Les tirailleurs sénégalais
Le Figaro - Guillaume Perrault – 04 jan 2023
. Les tirailleurs sénégalais ont été créés, en 1857, par Faidherbe, alors gouverneur du Sénégal, avec l'approbation de Napoléon III. Faidherbe s'inspire du modèle des tirailleurs algériens constitués quinze ans plus tôt. Le terme de tirailleur, très ancien, désigne à l'origine un soldat détaché de la ligne et qui se porte en avant comme éclaireur.
A l'époque, le Sénégal était une des seules implantations françaises en Afrique, legs de l'Ancien régime, et jusqu'alors limitée à quelques villes du littoral (Saint-Louis, Gorée) fondées sous Louis XIV. En s'appuyant sur les tirailleurs recrutés sur place, le colonel Faidherbe va d'abord lutter contre les « Maures » qui menacent le commerce de la gomme, de l'or et de l'arachide, assuré par des traitants qui sont presque tous des Sénégalais ou des métis. Puis, grâce au concours des tirailleurs, Faidherbe va faire de ces quelques points d'appui sur la côte une véritable colonie en conquérant l'intérieur du Sénégal.
Une génération plus tard, à mesure que la colonisation française en Afrique progresse à partir des années 1880, aux tirailleurs sénégalais s'ajoutent des soldats recrutés dans les autres territoires de ce qu'on appelait alors l'Afrique occidentale française (AOF), instituée en 1895 : le Soudan français (aujourd'hui, le Mali et le Burkina-Faso), le Niger, la Mauritanie, la Guinée, la Côte d'Ivoire et le Dahomey (actuel Bénin). L'armée décide de conserver l'appellation initiale de tirailleurs sénégalais par commodité, mais le terme est donc impropre et il serait plus exact de parler de tirailleurs africains.
Par ailleurs, parmi les différents groupes ethniques, les officiers des troupes de marine recrutent de préférence au sein des Bambaras, population principalement établie dans le sud de l'actuel Mali, qu'ils jugent avoir de grandes qualités militaires.
. Ces soldats ont été l'instrument militaire privilégié de la conquête progressive d'un empire colonial en Afrique par la France, qui a aussi joué des rivalités entre souverains et chefs de guerre pour nouer des alliances locales. Pour la IIIe République, ce « grand dessein » est censé compenser l'humiliation de la défaite de 1870-1871. Et quant à eux, de nombreux officiers de l'armée française (Gallieni ou, à la génération suivante, Marchand) trouvent, dans l'encadrement des unités de tirailleurs sénégalais, des opportunités de carrière, d'avancement et de publicité personnelle bien supérieures à celles qu'offre une vie de garnison en métropole, même si la fièvre jaune fait des ravages parmi eux.
Jusqu'à la Première Guerre mondiale, tous les tirailleurs africains sont des volontaires. La misère endémique du Sahel à la fin du XIXe siècle (la région connaît des famines, favorisées par des guerres internes et des catastrophes climatiques) conduit des ruraux à s'engager dans l'armée française pour des raisons matérielles et dans l'espoir d'une modeste promotion sociale. Le prestige de l'uniforme est parfois aussi une réalité. D'autres recrues sont issues des anciennes troupes de souverains vaincus et qui choisissent de demeurer soldats. Tel fut le cas de certains sofas (guerriers) de Samory Touré, fait prisonnier avec ses hommes par le futur général Gouraud dans l'actuelle Côte d'Ivoire en 1898, ont démontré les travaux de l'historienne Julie d'Andurain.
. Le tirailleur africain est d'abord engagé comme auxiliaire puis, s'il donne satisfaction à ses officiers, nommé soldat de seconde classe. Ceux jugés les meilleurs peuvent devenir sous-officiers voire, plus tard, dans des cas exceptionnels, lieutenant ou capitaine. Par ailleurs, les tirailleurs sont accompagnés de leurs familles. Selon l'historien Marc Michel, grand spécialiste du sujet, les effectifs des unités de tirailleurs dits sénégalais s'élevaient à 30.000 hommes (dont de nombreux Français) à la veille de la Grande Guerre.
