant un si grand nombre d'individus n'a été exposé à autant de radiations”, résume le Dr Robert Stone, le directeur du Laboratoire métallurgique de Chicago, un laboratoire de recherche nucléaire, dans une lettre en 1943.
. Il est donc créé une Division de la Santé, dont la responsabilité est confiée au docteur Stafford L. Warren, le médecin-chef de l'opération. L'objectif de cette division est d’étudier les risques liés aux radiations, pour protéger les citoyens, mais également pour établir les doses de tolérance maximales auxquels peuvent être exposés, sans risques, les scientifiques qui travaillent à la conception de la bombe nucléaire.
Les premiers tests sont réalisés sur des animaux, et de nombreuses données sont récoltées. Les résultats ont beau prouver la dangerosité du matériel radioactif, l’équipe médicale estime néanmoins, en 1944, qu’ils sont insuffisants. Pour eux, des expériences doivent être pratiquées sur des humains et décision est prise, dans le plus grand secret, d’injecter du plutonium à des patients civils.
. Le premier sujet de cette expérience est un ouvrier afro-américain de 53 ans, Ebb Cade. Il travaille dans une entreprise de construction d'Oak Ridge, et est hospitalisé suite à un accident de voiture, pour des fractures aux bras et aux jambes. Le 10 avril 1945, sans l’en informer, les médecins, menés par le Dr Hymer Friedell, lui injectent 4,7 microgrammes de plutonium et lui donnent pour nom de code HP-12, le HP faisant référence à Produit Humain ("Human Product"). Les blessures d'Ebb Cade ne sont pas traitées immédiatement, les chercheurs préférant le faire attendre cinq jours afin de prélever des fragments d’os pour réaliser des biopsies. Sans lui expliquer pour quelle raison ils agissent de la sorte, ils lui extraient également quinze dents, toujours pour y vérifier l'incidence du plutonium, dont les médecins savent qu'il peut se stocker dans les os. Au bout de quelques jours, le malheureux finit par sortir de lui-même de l’hôpital. Il déménagera quelque temps plus tard au Tennessee, où il mourra d’une crise cardiaque huit ans plus tard, en 1953.
Edd Cade sera le premier, mais certainement pas le dernier à subir les expérimentations du projet Manhattan. Entre 1945 et 1947, 17 autres personnes feront les frais de ces expériences, dans des hôpitaux de Rochester, Chicago et San Francisco. Plusieurs patients atteints de cancer se voient injecter, sans jamais le savoir, des doses de plutonium, voire de polonium et d’uranium.
Patricia Durbin, une des scientifiques ayant participé à ces expériences, assurait ainsi que les responsables du projet "étaient toujours à la recherche de quelqu'un qui avait une sorte de maladie terminale ou qui allait subir une amputation ». Pourtant, les cas identifiés d’injection au plutonium tendent à prouver le contraire. Ebb Cade avait été admis justement parce qu'il était “en bonne santé”. Quant aux autres victimes, plusieurs d’entre elles n’étaient pas mourantes : en 1945, Albert Stevens, un peintre âgé de 58 ans, a ainsi reçu une dose de plutonium avant que les médecins ne réalisent que le cancer de l'estomac qui lui avait été diagnostiqué n’était en réalité qu’un ulcère bénin. En 1946, c’est cette fois un enfant de quatre ans, Simeon Shaw, atteint d’un cancer des os, qui subit une piqure de plutonium : les médecins annoncent à leurs parents que l’injection puis le retrait de tissus osseux font partie du traitement. L'enfant meurt huit mois plus tard. En aucun cas, il n’y avait d’espoir de voir ces patients-sujets bénéficier médicalement de ces injections.
Certes, les expériences ont permis de produire des résultats : là où les scientifiques s’attendaient à voir le corps humain rejeter, par les excréments, 90 % des matériaux radioactifs injectés, ils découvrent que 90 % du plutonium est resté dans les tissus osseux. Ces résultats sont établis dès 1946, mais les expériences continueront d’être menées longtemps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, à mesure que s’installait la guerre froide. Entre 1953 et 1957, par exemple, onze patients du Massachusetts General Hospital reçurent une injection d’uranium, afin de vérifier quelle quantité de matériel radioactif les reins stockaient.
. Quant à Oppenheimer, plusieurs preuves laissent penser que le responsable scientifique du Projet Manhattan savait que ces expériences prenaient place. Dans une lettre de 1944 adressé à Louis Hempelmann, directeur du Groupe Santé à Los Alamos, il fait ainsi savoir qu’il ne souhaite pas que ce type d’expériences soient menées au complexe du Nouveau-Mexique. Robert Oppenheimer aurait également validé le départ de cargaisons d’uranium et de plutonium à destination d'établissements médicaux affiliés au projet Manhattan.
Armes nucléaires : de quoi est-il question ?
. La superpuissance de l’arme nucléaire est entrée dans les consciences au lendemain des bombardements de Nagasaki et d’Hiroshima en août 1945. Deux jours après l’utilisation de la première bombe, Albert Camus résume la situation mondiale de l’époque dans son journal Combat : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques ».
L’évolution technologique permit par la suite la démultiplication de la puissance nucléaire dont l’utilisation entraînerait une destruction mutuelle assurée. Peu à peu, l’arme atomique glisse donc vers le statut d’arme de « non-emploi », dont la fonction est essentiellement dissuasive. De plus, face aux dangers de la prolifération nucléaire, les États-Unis et l’URSS favorisent l’adoption de mesures restrictives pour neutraliser l’essor de nouvelles puissances atomiques. Pourtant, avec un progrès technique galopant, la miniaturisation des armes nucléaires remet rapidement sur la table la question de leur utilisation, cette fois-ci directement au sein des armées, pour reprendre l’avantage au sein d’un conflit conventionnel par exemple.
