Lire également :
1-Le contexte scientifique et géopolitique
3-Une organisation et de l’uranium à enrichir
6–Bilan humain, vœux pieux, inquiétude …
7-Annexes (La gestion du projet ; Dans le plus grand secret ; J.R. Oppenheimer ; Les retombées des tests ; Armes nucléaires ; Heisenberg : le héros/salaud ? ; ...)
Une obstination contre le Japon
. Truman veut en finir le plus tôt possible avec la guerre dans le Pacifique. Il sait que l'invasion du Japon sera coûteuse en matériels et en hommes.
. Lee Américains viennent de perdre 15.000 hommes et relever 40.000 blessés au cours de la bataille d'Okinawa (fin officielle le 22 juin 1945), laquelle a coûté la vie à plus de 100.000 soldats nippons, et 8.000 prisonniers. La Navy a subi les plus lourdes pertes de la guerre contre les Japonais : 32 navires coulés par les Kamikaze, 763 appareils perdus, 4.910 marins morts ou disparus. Après le bain de sang d'Iwo Jima (7.000 morts et 20.000 blessés), le doute n'est plus permis : le Japon luttera à mort pour préserver l'intégrité de son territoire.
L'armée japonaise compte à cette date, sur l'archipel, près de 2.300.000 hommes, ainsi que 28.000.000 de volontaires souvent armés de simples lances de bambou, près de 10.000 avions dont 5.350 pour les Kamikaze, 19 destroyers, et 3.300 bâtiments d'attaque spéciale, vedettes suicides chargées de bombes pour la plupart. En outre, l'armée nippone est disposée à recourir à la guerre chimique et bactériologique (depuis 10 ans, au Mandchoukouo –Mandchourie- en Chine, l'unité 731 y travaillait). Enfin, il semblerait que les Nippons mèneraient eux aussi un programme de recherches nucléaires. Les Américains ont appréhendé un sous-marin allemand, l'U-234, faisant route vers le Japon avec à son bord 560 kg d'oxyde d'uranium. Ce programme atomique, mené au centre de recherches de Hungnan (Corée du Nord) serait relativement développé.
Cela, Truman ne l'ignore pas. Le général Marshall estime de son côté que les pertes américaines consécutives à l'invasion du Japon (opération « Olympic ») pourraient s’élever à 250.000 morts et 500.000 blessés. Sans compter les millions de victimes probables dans le camp adverse ... Car, en dépit de la situation catastrophique dans laquelle est plongé l'Empire, les militaires japonais restent partisans de la lutte à outrance, jusqu'au bout. Des estimations qui effraient Truman autant que la bombe elle-même.
Puis les américains décryptent les codes diplomatiques nippons et n'ignorent pas qu'une faction pacifiste existe au sein du gouvernement nippon. Ainsi le Ministère des Affaires Étrangères a pris contact avec les soviétiques en vue d'une médiation pour régler le conflit. Les Japonais sont prêts à négocier si les Américains acceptent au moins de ne pas toucher à la monarchie. Mais l'URSS fait traîner les choses, sciemment : Staline compte lancer ses armées sur la Mandchourie début août.
Et l'état d'esprit de l'opinion américaine ! Après plus de quatre ans de guerre, elle veut en finir. Hitler est mort le 30 avril 1945 et l'Allemagne a capitulé le 08 mai. La plupart des unités de choc des marines sont lasses de combattre depuis 18 mois dans le lointain Pacifique. Le Japon impérial est désormais la seule cible prioritaire.
Concentré sur le Japon, le général Leslie R. Groves, directeur militaire du projet Manhattan qui a fait construire les premières bombes atomiques, examine une carte du Pacifique.
. Jusque-là, Leó Szilárd, personnage ambigu qui a grandement contribué au lancement du projet Manhattan en rédigeant la lettre signée par Einstein en 1939, continuait à penser que la bombe devait rester une arme de dissuasion contre l’Allemagne. Mais après la défaite du IIIe Reich, le physicien du Met Lab de Chicago comprend que la bombe n'a plus lieu d'être et il se démène pour éviter qu'elle ne soit larguée sur le Japon, lequel est déjà virtuellement vaincu. Lors d’une entrevue le 25 mai 1945 avec le président Truman, il demande au moins que les Soviétiques, encore alliés des Américains, soient informés des recherches sur la bombe, voire associés à celles-ci afin de les dissuader d'entrer dans une course aux armements qui pourrait être fatale à l'humanité. Faisant son maximum pour éviter l’emploi réel de la bombe, il obtient en juin 1945 de six collègues de Chicago de produire un mémorandum de douze pages pour convaincre les autorités de ne pas tester la bombe atomique. Ce texte est connu sous le nom de « rapport Franck », du nom de son plus illustre signataire, le prix Nobel James Franck ; mais il fut immédiatement enterré par la bureaucratie de Washington. Szilárd fera le tour des scientifiques, leur demandera de signer une pétition (la majorité la signera !), pour proposer de n’en faire qu’une « simple » démonstration devant un panel de représentants du monde entier, y compris les Japonais, avec l’espoir de les faire capituler. La pétition, destinée au nouveau président Truman, sera bloquée par le général Groves.
. Celui-ci n’était pas le seul à vouloir exploiter la puissance destructrice de la bombe pour en finir avec la guerre. Les scientifiques qui refusent l’argumentation de Leó Szilárd craignent qu’en cas d’échec le projet ne puisse aider à trouver un terme à la guerre, d‘autant plus que l’on dispose de peu de matière fissile ; et puis il faut conserver l’effet de surprise.
Et pourtant celui-ci est bien affaibli depuis la capitulation de l’Allemagne le 08 mai 1945.
- En réalité la décision avait été prise dès septembre 1944, une date où l’on était à peu près certain de la capitulation allemande et que la guerre du Pacifique contre le Japon restait à gagner moyennant de gros moyens.
- Il fallait bien évidemment mettre un terme rapide à la guerre, puis sauver des vies américaines. Des plans d’état-major pour l’invasion du Japon et les batailles du Pacifique, en particulier de Iwo Jima (fév-mar 1945) et d’Okinawa (avr-jun 1945) considérée comme la plus sanglante de l’histoire des Etats-Unis, confortent le pessimisme des estimations de 100.000 tués et blessés par mois. Et on tablait sur une invasion du Japon en novembre 1945, pour espérer une capitulation à l’été 1946 (8 à 9 mois de batailles !)
- Il fallait aussi, il faut bien le dire, obtenir un retour sur investissement ! Le peuple américain ne comprendrait pas que l’on ait dépensé 2 milliards de dollars de l’époque pour rien.
- Il fallait aussi « punir » le Japon ; on n’oublie pas le jour d’infamie de Pearl Harbor le 07 décembre 1941.
- Le décryptage des conversations japonaises avait informé les Américains que le Japon n’accepterait jamais l’ultimatum d’une capitulation sans condition, telle que définie à Postdam, quelque soient les moyens conventionnels utilisés … les seuls connus (!)
. Ce sont aussi les prémices de ce que l’on appellera la diplomatie atomique. Truman, à la Conférence de Postdam (17 jul - 02 aoû 1945) qui fixa le sort des puissances qui avaient été ou restaient ennemies des forces alliées (accord formellement signé le 26 jul 1945), a été très défavorablement impressionné par Staline. Désormais, il ne s’agit plus d’avoir la bombe avant l’Allemagne, mais de mettre le pied dans un Japon vaincu … avant les Soviétiques.
Lors de la déclaration de Potsdam qui appelait le Japon à se rendre sans condition ou à subir « une destruction prochaine et complète », le décor du dénouement dévastateur de la guerre était d’ores et déjà planté. N’étant pas disposé à se rendre à moins que l’empereur Hirohito ne soit autorisé à se maintenir au pouvoir, condition exclue par Truman, le Japon rejeta la déclaration.
Le Target Committee (Comité cible)
. L’emploi des bombes nucléaires allait de soi pour tous les responsables politiques et militaires américains qui n’y voyaient pas une arme fondamentalement différente, et ne s’attendaient pas à ce qu’elles mettent fin immédiatement à la guerre. L’espoir était que leur usage, parallèlement à l’entrée en guerre de l’URSS, leur éviterait un débarquement au Japon, prévu pour le 1° novembre. Leur emploi comme arme tactique au cours du débarquement avait même été envisagé !
Du 1° avril au 22 juin 1945, la conquête d’Okinawa, première île japonaise à forte population civile, avait coûté aux Américains plus de 15.000 morts sur 200.000 combattants. Un quart de la population civile de l’île, environ 100.000 personnes, mourut en sus de quelque 100.000 soldats. La crainte de pertes américaines encore plus élevées sur le sol même du Japon a pesé lourd dans la décision de Truman.