. Ces mêmes années sont marquées par le regain des tensions diplomatiques entre Paris et Berlin. En France, les milieux dirigeants sont très inquiets du déclin démographique du pays et de l'infériorité numérique des Français face aux Allemands (la natalité est bien supérieure outre-Rhin). C'est alors que paraît en 1910 le livre-programme de Charles Mangin, La force noire. Cet officier des troupes coloniales jouit du prestige d'avoir participé à la mission du commandant Marchand entre 1896 et 1898. Douze Français et 150 tirailleurs africains avaient alors exploré 6000 kilomètres à pied pour relier la côte du Congo jusqu'au Nil blanc, au Soudan britannique. Arrivée au fort abandonné de Fachoda, où elle a hissé le drapeau tricolore, l'expédition française avait bientôt été sommée par des troupes anglaises de se retirer et avait reçu de Paris l'ordre d'obtempérer de crainte que l'incident ne provoque une guerre entre la France et le Royaume-Uni. Ses officiers, revenus en héros en France, avaient défilé à Longchamp, acclamés par la foule, à la tête de leurs tirailleurs africains.
Or, dans La force noire, Mangin vante les qualités militaires des tirailleurs dits sénégalais. Et il plaide pour leur recrutement massif et leur emploi en dehors de l'AOF, idée que l'État-major finit par adopter. En 1914, la moitié de ces 30.000 soldats sont stationnés dans les territoires de l'AOF, l'autre moitié à Madagascar, en Algérie et, surtout, au Maroc, devenu un protectorat français en 1912.
Lorsque la France décrète la mobilisation générale, le 1er août 1914, et que la Première Guerre mondiale commence, il paraît tout naturel aux pouvoirs publics et à l'état-major d'augmenter les effectifs des tirailleurs africains et de les envoyer pour partie se battre au front en France. La situation change alors d'échelle (cinq campagnes de recrutements sont organisées en Afrique de 1914 à 1918, malgré les réticences ou les protestations d'administrateurs civils) et de nature (rapidement, le volontariat ne suffit plus).
. Les historiens qui ont travaillé sur ce sujet précis font parfois état d'un manque de sources et leurs appréciations divergent sensiblement. Ils évoquent une grande variété de modalités de recrutement selon les régions et les périodes, de sorte qu'une certaine prudence s'impose.Il est vraisemblable que, dès 1915, la majorité des nouvelles recrues ait endossé l'uniforme sous la contrainte. Un décret en date du 9 octobre 1915 a en effet imposé la conscription obligatoire pour les hommes de plus de 18 ans Le recrutement largement forcé a effectivement concerné 53.500 soldats en 1916 et 12.000 en 1917. Il semble que, dans la grande majorité des cas d'enrôlement forcé, des quotas de recrues ont été adressés aux chefs de village ou de cantons, répondant aux ordres des officiers chargés du recrutement, devaient désigner eux-mêmes les appelés et se charger de faire obéir les récalcitrants. C'était la situation la plus fréquente.
Nombre de ces notables obtempéraient. Quelques-uns choisissaient de préférence des hommes appartenant à une autre ethnie. D'autres, prenant le risque d'une amende voire de la prison, présentaient aux commissions de recrutement des hommes invalides pendant que les jeunes gagnaient la brousse pour se cacher ou franchissaient la frontière. Enfin, dans quelques cas inhabituels, il semble que des officiers français aient effectué le recrutement sans intermédiaires locaux et exercé eux-mêmes une coercition physique sur les réfractaires (par exemple, à coups de cravache). Selon l'historienne Danielle Domergue-Cloarec, il en fut ainsi dans certaines régions, alors à peine « soumises », de l'actuelle Côté d'Ivoire. La scène d'une grande violence au début du film Tirailleurs, où l'on voit un soldat français à cheval rattraper lui-même un homme noir qui s'enfuit et l'assommer, a donc pu se produire, mais était plus l'exception que la règle.
Dès novembre 1915, plusieurs centaines de villages s'insurgent dans l'actuel Burkina Faso et une partie des tirailleurs africains est employée pour réprimer ces rébellions. Après l'échec sanglant de l'offensive Nivelle au printemps 1917 et les mutineries, cependant, le nouveau gouverneur général de l'AOF, Jost Van Vollenhoven, juge de ne plus pouvoir enrôler de nouveaux tirailleurs sans risquer un embrasement général en AOF. La politique de recrutement en Afrique est très ralentie au profit d'une participation accrue de ces colonies à l'effort de guerre. Puis, en janvier 1918, nouveau revirement : Clemenceau, revenu au pouvoir et qui a un besoin éperdu d'hommes face à l'immensité des pertes, impose une nouvelle campagne de recrutement (Van Vollenhoven, désavoué, démissionne). Mais la méthode évolue. Clemenceau choisit pour cette mission délicate le député Blaise Diagne. Cet Africain, élu au Palais Bourbon lors des législatives d'avril 1914, représente les citoyens français des « Quatre communes » du Sénégal.
