6 – Bilan humain, vœux pieux, inquiétude …

6 – Bilan humain, voeux pieux, inquiétude …

Les mois qui suivent

.            Sitôt le test de Trinity, le choc et l'euphorie ont rapidement fait place à des réflexions plus sobres. Un froid s'est rapidement installé parmi les personnes présentes. Le directeur des essais, Kenneth Bainbridge, qualifia l'explosion de "spectacle immonde et impressionnant" et fit remarquer à Oppenheimer : "Maintenant, nous sommes tous des fils de pute". Les expressions d'horreur et de remords seront particulièrement fréquentes dans les écrits ultérieurs des personnes présentes. Oppenheimer a écrit que cette expérience lui rappelait la légende de Prométhée, puni par Zeus pour avoir donné le feu à l'homme, et qu'il avait pensé furtivement à l'espoir vain d'Alfred Nobel … que sa dynamite mettrait fin aux guerres.

Le physicien, Robert Oppenheimer ce même jour, le 16 juillet 1945, devant le spectacle de l’explosion de la première bombe atomique : « Nous savions que le monde ne serait plus le même. Quelques personnes ont ri, d’autres ont pleuré, la plupart sont restées silencieuses. Je me suis souvenu d’un passage de la Bhagavad-Gita hindouiste. Le dieu Vishnu essaie de convaincre le prince qu’il devrait faire son devoir et pour l’impressionner prend la forme d’un être à plusieurs bras et dit : ‘Maintenant, je suis la mort, le destructeur des mondes.’ J’imagine que nous avons tous pensé à ça à ce moment. »

.             Les assemblages inutilisés à Tinian furent emballés avec des composants de rechange et renvoyés à Los Alamos. Le personnel scientifique et technique du projet Alberta quitta Tinian pour les États-Unis le 07 septembre. Restera à superviser l'élimination des traces du projet Manhattan !

.            Une mission fut organisée pour évaluer les dommages causés à Hiroshima et Nagasaki. Les forces d'occupation américaines, de mèche avec l'administration nippone, allaient maintenir pendant plusieurs décennies une chape de plomb sur les conséquences humaines des bombardements, immédiates et à plus long terme.

Pour les survivants d'Hiroshima et Nagasaki, le calvaire allait se poursuivre jusqu'à leur mort. Beaucoup allaient rapidement mourir des suites de leurs brûlures ou de leur irradiation. Les autres, appelés hibakusha (« personnes irradiées »), à peine plus chanceux, allaient être ostracisés toute leur vie par la société nippone, systématiquement empêchés de se marier, voire de simplement travailler en entreprise.

.            Les bombardements incendiaires par les forces de l'air alliées avaient déjà gravement détruit, ou endommagé, 81 des plus importantes cités du Japon. Tokyo, Yokohama, Osaka, Kobe étaient brulées à 80 %. La population civile déplorait 450.000 morts et autant de blessés. Deux millions de maisons étaient détruites ou brulées et 9 millions de civils restaient sans abri et cherchaient à se réfugier chez des parents à la campagne.

La cité d’Hiroshima n'avait pratiquement pas souffert de la guerre aérienne jusqu’à ce 06 aout 1945, à l'exception de deux bombardements insignifiants : l'un le 19 mars 1945, par quelques avions de la flotte américaine, et l'autre le 30 avril 1945, par un B 29.

Le bombardement d’Hiroshima, le 06 août 1945, causa environ 100.000 décès (immédiats et dans les jours suivants du fait des brûlures et de l’irradiation) ; la bombe larguée sur Nagasaki quelques jours plus tard (le 09 août) fit presque autant de victimes.

Selon l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale), un suivi à très long terme (plus de 60 ans) a été effectué sur une grande cohorte de survivants et a montré un effet mesurable mais relativement limité pour ceux qui avaient reçu une dose significative de radiations ; et l’étude d’un groupe important de descendants n’a pas, jusqu’ici, pu détecter un quelconque effet génétique lié à l’irradiation subie par leurs parents. Ces résultats ont fait l’objet de plusieurs centaines de publications dans des revues spécialisées.

.            Truman joua peut-être un rôle très secondaire dans l’ordre de lancement de la bombe atomique ; il n’avait été informé de l’avancement du projet Manhattan que le 13 avril 1945, lendemain de sa prise de fonction de président. Son rôle principal, comme Leslie Groves l’affirmera plus tard, était de ne pas interférer avec les plans déjà en cours, mais il joua un rôle direct pour empêcher l’utilisation de nouvelles bombes par la suite. Il avait été informé de la première attaque à l’avance, mais pas de la deuxième. Si une troisième devait avoir lieu, elle viendrait de son ordre direct.

