Peut-on imaginer qu’Einstein serait né femme ? Aujourd’hui, nous ne saurions peut-être pas qui est Einstein !
De nombreuses femmes mathématiciennes, scientifiques, astronomes, chimistes, biologistes, … se sont battues pour s'établir en tant que membres de la communauté scientifique. Ces femmes, scientifiques ou non, ont lutté contre les forces qui entravaient leur participation active et visible aux sciences et ont dû surmonter des obstacles extraordinaires pour contribuer à l'essor de la science ou accomplir leur devoir.
Elles ont été victimes de l’effet Matilda, ce phénomène d’invisibilisation des femmes scientifiques au profit de leurs collègues masculins qui fait que les femmes de science ne bénéficient que très peu des retombées de leurs découvertes, quand elles ne voient pas tout simplement le prix Nobel leur échapper.
À l’origine, ce phénomène a été conceptualisé par le sociologue Robert K. Merton (1910-2003), qui avait étudié la notoriété des scientifiques selon leur position dans la structure hiérarchique où ils travaillaient. Il avait constaté que les chefs bénéficiaient souvent d’une reconnaissance disproportionnée au regard de leur contribution réelle. Il avait nommé ce mécanisme social « l’effet Matthieu », en référence à ce passage de l’Évangile selon Matthieu : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a ».
Plus tard, Margaret W. Rossiter (1944-2025), historienne des sciences et professeure américaine à l'université Cornell, notera que l’effet Mathieu est démultiplié quand il s’applique aux femmes scientifiques « ignorées, privées de reconnaissance ou tout simplement oubliées ». Recherchant les noms perdus de femmes scientifiques qui ne sont pas documentés dans les livres, elle a remarqué que ce schéma d'invisibilité féminine se répétait sans cesse dans le domaine scientifique.
En 1972, lors de recherches sur la professionnalisation de la science américaine au 19e siècle, Rossiter réalise que la série alors appelée American Men of Science (une collection de livres de références biographiques sur les personnalités scientifiques majeures Américaines et Canadiennes), contient, en fait, plus de 500 notices biographiques de femmes scientifiques. L’article qu’elle rédige alors sur ces femmes oubliées est rejeté par Science et par Scientific American, avant d’être finalement publié par l’American Scientist en 1974.
Au 19e siècle, explique-t-elle, l’idée même de la présence des femmes paraît impossible. Des stéréotypes de genre ainsi que les qualités prétendument associées à la recherche scientifique (impersonnelle, rationnelle, compétitive, masculine) empêchent la création même d’un espace mental nécessaire à l’existence des femmes scientifiques.
Elle approfondit donc les recherches du sociologue R.K. Merron, et, en 1993, nomme le fruit de ses propres recherches “effet Matilda” en hommage à la militante américaine féministe, suffragette, abolitionniste, libre-penseuse et essayiste Matilda Joslyn Gage (1826-1898) -bien qu’elle ne fut pas une scientifique- qui avait remarqué qu’une minorité d’hommes avaient tendance à s’accaparer la pensée intellectuelle de femmes, en minimisant leur apport.
Celle-ci aurait en outre été elle-même victime de ce qu'elle dénonçait. Non pas parce qu'elle aurait été une inventrice éclipsée par un homme qui lui a volé les résultats de son travail, mais parce qu'elle, fervente combattante pour le droit de vote des femmes, aurait été réduite au silence par ses propres collègues féministes Susan B. Anthony ou Elizabeth Cady Stanton (avec qui elle avait écrit History of Woman Suffrage).
En 1870, Matilda Joslyn Gage (1826-1898), publia une brochure intitulée Woman as an Inventor. En 1883, elle publia, sous le même titre, un essai similaire dans la North American Review. Dans ces deux publications, Gage affirmait que les femmes étaient aussi des inventrices compétentes. « Bien que l'éducation scientifique ait été largement refusée aux femmes, certaines des inventions les plus importantes au monde leur sont dues. Cependant, « la proportion de femmes inventrices (avec des brevets) est beaucoup plus faible que celle des hommes inventeurs, ce qui est dû au fait que les femmes ne possèdent pas la même liberté que les hommes », déclara-t-elle dans son article publié dans The North American Review.
Elle étayait son argument en citant des exemples d'inventrices :
Sarah Mather (1796-1868), l'inventrice (avec sa fille) du télescope sous-marin (dispositif permettant l'inspection visuelle d'objets immergés sans avoir besoin de plonger ou de mettre le navire en cale sèche (breveté en 1845)
Margaret Eloise Knight (1838-1914), qui inventa entre autres une machine capable de découper, plier et coller automatiquement des sacs en papier à fond plat. Son invention révolutionnaire a permis la production en série de sacs en papier en effectuant le travail de 30 personnes avec une seule machine. Elle fonda la Eastern Paper Bag Company en 1870, créant des sacs en papier pour les courses. Knight obtint des dizaines de brevets dans différents domaines et devint un symbole de l'émancipation des femmes. Elle a été qualifiée de « femme inventrice la plus célèbre du XIXe siècle »
Angélique du Coudray (1712-1794), qui inventa le premier mannequin obstétrique grandeur nature, rembourré, destiné à la pratique des accouchements simulés.
Barbara Uthmann (1514-1575), considérée comme l’inventrice (mais probablement à tort !) de la dentellerie aux fuseaux et du coussin à dentelle en forme de traversin qui y est généralement utilisé. Elle employa jusqu’à 900 dentellières.
L'affirmation la plus controversée de Gage fut que Catherine Greene (1755-1814) aurait inventé l'égreneuse de coton et non pas Eli Whitney (lequel en eut le brevet le 14 mars 1794). Gage affirma également qu'une femme avait la « maternité » de la machine à fabriquer des fers à cheval ; la machine à fabriquer des fers à cheval de Henry Burden, capable d'en produire jusqu'à 60 par heure, fut brevetée en 1835 !
Gage a mis en évidence les obstacles qui empêchaient les femmes de devenir inventrices et d'obtenir des brevets. Elle soutenait que la société désapprouvait les femmes inventrices, les incitant à réprimer leurs talents et à ne pas suivre de formation en mécanique et ainsi à déposer leurs brevets sous le nom de leur mari ou d'autres hommes afin d'éviter les moqueries. Gage critiqua également les lois qui limitaient le contrôle des femmes sur les brevets qu'elles avaient pu obtenir.
Dans le monde, les femmes représentent moins d'un tiers des chercheurs et seulement 3 % des prix Nobel de science ont été décernés à des femmes, note l'Organisation des Nations unies pour l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes dans une étude de septembre 2020. Parmi les disciplines où les femmes sont moins nombreuses, on trouve les sciences dures et les technologies, telles que les mathématiques, la physique, l'informatique et le développement de l'intelligence artificielle.

La scientifique Marie Curie, double lauréate du prix Nobel, est l'exception à l'"effet Matilda". PA Media
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