Le guano. Une ressource stratégique ?

Le meilleur fertilisant naturel !

.            Le guano est une matière organique qui provient de l'accumulation et du vieillissement d'excréments et de cadavres d'oiseaux marins ou restes des proies des chauves-souris (insectes et araignées). Quand ces excréments acides se déposent sur les sols calcaires, ils se transforment au fil des années et des décennies en guano, un mélange à grains fins de minéraux phosphatés et nitratés. On le trouve notamment sur différentes îles du Pacifique où il s’est accumulé parfois sur plusieurs mètres d’épaisseur. Il a longtemps constitué l'habitat d'oiseaux marins qui venaient nicher dessus et pondaient leurs œufs à l'intérieur, tel le manchot du Cap.

Les iles Ballestas et surtout leurs voisines les iles Chincha, à une dizaine de kilomètres plus au nord, sont les plus connues des iles à guano du Pérou. Pendant des millénaires, des millions d'oiseaux y ont déposé leurs fientes surtout entre les mois de novembre et d'avril (l'été austral). On peut estimer (en ordre de grandeur) combien de fiente peuvent déposer tous ces oiseaux en se référant à la situation dans un poulailler. Une poule produit environ 15 kg de fiente sèche par an. Si on suppose que la masse volumique des fientes sèches et d'environ 1 g/cm3, et si y a une poule par mètre carré dans un poulailler, cette poule dépose 1,5 cm/an de fiente sèche sur ce mètre carré. On peut imaginer ce qu'ont pu produire ces millions d'oiseaux, souvent regroupés à plusieurs par mètre carré, pendant des milliers d'années.

.            Le guano est un excellent engrais ; il serait le meilleur engrais naturel ! Il contient environ de 8 à 16 % d'azote (principalement sous forme d'acide urique), de 8 à 12 % de phosphates divers, et 2 à 3 % de sels de potassium. Considéré comme une substance fertilisante, le guano du Pérou (et un peu du Chili voisin) est exploité depuis le début du XIXe siècle.

Gravure de 1863 illustrant l'exploitation du guano. De gauche à droite, de haut en bas : A) extraction à la main ou à la pelle du guano en excavant un front de taille de plus de 30 m de hauteur ; B) quai servant au transbordement du guano ; C) Ile du Centre, vue de l'ile au Nord ; D) déversoirs à guano ; E) hommes vidant un wagon de guano.

Les couches de guano déposées au cours des siècles et millénaires précédents faisaient jusqu'à 30 m d'épaisseur. La production des îles Chincha atteignait 600.000 tonnes par an à la fin des années 1860. À la fin du XIXe siècle, quand les principaux gisements de guano “fossile” ont été presque épuisés, entre 10 et 20 millions de tonnes de guano en avaient été extraits.

.            Durant le XIXe siècle, ce guano péruvien a été à l'origine de “déportations” forcées de travailleurs (pour ne pas dire d'esclaves). En 1863, des navires négriers péruviens vinrent enlever plus de 1.400 indigènes de l'île de Pâques, soit du tiers à près de la moitié de la population, pour les vendre comme esclaves et les faire travailler dans les mines de guano. Sous la pression de la France, du Chili et du Royaume-Uni, les autorités péruviennes firent rapatrier une centaine de Pascuans, mais seuls une quinzaine d'entre eux parvinrent au terme du voyage, les autres ayant succombé à la tuberculose et à la variole. Celle-ci se propagea des survivants aux habitants de l’île qui avaient échappé aux esclavagistes ; en 1877, la population pascuane ne comptait plus que 111 personnes (7.700 aujourd’hui)!

 Vue de travailleurs (surtout chinois) exploitant le guano de Great Heap (le Grand Tas), îles Chincha, en 1865. La présence des hommes sur des gradins d'exploitation montre l'épaisseur de la couche de guano (avant son extraction complète). Sans doute le plus gros tas d'excrément du monde.

