Lire également :
1-Le contexte scientifique et géopolitique
3-Une organisation et de l’uranium à enrichir
5–La mise en oeuvre des bombes
6–Bilan humain, vœux pieux, inquiétude …
7-Annexes (La gestion du projet ; Dans le plus grand secret ; J.R. Oppenheimer ; Les retombées des tests; ; Armes nucléaires ...)
La montée en régime
. Après l’expérience historique, sous un stade à Chicago, de la pile atomique CP-1 (contrôle de la réaction en chaine), puis, à Berkeley, l’invention du cyclotron (enrichissement par voie électromagnétique) et enfin la découverte du plutonium, on sait maintenant que la bombe atomique n’est plus un concept théorique, mais que le bombe A peut devenir une réalité.
. Du nom de l’immeuble de Broadway, à New York, où étaient les bureaux au début du projet, le Projet Manhattan est concrètement né en août 1942, même si on en a la décision et les prémices en octobre 1941, avec la mobilisation de moyens considérables. Désormais les Etats-Unis dominent la question. Unanime est la conviction qu’il n’y a pas une minute à perdre ; on va fixer rapidement trois objectifs aux scientifiques :
- prouver, avant décembre 1942 que la réaction en chaîne, jusque-là démontrée en laboratoire, est industriellement possible et contrôlable,
- produire, avant décembre 1943, suffisamment de matière fissile, l’explosif (uranium 235 enrichi et plutonium),
- développer, avant décembre 1944, une première bombe atomique efficiente.
Par la suite, les accords secrets Quadrant de Québec (août 1943) signés par Winston Churchill et Franklin Delano Roosevelt, décideront d’intensifier les bombardements sur l’Allemagne et de poursuivre l’accumulation des forces américaines et britanniques afin de libérer la France. Mais surtout, en marge de la conférence, dans le plus grand secret, le programme nucléaire britannique Tube Alloys (lancé par Churchill le 3 septembre 1941) est intégré au Projet Manhattan.
. Le Projet Manhattan était si prometteur, mais si peu susceptible de réussir, que deux voies indépendantes et redondantes vont être suivies, dans l'espoir qu'au moins l'une d'entre elles réussirait à produire une bombe qui changerait la guerre. L'une de ces méthodes consistait à utiliser de l'uranium soigneusement affiné comme cœur de la bombe. Ce procédé sera mis en oeuvre à Oak Ridge (Tennessee). La seconde méthode était basée sur un élément récemment découvert, le plutonium. Contrairement à l'uranium, le plutonium n'existe pratiquement pas dans la nature, mais Glenn Seaborg à Berkeley a montré qu’il peut être fabriqué. Cette voie sera utilisée à Hanford (État de Washington).
Au cours de l'été 1942, Oppenheimer organisa le Berkeley Summer Study, une convention de 6 semaines, avec les meilleurs théoriciens, pour étudier concrètement la faisabilité et la conception d'une bombe atomique à fission. Ils en conclueront qu'il est possible d'atteindre la masse critique nécessaire pour entretenir une réaction en chaîne par deux méthodes : une conception de type canon (qui sera utilisée dans la bombe Little Boy à uranium –Hiroshima-) et un modèle d'implosion utilisant des explosifs pour faire s'effondrer une enveloppe de matière fissile (qui sera utilisé dans la bombe Fat Man à plutonium – Nagasaki-).
Simultanément seront menées des études d’un autre type d'arme : la bombe à hydrogène. Les expériences conduites au Met Lab de Chicago avaient montré que l'hydrogène lourd pouvait effectivement être « enflammé » par une bombe atomique « pour produire une explosion d'une ampleur considérable ».
Logo (non officiel) du programme Manhattan - 1946
La mise en place du Projet
. Plus qu’un programme de recherche et développement scientifique, le programme nucléaire fut d’abord un énorme effort d’organisation et d’ingénierie. D’une certaine manière, l’essentiel des connaissances scientifiques nécessaires était acquis début 1943, et les scientifiques se sont ensuite surtout attachés à réaliser une arme opérationnelle.
Mais il fallait passer très vite, industriellement, de microgrammes à plusieurs dizaines de kilos de produits fissiles, et ceci avec des méthodes et des procédés balbutiants.
Estimant que l’ampleur industrielle du programme nucléaire dépassait les compétences des laboratoires scientifiques, Vannevar Bush proposa le 9 mars 1942 de confier à l’armée la construction des usines nécessaires. Arguant que l’Allemagne était sûrement arrivée aux mêmes conclusions que les États-Unis, V.Bush et J. Conant (président de l'université Harvard et membre du Comité S-1) insistèrent le 13 juin 1942 pour lancer simultanément un programme industriel de séparation isotopique d’uranium 235 d’une part, et de production de plutonium d’autre part. Roosevelt donna son feu vert le 18 juin 1942 et ouvrit un crédit de 80 M$ pour la recherche sur les armes nucléaires.
Le Manhattan Engineer District (MED)
. Le Manhattan Engineer District (MED, un district du Corps des Ingénieurs de l’U.S. Army, dont le siège est initialement à Manhattan, 270 Broadway) est créé dès le lendemain, le 19 juin 1942. Le Corps des Ingénieurs de l’U.S. Army est organisé sur une base géographique en divisions et en districts. Sauf que ce nouveau district avait en réalité une compétence territoriale couvrant l’ensemble fédéral des États-Unis, et que son siège a vite quitté Manhattan pour Washington. Le contrôle du programme nucléaire bascula alors définitivement des scientifiques vers l’armée.
Le MED était très fortement hiérarchisé, du fait de sa structure militaire, mais il rassemblait un vaste réseau de laboratoires fédéraux, de laboratoires universitaires (universités publiques comme Berkeley ou privées comme Columbia), de laboratoires industriels (DuPont, General Electric, Eastman), d’usines (construites par le privé et gérées sous contrat par le privé ou par le public selon les cas) et d’une foule de sous-traitants.
. Les États-Unis disposaient d’assez peu d’uranium 238, et bien sûr pas d’uranium 235 ni de plutonium. Il n’existait pas de plans d’armes nucléaires autres que les esquisses du Berkeley Summer Study, ni d’idées précises sur les quantités de matériau fissile nécessaires. Il n’existait aucune usine de séparation isotopique, à peine des plans pour en construire. Aucun réacteur nucléaire ne fonctionnait encore, même à titre expérimental, et aucune usine de production et de séparation du plutonium n’était décidée. Et, malgré tous les efforts de Arthur Compton à la tête du Metallurgical Laboratory de l'Université de Chicago, il n’existait qu’une vague coordination entre les projets plus ou moins disparates menés dans plusieurs dizaines de laboratoires différents.