Tout au long du projet Manhattan, les réunions des comités décisionnels ont porté sur la façon d’employer la bombe, mais jamais sur la question de l’employer ou non. Les questions portaient sur le choix des cibles, sur la hauteur optimale de l’explosion, les conditions météo, la sécurité des équipages, les effets matériels attendus …
. Un Comité cible, composé de militaires et scientifiques uniquement américains, fut mis en place d'abord pour déterminer le mode d’emploi des bombes (avertissement sur les effets d’une bombe, démonstration sur une cible non habitée, ou bombardement d’une ville), puis la sélection des villes qui serviraient de cibles. Le 27 avril 1945 (peu avant la capitulation de l’Allemagne), le Target Committee sélectionna une première liste de 17 cibles au Japon. Les critères de sélection étaient :
- que la cible soit un objectif important en zone urbaine, avec la présence d'installations militaires,
- une ville qui n’a jamais été bombardée auparavant pour pouvoir étudier sans ambiguïté les dégâts d’une bombe atomique,
- qui mesure plus de 5 km de diamètre, pour qu’un largage approximatif ne réduise pas l’effet de l’explosion, avec une population conséquente,
- que le souffle puisse provoquer des dommages importants (donc pas trop de reliefs protégeant certains quartiers),
- qu’elle crée un impact psychologique fort sur la population japonaise et aussi le monde entier,
- et pourquoi pas, … qu’elle mette en évidence la puissance des Etats-Unis.
. A Los Alamos, les 10 et 11 mai 1945, le Target Committee n’a pas choisi le site d’Hiroshima au hasard. Dans la première liste de 17 cibles potentielles, Nagasaki qui apparaissait auparavant avait été écartée : la géographie vallonnée de la ville et la présence d'un camp de prisonniers de guerre en faisaient une cible moins idéale pour la bombe atomique. Puis plusieurs des villes, en particulier Tokyo, furent rapidement retirées de la liste car elles avaient déjà subi de très gros dégâts et la liste des cibles fut réduite à Kyoto, Hiroshima, Yokohama et Kokura, avec Niigata comme cible secondaire. Les spécificités du bombardement y furent également discutées (hauteur d’explosion, par exemple).
De février à mai 1945, les bombardements incendiaires de Tokyo, notamment celui du 10 mars, (334 bombardiers B-29, 1.700 tonnes de bombes incendiaires au phosphore, magnésium et napalm) firent plus 100.000 victimes
La réunion suivante, le 28 mai, se tint en présence du Lt-Colonel Tibbets, (qui pilotera le B-29 sur Hiroshima) et réduisit la liste des cibles à Kyoto, Hiroshima et Niigata. Ayant été touchée par une bombe incendiaire à la fin du mois de mai, Yokohama n’était plus éligible. Le 30 mai, Stimson raya de la liste Kyoto (la Rome japonaise) qu’il connaissait et dont il appréciait l’importance comme capitale artistique et culturelle du Japon (une légende tenace veut que H. Stimson y ait passé sa lune de miel). Hiroshima parut alors la cible idéale. Nagasaki ne réapparaîtra sur une ébauche de l'ordre de frappe que le 25 juillet, à Tinian, et en quatrième position.
. Oppenheimer prit parti pour un bombardement sans avertissement, et le risque qu’une démonstration tourne au fiasco finit par rallier très vite le Comité à cette idée d’un bombardement sans avertissement. Oppenheimer et Marshall proposèrent de prendre contact avec les Soviétiques, mais le Secrétaire d’État Byrnes fut horrifié à l’idée de partager avec eux le secret de l’arme nucléaire.
Teller proposa de faire exploser la bombe de nuit, sans avertissements, au-dessus de la baie de Tokyo pour éviter les pertes humaines tout en choquant l’opinion. Oppenheimer suggéra d’attaquer avec plusieurs bombes le même jour pour définitivement stopper la guerre. Le général Groves s’y opposa car plusieurs des cibles avaient déjà fait l’objet de bombardements conventionnels et que les effets des bombes ne seraient pas assez significatifs sur ces terrains déjà dévastés. De plus, à cette date, les estimations de la puissance d’une explosion nucléaire (aucun test n’ayant encore été effectué) pourraient ne correspondre au mieux qu’à la moitié, voire au pire à qu'un dixième de ce que pourrait être la réalité. Les effets n’étant pas encore précisément connus, ce n’est qu’après le test de Trinity que la nature de la mission put être scellée.
. Les délibérations du Comité montrent que la présence d’objectifs militaires n’était pas jugée importante (quoiqu’on ait dit ensuite) car le but du bombardement était autant d’ordre psychologique et politique.
Le choix du bombardier B-29 (Silverplate project)
. Dès 1943, le dimensionnement (dimensions et poids) de la bombe en cours de développement à Los Alamos, avait réduit à deux le nombre d'avions alliés capables de larguer cette bombe : l'Avro Lancaster britannique et le Boeing B-29 Superfortress américain, et encore celui-ci devait-il subir des modifications substantielles. Tout autre cellule aurait dû être entièrement redessinée et reconstruite, ou porter la bombe à l'extérieur. William Parsons avait organisé des essais en août 1943, mais aucun B-29 ou Lancaster n'étant disponible, un modèle réduit de Fat Man, Thin Man à l'échelle (2,7 m, échelle ½)) fut utilisé et largué depuis un Grumman TBF Avenger. Les résultats avaient été décevants ; un programme d'essai approfondi s’avérait nécessaire. En réalité les essais dureront jusqu’à la fin de la guerre.
Le seul vecteur possible pour la bombe était ainsi le Boeing B-29 Superfortress, seul bombardier lourd capable d'atteindre le Japon à l'époque. 3.970 exemplaires de l'avion seront construits, dans quatre usines différentes afin d'accélérer la production (5.000 autres, en commande, ont été annulés avec la fin de la WWII). Drôle d’avion, riveté, au museau en verre, que ce B-29 dont les premiers exemplaires sont sortis des usines Boeing de Wichita (Kansas), seulement deux ans après une ébauche sur une chaîne d’assemblage. Enorme quadrimoteur de 2.200 CV, 34 tonnes à vide (60 t. max), de 30,2 m de long avec une envergure démente de 43,1 m, le plus grand que l’Amérique ait alors produit. Capable, avec ses 12 hommes d’équipage, de franchir des hauteurs encore inégalées (10.200 mètres), avant de piquer pour raser le sol, puis de reprendre de l’altitude, sous un angle très raide. Le programme d'armement américain B-29 fut le plus cher de la Seconde Guerre mondiale, dépassant le coût du projet Manhattan de plus d'un milliard de dollars.
. L'Army Air Force retint le Boeing B-29 Superfortress comme le meilleur vecteur possible pour cette nouvelle arme (projet Silverplate). L'usine Glenn L. Martin située à Bellevue, près de la ville d'Omaha, dans le Nebraska, parmi sa production de 536 exemplaires, en modifia 46, dont 14 servirent à l’entraînement, en réunissant les deux soutes à bombes en une seule, pour y loger la nouvelle arme.
En 1943, le Projet Manhattan demande à l'USAAF de se préparer à l'utilisation de la bombe atomique et affecta le colonel Paul Tibbets à la formation et l’entrainement d’un groupe dédié exclusivement à l'emploi des bombes. Le colonel choisit le 393d BS pour être le noyau de cette nouvelle unité et commença l’entraînement à Wendover Army Air Field, à la frontière ouest de l'Utah, contigüe au Nevada, sur le chemin de fer du Pacifique occidental. Le 509th Composite Group, intégrant le 393d BS, est créé le 9 décembre 1944, puis le du 509th Composite Wing le 17 décembre.
De novembre 1944 à juin 1945, l'unité autonome d'environ 1.800 hommes et 15 B-29 spécialement constituée pour un bombardement d’un "type spécial" s'entraine pour le largage de bombes encore en cours de développement. Le colonel Tibbets déclarera son unité opérationnelle le 26 avril 1945 et lui fera alors faire mouvement vers la base de Tinian dans les Mariannes. Les pilotes, en particulier l’équipage de l'Enola Gay, eux resteront stationnés à Wendover jusqu'en juin 1945.