Nommé commissaire de la République en AOF (Afrique-Occidentale française) et en AEF (Afrique-Equatoriale française), Diagne, partisan sincère de l'assimilation, réussit à augmenter le nombre d'engagés volontaires. Il recrute en mettant en avant un discours républicain et les promesses obtenues de Clemenceau : avantages financiers, obtention de la citoyenneté française et emplois réservés pour les anciens combattants, assouplissement du code de l'indigénat, créations d'écoles professionnelles. Dans la dernière phase de la guerre, il s'agit de négocier et de convaincre au moins autant que de contraindre.
Avec le soutien des chefs mourides et tidianes Ahmadou Bamba et Malick Sy, le député a ainsi obtenu 77.000 recrutements volontaires (63.000 en AOF -la Mauritanie, le Sénégal, le Soudan français (devenu le Mali), la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Niger, la Haute-Volta (devenue le Burkina Faso) et le Dahomey (devenu le Bénin)-, 14.000 en AEF -Gabon, actuels Congo-Brazzaville et Centrafrique, Tchad-) dont 45.000 ont été envoyés en Europe et se sont illustrés notamment dans la défense victorieuse de Reims lors de la seconde bataille de la Marne, en mars 1918.
. Au total, 165.000 à 180.000 soldats venus d'Afrique subsaharienne -dont des poilus coloniaux- ont été enrôlés pendant la Grande Guerre (et, à titre de comparaison, 200.000 tirailleurs nord-Africains). Plus des deux tiers (environ 135.000) ont servi en France ou dans l'armée d'Orient (Dardanelles, Balkans), soit au front, soit à l'arrière. On devine le choc qu'a représenté, pour ces hommes, le déracinement et la découverte d'un nouveau continent. Et environ 30.000 d'entre-eux sont morts au combat, des suites de leurs blessures ou, dans un tiers des cas, de maladies, surtout pulmonaires, lors de leurs séjours dans des camps militaires à l'arrière.
Des tirailleurs sénégalais combattent lors de plusieurs batailles décisives. Le 22 mai 1916, à Verdun, l'assaut commandé par Mangin pour reprendre Douaumont se solde par un échec très meurtrier (5.500 tués). Mais, le 24 octobre, « ses » tirailleurs sénégalais et somalis jouent un rôle crucial dans la reconquête du célèbre fort. Six mois plus tard, le 16 avril 1917, au Chemin des Dames, nouveau désastre: au cœur du dispositif de la VIe armée, les bataillons de tirailleurs sénégalais chargés de s'emparer du plateau subissent des pertes effroyables. Sur les 16.000 à 16.500 engagés, 7.415 sont tués, blessés ou disparus, soit 45% des hommes mis hors de combat. Rappelons que chaque unité de tirailleurs sénégalais compte parfois jusqu'à un tiers de Français, comme le rappelle l'historien Julien Fargettas dans la revue Historia de janvier 2023, qui consacre un intéressant dossier à ce sujet.
. Le 29 juin 1917, la Chambre des députés se réunit en comité secret (c'est-à-dire sans public ni presse, ni publication des débats au JO) pour examiner l'échec catastrophique de l'offensive Nivelle et les célèbres mutineries qui ont suivi. Blaise Diagne interpelle longuement le gouvernement. Il attaque Mangin de front et l'accuse nommément d'avoir conduit les tirailleurs africains au carnage en les engageant, en dépit de ses objurgations, sur un théâtre d'opération encore enneigé (il était d'usage que ces troupes très vulnérables au froid « hivernent » dans le midi). « Et, par l'inimaginable légèreté des généraux, elles [les troupes africaines] ont été vouées à un véritable massacre sans utilité ! On a commis à leur égard un crime ! », fustige Diagne à la tribune de la Chambre (L'affaire du Chemin des Dames –les Comités secrets, Henri Castex, Imago, 2004). Malgré le huis clos, son réquisitoire est bientôt connu.