Les choses devaient aller très vite, car l’objectif était d’avoir des bombes opérationnelles dès l’été 1945. Les moyens mis en œuvre vont devenir colossaux.
Leslie R. Groves, le directeur du Projet. Scientifiques vs ingénieurs
. Colonel de l'armée américaine, il fut nommé le 17 septembre 1942 à la tête du MED et à la direction du Projet Manhattan, puis promu général dans la foulée. Il avait supervisé la construction du Pentagone (septembre 1941 - inauguré en janvier 1943), à l’époque le plus grand bâtiment au monde, et il avait une réputation de redoutable efficacité. Il avait une (très) forte personnalité et ne s’embarrassait guère de nuances et de subtilités. Sa vision du monde était en noir et blanc. Il impulsa sans merci un colossal effort technique, scientifique et industriel.
Leslie R. Groves (1896-1970)
Il se méfiait grandement des scientifiques (à ses yeux, tous quelque peu antimilitaristes, voire communistes, et trop souvent d’origine étrangère et donc peu fiables). Donner aux ingénieurs plutôt qu’aux physiciens le contrôle du projet garantissait également Groves contre toute « rébellion » possible des scientifiques qui ne s’étaient lancés dans le projet d’arme nucléaire que par crainte de l’Allemagne nazie. Il était beaucoup plus à l’aise avec les ingénieurs, étant l’un d’eux, et il fit très largement appel aux sociétés d’ingénierie comme Stone & Webster ou M.W. Kellogg, et aux grandes entreprises privées comme E.I. du Pont de Nemours, Kodak, Union Carbide, General Electric, Standard Oil, Westinghouse Electric and Manufacturing ou Chrysler, … auxquelles il accorda les contrats de construction et d’exploitation des usines.
Les physiciens du programme Manhattan (dont beaucoup avaient déjà reçu le prix Nobel comme Fermi et Franck, ou allaient le recevoir comme Seaborg, McMillan, Wigner ou Segrè) estimaient que seuls les physiciens pouvaient concevoir les réacteurs et les usines de séparation isotopique. Ils se rebellèrent devant ce qu’ils considéraient comme un « hold-up » commis par les gros industriels. Wigner, extrêmement soucieux des progrès éventuels des Allemands vers une bombe nucléaire, écrivit directement le 20 novembre 1942 à V. Bush pour exiger que ce soit les physiciens qui contrôlent le programme (conception, fabrication et utilisation des usines) et non les ingénieurs, et encore moins les militaires. Il soutenait qu’il faudrait des mois avant que les ingénieurs de Du Pont se familiarisent avec le domaine tout nouveau pour eux du nucléaire, alors que le temps était extraordinairement précieux. Il soupçonnait également, à tort, Du Pont de se soucier davantage de bien se placer pour dominer le nucléaire civil après la guerre que de réaliser au plus vite les réacteurs de Hanford.
Groves essaya également à plusieurs reprises de mettre Szilárd à l’écart du programme Manhattan, et même … de le faire interner comme risque pour la sécurité. Szilárd avait tenté de jouer des droits que lui conféraient ses brevets pour maintenir son influence dans le programme nucléaire, mais Groves lui adressa un ultimatum : céder ses brevets ou être placé complètement à l’écart du projet. Szilárd céda. Groves mit en place une politique de brevets telle qu’aucun physicien, ni aucun contractant industriel, ne puisse se prévaloir de ses travaux pour influencer la politique nucléaire du gouvernement américain.
La structure cloisonnée du projet
. Groves avait une parfaite connaissance des programmes de construction, des questions financières, du monde industriel et de la planification de la production. Il avait une grande expérience de la coordination des tâches complexes et de la gestion des grands projets. Il n’était pas impliqué émotionnellement dans les choix techniques et scientifiques, il n’était pas sensible à l’élégance d’une solution si elle risquait de retarder le programme, et il ne perdit jamais de vue l’objectif final.
Groves sut déléguer ses responsabilités en structurant très fortement l’ensemble du programme nucléaire.
Organigramme (simplifié) de l’ensemble du programme Manhattan.
Il découpa le programme en secteurs pratiquement étanches les uns vis-à-vis des autres, sauf aux plus hauts niveaux de la hiérarchie qui en assuraient la coordination. Seule une élite choisie était au fait de l’ampleur et de l’objectif réel de leur travail ; une chose essentielle pour que le projet reste secret. Cela bien sûr pour la sécurité militaire, en limitant au maximum les risques de fuite, mais par contre en limitant aussi gravement la transmission des connaissances et des expériences d’un secteur à l’autre, entraînant des retards et des erreurs évitables. L’expertise des Britanniques en matière d’enrichissement comme en matière d’explosifs fut ainsi longtemps délibérément rejetée. Cependant, les décisions importantes, politiques, industrielles ou techniques ne furent pratiquement jamais prises par un individu seul mais par des commissions (Commission Lewis en 1942 sur le choix des méthodes de séparation isotopiques, Top Policy Group sur les décisions stratégiques, etc.).
En majorité, les scientifiques n’acceptèrent que très difficilement ce cloisonnement, et un petit nombre finit par ne plus le supporter et par quitter le programme. Ainsi Edward Condon démissionnera au bout de deux mois de ses fonctions de directeur adjoint de Los Alamos en raison de divergences d’appréciation irrémédiables avec Groves. Toutefois, ils n’ont pas été très nombreux à quitter, d’abord parce que c’était la guerre et que l’adversaire risquait de les précéder dans la construction d’une bombe nucléaire, et ensuite parce que les défis scientifiques et techniques rencontrés étaient extrêmement stimulants.
Robert Oppenheimer, ayant obtenu un « sursis » grâce à L. Groves, sera chargé de la question scientifique. Contrairement à une idée reçue, Einstein n’a pas du tout collaboré au Projet Manhattan sauf à avoir signé la fameuse lettre du 02 août 1939 pour le président Roosevelt. Par contre, un certain M. Baker n’est autre que Niels Bohr, un des premiers physiciens nucléaires.
. Les délais étaient très courts ! Arthur Compton, responsable du Met Lab de Chicago, dut user de toute sa diplomatie pour parvenir à instaurer (restaurer !) une étroite collaboration entre les physiciens et les ingénieurs (parmi lesquels de futurs stars comme Crawford Greenewalt, futur président de Du Pont, ou Eger Murphree, co-inventeur du craquage catalytique et futur président de la Standard Oil (Exxon). Que Du Pont, en particulier, ait construit sa fortune sur les poudres et explosifs, et que ses dirigeants soient politiquement très conservateurs, n’arrangeait pas les choses.