Le choix de Tinian (Iles Mariannes du Nord)
. Les responsables du projet Manhattan et de l'armée de l'air américaine (USAAF) sont convenus en décembre 1944 que les opérations seraient basées dans les îles Mariannes. En février 1945, à Guam, l'amiral Chester W. Nimitz, commandant en chef interarmées des zones de l'Océan Pacifique (CINCPOA) est informé du projet Manhattan. Jusqu'alors, il était prévu que le 509e Composite Group soit basé à Guam, mais Ashworth, qui sera quatre mois plus tard membre du groupe Alberta auquel est rattaché ce Groupe composite, fut frappé par l'encombrement du port et le manque de forces pour réaliser les nécessaires constructions.
Tinian fut préféré, qui disposait de deux grands aérodromes et se trouvait à 200 km plus au nord, une considération importante pour les avions potentiellement surchargés. Cet atoll surélevé culminant à 170 mètres d'altitude, situé en plein Pacifique et équidistant à environ 2.500 km du Japon, de la Papouasie-Nouvelle-Guinée et des Philippines, avait été pris aux Japonais le 01 août 1944.
. La victoire américaine, le 9 juillet 1944, lors de la bataille de Saipan (qui fit 3.400 tués américains et 24.000 japonais, surtout marquée par le suicide massif de 5.000 civils de l'île, « poussés vers la falaise des suicidés » prêts à mourir pour éviter de se rendre aux Américains) avait fait de Tinian, située à 6 km au sud, l'étape suivante dans la conquête des Îles Mariannes. L'île fut prise en seulement 9 jours de combats et déclarée sécurisée le 1er août. Pour la première fois, le napalm, inventé à l'université Harvard en 1942, y fut utilisé. À partir du 10 août 1944, 13.000 civils japonais furent internés par les Américains dans un camp de détention sur l'île. Comme dans d'autres batailles du Pacifique, quelques défenseurs japonais repliés dans des grottes maintinrent l'illusion d'une résistance à l'ennemi et restèrent actifs sur l'île jusqu'à la fin de la guerre. La plupart se rendirent le 4 septembre 1945, après la reddition du Japon ; sur Tinian, toutefois, le dernier défenseur ne fut "capturé" qu'en 1953.
Tinian abritait, au moment de sa conquête, trois aérodromes et un quatrième en construction. Avant même que la conquête de l'île ne soit complète, les Seabees (de CBs, les Construction Battalions de l'United States Navy) commencèrent à adapter l'île aux B-29 : 4 tours de contrôle, des quonsets (hangars en demi-lune de tôles ondulées galvanisées) climatisés pour le travail en laboratoire et sur les instruments, des citernes d’eau et de carburant, 5 entrepôts, un atelier, des bâtiments d'assemblage, d'armement et d'administration, ….
Moins d'un an près la défaite des occupants japonais, les aérodromes de Tinian comptaient 6 pistes de 2.600 mètres, dont quatre à North Field devenu la plus grande base aérienne du monde, capable d'abriter 50.000 hommes et un millier de B-29. En quelques mois, un total de 9.000 missions sur le Japon, partiront de ces aérodromes.
. Pour transporter les quantités énormes de bombes et de matériel depuis le port situé à San Jose au sud-ouest de l’île, un réseau de routes dont la configuration rappelait celle de l'île de Manhattan fut construit et les routes principales furent appelées Broadway, 8e Avenue, … par les soldats.
L’île de Tinian. Au premier plan, les 4 pistes parallèles du complexe Nord.. En haut à gauche, un B-29 de retour de mission.
Le projet Alberta
. Le projet Alberta, également connu sous le nom de projet A, était une section du projet Manhattan qui a contribué à la mise au point des premières armes nucléaires.
Créé le 06 mars 1945, il comprenait 51 membres de l'armée et de la marine, un scientifique britannique et 17 personnels civils du détachement des ingénieurs spéciaux du projet Manhattan. Tous sont volontaires pour la mission. Ils seront répartis en 4 équipes : assemblage de Little Boy, assemblage de Fat Man, observation aérienne et armement aérien. En outre, il y avait 3 officiers supérieurs à Tinian, qui faisaient partie du projet Manhattan mais pas officiellement du projet Alberta. Connus sous le nom de Tinian Joint Chiefs ces derniers avaient le pouvoir de décision sur la mission nucléaire.
. La mission d’Alberta était triple. Il s'agissait tout d'abord de concevoir une forme de bombe pouvant être lancée par voie aérienne, puis de l'acquérir et de l'assembler. Elle a soutenu les travaux d'essais balistiques menés à l'Army Air Field de Wendover, dans l'Utah, par la 216e Army Air Forces Base Unit (projet W-47), ainsi que la modification des B-29 pour transporter les bombes (projet Silverplate). Après avoir achevé ses missions de développement et d'entraînement, le projet Alberta a été rattaché, après l’essai Trinity, au 509e groupe composite à North Field à Tinian, où il a préparé les installations, assemblé et chargé les armes, et participé à leur utilisation.
La taille de la bombe Thin Man (5,2 m), en cours de développement à Los Alamos depuis 1943, a réduit le nombre d'avions alliés capables de larguer la bombe à l'Avro Lancaster britannique et au Boeing B-29 Superfortress américain, bien que ce dernier ait dû subir des modifications substantielles. Toute autre cellule aurait dû être entièrement redessinée et reconstruite, ou porter la bombe à l'extérieur. Aucun B-29 ou Lancaster n'étant disponible, un modèle réduit de Thin Man à l'échelle 2,7 m est utilisé et largué depuis un Grumman TBF Avenger. Les résultats furent décevants, la bombe tombant dans une vrille plate, impliquant la nécessité d’un programme d'essai approfondi.
D'autres essais d'avions B-29 Silverplate et de bombes Thin Man et Fat Man ont donc été effectués à l'Army Air Field de Muroc en mars et juin 1944. En octobre, les essais seront transférés à l'aérodrome de Wendover, dans l'Utah, sous la direction de William Parsons.
. En premier lieu, il fallut recruter des « ouvriers de l'armement, des soudeurs et des machinistes expérimentés », puis les former et les entraîner. La sélection fut sévère et plus de 80 % des candidats furent écartés. Incorporés dans le 509e groupe composite de Tibbets, celui-ci atteignit son effectif complet en mai 1945.
Outre la supervision de l’adaptation des B-29, le projet dut assurer la production des équipements spéciaux permettant le transport des bombes atomiques en pièces détachées pour réduire le risque d'accident et garantir leur assemblage final localement. Les fournitures seront envoyées, toujours en triple exemplaire : une à Tinian, une à Iwo Jima (une base alternative d'urgence) et une à Inyokern, en Californie (une base « d'entraînement » pour s’assurer de la faisabilité du montage).
. A Tinian, le projet Alberta se concentrera d'abord sur les services de sécurité et de logement, puis sur l'assemblage et la modification des hangars et des avions afin d’’assembler, abriter, transporter et larguer les bombes nucléaires. L’objectif majeur du projet y sera de tester le système de largage des bombes, en utilisant des B-29 modifiés et des bombes Pumpkin hautement explosives pour s'entraîner. Ce sont des « mannequins » explosifs de taille similaire aux bombes à larguer sur certaines cibles japonaises pendant les deux mois qui précèdent le lâcher des bombes. La première bombe nucléaire, Little Boy, devait être opérationnelle le 1er août 1945, mais Parsons et le projet ont connu d'importants revers, notamment la libération accidentelle d'une bombe et quatre atterrissages en catastrophe de B-29 sur Tinian.
Tinian
. La mobilisation des personnels à Tinian va s’étaler du 25 avril à juillet 1945, les derniers contingents arrivant de Los Alamos après l’essai Trinity. Le 509e groupe comptait alors à Tinian 1.767 hommes dont 225 officiers ainsi que 68 membres du projet Alberta. Se trouvaient également sur place, 3 représentants de Washington.
Parmi eux, une vingtaine de pilotes et quelques techniciens, autour d'une poignée de bombardiers B-29 spécialement adaptés (parmi plusieurs centaines) ; une cinquantaine d’hommes, petite partie du 509e Groupe composite, qui ne savent pas ce qu’ils font et vont faire exactement sur cette base, à côtoyer 6.000 hommes des autres groupes surchargés de maintes missions. Alors qu’on leur avait parlé d’une nouvelle arme, le « Gadget », avec leurs B-29 qui ne décollent pas, sauf pour larguer, à titre d’entraînement, des tonnes de poubelles d’une hauteur pas possible sur des îles-volcan désertes, avant de changer brusquement de cap … Personne ne sait vraiment ni à quoi il s’entraîne, ni où il va précisément se rendre, ni pour larguer quoi ! Tout au plus, quelques missions de reconnaissance au-dessus du Japon et les bombardements de l’atoll Truk, et des îles Marcus, Rota et Guguan.
