6.9 – Les aqueducs romains

Les bâtisseurs d’aqueducs, d’antiques maîtres de l’ingénierie, établirent un vaste réseau de conduites, de canaux et de ponts pour acheminer l’eau vers Rome et donnèrent naissance à un symbole millénaire de la civilisation et de l’innovation romaines.

Construit en l’an 19 avant notre ère, le pont du Gard était un aqueduc qui permettait l’adduction d’eau vers la ville de Nîmes. Rome acheminait de l’eau non seulement pour étancher sa soif, mais aussi pour faire fonctionner les fontaines publiques.

.            Rome est connue pour une multitude de prouesses : ses conquêtes militaires, son architecture civique, ses temples, ses routes, ses empereurs et ses sculptures. Mais rien de tout cela n’eût été possible sans la plus vitale des ressources : l’eau. En des temps relativement récents encore, les techniques romaines de collecte, de conservation et d’adduction de l’eau sur de grandes distances demeuraient sans égales.

Bien entendu, les Romains ne partirent pas d'une feuille blanche. De nombreux peuples méditerranéens avaient avant eux investi leurs ressources et leur savoir-faire dans la gestion de l’eau. En Crète, dès le milieu du troisième millénaire avant notre ère, les Minoens s’étaient dotés de systèmes de collecte de l’eau de pluie et de filtrage sophistiqués. Les techniques de gestion de l’eau crétoise furent plus tard adoptées dans l’ensemble du monde hellénophone, et les exemples de tunnels, de systèmes d’évacuation et de citernes, parfois de taille considérable, ne manquent pas.

Pourtant, bien que la tradition de gestion de l’eau dont Rome hérita fût riche et vaste, nul système précédent ne s’approcha de la complexité et de l’ampleur des aqueducs romains. Enjambant le paysage de l’Espagne à la Syrie, ces ouvrages impressionnants acheminaient non seulement l'eau vers les villes, mais proclamaient également la grandeur de Rome.

Le lien vital de l’empire

.            Les aqueducs étaient des ouvrages publics coûteux, et toutes les villes romaines n’en avaient pas nécessairement besoin. Dans certaines cités, comme Pompéi, les besoins en eau étaient comblés par des puits ou par des citernes publiques ou privées creusées sous les maisons. Certaines citernes pouvaient atteindre une taille colossale, comme c’est le cas de la Citerne Basilique (Yerebatan Sarnıcı) d’Istanbul au VI° siècle (souterraine ;138 × 65 m ; capacité estimée à 85.000 m3), et de la Piscina Mirabilis de Misène, en Italie, au I° siècle (8 m au-dessus du niveau de la mer ; 72 x 25 m et 15 m de hauteur ; capacité estimée à 15.000 m3 utiles). 48 piliers soutiennent la voûte colossale de cette dernière, construite pour fournir de l’eau potable à la marine romaine dans la baie de Naples.

 

Aussi impressionnante que n’importe quel aqueduc, la Citerne Basilique (Yerebatan Sarnıcı) d’Istanbul, construite au 6e siècle sous le règne de l’empereur Justinien, pouvait contenir près de 85 000 m3 d’eau. Photo Stefano Brozzi, Fototeca 9x12

La Piscina Mirabilis de Misène

.            Certaines villes avaient besoin de bien plus d’eau que ne pouvaient en fournir les citernes. L’augmentation fulgurante de la population, comme celle de Rome, qui aurait atteint un million d’habitants au premier siècle de notre ère, requérait un système d’aqueducs suffisamment complet pour offrir un accès à l’eau potable mais aussi pour faire fonctionner les fontaines décoratives et les bains publics.