Des moyens et le choix des sites industriels
. Dès le lendemain de sa nomination, Groves acquit le 18 septembre 1942, 1.250 tonnes de minerai d’uranium d’origine belge, stockées à Staten Island (New York). Le 19 septembre, il acquit 210 km2 de terrain au bord de la rivière Clinch dans le Tennessee près de la petite ville d’Oak Ridge (site X). Pour s’assurer d’une confidentialité absolue, le Projet Manhattan fut fragmenté et mené sur différents sites loin de tout, où vont travailler directement sur le projet plus de 220/230.000 personnes avec une pointe à 130.000 personnes, essentiellement des maçons et des scientifiques. On estime qu’environ 500.000 personne, au total, ont été impliquées dans le programme de la bombe.
Groves obtint dès le 26 septembre 1942 une priorité maximale (priorité AAA) pour le recrutement de personnel et la fourniture de matériaux. Le 28 décembre 1942, Roosevelt donna son feu vert pour un programme de 500 millions $, devant mener à la production de bombes (l’accord de juin 1942 était pour un programme de recherches de 80 M$, sur la faisabilité de ces bombes).
Tous les moyens disponibles, toutes les solutions furent explorées en parallèle. Groves disposant des fonds, mobilisa une main-d'œuvre diversifiée, notamment en attirant les meilleurs scientifiques, et sélectionna les sites idéaux pour le projet afin de garantir le secret et la réussite de cette nouvelle entreprise spectaculaire.
En fin de compte, Groves a approuvé trois sites pour cet immense projet clandestin : Oak Ridge (Tennessee), Hanford (Washington) et Los Alamos (Nouveau Mexique). Ces sites n'ont pas été choisis au hasard ; chacun d'entre eux devait répondre à des exigences particulières pour que le Projet Manhattan soit couronné de succès.
L’emplacement des principaux sites du programme Manhattan.
Le 5 octobre, il rencontra les principaux scientifiques du Met Lab à Chicago et leur laissa moins d’une semaine pour figer les plans des futurs réacteurs de production de plutonium. Il entra immédiatement en pourparlers avec la firme Du Pont de Nemours pour la construction sur le site W, finalement choisi à Hanford dans l’état de Washington.
Il reprit l’idée d’Oppenheimer d’un petit laboratoire d’étude de la fission rapide, l’amplifia considérablement en lui attribuant aussi la conception et la réalisation des armes, et décida le 12 octobre 1942 de l’installer à l’écart de toutes les autres installations. Il en confia le 15 octobre la direction à Oppenheimer, choix validé le 19 par Bush. Ce sera le site Y, qu’Oppenheimer choisit le 16 novembre d’installer à Los Alamos au Nouveau Mexique.
A la différence d’Oak Ridge (site X) et de Hanford (site W), Los Alamos (site X) n’avait pas de gros besoins en alimentation électrique. Mais il devait être isolé des regards, car on y concevrait les bombes, et être aussi loin que possible des côtes pour être hors de portée des Allemands et des Japonais, qui avaient peu avant bombardé des villes côtières à partir de sous-marins.
. Le Projet Manhattan a exigé de grands sacrifices au nom de la sécurité nationale. Des Amérindiens, des propriétaires terriens, des colons et des agriculteurs ont été chassés de leurs terres pour faire place aux trois principaux centres d'opérations. Sur ces trois sites, des communautés déplacées, ont contribué au projet top secret. En 1945, la population de Richland (Hartford) est ainsi passée de 250 à 15.000 ; Oak Ridge a grimpé à environ 75.000 ; et Los Alamos est passé à 6.000 personnes. Ces communautés étaient constituées de personnel militaire et d'employés civils de tous horizons. Ils formaient l'épine dorsale de la main-d'œuvre du projet avec des emplois allant de la préparation des repas à la conception d'armes atomiques.
Enrichir l’uranium (Bombe type “canon“ : Little Boy, Hiroshima)
X, Oak Ridge (Tennessee) : l’enrichissement de l’uranium.
. Pourquoi enrichir l’uranium ? On a constaté qu’il est impossible d’entretenir une réaction en chaîne avec des neutrons rapides (condition requise pour une bombe) si la concentration en uranium 235 est inférieure à 50%. De même, les réacteurs militaires (ceux des sous-marins par exemple) utilisent de l’uranium enrichi à 80%. Pour un réacteur électrogène « commercial », la fission lente se contente d’un seuil nettement plus bas (même si on peut bien sûr réaliser un réacteur avec des neutrons rapides). Il est aujourd’hui habituel d’enrichir pour ces services de l’uranium à 3% ou 4%, permettant par exemple d’utiliser l’eau légère comme modérateur, malgré son efficacité à capturer des neutrons.
. On confia au général Groves le site d’enrichissement à Oak Ridge comme nouveau challenge, avec des bâtiments encore plus vastes que « son » Pentagone.
. Oak Ridge accueillit trois usines de séparation isotopique dans le seul but d’enrichir l'uranium pour les premières bombes atomiques : électromagnétique, diffusion gazeuse et thermique.
. Après le succès de Chicago Pile-1, c’est également à Oak Ridge que Groves décida de construire dans un second temps le réacteur graphite au plutonium prototype X-10.
. Oak Ridge, devint le siège du projet à partir de 1942, après avoir déménagé de New York
Le choix du site.
. Le 19 septembre 1942, deux jours après s'être vu confier le rôle principal dans le développement du projet Manhattan, le général Groves signa l’ordre d’acquérir un emplacement dans l'est du Tennessee, à environ 20 miles (32 km) à l'ouest de Knoxville, qui avait été repéré dès le 24 avril 1942 par l’OSRD (Office of Scientific Research and Development). 100 miles2 (260 km2) ont été achetés pour environ 3,5 millions de dollars 1942. L'endroit, qui n'avait pas de nom sera baptisé ultérieurement Oak Ridge, en référence aux nombreux chênes des collines environnantes. Les collines ondulantes et les vallées étroites de l’East Tennessee étaient l'endroit idéal pour le programme ultra secret d'armement atomique assurant un isolement naturel des usines projetées.
Avant la sélection de ce site, plusieurs endroits à travers les États-Unis avaient été repérés. Chicago, avec la proximité du Mat Lab, a été envisagée, mais a été jugée trop densément peuplée. La Californie a également été envisagée, mais était trop proche de la côte et donc vulnérable à une attaque ennemie potentielle. Enfin, plusieurs sites dans l'État de Washington ont été considérés, mais trop de travaux étaient nécessaires pour installer des lignes électriques pour l'immense énergie requise et, comme la Californie, l’Etat était considéré trop vulnérable à une attaque potentielle.