. Le croiseur USS Indianapolis a embarqué au chantier naval de l'United States Navy, au sud-est de la baie de San Francisco, une mystérieuse caisse contenant 3 "Kits d'assemblage de bombe" (un pour Little Boy, un pour Fat Man et un de rechange), éléments d'un « projet secret ». Appareillé pour une Destination O (désormais le nom de code de Tinian), l'Indianapolis quitte San Francisco le 16 juillet (le jour même de l’explosion Trinity) après des essais en mer accélérés ; il arrive à Pearl Harbor (Iles Hawaï) le 19, battant tous les records de vitesse. Il repart pour Tinian sans escorte, atteignant l'île le 26 juillet ; il avait parcouru 5.000 milles marins (9.260 km) en seulement 10 jours.
Il livra à la base aérienne américaine les éléments des deux bombes atomiques, ainsi que des bombes Pumpkin, bombes aériennes conventionnelles pour l’entrainement, d'un format géométrique semblable aux bombes atomiques. Le 30 juillet 1945, soit quatre jours après avoir livré la mystérieuse caisse, l’USS Indianapolis, qui navigue en mer des Philippines, est torpillé par le sous-marin I-58 de la Marine impériale japonaise. Il coule en douze minutes, emportant avec lui environ 300 des 1.195 membres d'équipage, un naufrage qui reste à ce jour le plus meurtrier de l'histoire de la marine militaire américaine.
. Le 21 juillet 1945, alors que l'USS Indianapolis naviguait par anticipation depuis déjà 5 jours, le président Harry S. Truman approuva le largage des bombes sur le Japon. Le 24 juillet, l'ordre est relayé par le secrétaire à la Guerre, Henry Lewis Stimson. Le lendemain 25 juillet, le général Thomas Handy, chef d'état-major par intérim de l'armée américaine (le général George C. Marshall était à la conférence de Potsdam avec le président Truman) envoie un ordre secret au général Carl A. Spaatz, qui commande les forces aériennes stratégiques du Pacifique à Guam, autorisant le largage de la bombe "dès que les conditions météorologiques le permettront, après le 3 août environ". L'ordre mentionne 4 cibles : Hiroshima, Kokura, Niigata et Nagasaki. Nagasaki réapparait dans la liste de cet ordre écrit, qui sera le seul, concernant l'utilisation de la bombe atomique. L'ordre n'évoque pas la nature de l’explosif, se contentant de mentionner une bombe spéciale. Cet ordre fut donné avant même que l'ultimatum de Potsdam ne soit publié le 29 juillet. Spaatz est chargé d'en informer Mac Arthur et Nimitz.
. Le projet Alberta, n'ayant pas reçu de nouvel ordre, a poursuivi le plan visant à préparer Little Boy pour le 1er août 1945 et Fat Man dès que possible par la suite. Entre-temps, une série de 12 missions de combat, a but autant d’entrainement que de destruction, ont été effectuées entre le 20 et le 29 juillet contre des cibles au Japon, au moyen en particulier des nouvelles bombes Pumpkin.
. Le 28 juillet et le jour suivant, 4 avions de la Green Hornet line s'envolèrent depuis l'Australie pour apporter les derniers composants nécessaires aux bombes : le cœur en plutonium pour Fat Man et les 6 cylindres en uranium pour Little Boy. Celle-ci est complètement assemblée et prête à l'emploi le 31 juillet. Les composants de Fat Man arrivèrent le 2 août, et l’assemblage de cette deuxième bombe fut achevée le 7 août.
. Quatorze assemblage-maquettes Little Boy, L1 à L14, seront utilisés lors de largages d'essai. Un fut utilisé lors de la répétition générale sur Iwo Jima le 29 juillet. L'expérience sera renouvelée le 31 juillet, mais cette fois-ci L6 est largué près de Tinian par Enola Gay ; L11 est l'assemblage utilisé pour la bombe d'Hiroshima.
L'assemblage d'une unité Fat Man était une opération plus risquée. Pour pouvoir travailler à l’aise et par souci de sécurité, le nombre d’admis à l'intérieur des quonsets est strictement limité. Le premier assemblage Fat Man, connu sous le nom de F13, a été assemblé le 31 juillet et a été utilisé lors d'un essai de largage le jour suivant. Trois ensembles de pré-assemblages armés Fat Man, désignés F31, F32 et F33, arrivèrent sur un B-29 le 2 août. Lors de l'inspection, F32 se révéla fissuré et inutilisable. Les deux autres furent assemblés, le F33 étant destiné à la répétition et le F31 à l’utilisation opérationnelle.
. Les tâches sur Tinian ont été accomplies à une vitesse incroyable. Les bombes étaient prêtes à être déployées dans les trois semaines suivant le succès du test Trinity. Treize jours après l'essai du 16 juillet, tous les composants de la bombe étaient arrivés. Deux jours plus tard, la formation et les tests pour la première bombe étaient terminés. Le lendemain, Little Boy était prêt à être chargé et livré. Il restait donc cinq jours avant l'utilisation effective de la bombe, le 6 août.
Hiroshima (Little Boy, U235, canon)
. Une Little Boy non armée fut installée pour l’entrainement dans un B-29. On craignait en effet que l'avion s'écrase et que la bombe se déclenche accidentellement, pulvérisant immédiatement une grande partie de l'île. Les accidents avec ces bombardiers étaient courants ; en l'espace d'une semaine à Tinian, 4 B-29 s'écrasèrent et brûlèrent sur les pistes. Une explosion nucléaire pouvait également se déclencher si la bombe tombait d’une hauteur de 5.000 m, ou si la bombe tombait dans l’eau (qui serait alors un modérateur).
Les militaires ne pouvaient se permettre de prendre des risques. Si un B-29 s'écrasait avec une Little Boy, les conséquences seraient catastrophiques. Il fut ainsi d’abord envisagé, pour le décollage d’Enola Gay, d'évacuer de l'île les 20.000 personnes présentes sur Tinian, mais il fut finalement décidé que l'armement, une des phases les plus délicates de la mission, se ferait en vol après le décollage et donc que les 4 sacs de poudre de cordite seraient chargés dans la culasse du canon en vol. L'équipe s'entraîna sans relâche pour peaufiner la mission et plus particulièrement Parsons qui était chargé d'armer la bombe en vol avec toutes les responsabilités que cela impliquait.
. Les ordres précisaient que les cibles devaient être visées … visuellement, de peur que le ciblage radar n’engendre des erreurs. Le ciblage visuel impliquait que le ciel devait être relativement dégagé. Aussi des B-29 solitaires se rendirent chaque jour vers les villes cibles et transmirent par radio des rapports météorologiques.
. Les Américains étaient extrêmement fiers du viseur gyroscopique de bombardement Norden qui permettait, en théorie, de « placer une bombe dans un tonneau » depuis 7.500 m d’altitude. En fait, un bombardier volant à 7 500 m d’altitude à 250 km/h doit larguer sa bombe 3.000 m avant la cible pour la toucher après 38 s de chute libre : une erreur de 1% sur l’altitude (= 75 m) ou la vitesse au sol (= 3 km/h) induit une erreur de 1% sur la position de l’impact (30 m), à laquelle s’ajoute les effets du vent, de la résistance de l’air, de la pression et de l’humidité et d’un largage un peu trop tôt ou trop tard… Un équipage entraîné avait, dans des conditions de visibilité optimales, une probabilité de 1% de toucher une cible de 30 m de côté depuis 7.500 m (autrement dit il fallait 200 bombardiers pour être quasiment certain d’avoir détruit la cible). En 1943, les équipages plaçaient en réalité 16% seulement de leurs bombes à moins de 300 m de la cible visée lors d’un bombardement en altitude. En 1945, le pourcentage de réussite s’élevait à 32% de bombes à moins de 300 m (60% dans le cas d’un bombardement à basse altitude).
Parsons (à droite) supervise le chargement de Little Boy dans la soute à bombes de l'Enola Gay.
Little Boy hissée dans la soute de l’Enola Gay. La fosse était nécessaire en raison de la garde au sol réduite du B-29.
. Seules quelques personnes étaient au courant des ordres donnés par le président Truman, et ce n’est que le 05 août que les pilotes du 509è Groupe composite, sont informés du succès de l’essai au Nouveau-Mexique (l’information était restée cachée depuis trois semaines) et que la bombe qu’ils vont larguer est une première dans l’histoire de l’armement, la plus destructrice jamais construite, qui va tout raser à 5 km à la ronde.
Le 05 août, Tibbets baptise formellement son B-29 Enola Gay, d'après le nom de sa mère. Ce même jour, le ciel fut finalement jugé suffisamment clair pour permettre un bombardement le lendemain. La presse, prévenue, a fait le voyage pour fixer le tournant du siècle.
