Un méga-projet, … comme on ne peut plus en faire !
. Après la révolution quantique des années 1920, l’humanité a connu le « feu prométhéen » : la découverte de la relativité par Albert Einstein (1905 et 1915) et de la radioactivité par Marie Curie (1910) ont conduit de fil en aiguille à la fission et la fusion nucléaires.
Ce grand saut dans l’inconnu, œuvre d’une poignée de physiciens de génie, a permis aux Américains de mettre au point la première arme de destruction massive dans le cadre du projet Manhattan, un immense challenge, unique dans l’histoire des sciences.
. En 1938, toute la recherche dans le monde de la fission nucléaire pouvait tenir sur une table. Puis en deux ou trois années on a pu formuler l’hypothèse selon laquelle la fission d’un atome pourrait dégager une puissance 100.000 fois plus importante que celle libérée par une explosion conventionnelle.
Paradoxalement, c'est une initiative pacifiste qui met le projet en marche. En août 1939, une lettre est déposée sur le bureau du président Franklin D. Roosevelt. Rédigée par Leó Szilárd, elle est signée d'Albert Einstein. Les scientifiques y alertent le gouvernement américain que le principe de la fission nucléaire, récemment exploré par des physiciens européens, pourrait servir à produire « des bombes extrêmement puissantes d'un nouveau genre » dans un futur proche.
Certes, la bombe atomique voulue par Franklin D. Roosevelt devait initialement davantage servir d'arme de dissuasion que de machine à tuer. Mais pour que cette stratégie soit crédible, encore fallait-il témoigner de sa puissance de feu.
. L'histoire de la création de la bombe est celle d'un compte à rebours. Une course effrénée contre le temps à la recherche de l'arme ultime, censée rendre toute perspective de guerre obsolète … C'est en tout cas l'idée qui flotte dans la tête des scientifiques du projet Manhattan.
Il y eut donc la lettre remise à Roosevelt, lettre qui fit beaucoup avancer « la prise de conscience » des responsables politiques et militaires états-uniens. Il y eut ensuite les 1.200 tonnes de minerai d’uranium stockées sur Staten Island (New York) et les 1.000 autres tonnes « réservées » en Afrique pour les Etats-Unis (la disponibilité de l’uranium enrichi a été plus critique que la fabrication de la bombe). Il y eut aussi le rapport britannique MAUD envoyé au « comité S-1 » à l’été 1941 et la décision du Royaume Uni de collaborer totalement, avec son projet Tube Alloys, au projet Manhattan fin 1943. Il y eut enfin la présence de tous ces scientifiques européens de très haut niveau qui, avec le danger nazi, furent contraints de s’exiler aux Etats-Unis.
. Face à une urgence mondiale, l’homme est parfois (!) capable d’une action collective incroyablement rapide et efficace, aussi dramatique soit son objet. Trois ans et demi après son déclenchement, le projet Manhattan, qui a réalisé les deux premières bombes atomiques, a été une réussite technique sans précédent. Il a embrassé la science la plus révolutionnaire de l’époque, encore balbutiante, et a réalisé son industrialisation à grande échelle, impliquant sur la durée plus de 500.000 hommes et femmes, avec des pics de 130.000 personnes. Ceci depuis les études théoriques et les laboratoires de recherche, en passant par les expérimentations et les prototypes, l‘affinage de l‘uranium, un matériau à peine connu et encore moins maîtrisé, jusqu’à l’utilisation funeste du résultat !
. Des technologies invraisemblables et non expérimentées ; un risque de radiation permanent ; dans le plus grand secret ; 2 grandes villes construites à partir de rien, non mentionnées sur les cartes ; des travaux gigantesques en plein désert ; un délai de réalisation de 3,5 années probablement irréalisable aujourd’hui avec les meilleures technologies ; tout ceci, il est vrai, avec un budget quasi illimité et la disponibilité des plus grands intellectuels scientifiques.