. La région immédiate d’Oak Ridge ne comptait qu'environ 1.000 familles, soit quelque 3.000 habitants, regroupés dans plusieurs petites communautés agricoles. Le déplacement des résidents a été jugé plus facile à gérer que dans un lieu plus urbain. Les indigènes furent chassés de leurs terres avec une compensation minimale, et n'ont souvent eu que quelques semaines pour trouver à se réinstaller ailleurs. Cette population clairsemée signifiait aussi qu'en cas de catastrophe, les potentielles pertes de vie seraient faibles.
Début de la construction de l'installation d'enrichissement de l'uranium K-25 (à l'arrière-plan), avec au premier plan l'une des maisons d'origine d'Oak Ridge, dans le Tennessee, en 1942.
. Bien que desservi par deux lignes ferroviaires, le site était suffisamment éloigné à l'intérieur des terres pour empêcher une éventuelle attaque ennemie. Le site dispose de l’eau en quantité suffisante pour le refroidissement de toutes les installations, avec la rivière Clinch (un affluent de la rivière Tennessee). De plus, il est doté d’une source électrique très importante (les dizaines de barrages tout neufs de la Tennessee Valley Authority, créée le 18 mai 1933 par le président F.R. Roosevelt, dans le cadre du New Deal) ; on a dit que les installations d’Oak Ridge, consommèrent 15% de la production totale d’électricité des Etats-Unis (20% de plus que la ville de New York), pour alimenter les aimants des calutrons de Y-12 et les pompes de K-25.
. Le complexe d’Oak Ridge, avant tout destiné à produire l’uranium 235, outre les bases-vie résidentielles, rassemblait 4 groupes d’usines, par sécurité très éloignées les unes des autres : l’usine de séparation électromagnétique Y-12, l’usine de séparation par diffusion gazeuse, K-25, l’usine de séparation par diffusion thermique, S-50 et plus tard le réacteur expérimental X-10 et son usine de séparation chimique du plutonium. Au printemps 1943, le site d’Oak Ridge fut officiellement désigné Clinton Engineer Works (on l’appelait jusqu’alors Kingston Demolition Range).
L'ensemble de l’installation, qui faisait plus de 3 kilomètres de longueur, comprenait neuf bâtiments principaux et plus de deux cents bâtiments de soutien.
Carte du site d’Oak Ridge (appelé Clinton Engineer Works à l’époque du Manhattan Engineer District)
La construction des usines proprement dites commença très vite (dès le 2 février 1943 pour X-10, le 18 février 1943 pour Y-12, le 21 octobre 1943 pour K-25, et le 18 juin 1944 pour S-50), mais les usines de séparation de l’uranium ne fonctionnèrent correctement qu’après avoir surmonté de très grandes difficultés techniques.
Oak Ridge au tout début du projet Manhattan
L’usine K-25, vue du nord-est, avec une ferme au premier plan.
Oak Ridge, v. 1945.
Le personnel, les « Calutron girls »
. Les ouvriers furent recrutés de manière « agressive », car la pénurie d'ouvriers qualifiés en construction était manifeste, avec des spécifications rigides et la nécessité, pour certaines tâches, d’être habilité « sécurité ».
Il fallut aussi former d’urgence, en quelques semaines, des centaines de techniciens et d’opérateurs (souvent des opératrices d’ailleurs) très qualifiés. Les effectifs de Tennessee Eastman passèrent de quelque 4.000 à plus de 24.000 employés, se relayant par équipes 24 h sur 24, 7 jours sur 7.
Alors que l'installation de E. Lawrence à Berkeley n'était exploitée que par des scientifiques, la pénurie de main-d'œuvre en temps de guerre fit qu’environ 10.000 jeunes femmes, dont beaucoup venaient de terminer leurs études secondaires, se virent confier la tâche de faire fonctionner les calutrons à Oak Ridge. Ces femmes, les "Calutron Girls", ont joué un rôle essentiel dans la production de l'uranium enrichi.
Venant le plus souvent des environs immédiats (Tennessee), bien que sans formation particulière, elles se révélèrent extrêmement performantes dans le contrôle des installations. Pourtant, ces opératrices ignoraient totalement l’effet des boutons et des interrupteurs qu’elles manipulaient, et ce que mesuraient les nombreux cadrans. N'étant pas averties des subtilités de leur travail, les femmes étaient plus susceptibles d'informer simplement leurs superviseurs d'un problème plutôt que d'essayer de le corriger elles-mêmes comme l’aurait fait un scientifique. Elles se révélèrent ainsi bien plus efficaces que les étudiants en sciences, employés à un moment, car ceux-ci essayaient de deviner le fonctionnement des appareils et d’anticiper les conséquences, généralement à tort.
Candidates à Oak Ridge, en plein air sous le regard de militaires, en 1944.
Changement d'équipe à l'usine d'enrichissement de l'uranium Y-12 à Oak Ridge.
Les opératrices dans la salle de contrôle de Bêta 2 à Y-12. Gladys Owens (ici à droite) expliqua après la guerre qu’en raison du secret absolu, elle n’avait aucune idée du rôle des boutons ou de ce qu’indiquaient en réalité les cadrans placés devant elles.
. Bien sûr pratiquement personne n’avait la moindre idée de la finalité de cette usine géante d’où apparemment rien ne sortait jamais. Le travail n’y était pas particulièrement difficile, mais plutôt déroutant : personne ne savait ce qui était fabriqué et beaucoup pensaient qu'ils y perdaient leur temps : un travail très secret et dit-on ultra-important, incompréhensible ! Les cheminées ne fument jamais : elles tiraient de l’air frais pour les usines ! Les wagons abandonnés vides : trop radioactifs pour être réutilisés ! La lingère qui passe un boitier devant les uniformes : en cas de cliquetis, elle devait les retourner ! Fermer et ouvrir une vanne pour que l’aiguille du cadran passe de 0 à 100 et inversement, …. toute la journée !
. Pour maintenir le secret dans une communauté de plus de 75.000 travailleurs et résidents, les administrateurs du projet Manhattan n'ont donné à ces 10.000 jeunes femmes, comme à leurs collègues masculins, aucun indice sur ce sur quoi elles travaillaient. Plusieurs de ces femmes se sont par la suite souvenues de collègues qui étaient disparues de leur postes de travail de manière inattendue, souvent parce qu'elles avaient été trop curieuses de leur travail. Personne ne prononçait le mot « uranium » et des rumeurs furent volontairement diffusées selon lesquelles l’usine fabriquait du phosgène. À Los Alamos, les scientifiques veilleront eux-mêmes à ne pas désigner la bombe autrement que sous le nom de « gadget ».