. A Hiroshima, plusieurs fois par semaine, au moindre mouvement dans le ciel, redoutant de subir le même sort que Tokyo en mars 1945 (bombardements incendiaires), les soldats moulinaient les alarmes. Mais jusqu’à présent, rien n’est tombé du ciel ! Beaucoup de Japonais ont fuit les grandes villes ; restent sur place, quelques médecins et religieux, mais surtout des enfants « déguisés » en guerriers ou pompiers, des veuves, des vieillards. On abat des constructions pour aménager des zones coupe-feux. Ce 06 août 1944 est un lundi, et comme tous les lundis, c’est le jour des jugements : l’armée lève ses fusils pour tirer sur les lâches !
. Enola Gay décolle le 06 août à 02h45, avec un surpoids de 7,6 tonnes et un poids brut proche du maximum. Ils sont 12 hommes par appareil, à s’envoler avec leur pilule de cyanure … au cas où !
Un premier bombardier éclaireur, le Straight Flush, précède Enola Gay, le porteur de « gadget » piloté par Paul Tibbets et son co-pilote R.Lewis, avec à son bord William Parsons qui doit armer, en vol, la bombe atomique Little Boy : extraire une culasse grosse comme le poing et y placer les 4 charges explosives faites de cordites (spaghettis de poudre) enfermés dans des sacs. La moindre erreur, et … ! Deux autres bombardiers l’accompagnent : le Great Artiste (mesures et relevé de données) et le Necessary Evil (photographies, films).
L'armement de la bombe commença 8 minutes après le début du vol et dura 25 minutes. Parsons, en tant que " weaponeer ", était aux commandes de la mission. Parsons et son assistant, le sous-lieutenant Morris R. Jeppson, pénètrent dans la soute à bombes de l'Enola Gay en empruntant l'étroite passerelle située à bâbord. Jeppson tient une lampe de poche pendant que Parsons déconnecte les fils de l'amorce, retire le bouchon de culasse, insère les sacs de poudre, replace le bouchon de culasse et reconnecte les fils.
La mission se déroule comme prévu et est exécutée sans problème majeur. Les trois avions sont arrivés au-dessus d'Iwo Jima environ trois heures après le début de la mission. Des équipes y avaient été détachées au cas où Enola Gay aurait été forcé d'y atterrir.
. Seulement quelques semaines avant le lâcher des bombes, la conquête d’Iwo Jima (à 1200 km de Tokyo), le 26 mars 1945, avait supprimé le risque posé par les radars et les chasseurs japonais sur la route des B-29, et permettait qu’ils soient escortés par des chasseurs tout en offrant un terrain de secours aux bombardiers endommagés ou à court d’essence. Après la conquête d’Okinawa le 22 juin 1945, tout le sud du Japon fut à portée des bombardiers tactiques, ainsi que des porte-avions de l’US Navy.
Les appareils en ont décollé ensemble à 06h07. Avant de prendre de l'altitude en vue de l'approche de la cible, Jeppson fait passer du vert au rouge les trois fiches de sécurité situées entre les connecteurs électriques de la batterie interne et le mécanisme de mise à feu. La bombe est alors complètement armée ; il fut le dernier à la toucher. 15 minutes après que les sécurités de la bombe eurent été retirées, à 07h30, 90 minutes avant l'heure de survol de la cible, les B-29 entament une montée jusqu'à l'altitude de bombardement de 9.150 mètres (30.000 pieds).
. Un nuage de brume voile le littoral de Nagasaki, les cibles de l’île de Kyūshū, Kokura et Nagasaki sont donc délaissées. « On dégage vers C-1 », le nom de code pour Hiroshima, en réalité une cible idéale avec son relief encaissé. Là aussi la couverture nuageuse va nécessiter de descendre de 30.000 pieds à 15.000, mais de fait bien plus bas … à portée de tirs ennemis. Environ une heure avant le bombardement, les Japonais ont détecté l'approche d'un avion américain sur l’île de Honshu au sud de l'archipel. L'alerte est déclenchée avec des annonces à l'intention de la population et l'interruption des programmes de la radio dans plusieurs villes. L'avion survola Hiroshima et disparut. Cet avion était le B-29 de reconnaissance, le Straight Flush, qui signala de bonnes conditions de visibilité pour le bombardement. Les radars japonais détectèrent ensuite un nouveau groupe d'avions à haute altitude, mais leur faible nombre, seulement trois, fit que l'alerte fut levée après une dizaine de minutes. Il s'agissait des trois B-29 du raid sur Hiroshima qui évoluaient à plus de 9.500 mètres d'altitude.
. Peu avant 08h05, Enola Gay arriva au-dessus de la ville. L'ordre de bombarder fut donné par Tibbets et le major Thomas Ferebee l'exécuta en visant le pont Aioi, reconnaissable par sa forme en « T », qui constituait un point de repère idéal au centre de la ville. Peu après 08h15, la bombe Little Boy sortit de la soute à une altitude de 9.450 m (31.000 pieds).
Le 06 août 1945, à 08h16m02s, après 45,5 secondes de chute libre, activée par les capteurs d'altitude et ses radars, Little Boy explosa à 580 mètres d’altitude à la verticale de l'hôpital Shima, en plein cœur de l'agglomération, à environ 300 m au sud-est du pont initialement visé, libérant une énergie équivalente à environ 15.000 tonnes de TNT. Le silence, aucun bruit, bien qu’une boule blanche déchire d’un coup le ciel avant de tout embraser puis de créer un typhon violent qui cueille tout.
Simultanément, le Great Artiste, avec à son bord 4 membres du projet Alberta, largue ses trois bidons Bangometer, pour mesurer la force de l'explosion, mais à l'époque cela n'a pas été utilisé pour calculer le rendement. Après quoi les B-29 effectuent immédiatement des virages en piqué à 155 degrés, le Great Artiste à gauche et l'Enola Gay à droite.
Les ondes de choc primaires et "en écho" ont atteint les B-29 une minute après l'explosion, et le nuage de fumée a été visible par les équipages pendant 90 minutes, alors qu'ils se trouvaient à près de 400 miles (640 km) de distance. Bernard Waldman était le caméraman à bord de Necessary Evil, l'avion d'observation. Il était équipé d'une caméra Fastax spéciale à haute vitesse afin d'enregistrer l'explosion. Malheureusement, Waldman, sans doute écrasé par l’évènement, a oublié d'ouvrir l'obturateur de la caméra et aucune pellicule n'a été exposée. Les seules images du champignon atomique ont été prises par Harold Agnew, tandis que Robert Caron a pris la photo définitive du nuage depuis la position du mitrailleur de queue de l'Enola Gay.
L'Enola Gay tourna en rond pendant moins d’une heure, puis les aviateurs « héroïques » regagnèrent Tinian à 14h58. Les deux autres B-29 chargés de collecter des données et des prises de vues restèrent suffisamment longtemps autour du site de l'explosion pour photographier le champignon atomique et les dégâts, filmer les alentours et recueillir des informations sur la mission.
L’Enola Gay atterrit après sa mission sur Hiroshima.
La bombe a explosé directement au-dessus de l’hôpital Shima, au centre d’Hiroshima, tuant instantanément tous les patients, médecins, infirmières et visiteurs du bâtiment. La vague de chaleur a carbonisé tout être vivant dans un rayon de 500 mètres et brûlé toute peau découverte dans un rayon de 2 kilomètres. La température instantanée du sol varia entre 3.000 et 4.000 °C, soit plus chaude que la surface du soleil (le fer fond à 1.535 °C !) Ceux qui ont vu le flash n’ont pas vécu assez longtemps pour ressentir leur cécité. Il n’y a pas eu de panique massive ; les habitants d'Hiroshima n'avaient pas été prévenus ; ils n’étaient pas prêts à paniquer. Environ 70.000 civils sont tués sur le coup et tout est détruit sur environ 12 km2.
Les Soviétiques sortent de leur neutralité
. L'attaque sans précédent sur Hiroshima ne suffit pas à vaincre la détermination des généraux japonais. Ceux-ci sont révulsés par la menace de voir l'empereur condamné comme criminel de guerre et l'Empire aboli. Par contre, elle convainc Staline, qui avait rompu le pacte de neutralité avec les Japonais en avril, d’attaquer le Japon avant qu'il ne se rende aux Américains.
Dès le surlendemain de la bombe, le 8 août, Staline déclare la guerre au Japon et lance ses troupes en Mandchourie. En l'espace d'une journée, toute l'armée de Mandchourie, soit 1,2 million de soldats japonais, s'est rendue à l'agresseur. Pour les Japonais, c'est une défaite sans nom malgré l'héroïsme désespéré des fantassins qui attaquent les chars soviétiques à la baïonnette, au cri de « Banzaï ».