La réalisation de ce méga-projet dépasse l’entendement, du moins en ce qui concerne le délai de réalisation et l’organisation sous-jacente, quand bien même le budget ne fut pas une contrainte majeure. Seule, probablement, la conquête de la Lune par l’homme, dans les années 1960 est-elle comparable au projet Manhattan. La promesse du Président John Fitzgerald Kennedy au peuple américain, le 15 septembre 1962, à la Rice University de Houston, « Nous irons sur la Lune d'ici moins de 10 ans, non pas parce que c'est facile, mais justement parce que c'est difficile » fut tenue par le projet Apollo qui déposa Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur la Lune le 21 juillet 1969, à peine 7 ans plus tard.
On pourrait aussi considérer pareillement le plan Messmer, annoncé le 06 mars 1974 après le premier choc pétrolier, pour la construction de « 13 centrales nucléaires de 1 000 MW … à mettre en service au cours des années 1978-1982 ». S’agissant en réalité de réacteurs, il en sera mis en service : 4 à fin 1978, 23 à fin 1982, 48 à fin 1988 et 58 à fin 99. (En 2023, le parc est de 56 réacteurs à eau pressurisée en service –après l’arrêt des 2 réacteurs de la centrale de Fessenheim en 2020- répartis entre 18 centrales).
Il suffit pour s’en convaincre de bien vouloir comparer ces performances techniques, économiques et de délais de réalisation, avec les grands projets du début du XXI° siècle qui, en dépit de moyens de calcul et de communications, de techniques et de qualifications des personnels incomparables, semblent tous incroyablement besogneux. Certes les contraintes « écologiques » sont sans commune mesure. Mais quand même ! (Note infra).
. De par leur nature même, les secrets sont difficiles à garder. Ainsi, comment a-t-on fait pour ne pas trahir l’arcane le plus secret de la Seconde Guerre mondiale ? S’entend, la tentative des États-Unis de mettre au point la bombe atomique. Si la nouvelle s’était ébruitée, si les nazis avaient découvert ce qui se tramait et avaient remporté cette course, ils seraient probablement sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Peut-être par la volonté politique sans faille d’un peuple viscéralement patriotique, fidèle, loyal, avec un fort sentiment d’appartenance à la communauté d’une Nation en guerre et d’une Patrie en danger ; un imaginaire arrimé à un idéal universel, la « science » comme véhicule du progrès de toute civilisation !
. Le 06 août 1945, la bombe atomique ravage Hiroshima. On dénombre 80.000 personnes qui, les premières, périssent instantanément. Le monde entier découvre, horrifié, l’existence de la bombe atomique, la première arme de destruction massive. Trois jours plus tard, c'est la ville de Nagasaki qui est touchée. Presque autant de morts, dans les semaines, les mois et les années suivantes.
« Dans d’énormes usines isolées du monde, entourées d’un réseau de sécurité et dont bâtiments et terrains couvraient 24.000 hectares, 75.000 personnes coupées de l’extérieur ont, pendant des mois, travaillé à la réalisation de la bombe atomique, après que des savants de tous pays eurent mis au point des techniques issues des découvertes françaises sur la dissociation de l’atome. Celui-ci est formé d’un noyau composé de neutrons et de protons autour duquel tournent des électrons, dont le nombre détermine la nature du corps : 92, c’est l’uranium. La découverte de la possibilité de diviser l’atome par sa collision avec un neutron permit d’envisager la bombe atomique. C’est dans les déserts du Nouveau-Mexique qu’eut lieu, de nuit, la première expérience. A 10 km de distance, on vit une fumée lumineuse de 13 km de hauteur. Hiroshima, 20 jours après cette expérience fut le premier point de chute : une seule bombe effaça presque de la carte cette ville de 340.000 habitants. Trois jours après c’était le tour de Nagasaki. Sur des kilomètres, seul le tracé des rues témoigne de l’existence de ces deux villes. Tout est mort, disparu, volatilisé. La bombe atomique a gagné la guerre, la fission de l’atome servira-t-elle la paix ? »
(Archive sonore filmée du 12 octobre 1945 ; le premier reportage sur le Japon en ruine).