Face à tant de souffrances naît alors la conviction, chez certains, que des tirailleurs sont considérés par les généraux comme de la chair à canon sacrifiée de préférence aux soldats français. À l'appui de cette thèse est souvent cité le brouillon d'une lettre écrite deux mois plus tôt par Nivelle, alors commandant en chef des armées, au ministre de la guerre, Lyautey. Dans ce brouillon en date du 14 février 1917, on lit que Nivelle demande que « le nombre des unités noires mises à [sa] disposition soit aussi élevé que possible (tant) pour donner de la puissance à notre effectif (que pour permettre d'épargner dans la mesure du possible du sang français) ». Ce fragment entre parenthèses, qui apparaît dans le brouillon, a été rayé de la version finale. Il est néanmoins « révélateur des intentions d'un certain nombre d'officiers supérieurs », notamment la plume de Nivelle, constatait l'historien Daniel Lefeuvre (Figaro Histoire d'avril-mai 2013).
Mais l'étude des statistiques des pertes dément que les velléités de certains officiers supérieurs, à partir du début 1917, se soient traduites dans les faits. Comme l'a établi Marc Michel, dont Lefeuvre partageait d'ailleurs les conclusions, la proportion des tués parmi les tirailleurs africains est la même (environ 22%) que celles de tous les régiments d'infanterie de l'armée française.
En pratique, l'état-major, jusqu'à l'été 1917, ne ménage le sang d'aucun de ses soldats, quelle que soit sa couleur de peau. Maurice Genevoix, dans ses souvenirs de 1914-1915, a raconté sa révolte intérieure lorsque, rendant compte des pertes modestes dans sa section d'infanterie après un assaut, il s'est attiré cette réponse méfiante de son chef : « c'est tout ? », signifiant qu'il le soupçonnait, lui ou ses hommes, de ne pas s'être « donné à fond ».
Le nombre de soldats issus de l'Empire colonial, très important, est par ailleurs resté malgré tout secondaire par rapport à la masse gigantesque des Français enrôlés. « 8.410.000 hommes ont été mobilisés dans l'armée française pendant la Grande Guerre, dont 565.000 non européens, précise Pierre Vermeren, historien du Maghreb contemporain. Les combattants maghrébins, africains et indochinois (il y eut aussi des combattants coloniaux européens) ont représenté environ 5% des soldats de l'armée française. »
. Quelles relations entretiennent, au quotidien, les lieutenants et les capitaines français de l'armée coloniale et « leurs » tirailleurs sénégalais ? Elles semblent souvent personnelles et empreintes de paternalisme. Le risque de la mort permanente partagé côte à côte peut favoriser l'affaiblissement de certains préjugés et la naissance d'une fraternité d'armes. De surcroît, ces militaires et leurs camarades français partagent des conditions de vie identiques et doivent observer la même discipline. Si les uniformes diffèrent, l'équipement est identique pour tous les soldats de l'infanterie française (la seule différence est que les tirailleurs disposent en outre d'un sabre, le coupe-coupe). La propagande de guerre française, enfin, met en avant les tirailleurs sénégalais et vante leur vaillance, présentée comme un gage de la puissance nationale.
À l'arrière, la population civile française, dans sa quasi-totalité, voit des noirs pour la première fois et leur fait globalement bon accueil. En permission, les tirailleurs sénégalais peuvent s'asseoir à la terrasse d'un café et être servis par « un blanc », ou se rendre à la plage au milieu des baigneurs sans faire scandale.
Autant de faits qui choqueront profondément l'état-major du corps expéditionnaire américain en 1918. Les généraux américains s'inquiéteront de ce « mauvais exemple » pour leurs propres soldats noirs, soumis à la ségrégation. Le GQG français recevra des notes de l'état-major du général Pershing se plaignant que des officiers français fassent des visites de courtoisie à des « officiers de couleur des troupes américaines » et, plus grave encore, que des Françaises fréquentent des soldats américains noirs en permission (Journal du général Edmond Buat, Ministère de la Défense/Perrin, 2015).
. La défaite allemande une fois consommée, le 11 novembre 1918, les tirailleurs sénégalais sont largement mis à contribution pour occuper la rive gauche du Rhin, puis la Rhur en 1923. Une impressionnante campagne de haine est alors menée contre eux en Allemagne. Des affiches, tracts, brochures et films ouvertement racistes présentent ces soldats africains comme des gorilles. Ils sont dépeints comme des violeurs de femmes allemandes et l'illustration de la « dégénérescence » de la France, victime de son discours universaliste hérité de la Révolution. Il s'agit, pour les propagandistes, de disqualifier moralement le vainqueur français. C'est le thème de « la honte noire » (« die Schwarze Schande »), qu'Hitler reprend à son compte dans Mein Kampf, rédigé en prison en 1924 et 1925.