A partir d’août 1944, tous les scientifiques de Los Alamos savaient qu’ils ne travaillaient plus contre les nazis, mais contre les soviétiques, et aussi pour montrer la puissance politique des Etats-Unis au reste du monde.

.            Le monde venait de découvrir la bombe atomique, et il n’y aurait pas de retour en arrière.

.            Immédiatement politiques et scientifiques, tous les observateurs du monde entier prennent conscience de la nouvelle ère qui s’ouvre. Américains et Britanniques commencent à évoquer la non-prolifération. Les scientifiques (dont très peu ont démissionné durant la réalisation du projet) comprennent tout de suite que la bombe atomique ne serait « que le premier des nombreux cadeaux dangereux de la boîte de Pandore de la science moderne ». Le terrifiant pouvoir de destruction des armes atomiques et les utilisations qui pourraient en être faites allaient hanter de nombreux scientifiques du projet Manhattan jusqu'à la fin de leur vie. Ils voient la nécessité immédiate d'une réflexion publique et estiment qu’il faut expliquer au public ce que les bombardements signifient pour l'humanité. Il faut éviter le secret et ne pas laisser la bombe aux mains des militaires. La Federation of American Scientists (FAS) est créée dès 1945 par des scientifiques ; elle va éditer très rapidement The Bulletin of the Atomic Scientists pour inciter leurs collègues scientifiques à participer à l'élaboration de la politique nationale et internationale.

.            A noter que l'opinion publique occidentale ne prit guère la mesure des événements qui venaient de se produire ces 06 et 09 août 1945. Ainsi le quotidien français Le Monde titra-t-il le 08 août 1945, comme s'il s'agissait d'un exploit scientifique quelconque : « Une révolution scientifique. Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon ». Les autres journaux ne sont pas en reste : Sud-Ouest du même jour : « l’énergie atomique révolutionnera l’industrie d’après-guerre » ; Paris-Presse annonce un « âge de l’uranium ». Le 12 août, le New York Times titre « We entered a New Era : the Atomic Age ».

Parmi les rares esprits lucides figure le jeune romancier et philosophe Albert Camus, qui écrit dans Combat, le même jour, un article non signé : « Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes, que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à célébrer une découverte qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles ».

Colloque organisé par le projet Manhattan à Los Alamos en 1946. De gauche à droite au premier rang : les physiciens Norris Bradbury, John H. Manley, Enrico Fermi et J. M. B. Kellogg. Derrière Manley se trouve Robert Oppenheimer, avec Richard Feynman à sa gauche.

Hiroshima en ruines

80 ans plus tard

            Alors que la bombe n’a jamais été utilisée à nouveau lors d’un conflit après les deux premières et uniques, les États-Unis envisagent de rénover leur "éponge nucléaire", cet ensemble de silos à missiles balistiques intercontinentaux pourtant déjà décrié pour sa dangerosité. Le Pentagone pourrait bientôt lancer l'installation d'armes synonymes de fin du Monde, au milieu du pays.

Pensée par Vladimir Poutine comme une "guerre éclair", la guerre en Ukraine a, en deux ans, basculé le Monde dans une conflagration. Après plusieurs décennies de réductions des arsenaux, au cours de longs et périssables processus de contrôle et dénucléarisation, la tendance est désormais au réarmement chez les neuf pays "puissances" nucléaires — la Russie, les États-Unis, la France, l'Inde, la Chine, Israël, le Royaume-Uni, le Pakistan et la Corée du Nord.

Depuis la guerre froide, les armes nucléaires n'ont jamais joué un rôle aussi important dans les relations internationales. Le détricotage minutieux des accords de régulation est en marche : en février 2023, la Russie a suspendu sa participation au traité New START, dernier barrage significatif limitant les forces nucléaires stratégiques de la Russie et des États-Unis.

En janvier 2023, selon le dernier rapport de la Federation of American Scientists (FAS), sur les quelque 12.121 ogives nucléaires existantes dans le monde, possédées à 88 % par la Russie (5.580) et les États-Unis (5.044), environ 9.585 étaient disponibles en vue d'une utilisation potentielle. 3.380 d'entre elles (dont 1.710 pour la Russie et 1.670 pour les États-Unis) étaient maintenues en état d'"alerte opérationnelle élevé", prêtes à être utilisées immédiatement par les missiles balistiques. Pour la première fois, le Sipri (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm) estime que la Chine détient quelques-unes de ces dernières.