Cette archive donne une image de la puissance extraordinaire de cette arme et met en avant le rôle des scientifiques français dans son élaboration. Le brevet de la bombe atomique n’est-il pas français ! Le contexte plus général du projet Manhattan, c'est évidemment la montée des tensions en Europe et en particulier l’affirmation du régime nazi. A partir de 1938-1939, c’est la guerre que tout le monde voit poindre. De manière concomitante, on assiste à la compétition scientifique qui se met en place de chaque côté des belligérants. Le programme nucléaire tel qu'il va être développé par les Français, les Britanniques et les Américains est clairement lié à la montée de ces dangers.
. Depuis ces deux utilisations de la puissance destructrice nucléaire, l’arme n’a plus été utilisée, mais la menace n’a jamais cessé de planer. Avec cette tragique performance scientifique, logistique et militaire, l'humanité est entrée dans l'ère atomique.
Sources :
France Culture – Eureka / BNP / Wikipédia / Futura Science / Conflits - Côme de Bisschop / National Geographic - Neil Kagan & Stephen Hyslop. / Herodote.net - 30 jul 2023 / https://www.nps.gov /. US Department of Enrergy / https://www.iaea.org - Bertrand Goldschmidt / Noyaux et particules - Science et histoire - alain@cosmologie.org / Sébastien Spitzer « La revanche des orages » / www.osti.gov/opennet/manhattan-project-history/index.htm / https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/afe86003282/la-bombe-atomique-a-hiroshima-et-nagasaki / Tumultes 2007/1-2 (n° 28-29)- Georg Geiger.
Note : De la difficulté grandissante de réaliser les méga-projets.
Les compétences sont désormais diluées, voire perdues dans la masse des sous-traitances et des organismes de conseil et de contrôle ;
Les métiers (conception, études, réalisation, réception, …) ont des particularités, des savoir-faire et des moyens propres et non interchangeables Ils doivent être mis en œuvre dans le cadre de leur expertise, avec des séquences logiques. Les manquements, désormais quasi-systématiques, dans cette organisation ne peut qu’entraîner des glissements de délais, sources majeures des dépassements de budget ;
Toute prise de risque, qu’elle soit humaine, technique, environnementale, politique … est désormais bloquante ;
Les estimations réalistes de prix, connues des professionnels et des experts qui savent les appréhender relativement facilement, se doivent d’être occultées par des prix officiels de façade outrageusement minorés, ceci pour pallier le manque de courage politique des décideurs.
. L’EPR (European Pressurized Reactor), le réacteur européen, toujours en construction à Flamanville en 2023 par Areva/EDF, affiche 12 années de retard (avec une mise en route espérée en 2024), et un surcoût de 10 à 12 milliards € (environ 15 milliards € au total). Ditto –prix et délai- pour la centrale de Olkiluoto (Finlande).
Les deux réacteurs nucléaires EPR comparables, commandés en 2009 à Areva, construits par les Chinois sur leur site de Taishan ont démarré en 2018 et 2019. En décembre 2009, les Emirats Arabes Unis ont confié à un consortium sud-coréen la réalisation d’une centrale de 4 réacteurs ; ils ont été connectés au réseau entre 2020 et 2023.
Hinkley Point C, le projet d'extension de la centrale nucléaire existante à Hinkley Point (Somerset, sud-ouest de l’Angleterre) a été lancé en 2012 avec EDF Energy. Les 2 nouveaux réacteurs de type EPR ne seront pas couplés au réseau au plus tôt avant 2029-2031, avec un coût de l’ordre de 35 milliards € (+ 50%, valeur 2015).
Dès 2024, les 6 réacteurs EPR2 prévus et annoncés initialement à 51,7 milliards €, sont déjà ré-estimés 67,4 milliards €.
Toujours dans le nucléaire, le site d’enfouissement de déchets nucléaires de Bure, dans la Meuse, va coûter au minimum 25 milliards d’euros contre 13 milliards prévus en 2012.
. ITER, l’usine sur le site de Saint-Paul-lez-Durance (Bouches-du-Rhône), pilote pour la fusion nucléaire (procédé Tokamak), avec 36 partenaires internationaux (accord de 2006) : elle affiche en 2023 un coût de 22 milliards € qui à triplé en 5 ans. En 2014, la construction de ITER avait plus de 10 ans de retard et on prévoyait le premier plasma en décembre 2025. Un projet qui risque d’être dépassé par des procédés concurrents avant d’être opérationnel (*).