Cette haine envers les soldats africains de l'armée française aura la vie dure. Quinze ans plus tard, en juin 1940, lors de la débâcle, des tirailleurs sénégalais fait prisonniers par les Allemands et désarmés, seront massacrés à plusieurs reprises, comme à Chasselay (Rhône). À Chartres, le 17 juin, le préfet Jean Moulin refuse de signer, comme l'exige l'occupant, une déclaration affirmant de façon mensongère que des soldats africains ont commis des atrocités sur des civils dans son département, et il tente de se suicider.
Le lendemain, dans Paris à peine occupé, la Wehrmacht détruit la statue du général Mangin, qu'entouraient deux tirailleurs sénégalais de bronze, et fait sauter le socle à la dynamite. Ce monument, inauguré en 1932, se trouvait à côté de la place Vauban et de l'École militaire. Or il ne fallait pas que Hitler, qui s'apprêtait à faire une visite éclair dans la Ville Lumière et prévoyait de se rendre aux Invalides au petit matin avec Arno Breker et Albert Speer, posât les yeux sur l'apologiste de « la force noire » et ses deux tirailleurs. 150.000 serviront durant la Seconde Guerre mondiale.
. Mais dans les années Vingt, l'heure est au retour au pays des tirailleurs sénégalais qui ont survécu, hormis ceux qui préfèrent rempiler. Revenir à la vie civile après une guerre n'est jamais aisé, a fortiori après une apocalypse comme 14-18. Les autorités militaires françaises n'ont pas été avares d'honneurs (décorations, citations, hommages, défilés de la victoire) et de publicité. Des monuments sont élevés « aux héros de l'armée noire », comme à Reims, en 1924, où ils s'étaient distingués six ans plus tôt en contribuant à stopper la dernière grande offensive allemande (ce monument sera lui aussi détruit par les Allemands en 1940).
Pourtant, à mesure que l'entre-deux-guerres s'écoule, le manque de volonté des gouvernements successifs, l'inertie administrative, le poids des groupes de pression coloniaux et l'attention intermittente et superficielle de l'opinion envers les réalités de l'AOF et de l'AEF aboutissent à ce que les principales promesses de Blaise Diagne demeurent lettre morte. Le code de l'indigénat ne sera pas véritablement assoupli. Les anciens combattants africains demeurent sujets et non citoyens français. Leurs pensions resteront plus modestes que pour leurs camarades de métropole.
Elles suffiront en revanche à les faire souvent considérer, dans leurs villages, comme des privilégiés. Et la promesse d'emplois réservés sera, elle, tenue. Les impétrants occuperont, assez souvent, des fonctions modestes dans l'administration coloniale, les postes, les chemins de fer, conformément aux vues de nombreux administrateurs désireux de développer une classe moyenne. Certains, marqués par l'atmosphère plus libérale de la métropole, entrent, à leur retour, en conflit avec les autorités traditionnelles de leurs sociétés africaines, dont ils ne supportent plus la tutelle. De l'alcoolique déclassé à la personnalité locale assez considérée, les situations individuelles semblent très variables.
. Qu'éprouvent en définitive ces anciens soldats, naturellement marqués à vie par ce qu'ils ont vécu ? On manque cruellement de témoignages directs et écrits des intéressés, dont une partie maîtrisait mal le français. Chacun pouvait ainsi plaquer sur eux ses propres représentations, qu'elles soient favorables ou hostiles à l'empire colonial, et prétendre parler en leur nom. Léopold Senghor, ancien khâgneux de Louis-le-Grand, agrégé de grammaire et alors professeur de lettres classiques dans des lycées en métropole, a exprimé cette idée dans un poème adressé aux tirailleurs et écrit pendant la drôle de guerre, au printemps 1940 : « Mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France ». Le poète faisait référence à la célèbre publicité pour une marque de chocolat qui, depuis 1917, représentait un tirailleur sénégalais dégustant, avec un sourire joyeux et une expression à la fois sympathique et enfantine, la boisson chocolatée. (Note)
Certes le Sénégalais Bakary Diallo, engagé volontaire en 1911, grièvement blessé à la mâchoire dès 1914, a raconté sa vie dans un livre devenu célèbre, Force-Bonté, paru en 1926. Mais son récit manifeste un amour de la France si ardent que certains Africains le jugent naïf et soupçonnent Bakary Diallo de ne pas en être le véritable auteur. Quoi qu'il en soit, les anciens tirailleurs sénégalais ont souvent été « écartelés », selon l'expression d'un spécialiste du sujet, Eric Deroo, entre d'une part la fierté de leur courage au combat et un lien affectif avec la France qui, autant qu'on puisse en juger, semble maintenu, et d'autre part un sentiment d'injustice profond.