Dans l’imaginaire populaire, on se figure les aqueducs comme des édifices semblables au spectaculaire pont du Gard, dans le sud de la France. Mais ces arches s’élevant dans les airs ne représentaient en fait qu’une petite section d’un aqueduc entier. Les ingénieurs romains créaient une pente douce de la source à la destination finale, car seule la gravité faisait avancer l’eau. Seules les vallées ou les ravins nécessitaient ce type de structures arquées monumentales. Pendant la majeure partie de son trajet, l’eau suivait des canaux souterrains ou de surface. Rome, par exemple, était approvisionnée par des aqueducs dont la longueur totale s’élevait à 507 km. Sur ce total, 433 km passaient sous terre et 74 km au-dessus du sol ; les structures arquées ne représentaient que 58 km de ce total, soit 12 % en tout et pour tout.

Une adduction permanente

.            Rome disposait de 11 systèmes d’aqueducs, dont le plus ancien était l’Aqua Appia, long de 1,5 km, qui devint opérationnel pour la première fois en 312 avant notre ère. Il fut nommé en l’honneur de son mécène, le censeur Appius Claudius Caecus, plus connu pour un autre ouvrage majestueux et avant-gardiste de la Rome antique : la Via Appia, l’une des premières routes majeures de l’Empire romain.

Construit par Trajan lors du 2e siècle avant notre ère pour approvisionner la colonia Augusta Emerita (actuelle Mérida), en Espagne, l’aqueduc de Proserpine fait une trentaine de mètres de hauteur. Dans la région, ses trois étages arqués lui valent le surnom de Los Milagros, « les miracles ». Photo Juergen Richter.

3 aqueducs supplémentaires furent construits aux 3e et 2e siècles avant notre ère : l’Anio Vetus, l’Aqua Marcia et l’Aqua Tepula. Aidé de son gendre Marcus Vipsanius Agrippa, l’empereur Auguste joua un rôle des plus actifs dans l’amélioration de l’approvisionnement en eau de la capitale. Il fit notamment réparer les anciens systèmes et en fit construire de nouveaux. L’aqueduc de l’Aqua Virgo, datant du règne d’Auguste et nommé ainsi en l’honneur de la jeune fille qui, selon la légende, aurait orienté des soldats assoiffés vers les sources qui l’alimentaient, achemine de l’eau à Rome sans interruption depuis sa construction.

Durant son règne, Caligula entama la construction de deux aqueducs qui furent achevés par l’empereur Claudius : l’Aqua Claudia et l’Aqua Anio Novus. En l’an 109 de notre ère, Trajan fit construire l’Aqua Traiana, un ouvrage de 60 km de long. La construction de l’Aqua Alexandrina, dernier des aqueducs de Rome, fut ordonnée par Sévère Alexandre en l’an 226 de notre ère. Selon certains calculs, une fois achevés, les aqueducs de Rome acheminaient 1,15 million de mètres cubes d’eau par jour environ, soit 900 litres par personne environ. Ce réseau fournissait en eau 11 grands bains ainsi que 900 bains publics et près de 1.400 fontaines décoratives et piscines privées.

Bien entendu, le circuit de l’eau n'aurait pas été complet sans une étape cruciale et ultérieure, celle du rejet. L’égout de Rome, la Cloaca Maxima, qui se déversait dans le Tibre, devint un modèle en matière d’assainissement urbain. À l’époque où Pline l’Ancien écrivait, au 1er siècle de notre ère, la Cloaca était déjà ancienne : « Ces égouts construits par Tarquin l’Ancien durent depuis sept cent ans, sans avoir pour ainsi dire souffert », note-t-il, empreint d’admiration, dans son encyclopédique Histoire naturelle.

La route de Préneste (ou Palestrina) passait sous le double porche cintré de la Porta Maggiore (la Porte majeure) de Rome, tandis que les eaux de l’Aqua Claudia et de l’Aqua Anio passaient au-dessus. Construite en l’an 52 par Claudius, cette arche triomphale aux usages multiples mêlait beauté et pragmatisme et est un emblème évident de l’innovation et du pouvoir romains. Photo Paolo Gaetano, Getty Images

Une entreprise titanesque

.            De la planification à son terme, la construction d’un aqueduc était une entreprise coûteuse, un projet pour lequel de nombreuses cités romaines levaient fièrement des fonds. Des traces historiques montrent que les financements étaient bien souvent autant publics que privés.