. Une guerre de frontière non déclarée a été décidée lors de la bataille de Khalkhin Gol (1939) qui se déroula à la frontière de la Mongolie-Mandchourie, cette dernière étant occupée depuis 1931 par le Japon. L'Union soviétique gagna de façon décisive et dissuada le Japon de toute nouvelle agression pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1941, deux ans après la guerre de frontière, le Japon et l'Union soviétique signèrent un pacte de neutralité le 13 avril 1941. Quelques mois plus tard, le Japon envisagera la rupture du pacte lorsque l'Allemagne nazie envahit l'Union soviétique (opération Barbarossa), (22 juin 1941 – 05 déc. 1941), mais ne le fit pas.
En 1945, les soviétiques neutraliseront l’armée japonaise en Mandchourie et occuperont Sakhaline (Karafuto) et les Kouriles. Le Japon perdra le sud de l’île de Sakhaline, qui avait été partagée avec la Russie en vertu du traité de Portsmouth (1905), les Kouriles du Nord, obtenues au traité de Saint-Pétersbourg en 1875, et les Kouriles du Sud, désignées comme japonaises par le traité de Shimoda, originellement conclu en 1855. En février 1946, l’accord de Yalta (04 au 11 février 1945) sera rendu public : l’Union soviétique s’était engagée à entrer en guerre contre le Japon 90 jours après la défaite de l'Allemagne, en échange de la partie méridionale de Sakhaline et des îles Kouriles. En avril 1945, Moscou avait annulé le pacte de neutralité. Moscou allait créer l’oblast (région) de Sakhaline-Sud dans les territoires occupés et y établir une administration. Des Russes commencèrent alors à migrer en direction des Kouriles du Sud et les quelque 17.000 Japonais qui y vivaient seront expulsés en 1947-1948.
Les militaires japonais savent qu’Hiroshima a fait l’objet d’une attaque majeure le 6 août, mais n’en connaissaient pas la nature particulière. Après avoir entendu l’annonce radio américaine, le haut commandement du pays se réunit et décide d’envoyer une équipe scientifique pour enquêter. Un physicien nucléaire japonais identifia une bombe atomique.
La débandade face aux Soviétiques achève de convaincre les généraux japonais de mettre fin à une résistance désespérée. Ils appréhendent plus que tout l'invasion de l'archipel par des troupes communistes qui installeraient un gouvernement à leur dévotion. Ils préfèrent à tout prendre les Américains et souhaitent seulement qu'Hirohito, symbole essentiel de la nation, soit maintenu sur le trône. Le bombardement de Nagasaki n'eut ainsi aucune incidence sur la décision de capitulation japonaise, et à quelques heures près aurait pu être évité !
À Washington, c'est la consternation. Truman a perdu son pari de faire fléchir les Japonais et, plus grave que tout, a provoqué l'intervention soviétique contre le Japon. Il décide donc de jouer sans attendre sa dernière carte.
Nagasaki (Fat Man, Pu239, implosion)
. A Guam le 07 août, lendemain de l'attaque d'Hiroshima, on discuta de la suite des événements. Une bombe Fat Man pourrait être prête pour le 11 août, comme prévu à l'origine, mais les rapports météorologiques indiquant de mauvaises conditions de vol ce jour-là, on envisagea d’accélérer la préparation pour le 09 août.
. Le 09 août, le jour même, Truman donne l'ordre de larguer la deuxième et dernière bombe atomique dont il dispose à ce jour. Pour cette mission, outre le B-29 Bockscar, l'avion d'instrumentation était à nouveau le Great Artiste, piloté par Frederick Bock (avec à bord William L. Laurence, correspondant du New York Times !), et l'avion d'observation Big Stink. Robert Serber, du projet Alberta, était censé être à bord, mais le pilote de l'avion, Hopkins Jr a refusé de l’embarquer parce qu'il avait oublié son parachute. Serber étant le seul membre de l'équipage à savoir faire fonctionner la caméra à grande vitesse, objet de la mission de l'avion, Hopkins dut se contenter des instructions par radio depuis Tinian pour son utilisation.
Les conditions météorologiques, qui ont contraint à avancer la mission de deux jours (décision prise localement sans consulter quiconque à Washington), ont également dicté un changement du point de rendez-vous des trois B-29 à Yakushima (une petite île de l'archipel Ōsumi, située au sud du Japon, tout près de Kyūshū), et donc beaucoup plus proche de la cible, et imposé une altitude de croisière de 17.000 pieds (5.200 m) au lieu de 9.300 pieds (2.800 m), deux facteurs qui ont considérablement augmenté la consommation de carburant. D’autant que l'inspection de l’appareil avant le vol avait montré le non-fonctionnement de la pompe de transfert de carburant dans le réservoir arrière de la soute à bombes, d'une capacité de 625 US gallons (2.370 litres) réduisant d’autant l’autonomie de l’appareil. Mais la décision a été prise d’effectuer la mission malgré tout.
La bombe au plutonium « Fat Man » est déposée sur un chariot avant d’être chargée sur le B-29 Bockscar.
La conception de la bombe au plutonium permettait sans risque de l’armer au sol. Lorsque Bockscar a atteint une altitude de 5.000 pieds (1.500 m étant la hauteur minimum pour éviter une détonation accidentelle), il n'y eut qu’à retirer les sécurités, 30 minutes après le décollage de 03h45. On découvrit alors que le voyant rouge d'armement de la boîte noire reliée à Fat Man était allumé, ce qui indiquait que le circuit de mise à feu était fermé. Il fallut une demi-heure pour isoler l'interrupteur défectueux à l'origine du dysfonctionnement et corriger le problème.
Lorsque le point de rendez-vous (Yakushima) fut atteint à 09h10, seul Great Artiste était présent au côté de Bockscar : l'avion d’observation Big Stink, n'apparut pas. Les avions météorologiques signalèrent à ce moment-là que les paramètres visuels requis étaient acceptables, tandis que Bockscar tournait autour de Yakushima en attendant l'avion d’observation. En raison du silence radio de ce dernier, la mission se poursuivit sans l'avion d’observation, avec 30 minutes de retard sur l'horaire prévu.
Lorsque Bockscar arriva 30 minutes plus tard au-dessus de Kokura, une ville arsenal, cible initialement programmée, la couverture nuageuse (et de fumées) avait atteint 70 % de la zone, et trois passages des bombardiers au cours des 50 minutes suivantes ne donnèrent aucun résultat : la visibilité restait insuffisante. Les commandants décidèrent de réduire la puissance pour économiser du carburant et le pilote, Charles Sweeney, décida de se reporter vers la cible secondaire, Nagasaki, pour bombarder au radar, si nécessaire, les principales usines de la ville. Le destin de Nagasaki était scellé !
À 07h50, une alerte aérienne fut donnée à Nagasaki, mais fut rapidement levée aux alentours de 08h30. Quand les avions apparurent au-dessus de la ville vers 10h56, les Japonais pensèrent qu'il s'agissait d'avions de reconnaissance, alors courants, et aucune alarme ne fut donnée.
Quelques minutes avant l'explosion de la bombe, le Great Artiste parachuta des instruments scientifiques. Des messages à destination du professeur japonais Ryôkichi Sagane accompagnaient l'équipement parachuté. Ce physicien nucléaire avait travaillé dans les années 1930 au département des radiations de l'université de Californie, où il avait rencontré les scientifiques américains Luis Álvarez, Philip Morrison et Robert Serber, futur acteurs du projet Manhattan. Le message est arrivé entre les mains des Japonais, mais n'a pas été remis à Sagane-san, qui n'a pu le lire qu'un mois plus tard, à la fin des hostilités. Le message lui demandait d'avertir le public japonais des dangers de la bombe atomique. En 1949, Sagane rencontrera Luis Álvarez, qui lui signera le message !
Bockscar
L’approche au radar commença à 10h58, et à 11h02, une trouée dans les nuages sur Nagasaki permit au bombardier de Bockscar, le capitaine Kermit Beahan, de viser la zone prévue, une vallée avec des industries, entre les deux cibles potentielles : l'usine d'aciérie et d'armement de Mitsubishi au nord et l'usine de torpilles Mitsubishi-Urakami au sud. Fat Man fut alors larguée et explosa à 469 mètres d'altitude, avec deux heures de retard sur le programme. L'explosion d'une puissance de 20 kilotonnes détruisit 3,8 km2 de bâtiments dans le district d'Urakami.