La nécessité de bases-vie … insuffisantes
. Des dizaines de milliers de travailleurs de la construction ont été employés au Clinton Engineer Works. Étant donné que ces travailleurs ne participeraient au projet que de manière temporaire, l'armée avait initialement prévu qu'ils vivraient dans les communautés environnantes et feraient la navette entre leur domicile et leur lieu de travail. Mais il est vite devenu évident que l'économie locale ne serait pas en mesure d'absorber un tel afflux de nouveaux travailleurs. En outre, les déplacements seraient longs et difficiles en raison de l'absence de bonnes routes locales, de l'éloignement des logements disponibles et de la pénurie de moyens de transport adéquats, générant un gâchis de temps et de productivité.
. La plupart des grandes entreprises de construction ont donc dû construire des camps pour loger leurs employés. Les schémas initiaux prévoyaient des caravanes et des bâtiments préfabriqués, mais comme la disponibilité de ces derniers ne pouvait suivre la demande, on s’est tourné vers des baraquements modulaires plus petits, pouvant accueillir 5 personnes, connus sous le nom de Victory Huts (huttes de la victoire). Elles avaient déjà été utilisées avec succès dans d'autres projets de construction en temps de guerre et présentaient des avantages supplémentaires en ce sens qu'elles permettaient, en minimisant les promiscuités, d'améliorer les conditions sanitaires et de réduire les frictions entre les travailleurs. 7 emplacements pour caravanes étaient également aménagés près de la petite ville d'Oak Ridge ; le plus grand d’entre eux comptait plus de 4.000 places de caravanes (la plupart appartenaient au gouvernement), avec des sections distinctes pour les travailleurs blancs et noirs. Un camp, plus petit, a été mis en place pour les superviseurs.
Chaque camp disposait de sa propre cafétéria, d'un bâtiment et d’aires de loisirs, de commodités et autres installations commerciales.
. A partir de septembre 1943, la construction de l’usine de diffusion gazeuse k-25 nécessita un apport supplémentaire de main d’oeuvre. Comme l’usine se trouvait à 17 km de la ville résidentielle d’Oak Ridge, une cité auxiliaire fut bâtie directement au sud-est du site de K-25, surnommée La vallée heureuse par ses habitants. Ce fut un deuxième ensemble de camps encore plus important, pourvu d’un environnement commercial et de loisirs comme les autres. Il accueillit initialement 5.000 personnes puis progressivement environ 15.000.
The « happy valley »
. Le nombre d'emplois à Oak Ridge a culminé à plus de 80 000 en juin 1945. Et tous les travailleurs ne vivaient pas sur le site d'Oak Ridge. Les logements sur le site, y compris les logements temporaires, pouvaient au maximum accueillir environ 45.000 travailleurs et 30.000 membres de leur famille. Les autres, environ 35.000 travailleurs, près de la moitié des effectifs, durent faire quotidiennement la navette en camion ou en voiture depuis les communautés environnantes, parfois à plus de 100 km. Chaque jour, les bus de 50 lignes différentes effectuaient un total de 1.200 allers-retours, parcourant quotidiennement quelque 80.000 km.
. Un réseau de transport encore plus important était nécessaire pour déplacer les travailleurs au sein même de l'usine Clinton Engineer Works. En août 1945, le système de bus interne fonctionnait avec 840 bus qui effectuaient un total de 5.500 trajets par jour.
La vie à Oak Ridge
. Les travailleurs et leurs familles devaient faire face aux pénuries du temps de guerre et à l'incertitude quant aux approvisionnements, y compris en eau et électricité. Une lettre adressée aux habitants de la ville dans l'un des premiers numéros ronéotypés du Oak Ridge Journal illustre quelques-unes de ces difficultés. Dans une certaine mesure, les bouleversements et les inconvénients de la vie dans la communauté naissante furent compensés par l'excitation et le rythme accéléré de la ville, dont la population est plus jeune que la moyenne. En outre, l'armée et ses sous-traitants avaient tout intérêt à s’efforcer de rendre la vie aussi normale et facile que possible.
Au printemps 1945, 317 enseignants encadrent 11.000 élèves. Un système téléphonique moderne est installé. Au plus fort des opérations, en juillet-août 1945, les opérateurs d'Oak Ridge traitent chaque jour 22.000 appels locaux et 1.600 appels longue distance. De nombreux sports étaient organisés. 17 groupes religieux différents étaient représentés dans la ville ; les offices et cérémonies se déroulaient généralement dans les théâtres, les écoles et la petite "chapelle sur la colline" de style colonial.
L'armée a "fatalement" tenté de reproduire la ségrégation caractéristique de la plupart des villes du Sud. Stone and Webster, l'entrepreneur général, a construit East Village un ensemble séparé et autonome pour les travailleurs noirs. Achevé à la fin de l'année 1943, cet ensemble comprenait 50 logements familiaux permanents, 4 dortoirs, une cafétéria et une église. Les travailleurs noirs et leurs familles n'ont cependant jamais élu domicile à East Village en raison du besoin pressant de logements pour les employés blancs … qui devinrent prioritaires. Les familles noires furent logées ailleurs, dans des zones d'habitation séparées à Oak Ridge et à Happy Valley.
Grâce aux efforts acharnés de l'armée, de ses sous-traitants et, surtout, des habitants eux-mêmes, la vie à Oak Ridge était presque devenue normale à la fin de la guerre. Cependant Oak Ridge était une ville "d'entreprise". Tous les terrains et tout ce qu'ils contiennent appartiennent à l'armée. La Roane-Anderson Company gérait et entretenait pratiquement tous les biens immobiliers, exploitait des cafétérias, des blanchisseries et des pressings, livrait du charbon, du mazout et du bois aux résidents, louait des locaux et accordait des licences à des entreprises privées pour qu'elles exploitent des établissements commerciaux.
Les résidents n'étaient pas autorisés à participer aux activités normales des municipalités et des cantons, mais ils pouvaient voter aux élections de l'État et du comté.
Les exigences en matière de sécurité restreignaient encore davantage les droits civiques. La Clinton Engineer Works était une réserve militaire fermée, avec un contrôle strict des 7 entrées, des gardes aux portes, des clôtures aux points stratégiques et des patrouilleurs à cheval qui vérifiaient régulièrement le périmètre. Les travailleurs n'étaient pas non plus autorisés à parler de leur travail. La sécurité militaire était omniprésente.
Un panneau, à l'entrée de la ville d'Oak Ridge, d'importance majeure dans le projet Manhattan.
Au lendemain de la guerre, le nombre d'employés et la population de la communauté d'Oak Ridge ont commencé à diminuer. À la fin de l'année 1946, le nombre d'emplois était tombé à environ 30.000, avec quelque 37.000 personnes vivant dans la ville d'Oak Ridge et un peu plus de 5.000 vivant encore dans des logements temporaires. En mars 1949, la ville d'Oak Ridge deviendra une communauté ouverte lorsque les gardes enlèveront les barrières.