Typologie des armes nucléaires actuelles
. Au sein de l’arsenal nucléaire, on distingue deux types de bombes selon leur fonctionnement : les « bombes A », à fission nucléaire ; les « bombes H » ou thermonucléaires, à fusion nucléaire.
La « bombe A » se fonde ainsi sur la fission nucléaire provoquant une réaction nucléaire en chaîne à l’origine de l’explosion. Ces bombes sans étages furent les premières à être développées au cours de la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup plus puissante, la « bombe H » est constituée de deux étages dont le premier est une « bombe A » qui sert à déclencher le second dans lequel des noyaux d’atomes vont fusionner pour provoquer l’explosion. Une variante de cette dernière est la « bombe à neutrons » dont le rayonnement est moindre mais les radiations amplifiées, efficace contre les cibles blindées. Ces différentes catégories de bombes permettent de comprendre leur mode de fonctionnement déterminant leur puissance.
La puissance des armes nucléaires est mesurée en équivalent TNT (substance chimique explosive). La « bombe A » lâchée sur Hiroshima en 1945 contenait une charge équivalente à 15 kilotonnes de TNT. À titre de comparaison, la plus puissante explosion nucléaire fut le résultat du test en 1961 de la Tsar bomba soviétique de 57 mégatonnes de TNT, soit 3.800 fois la puissance de la bombe d’Hiroshima. Depuis cette dernière, la puissance des bombes a eu tendance à diminuer. Mais cette modération est surtout l’effet d’un changement de stratégie militaire qui consiste à favoriser l’utilisation de plusieurs missiles moins puissants plutôt qu’un seul surpuissant. Globalement, le lancement d’une arme nucléaire peut avoir lieu depuis le sol à partir de rampes de lancement, depuis les airs à partir d’avions bombardiers stratégiques ou enfin depuis la mer à partir de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE).
Arme nucléaire « tactique » ou « stratégique » : quelle utilisation ?
. Au-delà de leur mode de fonctionnement, l’utilisation des armes nucléaires permet de les distinguer selon deux catégories : les armes à utilisation « tactique » et les armes à utilisation « stratégique ».
Les premières sont moins remplies en charge explosive, entre un kilotonne et 50 kilotonnes, contre 100 kilotonnes à plus d’une mégatonne pour les secondes. L’arme nucléaire stratégique est sous contrôle de la plus haute autorité de l’État et sert à entretenir la dissuasion. Elle possède une capacité de destruction massive, avec une puissance de plusieurs mégatonnes.
L’arme tactique, ou non stratégique, est une arme destinée à être utilisée directement sur le champ de bataille. Comme son nom l’indique, elle est utilisée dans un but tactique, notamment au travers de la destruction d’un objectif militaire précis, pour frapper la ligne de front ou pour stopper une avancée brutale de l’ennemi par exemple. En outre, une frappe tactique peut autant s’effectuer avec une « bombe A » qu’avec une « bombe H ». L’utilisation d’une telle arme, en plus des destructions dues à l’onde de choc, provoque de terribles brûlures et incendies, sans compter les retombées radioactives aux alentours de la zone d’impact.
Les plateformes de lancement de ces armes nucléaires varient selon l’usage. Les armes nucléaires stratégiques sont aujourd’hui transportées dans la majeure partie des cas par un missile balistique intercontinental (d’une portée supérieure à 5.500 km) depuis un silo terrestre avec une rampe de lancement ou un silo marin au travers d’un sous-marin lanceur d’engins (SNLE). En France, elles sont également transportées par des missiles de croisière depuis des avions. Les armes nucléaires tactiques peuvent, quant à elles, varier de support. Elles peuvent être larguées par des bombes ou propulsées par des missiles balistiques ou de croisière depuis différentes rampes de lancement.
Un héritage de la guerre froide
. Alors que l’arme nucléaire stratégique est bien connue depuis son utilisation au Japon en 1945 par les Américains, l’arme nucléaire tactique est davantage passée sous les radars. Cette dernière tire son origine de la guerre froide, avec la guerre de Corée. Alors que l’US Army était submergée par l’armée nord-coréenne, elle imagine une arme nucléaire adaptée au combat permettant par sa force de frappe de reprendre l’avantage malgré l’infériorité numérique de ses propres forces. La première arme nucléaire tactique sera mise en service début 1953 par les Américains, incitant à une nouvelle forme de dissuasion. En outre, l’arme nucléaire stratégique réclamée par le général américain McArthur pendant la guerre de Corée lui sera refusée par le président Truman, inaugurant l’ère de la guerre nucléaire « limitée » par la dissuasion.
Parallèlement, l’URSS produit ses premières armes nucléaires tactiques ainsi que la France et le Royaume-Uni dans les années 1960. Après la chute de l’URSS, les puissances atomiques s’engagent dans le désarmement. De nouveaux missiles classiques se substituent aux armes nucléaires de combat, tout en élargissant les options militaires. Le nucléaire stratégique et tactique est désormais réservé aux situations extrêmes de légitime défense, consolidant la dissuasion.
. Pourtant, bien qu’en nombre réduit, les armes nucléaires tactiques sont toujours produites. L’abandon en 2017 du traité INF signé en 1987 par Moscou et Washington pour proscrire les missiles à portée intermédiaire – 1.500 km – vient stimuler une nouvelle dynamique d’armement. Selon la Fédération des scientifiques américains (FAS), la Russie disposerait de 2.00 armes de cette catégorie contre 700 pour les États-Unis. La France refuse la distinction entre armes tactiques et stratégiques depuis la présidence de Jacques Chirac. Enfin, contrairement aux armes stratégiques, les armes tactiques ne sont encadrées par aucun traité.