. Le Grand Paris Express, lancé en 2011, est aujourd’hui le plus vaste projet de génie civil en Europe. Défini en 2013 pour un coût estimé alors à 22,6 milliards €. Prévision 2020 : 42 milliards €. Achèvement prévu après 2030
. Ariane 6 : développement lancé en décembre 2014. Mais perte de savoir-faire entre deux générations d’ingénieurs et un lancement trop précipité ... Le coût du nouveau lanceur avec les installations au sol était estimé à 3,8 milliards € courant 2020 ; le vol inaugural était programmé pour juillet 2020. En 2023, on accuse 4 à 5 ans de retard. Ariane 6, pas opérationnelle avant 2024, amène à repenser en profondeur la stratégie européenne en matière de transport spatial, avec une sous-traitance temporaire obligée à Space X (180 millions $, pour le lancement de 4 satellites Galileo)
. Le TGV Lyon-Turin, lancé en 1992, dont l’achèvement prévu en 2032 prend beaucoup de retard. 8,3 milliards € budgétés pour le tunnel international, lors de l’accord franco-italien de septembre 2011. Ré-estimé à 26 milliards d’euros par la Cour des Comptes en 2017.
. Le tunnel sous la Manche. Projet paraphé par Margaret Thatcher et François Mitterrand le 12 fév 1986. Coût final : 87,9 milliards francs (13,4 milliards € éq.1986), soit plus de 3 fois le budget initial de 27,3 milliards Frf, mais … une seule année de retard.
. L’aéroport Willy Brandt de Berlin-Brandebourg : ouvert (partiellement) en 2020 avec 9 ans de retard et un coût de 7 milliards €, près de 4 fois le devis initial.
. Le programme Artemis : lancé en 2019, sous D.Trump, pour ramener des astronautes sur la Lune (pour la première fois depuis 1972) en 2024 avec la première femme à fouler le sol lunaire. Les déboires techniques s’accumulent encore en 2023 !
. Le système de GPS européen Galileo : un déploiement qui tourne au fiasco financier. La facture de 3,4 milliards € a été multipliée par trois (10,2 milliards €) en une décennie. Lorsque le programme a été approuvé par le Conseil européen en 1999, Galileo devait être mis en service en 2008. Finalement, l'exploitation de Galileo avec sa constellation complète de 30 satellites (dont 6 en secours) ne sera pas achevée avant 2024.
. (*) Le 13 décembre 2022, au National Ignition Facility (NIF) du Lawrence Livermore Laboratory en Californie, l’expérimentation de fusion nucléaire par confinement inertiel (192 lasers bombardant une capsule de quelques millimètres de diamètre contenant du deutérium et tritium) a atteint le seuil du break-even, prouvant que la fusion nucléaire contrôlée peut générer plus d’énergie qu’elle n’en consomme. Une énergie de 3.15 mégajoules a été produite alors que les lasers ont injecté 2.05 mégajoules à 150 millions de degrés, soit un gain de 1,10.
Le 01 décembre 2023, l’Institut national de la science et de la technologie quantique (QST) de Naka, au Japon, est parvenu à produire et à maintenir pendant 12 secondes quelque 160 m3 du plasma nécessaire pour amorcer la réaction de fusion au sein du tokamak JT-60SA. Un record. Ce tokamak qui doit permettre d’étudier les conditions de stationnarité des réactions de fusion nucléaire n’est, en réalité, pas concurrent de ITER, mais complémentaire. En 2006, ce type de réacteur fut le premier à avoir atteint le break-even, point au-delà duquel l'énergie produite par fusion est supérieure à l'énergie consommée par le réacteur.
Les scientifiques de l'institut coréen de l'énergie de fusion (KFE), entre décembre 2023 et février 2024, sont parvenus à maintenir le dispositif de recherche KSTAR à une température de 100 millions de degrés durant 48 secondes. Ils dépassent ainsi leur précédent record qui avait permis de maintenir cette chaleur durant 30 secondes. Cet outil de recherche constitue un enjeu crucial pour le développement de la fusion nucléaire.