. Le besoin de travailleurs sur le site d’enrichissement de l’uranium a d’abord fait passer la population d'Oak Ridge de 3.000 à 13.000 personnes comme prévu à l'origine, puis à plus de 75.000 à la fin de la guerre, avec un nombre conséquent de femmes et aussi une importante population afro-américaine ségréguée, avec des installations de travail (vestiaires), sanitaires et de loisirs séparées.
. Cette base secrète, la plus peuplée des trois principaux sites du projet Manhattan, constituait en réalité, à partir de 1942, une vraie ville au sens propre, sortie préfabriquée de rien, complète, avec ses routes, ses logements, ses commerces, ses services, dont l’existence fut gardée secrète jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle était alors la 4° ville du Tennessee (sans jamais figurer sur les cartes !). Oak Ridge qui reste aujourd'hui un centre de recherche scientifique et de production nucléaire, compte 30.000 habitants en 2022.
L’usine Y-12 : la séparation électromagnétique
Le procédé
. Bien que, fin 1942, la direction du programme Manhattan ait donné la priorité à la diffusion gazeuse comme méthode de séparation isotopique de l’uranium 235, à Berkeley Lawrence avait continué ses expériences avec ses prototypes de calutrons. Ses recherches sur la meilleure disposition des aimants et sur la focalisation des faisceaux d’ions, conduisirent à une disposition en « pistes » des calutrons alignés en ovale tout autour d’un grand aimant.
240.000 jours de fonctionnement d’un calutron seraient nécessaires pour obtenir 50 kg d’uranium 235, ou … 60 jours avec 1.000 appareils à 4 sources chacune. C’est à peu près ce que Lawrence exigea pour l’usine Y-12 d’Oak Ridge.
La construction
. Conçue par l’ingénierie Stone & Webster de Boston, sur un concept de Lawrence assimilable à un spectrographe, l’usine Y-12 de séparation électromagnétique fut construite, à partir du 18 février 1943, et exploitée par Tennessee Eastman (une filiale de Kodak). Les plus grandes entreprises d’électrotechnique furent mises à contribution : les calutrons furent fabriqués par Westinghouse, les aimants par Allis-Chalmers, l’alimentation électrique par General Electric. Par manque de cuivre, on utilisa de l’argent emprunté au U.S. Bullion Depository (Trésor américain) à West Point (New York), pour fabriquer les bandes à enrouler autour des bobines ainsi que les busbars (barre d'interconnexion électrique) en tête des « hippodromes ».
. Étant donné que le cuivre figurait en bonne place sur la liste des matériaux de guerre critiques et qu'il pourrait être impossible à obtenir, le « Silver Program » eut pour but d’utiliser de l’argent à la place de plusieurs milliers de tonnes de cuivre pour les enroulements des électro-aimants de l'usine Y-12. Comme l'usine serait probablement une installation temporaire, les responsables du Manhattan Engineer District (MED) ont décidé de contacter le Département du Trésor pour emprunter une partie des importants stocks de lingots d'argent du pays. Le MED, négocia le transfert d'environ 6.000 tonnes d'argent au ministère de la Guerre. Selon l’accord, l’argent resterait aux États-Unis, serait restitué au Trésor dans cinq ans et utilisé uniquement dans des usines gouvernementales essentielles à l’effort de guerre. Un accord ultérieur en 1943 a porté la quantité d'argent transférée à 14.700 tonnes, soit une valeur d'environ 304 millions de dollars (6 milliards $ 2023).
Les retraits d'argent ont commencé le 30 octobre 1942. Les lingots de 1.000 onces troy (31 kg) étaient expédiés dans des camions spéciaux gardés vers une usine à Carteret (New Jersey), avant d’être extrudés puis transportés par fret ferroviaire jusqu'à la Allis-Chalmers Manufacturing Company à Milwaukee (Wisconsin). Les expéditions consistaient généralement en 6 wagons scellés accompagnés d'au moins 3 gardes armés dans un wagon spécial. Après la guerre, les hippodromes Y-12 furent démantelés et 99.96% de cet argent furent restitués.
Bientôt, les plans ne furent plus émis assez rapidement pour précéder la construction alors que Stone & Webster s'efforçait de respecter le délai de Leslie Groves. L'installation a en fait commencé avant l'autorisation formelle et « anticipé » les études.
Oak Ridge : l’usine de séparation électromagnétique Y-12
. L’uranium était fourni sous forme de tétrachlorure UCl4 gazeux injecté dans les calutrons. Le phosgène COCl2, un gaz de combat hautement toxique, étant un sous-produit de la fabrication par la réaction à chaud du tétrachlorure de carbone sur l’oxyde d’uranium, cela permit de camoufler la production d’uranium derrière celle de gaz de combat.
Le champ magnétique créé par un énorme aimant XAX, alimentait plusieurs chambres « alpha » de séparation, chacune formée de 96 unités en forme de C et juxtaposées en un ovale de 37 m de long, de 23 m de large et près de 5 m de haut, ressemblant à un hippodrome d’où leur nom de « piste » (track). La première piste alpha de 96 unités fut terminée en octobre 1943 (une durée de construction de 9 mois seulement !).
Mais étant passé directement du laboratoire à l’usine, de très nombreux problèmes survenaient chaque jour. Les chambres à vide souffraient de très hautes tensions dans un ensemble interconnecté très complexe : fuites liées au vide poussé, déformation des parois sous la pression de forts champs magnétiques, défaillances des soudures, faiblesses répétées des circuits électriques, corrosion des aimants, impuretés de l’huile de refroidissement, incrustation de l’uranium dans les receveurs (il fallut en re-fabriquer 250 par jour, plaqués de cuivre) et … inexpérience des opérateurs hâtivement formés.
En juillet, des nouvelles décourageantes sont venues du laboratoire de Robert Oppenheimer à Los Alamos. Il va falloir trois fois plus de matière fissile pour une bombe que les estimations précédentes ne l'avaient indiqué. Même avec des performances satisfaisantes des « hippodromes », il était possible qu'ils ne produisent pas suffisamment d'uranium 235 purifié à temps. Une nouvelle usine, la Extension Y-12, doublant la taille du complexe électromagnétique fut décidée.
Cette deuxième piste alpha fut mise en ligne en janvier 1944, mais les problèmes de maintenance étaient aussi graves et elle fonctionna de façon sporadique. Elle permit de fournir 200 g d’uranium (enrichi seulement à 10-12% d’uranium 235) à la fin de février 1944, livrés peu après à Los Alamos. Un retard de 4 mois sur le planning nécessita de porter à 864 le nombre calutrons, avec l’objectif d’isoler quotidiennement 260 g d’uranium enrichi à 10% en uranium 235, auxquels on ajouta, à partir du 11 mars 1944, 288 calutrons rectangulaires qui servirent de deuxième étage d’enrichissement, ces derniers s‘avérant eux-mêmes décevants.