Cette image satellite non datée obtenue le 29 juillet 2021 avec l'autorisation de Planet Labs Inc. montre une image qui, selon les chercheurs, représente des silos à missiles en construction dans le désert chinois.  (Handout / 2021 Planet Labs, Inc. / AFP)

La menace d'une guerre nucléaire se dessine : les 9 ont tous récemment modernisé leurs arsenaux nucléaires, et les États-Unis ne comptent pas prendre de retard, au risque d'accroître, encore, le risque sur leur propre population, et le reste du monde.

Une "éponge nucléaire" au cœur des montagnes américaines

            À cheval entre le Midwest et les "Mountains states", au cœur des États-Unis, patientent dans le sol quelque 450 silos nucléaires encore armés, portion conséquente des 1.000 creusés durant la guerre froide. Les silos, qui contiennent des missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) Minuteman III, déployés pour la première fois dans les années 1960, sont disséminés dans le Dakota du Nord, le Montana, le Colorado, le Wyoming et le Nebraska, dans une zone que divers officiels ont depuis longtemps convenu d'appeler "l'éponge nucléaire". Tout est dans le nom : avec son arsenal, la région est supposée "attirer" et "absorber" le gros d'une potentielle attaque nucléaire de la Russie ou de la Chine, protégeant ainsi le reste des États-Unis.

Maigre consolation, pour les millions d'Américains qui vivent là, considérés de facto depuis plusieurs décennies comme des "victimes acceptables" d'une guerre nucléaire. D'autant que le Pentagone a décidé de "moderniser" ce "bassin nucléaire", en remplaçant les vieux Minuteman III par des Sentinel. Dans le détail, l'armée souhaite acheter 634 de ces missiles, en installer 450 dans des silos et consacrer le reste aux essais et aux remplacements.

Coût de l'opération ? Exorbitant. C'est d'ailleurs seulement à cause de cela que le citoyen américain (et par conséquent le reste du monde) a appris les extravagances du vaste projet de la Défense. Ainsi, en vertu du Nunn-McCurdy Act, le Pentagone a l'obligation de justifier au Congrès le surcoût de 25 % ou plus d'un programme d'armement, par rapport aux coûts planifiés initialement. À l'heure actuelle, ce projet est supposé coûter 141 milliards de dollars, soit plus du double du devis proposé par l'armée de l'air en 2015, au moment de l'introduction de ce programme. Des études indépendantes avancent même un chiffre proche de 315 milliards de dollars.

Des avantages discutables, des risques évidents

            Les risques de ces silos sont pourtant immenses pour la population, et les avantages stratégiques, faibles, selon de nombreux observateurs. Un risque d'apocalypse, alors que les deux autres branches de la "triade nucléaire" (silos à missiles intercontinentaux sur terre, bombardiers dans les airs et sous-marins dans les mers) sont opérationnelles.

On peut estimer que les silos de missiles balistiques intercontinentaux ne servent à rien : les missiles sous-marins sont très précis, sont pratiquement impossibles à trouver, et n'ont donc pas la vulnérabilité des silos fixes en un point. (Les États-Unis possèdent 970 ogives installées sur des sous-marins et quelque 500 bombes et missiles de croisière installés sur des bombardiers.)

La stratégie de l'"éponge nucléaire" fait aussi l'objet de critiques, car un scenario possible d'une frappe ennemie sur l'"éponge" ferait environ un à deux millions de morts dans les semaines qui suivraient une telle attaque, des suites d’une irradiation aiguë. Selon les vents du jour de l’attaque, l’entièreté des États-Unis et une large partie du Mexique et du Canada pourraient être exposées à des retombées très importantes. Même l’Europe serait éventuellement touchée par le nuage radioactif, mais dans des proportions bien moindres.

Le scénario est d'autant plus dramatique que le grand public n’a pas conscience des risques qu’il encourt à cause des infrastructures nucléaires militaires. Peu de gens savent s’ils habitent dans la zone d’irradiation directement liée à l’explosion d’un site, ou qui serait sur le chemin du nuage. Mais face à la montée en volume des arsenaux russes et chinois, la pression s'accroît sur les États-Unis, et il n'est pas certain que les habitants du Nebraska puissent inverser la vapeur.

Source : Geo - Marie Lombard - 23 jul 2024