L’exploitation à outrance a eu un effet destructeur sur la nidification de certaines espèces d'oiseaux, en particulier migrateurs, les amenant quasiment au bord de l'extinction, sans pour autant éteindre les espèces locales, dont la population atteignait 60 millions d’individus au début de l’exploitation du guano. Depuis la fin de l'exploitation à échelle industrielle des stocks de guano “fossile”, les oiseaux sont revenus. On en dénombre 5 millions à la fin des années 2010, un doublement en une décennie.

Les iles sont désormais exploitées “intelligemment”, pour ne pas faire définitivement fuir les oiseaux et en n'exploitant que le guano récemment produit. Entre avril et novembre, l’hiver austral, période durant laquelle peu d'oiseaux stationnent sur ces iles, la récolte du guano “frais” (déposé dans les dix années qui précèdent) est faite manuellement “à la pelle”. Les iles Ballestas sont exploitées secteur par secteur, avec un roulement de 7 ans. Leur production est d'environ 1.000 t/a. En dehors des secteurs et des périodes où le guano est exploité, les iles Ballestas sont un sanctuaire (gardé et protégé) de biodiversité. Environ 20.000 t/an sont produites par le Pérou (30 fois moins qu’au milieu du XIXe siècle).

.            Au XXI° siècle, un million d’agriculteurs péruviens utilisent le guano comme engrais naturel biologique. Le Pérou est le seul pays au monde à l’exploiter pour cet usage.

Stratégique ?

.            Alors ressource essentielle, le guano fut l’objet de toutes les convoitises et de toutes les rivalités. Tout en gardant le contrôle des échanges, l’État péruvien concéda l'exploitation du guano à des exploitants. D’immenses fortunes furent bâties en exploitant ces richesses ; ce fut notamment le cas du Français Auguste Dreyfus, qui arriva grâce au guano à la tête de l’une des plus grandes fortunes du monde.

Des années 1820 aux années 1860, le guano des îles Chincha, au Pérou, fut principalement exporté vers les États-Unis, le Royaume-Uni.et la France (qui, par ailleurs, au début du XXe siècle en exploita également sur l'île de Clipperton, possession française de l'océan Pacifique). Pendant quelques décennies, le Pérou vit son activité économique augmenter considérablement. Cette période de prospérité fut appelée au Pérou « l'ère guano ».

.            En 1856, le Congrès des États-Unis adopta le Guano Islands Act, toujours en vigueur au XXIe siècle, qui autorise tout citoyen américain à réclamer, au nom des États-Unis, toute île inhabitée et non revendiquée susceptible de contenir du guano.

En 1863, l'Espagne tenta de s'emparer des îles Chincha. Le Pérou et le Chili unirent leurs forces et repoussèrent les forces navales espagnoles pendant la guerre hispano-sud-américaine, aussi connue sous le nom de « guerre du guano » (à ne pas confondre avec la guerre du nitrate au Chili entre les années 1879 et 1884).

Cependant, à partir de cette période, divers progrès techniques permettent de créer des engrais à partir de sources radicalement différentes, et la demande de guano décline rapidement. Avant la Première Guerre mondiale, les alliés, qui contrôlaient l’accès au guano, étaient persuadés que l’Allemagne ne pourrait faire la guerre. Sans accès au nitrate, l’Allemagne ne serait pas en mesure de produire des explosifs ou de se nourrir. Elle déjouera ces calculs en industrialisant le procédé Haber-Bosch, qui permet la production synthétique d'ammoniac à partir de l’azote de l’air.

.            C’est un exemple de situation où l’innovation totalement imprévue a complètement changé les règles du jeu et a rendu inutile une ressource absolument stratégique quelques années auparavant. L’exploitation intensive du guano à la fin du XIXe siècle a menacé d’en épuiser les ressources, mais cela n’a eu aucune importance car au même moment, d’autres procédés prenaient le relais pour produire des engrais. Aujourd’hui, les stocks sont reconstitués mais personne ne s’en préoccupe : le guano est abondant et n’a pratiquement plus de valeur.