Après beaucoup d’efforts, 90 g étaient produits par jour en décembre 1944, puis 200 g par jour en janvier 1945. Cela permit d’estimer que 40 kg d’uranium seraient disponibles au 1° juillet 1945.
. Les 1.152 calutrons de Y-12 exploités par les Calutron Girls ont produit au total 140 livres (63,5 kg) d'uranium 235, assez pour alimenter une bombe atomique. Y-12 était très peu efficace et consomma une énergie électrique monstrueuse. Le prix de revient de l’uranium 235 atteignait alors 1 million $ par kilo. Après la guerre, la méthode de diffusion gazeuse pour l'enrichissement de l'uranium s'est avérée plus efficace et la méthode électromagnétique a été abandonnée.
L’usine K-25 : la séparation par diffusion gazeuse
Principe de la diffusion
. Pourquoi faut-il un très grand nombre de cellules de diffusion en cascade ? Il fallut 1.200 étages de séparation pour passer de la concentration en uranium 235 de 0,72% dans l’uranium naturel à 4%, et 1.800 étages supplémentaires pour passer de 4% à 90%. Obtenir 1 kg d’uranium 235, nécessite 140 kg d’uranium naturel. À chaque étape du processus d’enrichissement on extrait l’uranium (faiblement) enrichi, qui est injecté à l’étape suivante, et ainsi de suite … On remarque qu’il n’y a pas beaucoup plus d’étapes pour passer de 4% à 90% que de 0.72% à 4%, et comme les volumes traités sont bien plus faibles, il faut beaucoup moins d’unités pour cela. D’où les craintes de prolifération : une installation « civile » enrichissant à 4% peut sans changement majeur devenir une installation « militaire » enrichissant à 90%.
. La diffusion gazeuse avait été jugée prioritaire en décembre 1942 à la grande fureur de Lawrence, qui défendait « sa » séparation électromagnétique mise au point à Berkeley avec son calutron. Pourtant les difficultés de réalisation de parois poreuses résistant à l’hexafluorure d’uranium corrosif retardèrent longtemps sa réalisation. En août 1943, malgré les efforts de plus d’un millier de chercheurs de Kellex, une filiale spécifique de Kellogg, et de l’université de Columbia, aucun matériau acceptable n’avait pu être mis au point pour les barrières de diffusion. En janvier 1944, Groves décida de modifier le type de barrière, retardant de plusieurs mois la mise en service.
La construction
. L’ingénierie de la construction de l’usine K-25 qui ne commença que le 30 mai 1943, fut confiée Kellex, avec comme maître d'œuvre J.A. Jones Construction Company de Charlotte ; elle employa 12.000 ouvriers et plus de 60 sous-traitants. Des milliers de commandes d'équipements de traitement et d'équipements auxiliaires ont été émises, dont les principaux fabricants furent Allis-Chalmers pour les pompes centrifuges et les moteurs, Chrysler Corporation pour les convertisseurs, et Houdaille-Hershey, Linde Air Products et Bakelite pour les matériaux des diffuseurs. Certaines de ces entreprises ont dû construire des usines entièrement nouvelles ou procéder à d'importantes reconversions d'usines existantes.
. Le 21 octobre 1943, c’est la première pierre du plus grand bâtiment du monde d’alors (une surface de 489.000 m2 et un volume de 2.760.000 m3, 250.000 m3 de béton), en réalité une série de 54 bâtiments contigus disposés en forme de U (deux ailes-usines en parallèle) de 800 m sur 300 m. Il était entouré de très nombreux bâtiments auxiliaires.
. K-25 fut complètement achevée le 15 août 1945 … après les bombardements. Ce sera la plus grande usine du monde !
Oak Ridge – K-25 (La « vallée heureuse » à l’arrière plan)
L’exploitation
. K-25 ne fonctionna réellement qu’à partir du 20 janvier 1945 et ne devint pleinement opérationnelle que le 20 février, parce que Chrysler et Union Carbide, les principaux contractants, eurent d’énormes difficultés à mettre au point les 2.892 barrières de diffusion résistant à l’hexafluorure d’uranium et percées de plusieurs millions de trous par cm2 (finalement ils optèrent pour des chambres en acier inoxydable recouvert par électrolyse d’un dépôt de nickel). Pour résister à l’hexafluorure, les 20.000 m de tuyaux, les 500.000 vannes et les raccords furent recouverts de téflon (polytétrafluoroéthylène, un produit inventé en 1938 par DuPont), dont ce fut l’une des toutes premières utilisations. Les pompes consommaient énormément d’énergie, mais 10 fois moins cependant que les calutrons de Y-12 pour la même production d’uranium 235. Selon le projet initial, les usines auraient dû fonctionner en parallèle et fournir chacune de l’uranium enrichi à plus de 80%. En raison de ses difficultés chroniques, K-25 servira de premier étage d’enrichissement, envoyant sa production à Y-12 (séparation électromagnétique). Plus tard, le 20 février 1945, l’ordre sera inversé de Y-12 (avec un enrichissement à 2%) vers K-25, quand S-50 intégrera la chaine de production.
Oak Ridge, la salle de contrôle de K-25
Oak Ridge, à l’intérieur de K-25
Oak Ridge, les opératrices à l’intérieur de K-25
L’usine S-50 : la séparation par diffusion thermique
. La diffusion thermique n’avait pas été retenue aux débuts du projet, mais Philip Abelson, soutenu par la Marine, avait persévéré dans ses recherches pour en maîtriser la production, car pour construire un réacteur compact capable de propulser un sous-marin, l’uranium enrichi était préférable. En 1942 il avait réussi à faire fonctionner, pour le compte de la Marine, un premier prototype au Naval Research Laboratory. Groves l’avait visité le 10 décembre 1942, sans être impressionné, et Bush et Conant avaient jugé en janvier 1943 que sa méthode serait moins efficace que les autres. Elle fut donc laissée de coté.
. Mais en avril 1944, la situation du programme nucléaire s’avéra catastrophique : la séparation électromagnétique (Y-12) de même que la séparation gazeuse (K-25) se heurtaient à de graves difficultés techniques, et les premiers échantillons de plutonium extraits du réacteur X-10 se révélèrent contaminés en plutonium 240. Cela rendait son emploi impossible avec une configuration « canon » pour la bombe au plutonium, alors que la configuration alternative à « implosion » n’était pas du tout maîtrisée. La mise au point de la séparation efficiente de l’uranium devenait donc cruciale.