. William Penney, un spécialiste anglais de l’hydrodynamique avait participé au programme Tube Alloys en 1943 avant de rejoindre Los Alamos en mai 1944. Il s’occupa plus particulièrement des conséquences de l’explosion nucléaire (effet de souffle, rôle de la brume, effets du relief, altitude optimale de l’explosion) et suggéra une explosion à plus haute altitude (500 m) qu’initialement envisagée pour que la boule de feu touche à peine le sol pour limiter les contaminations radioactives de longue durée. À bord du B-29 Big Stink, il participa, en observateur, à la mission sur Nagasaki le 09 août 1945.
L'avion d’observation Big Stink, arrivé en solo, survola Nagasaki à temps pour accomplir sa mission.
Trois ondes de choc atteignirent les deux avions. Great Artiste continua sa mission scientifique autour de Nagasaki pendant que Bockscar se dirigeait vers le sud. Le retour vers Tinian étant impossible faute de carburant, Bockscar risquait de devoir se poser en mer. Après avoir tenté en vain pendant 20 minutes de contacter la tour de contrôle de l'aérodrome de Yontan pour obtenir l'autorisation d'atterrir, Sweeney décida d'y atterrir, Okinawa, étant alors sous occupation américaine. C'est quasiment en planant que le bombardier arriva sur la piste, un moteur s'était déjà arrêté en vol. Une vingtaine de minutes plus tard, Great Artiste atterrissait à son tour accompagné de Big Stink.
Les trois avions firent le plein de carburant et retournèrent à Tinian où ils arrivèrent sans dommages le 09 août à 23h30.
La bombe a explosé au-dessus de la cathédrale principale du quartier des hôpitaux et des écoles. C’était là que vivaient les 12.500 catholiques de Nagasaki, et 8.500 d’entre eux furent tués sur le coup. Au total, les deux armes ont tué environ 100.000 civils sur le coup (le même nombre qui a péri lors des bombardements incendiaires de Tokyo dans la nuit du 9 au 10 mars 1945). 250.000 autres personnes mourront ensuite de cancers liés aux bombes.
Ce même jour, d’autres B-29 larguèrent 3 millions de tracts sur les villes japonaises avertissant que les bombes atomiques seraient utilisées pour détruire toutes les ressources militaires du pays à moins que l'empereur ne mette fin à la guerre.
La troisième bombe atomique ? La reddition du Japon.
. Quelques heures avant d’apprendre la capitulation finale du Japon, le 14 août 1945, Truman confia avec regret à un diplomate britannique qu’il n’aurait « pas d’autre choix » que d’ordonner une troisième attaque à la bombe atomique.
. Les usines du projet Manhattan pouvaient, mi-1945, produire suffisamment de combustible pour un peu moins de trois bombes et demie par mois, mais des modifications de la conception des bombes étaient envisagées afin de leur permettre, si la guerre venait à se poursuivre, de produire plusieurs bombes supplémentaires par mois. Les responsables pensaient qu’ils devraient recourir à la guerre nucléaire et envahir le Japon. Ils croyaient que la bombe atomique serait une nouvelle arme puissante, mais ils n’étaient pas certains qu’elle serait vue comme une arme décisive. Il était impossible de savoir comment elle allait affecter la volonté du gouvernement japonais à se battre. Les Américains savaient, grâce à des communications interceptées des services de renseignements japonais, que le cabinet du Japon était divisé.
Si les États-Unis voulaient que le Japon se rende, ils devaient trouver un moyen de surmonter la domination militariste. Les bombardements conventionnels ne suffiraient pas. Les bombes incendiaires américaines détruisaient des villes japonaises à un rythme régulier depuis quelques mois. Il y avait 350 B-29 basés aux Mariannes en décembre 1944, 700 en avril (avec l’arrivée du XX° BG de Chengdu en Chine) et 1.000 en juillet 1945. Début août, les 40 principales villes japonaises étaient en grande partie rasées, causant 300.000 morts, 450.000 blessés et 10 millions de sans abris (441 B-29 furent perdus en six mois). Les premiers raids nocturnes massifs contre Tokyo tuèrent à eux seuls plus de 100.000 personnes et laissèrent un million de citoyens sans abri, et ce en l’espace d’une nuit. Fin juillet, les États-Unis avaient bombardé plus de 60 villes japonaises, et pourtant les Japonais ne changeaient pas d’avis concernant leur capitulation.
. Rien n'indiquait, cependant, que deux bombes suffiraient à mettre fin à la guerre. Une troisième bombe Demon Core (Cœur de démon) avait donc été préparée. Leslie Groves au lendemain du bombardement de Nagasaki : « Nous avons gagné 4 jours dans la fabrication et pensions expédier les composants finaux depuis le Nouveau-Mexique le 12 ou 13 août. Pourvu qu'il n'y ait pas de difficultés imprévues concernant la fabrication […], la bombe devrait être prête à être larguée le premier jour de météo correcte après le 17 ou 18 août. »
. Ainsi, prête à quitter Los Alamos le 12 ou le 13 août elle pouvait être assemblée à Tinian avant la fin du mois d'août pour un lancement éventuel le même mois. 8 autres bombes devaient être disponibles en novembre et le général George Marshall, le chef d'état-major de l'armée américaine, avait demandé qu'elles soient mises en réserve pour viser des cibles tactiques en soutien d’une éventuelle invasion du Japon. Le projet Alberta disposait encore de trois assemblages d'essai. Le 14 août, la veille de la capitulation, 7 B-29 avaient effectué des missions de bombardement Pumpkin, au cas où …
. Le 12 août, à Washington, Truman peut fièrement annoncer avoir reçu un télégramme du gouvernement japonais par lequel celui-ci déclare accepter une capitulation sans condition.
L'empereur Hirohito annonce à son peuple, le 15 août, la capitulation du Japon et donne l'ordre d'accepter les conditions de l'ultimatum des Alliés, lancé le 27 juillet. A leur domicile, à leur travail ou dans la rue, les Japonais, sidérés, entendent pour la première fois à la radio la voix de leur empereur qui annonce sa décision de mettre fin à la guerre et la justifie par le fait que « l'ennemi a commencé de recourir à une bombe de l'espèce la plus cruelle qui soit, à la puissance incalculable et susceptible de briser la vie d'innombrables innocents ». L'empereur se garde habilement de faire allusion à l'attaque massive de l'Armée rouge et à l'effondrement de l'armée de Mandchourie. Il veut modérer l'humiliation de la défaite en l'attribuant seulement à la cruauté d'une arme nouvelle. Il veut aussi n'avoir de compte à rendre qu'aux Américains, dont il espère qu'ils respecteront la Constitution impériale du Japon.
. Et même si la reddition japonaise, le 15 août, rend la troisième bombe inutile, les scientifiques du projet Manhattan entendent tout de même poursuivre leurs recherches.
. Le 02 septembre 1945, à bord de l’USS Missouri, le général américain Douglas MacArthur reçoit la capitulation sans condition du Japon. La Seconde Guerre mondiale est terminée ... mais le monde entre dans la crainte d'une apocalypse nucléaire.
. Aujourd’hui encore, les historiens sont en désaccord sur les causes exactes de ce revirement, car les rôles des bombes atomiques, de la déclaration de guerre soviétique et des forces internes japonaises sont très difficiles à démêler, et ont probablement tous participé à la prise de décision finale.
Dans la sidération, le 15 août 1945, à la radio et dans les haut-parleurs, les Japonais entendent la voix d'un empereur de 44 ans (pour la première fois dans l'histoire japonaise !). La voix d'un dieu vivant, selon la mythologie japonaise, descendant direct de la déesse du soleil, Amaterasu.
Hiroshima, le jour d’avant
En ce début du mois d’août 1945, Tokyo, Nagoya, Osaka, Kobe, Hokkaido et des dizaines d’autres villes du Japon sont en ruines, après les bombardements massifs des B-29 de l’armée de l’air américaine. Depuis des mois, les super-forteresses volantes de l’US Air Force ont largué des milliers de bombes sur les agglomérations de l’archipel. Dans le sud-ouest du pays, Hiroshima, 340.000 habitants environ, au bord de la mer du Japon, est l’une des très rares villes à avoir été épargnée par ces raids.
