La grâce des ponts

D’après : Le jour du Seigneur, bulletin 224, jun-jul 2021 – Fr.Yves Combeau, o.p.

.            Nous passons dessus sans y faire attention. Les ponts sont pourtant indispensables à notre vie.

.            Sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, sur un tracé inédit où nul autre pèlerin ne passait entre Auvergne et Rouergue, il nous est rapidement apparu, dans les gorges d'un affluent de la Truyère, qu’il n'y avait pas de pont.

Pour nos ancêtres, la géographie était affaire de ponts. Les grands chemins pouvaient passer à peu près n'importe où, si l'on excepte les forêts (dangereuses) et les hautes montagnes (effrayantes), mais ils convergeaient tous aux approches des ponts. Et ceux-ci étaient rares. Aucun pont sur le Rhône en aval d'Avignon. Aucun pont sur la Garonne en aval de Toulouse. Aucun pont sur le Rhin du tout.

La traversée des eaux

.            Ce n'était pas que les fleuves et les rivières fussent des frontières. Ils l'étaient quelquefois, mais pas de façon systématique. Au contraire : comme ils étaient les principales voies commerciales, les princes tendaient à s'en assurer les deux rives. Le problème était de faire passer l'eau aux hommes et à leurs bêtes. L'homme d'autrefois n'a aucun goût pour la nage. Le fleuve bouillonnant, capricieux, lui fait peur. Passer à gué ou monter dans une barque est prendre un grand risque.

Le pont accomplit donc une sorte de miracle : il permet au pèlerin et au voyageur de passer à pied sec. Tel Pierre marchant sur les eaux. Un miracle, car il est extrêmement difficile de construire un pont. Hier comme aujourd'hui. Les eaux roulantes affouillent les berges et descellent les fondations ; les troncs flottés ou ceux que l'inondation a arrachés à la rive ébranlent les piles ; les arches s'affaissent volontiers, en admettant qu'elles ne se soient pas effondrées tout de go lorsqu'on a ôté les cintres de bois qui les soutenaient pendant la construction. Lancer un pont est un acte d'audace. L'emprunter aussi...

Avec l’aide de Dieu

.            D'où la présence, sur tous les ponts anciens, de croix ou de chapelles. La croix souvent bien au milieu, au plus dangereux. La chapelle perchée sur une pile ou bien à l'entrée du pont. La chapelle Saint-Bénézet du pont d'Avignon en donne une bonne idée ; le pont d'Avignon est en effet le plus long, le plus dangereux et un des plus fréquentés des ponts médiévaux. Le Rhône, dont les crues sont terribles, en emporte régulièrement un bout ou un autre. Il faut sans cesse le reprendre, ou bien remplacer une arche effondrée par une passerelle en bois. Au XIVe siècle, on n'y danse pas du tout. On confie son âme à Dieu et on s'y hasarde à peu près cornme le coolie indien sur une passerelle de cordes dans l'Himalaya.

La chapelle Saint-Bénézet du pont d'Avignon (XII° siècle)

De Villeneuve-sur-Lot à Amboise sur la Loire ou à Mirabeau sur la Durance, innombrables sont les chapelles situées juste au bout d'un pont. Ce sont souvent des chapelles de confréries qui prient pour les voyageurs, tiennent un hospice et assurent les travaux de réparation courants. À Avignon, à Pont-Saint-Esprit, au pont de la Guillotière à Lyon, ce rôle d'hospitaliers-entrepreneurs est tenu au XIII° siècle, semble-t-il (il y a un peu de légende), par de véritables religieux : ils financent les travaux par des quêtes. Il en est de même au pont de Bonpas, sur la Durance, effondré, recommencé en 1316, le chantier probablement balayé par une crue avant 1320 ... Par la suite, on renonça au pont, mais les religieux conservèrent leur hospice pour les voyageurs qui affrontaient le bac à traille.

 

 

Le pont Jacques-Gabriel (Blois), avec la croix qui marque son milieu (1716-1730)

Du Maupas au Bonpas

.            Il n'y a pas de ponts dans l'Écriture. Il faut dire qu'il n'y a pas de fleuves en Terre sainte ; le Jourdain est fort étroit et se laisse franchir sans mal. Ce n'est donc pas un symbole biblique. C'est, en réalité, un symbole romain. Les Romains ont sacralisé leurs ponts et le plus ancien de Rome, le pont Sublicius, avait son collège de prêtres qu'on appelait les « pontifes ». Souvent, le pont était associé au dieu Janus, le dieu du passage, de la transition, reconnaissable à ses deux visages.

Le pont représente donc, matériellement et symboliquement, le passage difficile, le « maupas », « mauvais pas », qui marque toute vie humaine. Le « Maupas » de la Durance est devenu le « Bonpas » avec un peu d'optimisme.

Ce passage difficile, nous devons tous le franchir à un moment ou à un autre. Le maupas d'un changement de métier, d'un déménagement, d'une séparation ; le maupas accepté et même voulu d'une situation où nous savons que les moments d'épreuve ne manqueront pas …