Parfois, les aqueducs étaient offerts par des citoyens éminents. Les travaux étaient généralement entrepris dans le cadre des fonctions politiques de ces derniers. Par exemple, Marcus Vipsanius Agrippa, gendre d’Auguste, édile, puis consul, mobilisa ses propres mines pour produire les tuyaux de plomb de l’Aqua Julia et de l’Aqua Virgo. À partir de l’époque d’Auguste, les empereurs firent régulièrement des dons pour l’entretien de ces infrastructures onéreuses.

Au rang des rares sources qui éclairent la manière dont les aqueducs furent construits figure un monument funéraire romain découvert dans la ville de Béjaïa, en Algérie. Celui-ci commémore la vie de l’ingénieur Nonius Datus et raconte les difficultés qu’il rencontra dans l’exercice de son travail. Ce long texte, écrit après l’achèvement de l’aqueduc, vers l’an 152, décrit comment les habitants de la ville firent pression pour que leur approvisionnement en eau soit amélioré. Le processus ne fut pas aussi rapide qu’on eût pu l’espérer. Nonius Datus planifia le trajet de l’aqueduc vers l’an 138. Cependant, l’ouvrage ne fut achevé qu’en 152 après une série de contretemps que le monument décrit en détail.

Plus important encore, les équipes d’ouvriers qui avaient commencé à creuser les deux parties du tunnel ne se rejoignirent pas là où elles le devaient. En une autre occasion, des bandits attaquèrent le site et Nonius Datus parvint à s’enfuir de justesse.

Les Romains aisés possédaient des fontaines décoratives dans leurs jardins, comme en témoigne cette fresque du 1er siècle de notre ère découverte dans la maison du Bracelet d’or, à Pompéi. Photo Scala, Florence

Si l’administration romaine déploya d’immenses efforts pour acheminer l’eau, elle en fit autant pour préserver sa pureté. Un important groupe d’ouvriers spécialisés, les aquarii, garantissait le fonctionnement régulier et la propreté de l’aqueduc. Ces techniciens effectuaient des réparations et nettoyaient systématiquement les canaux afin qu’ils ne se bouchent pas et afin de conserver une qualité d’eau convenable. Le canal le long duquel l’eau s’écoulait était constamment couvert, et des piscinae limariae, des réservoirs dans lesquels les impuretés se décantaient, étaient placés tout le long du trajet.

« Siphonnage » !

.            Même pour les Romains, l’accès privé à l’eau avait un coût. Les propriétaires qui pouvaient se permettre l’eau courante payaient pour ce service en fonction du diamètre de leur arrivée d’eau, un système de facturation pas totalement infaillible. En effet, il existe des cas répertoriés de propriétaires qui firent installer en catimini des conduites plus larges que celles pour lesquelles ils avaient payé. Cet acte de grivèlerie conduisit à l’invention du calix, une conduite gainée insérée dans le mur et décorée afin d’empêcher les contrefaçons ou les modifications.

Ces conduites servaient également pour le castella aquarum, l’ensemble de réservoirs d’où l’eau était distribuée aux différentes parties de la cité. Malgré les régulations, certains Romains essayaient de voler l’eau à la source et détournaient de l’eau directement au niveau de l’aqueduc ou soudoyaient les aquarii pour parvenir à leurs fins. Au 1er siècle de notre ère, dans son traité intitulé De Aquis urbis Romæ, le sénateur Frontin fit mention de cette pratique qu’il nomme « fraus aquariorum » : fraude à la plomberie.

Pour un peuple aussi pragmatique que les Romains, les aqueducs étaient source de grande fierté et faisaient même partie de leur identité. Frontin l’exprima sans ambiguïté dans son traité sur ces majestueux ouvrages publics. « Comment comparer à ces constructions si nombreuses et si vastes, exigées par cette immense quantité d’eau, les Pyramides, évidemment inutiles, ou les ouvrages oiseux et trop vantés des Grecs ? »

Source : Histoire et Civilisations - Isabel Rodà - 19 oct. 2023