Une cible militaro-industrielle stratégique
En Europe, la guerre est terminée depuis presque trois mois. Benito Mussolini a été exécuté le 28 avril 1945. Adolf Hitler s’est suicidé deux jours plus tard. Mais l’empereur Hirohito, ultime pilier de l’Axe fasciste et généralissime d’une armée en déroute, refuse obstinément de capituler. La déclaration des Alliés à la conférence de Potsdam le 26 juillet 1945 et la menace d’un prochain débarquement américain ne changent rien. Le régime militaire continue d’entretenir l’illusion que le Japon peut encore gagner la guerre. À Hiroshima, des banderoles visibles à chaque coin de rue martèlent le message officiel : « À bas les Américains et les Britanniques ! Défendons notre mère patrie ! » Comme dans les autres villes du pays, la population vit au rythme des sirènes qui déchirent la nuit. Se lever sans lumière et rejoindre en toute hâte les abris édifiés dans chaque quartier est devenu une angoissante routine. Les habitants, malgré le survol régulier de B-29, n’ont jamais subi de pilonnage.
Pourtant, la ville est une cible de choix. Port industriel de premier ordre, elle abrite aussi, et surtout, le plus grand arsenal de tout l’empire. Pas moins de 20 casernes, une école de formation, un hôpital, des entrepôts, des champs de tir et bien d’autres établissements militaires se répartissent jusque dans son coeur. À une dizaine de kilomètres se trouve aussi le siège du haut commandement militaire de tout l’ouest du pays, ainsi que le quartier général de la 2e armée. Plus loin dans la baie d’Hiroshima, la base de Kure est un bastion de la marine impériale. En grande périphérie de la ville s’égrène un chapelet de laboratoires industriels et d’usines chimiques employant plusieurs milliers d’ouvriers. Sur l’île toute proche d’Okunoshima, se produisent dans le plus grand secret des gaz toxiques. Plusieurs manufactures d’armes et munitions complètent ce redoutable complexe militaro-industriel, qu’il est strictement interdit de photographier, sous peine d’emprisonnement immédiat.
Des quartiers démolis pour parer à d'éventuelles bombes incendiaires
À la veille de l’explosion atomique du 6 août 1945, la pire crainte des militaires est que la ville ne subisse le largage massif de centaines de bombes incendiaires. Pour parer à ce scénario catastrophe d’un incendie gigantesque qui dévorerait Hiroshima, les autorités ont décrété la démolition de quartiers entiers. L’objectif ? Percer de larges couloirs destinés à stopper la progression du feu. Des milliers de maisons traditionnelles en bois et en washi (le papier utilisé dans la construction) sont rasées. Partout, de grands réservoirs d’eau construits en urgence complètent le dispositif de protection. Le préfet d’Hiroshima a également ordonné à toutes les personnes de plus de 75 ans et à 8.500 enfants de 8 à 11 ans de quitter les lieux. 15.000 autres d’âges divers seront mis à l’abri par leurs familles, direction l’arrière-pays, les collines et la campagne. Les différents centres hospitaliers ne sont pas en reste. Début juin 1945, les trois étages de l’hôpital du ministère des Communications ont été vidés de l’intégralité des patients. L’armée elle-même a évacué une partie de ses casernes, déplacé ses stocks, replié son école de formation et envoyé les familles d’officiers à l’arrière.
Ceux qui sont restés vivent dans un climat pesant, avec pour seule boussole la propagande du régime. Les écoliers du primaire entament leur journée en chantant l’hymne national, puis assistent à la levée du drapeau et, dans un cérémonial immuable, se tournent vers l’Est, en direction du palais impérial situé à Tokyo. Les adolescents, eux, participent à l’effort de guerre. Ainsi, Michiko Yamaoka, 15 ans, en troisième année de lycée dans un établissement pour jeunes filles est enrôlée en août 1944. Quant aux étudiants, ils sont mobilisés depuis octobre 1943 et travaillent, sans rémunération, dans les usines d’armes chimiques où beaucoup meurent d’empoisonnement.
Un fort encadrement idéologique
Tous les autres valides âgés de moins de 40 ans sont affectés à la protection civile. Les travailleurs maintenus dans leur activité professionnelle sont astreints à des exercices réguliers. Durant trois jours, ils s’initient au maniement de la pique de bambou et au lancer de grenades. Pour tous, les salaires ont été considérablement amputés. Les revenus sont taxés à 80 % afin de fournir à l’armée tout son matériel. Dans les usines, quelque 50.000 ouvriers raflés en Corée occupée, sont astreints au travail forcé ; considérés comme des sous-hommes, ils sont victimes d’humiliations, de brimades et de coups.
Après la chute d’Okinawa, le 22 juin 1945, l’heure est à la mobilisation générale, non seulement des esprits mais également des comportements. Les hommes sont invités à porter les cheveux courts et à remplacer leurs vêtements colorés par des tenues grises ou kaki. Certains, pour démontrer leur dévouement à la patrie et à l’empereur, vont encore plus loin arborant une tenue paramilitaire, aux couleurs marron et vert. L’Association pour le soutien au Trône (une structure d’embrigadement de la population) est en première ligne dans l’encadrement idéologique. En décembre 1944, elle placarde dans tout Hiroshima une affiche appelant les habitants à trier et récupérer leurs métaux. « Donnez à la collecte ! Répondez au glorieux sacrifice des forces d’assaut spéciales des kamikazes [les pilotes suicides]. »
Le prix du riz, des légumes et du poisson frais s’envole au marché noir
À cette époque, les immeubles de style européen qui hérissent le centre-ville sont intacts, dominés par les huit étages des grands magasins Fukuya. Là, les clients sont très sévèrement invités à ne pas acheter de produits superflus ; « le luxe est notre ennemi », proclament des bannières. Non loin, un autre mastodonte de béton armé abrite le Chūgoku Shinbun. Le principal quotidien local rend compte de la guerre en relayant la parole gouvernementale et en exhortant les esprits à soutenir la guerre totale. À deux pas du pont Aioi qui enjambe le fleuve Ōta, la Grande Poste joue un rôle majeur. De là, partent les milliers de lettres adressées aux soldats par leurs familles mais aussi par les écoles et les associations qui oeuvrent au soutien moral et psychologique aux troupes.
Dans les rues, voitures et vélos continuent de circuler. De même que les tramways vert et jaune de la Hiroden (Hiroshima Electric Railway Company) et les trains de banlieue. Pour peu, on pourrait croire que la vie se déroule normalement. La réalité est pourtant tout autre. Depuis fin 1944, le rationnement est draconien, la nourriture étant réservée en priorité aux militaires encasernés. Les civils souffrent de malnutrition ou meurent de faim. La part individuelle de riz ne cesse de diminuer. Bientôt, on remplace le riz par des haricots médiocres dont la quantité ne suffit même pas pour des appétits d’enfant. On en vient même à chasser les sauterelles pour les griller en brochettes et … les manger avec plaisir. Le moindre arpent de terre devient un jardin potager. C’est le cas du court de tennis de l’hôpital des Communications, transformé en champ de pommes de terre.
Les habitants ont recours à la débrouille
Au marché noir se négocient à prix d’or riz, miso (pâte de soja fermentée), légumes et poisson frais. L’inflation galope. Le paquet de cigarettes de la marque Kinshi, reconnaissable à son emballage vert olive frappé d’un oiseau et de fleurs de cerisier, a plus que quadruplé et les fumeurs ont pris l’habitude d’éteindre leur cigarette entre deux bouffées… Les dancings ont fermé. Les cinémas, eux, font le plein, avec les actualités filmées et les documentaires glorifiant les armées impériales et le sacrifice des kamikazes. La propagande est partout et il ne fait pas bon contester le discours officiel. Le contrôle social, la surveillance de l’espace public et la répression deviennent de plus en plus impitoyables. Paroles et actes sont surveillés par la police militaire, dont l’autorité devient de plus en plus tyrannique. Police et gendarmerie, épaulées par les chefs de quartier, surveillent surtout les citoyens désignés comme « criminels idéologiques ».
Lundi 6 août 1945, Hiroshima s’éveille
Le Dr Hachiya rentre chez lui après une nuit de garde à l’hôpital. Keiji Nakazawa, 6 ans, va à l’école. La jeune Michiko Yamaoka marche vers son travail. Il fait beau. Trois B-29 traversent le ciel. À 8h15, l’un de ces bombardiers, baptisé Enola Gay – prénom de la mère du pilote –, largue la première bombe atomique de l’histoire. L’ouragan de feu, puis les radiations causeront la mort, sur le coup et dans les semaines suivantes, d’environ 160 000 personnes (estimation à fin 1945, par la Fondation pour la recherche sur les effets des radiations). Trois jours plus tard, un autre B-29 fera subir le même sort à Nagasaki, sur l’île de Kyūshū.
D'après : Geo - Jean-Jacques Allevi – 29 sep 2024
Pour nombre de Japonais, la bombe a été un drame, mais aussi une délivrance en terminant la guerre !