. 60.000 ont encore servi en Indochine ; de même que les « Dogues noirs de l’Empire » (Léopold Sédar Senghor) en Algérie ou à Madagascar. Quoi qu'il en soit, il est tout à fait inexact, et même faux, d'affirmer que la France a oublié le tirailleur sénégalais. Ce personnage était familier à tous les Français qui avaient vécu la première ou la Seconde Guerre mondiale. L'armée française n'a cessé d'honorer leur mémoire. Sur le plan scolaire, les manuels d'histoire évoquaient leur rôle. À l'université, les travaux ne se sont pas taris. Et, pour les amateurs d'histoire, il s'agit d'un sujet classique et recensé, dont on connaît au moins les rudiments. Certes, l'intérêt des médias et du public fluctue inévitablement selon les périodes, mais les tirailleurs africains n'ont jamais été, en France, passés sous silence, encore moins occultés ou tabous.
Le sentiment d'étrangeté et d'effarement que nous éprouvons envers ce carnage s'est accru avec la disparition des derniers survivants. Lorsque Alain Decaux racontait Verdun à la télévision, cela paraissait un monde englouti à l'adolescent qui l'écoutait subjugué, mais pas à ce conteur d'histoire qui avait recueilli, sur les faits, les témoignages directs de ses parents. On songe au roman Le Fils (1956) de Simenon. Un père questionne son enfant. « As-tu appris, au lycée, comme je l'ai fait en mon temps, certains vers de Béranger (poète célèbre dans la première moitié du XIXe siècle) qui chantent encore dans ma mémoire? “Il s'est assis là, grand-mère? / Il s'est assis là.” Il s'agit de Napoléon, que la grand-mère a vu, de ses yeux, alors qu'elle était enfant. Pour l'autre enfant qui l'écoute, l'empereur reste presque vivant, presque palpable. C'est la troisième génération », explique le père à son fils. De même, les figures de la Grande Guerre sont-elles longtemps restées, pour les jeunes Français, familières (ce qui ne signifie pas qu'ils leur aient porté toujours un grand intérêt). Or cette période de transmission naturelle de souvenirs d'une génération à l'autre est terminée.
Nous avons quitté le monde qui permettait de comprendre la Grande Guerre. La mémoire collective s'appauvrit de façon spectaculaire. Le constat n'est pas propre au sujet des tirailleurs sénégalais de 14-18. La date du 10 mai 1940, début de l'offensive allemande à l'ouest, de l'effondrement de la France en 40 jours et de la fin d'un monde, n'évoque rien de particulier pour la majorité des Français de 20 ans. Et personne n'est à incriminer pour ce constat, hormis peut-être l'école, mais la société française d'aujourd'hui a envers elle des attentes si multiples et contradictoires qu'on hésite à lui adresser ce reproche.
Note - 1909 : Au cours d’un voyage au Nicaragua, le journaliste Pierre-François Lardet découvre dans un village au cœur de la forêt, une délicieuse boisson faite de farine de banane, de cacao, de céréales pilées et de sucre. De retour à Paris, en 1912, il se décide à reproduire cette recette dans un but commercial. Il fonde alors l’entreprise Banania. « L’Antillaise » dessinée par H. Tishon, est la première image de la marque Banania. Le 31 août 1914, la marque Banania est déposée. La 1ère guerre mondiale éclate et en 1915, Lardet propose que Banania soit « pour nos soldats la nourriture abondante qui se conserve sous le moindre volume possible. » Et il décide d’envoyer 14 wagons remplis de la célèbre poudre chocolatée sur le front pour donner « force et vigueur » aux soldats, dont les tirailleurs sénégalais, qui se battent courageusement. Il demande alors à son ami et ancien collègue Andreis, de lui dessiner l’un de ces tirailleurs sénégalais pour en faire le symbole de la marque Banania. Son créateur lui adjoint l'expression « Y a bon » en 1917, surnom attribué aux tirailleurs sénégalais lors de la campagne du Maroc en 1908, et que la presse française avait depuis popularisé. Banania devient la boisson réconfortante de la France en guerre. Ironie de l’histoire, la production de Banania a été délocalisée en Allemagne en 2019.
Premier encart publicitaire générique illustré imprimé dans les journaux à partir de 1915. / Boîte de Banania des années 1930.