. Apprenant la situation critique du programme Manhattan, Abelson communiqua ses résultats à Oppenheimer qui en fit part à Groves. La construction d’une usine pilote de 102 colonnes d’enrichissement de 14,6 m de haut avait commencé le 01 janvier 1944 au Philadelphia Navy Yard (usine qui sera opérationnelle en juillet). Après avoir visité le 03 juin l’usine d’Abelson en cours d’achèvement, un groupe d’experts recommanda d’ajouter à Oak Ridge une usine de séparation thermique capable de servir de « premier étage » d’enrichissement pour Y-12 afin de suppléer K-25. Si on utilisait la centrale électrique de K-25 pour fournir la vapeur, une usine de 1.600 colonnes, capable d'enrichir 50 kilogrammes d'uranium par semaine à une concentration légèrement inférieure à 0,9 %, pourrait être construite rapidement pour un coût de 3,5 millions de dollars.
La construction.
. Le 24 juin 1944, Groves approuva la construction de l'usine de diffusion thermique liquide, désignée S-50, implantée juste à côté de la centrale K-25 pour des raisons de sécurité. Le contrat stipulait qu’une version agrandie de l’usine d’Abelson, non prévue dans le plan initial d’Oak Ridge, devrait être terminée en trois mois. Sur ce modèle, la compagnie H.K. Ferguson de Cleveland commença les terrassements le 09 juillet 1944 et construisit en 90 jours, avec 1.900 ouvriers en pic, l’usine de séparation thermique de 2.142 colonnes d’enrichissement soit 21 copies exactes de l'usine à 102 colonnes de Philadelphie. Ceci en dépit des sérieux doutes quant à la conception de l'usine, ... une explosion ayant détruit une grande partie de l'usine de Philadelphie le 2 septembre !
L’usine de séparation thermique S-50 à Oak Ridge (sur la droite, la centrale thermique fournissant la vapeur nécessaire)
Bâtiment du procédé de diffusion thermique à S-50. Le bâtiment en arrière-plan avec les cheminées est la centrale électrique K-25.
L’exploitation.
. Pour des raisons de sécurité, Groves voulait que H. K. Ferguson exploite la nouvelle usine. Comme Clinton Engineer Works n'autorisait pas les syndicats, H. K. Ferguson créa une filiale à 100 %, et se vit confier l'exploitation de l'usine pour 11.000 dollars par mois. En août 1944, 10 militaires du Special Engineer Detachment (SED) d'Oak Ridge sont sollicités pour se porter volontaires, avertis que le travail serait dangereux. Cette quinzaine de personnes seront formés à l'usine pilote de Philadelphie.
Le 02 septembre 1944, un cylindre de 270 kg d'hexafluorure d'uranium explosa, rompant les conduites de vapeur voisines. La vapeur réagit avec l'hexafluorure d'uranium pour créer de l'acide fluorhydrique hautement toxique : l’incendie qui s’en suivit fit 2 morts et 15 blessés. L’enquête révéla que l'accident avait été causé par l'utilisation de cylindres en acier claddé avec des revêtements en nickel au lieu de cylindres en nickel massif sans soudure, ... car l'armée avait préempté la production de nickel ! L'usine de production n'a ensuite connu aucun accident mortel, bien que son taux d'accident soit plus élevé que celui des autres installations de production du projet Manhattan en raison de la hâte avec laquelle elle a été mise en service.
Les colonnes d’enrichissement de S-50 ©DoE
. C’est Union Carbide, avec un effectif de 1.600 personnes, qui en assura ensuite le fonctionnement à partir du 16 septembre 1944. 4,8 kg à 0,852 % furent produits en octobre. Des fuites limitent la production et obligent à des arrêts au cours des mois suivants. L’usine atteignit son fonctionnement nominal à partir de janvier 1945 avec ses 10 racks (séries) de 102 colonnes. Les 21 séries furent opérationnelles le 15 mars (5.770 kg produits en juin 1945).
A partir du 20 février 1945, les trois processus d'enrichissement ont été opérationnels en série. S-50, la plus récente et initialement non prévue, est devenue la première étape, enrichissant de 0,71 % à 0,89 %. Sa production était introduite dans le processus de diffusion gazeuse de l'usine K-25, qui montait l'enrichissement à 2%, permettant ensuite aux calutrons de Y-12 d’enrichir à 20% (alpha), puis 90% (beta), soit le niveau requis pour la bombe.
La production totale de l'usine S-50 s'éleva à 56,504 livres (25,630 kg). On estime que l'usine S-50 a accéléré d'une semaine la production de l'uranium enrichi utilisé dans la bombe Little Boy. S-50 restera le « premier étage » de l’enrichissement, jusqu’à son arrêt en septembre 1945.
. L’usine pilote de Philadelphie fournira également 2.5 tonnes d’uranium faiblement enrichi à Oak Ridge. Beaucoup moins efficace que l'usine K-25, quoique momentanément indispensable, l'usine S-50 a été démolie après la guerre.
. Fin avril 1945, environ 25 kg d’uranium 235 étaient disponibles. Il fallait 50 kg d’uranium hautement enrichi pour chaque bombe de type « canon ». Autrement dit, il n’y avait en juillet 1945 de quoi faire qu'une seule bombe à uranium type « canon » : il n’y eut par conséquent aucun essai préalable !
Le prix de l’uranium 235 tomba à 100.000 $ (de 1946) le kilo (soit ~2 millions $ de 2010 / kg, le prix aujourd’hui étant autour de 10.000 $ / kg).
Produire le plutonium (Bombe type “implosion“ : Fat Man, Nagasaki)
A Oak Ridge - L’usine X-10 : Le réacteur pilote pour la production du plutonium
. Après le succès de Chicago Pile-1, c’est également à Oak Ridge que Groves décida de construire le réacteur graphite au plutonium prototype X-10 et son usine associée. Ceci contre l’avis des physiciens du Met Lab qui voulaient l’installer dans la forêt d’Argonne, à 40 km de Chicago. Seaborg et Cooper avaient en effet mis au point au Met Lab une méthode d’extraction chimique du plutonium formé à partir de l’uranium 238, en utilisant le phosphate de bismuth, procédé qui avait été retenu. Le 10 décembre 1943, il fut cependant décidé que les installations industrielles (les réacteurs et leurs usines de séparation du plutonium associées) seraient construites à Hanford, un endroit différent de celles de séparation de l’uranium.
. Avant que le plutonium puisse être chimiquement séparé de l'uranium 238 pour une bombe, cet uranium doit être "irradié". La réussite de CP-1 n’était qu’une expérience scientifique au stade de laboratoire qui n'avait fonctionné que quelques minutes et à une si petite échelle qu'il était impossible d'en obtenir des quantités importantes de plutonium.
Le réacteur X-10, en revanche, a été conçu pour mettre au point la fabrication de plutonium par irradiation de l’uranium 238 par les neutrons de fission de l’uranium 235, avec un fonctionnement continu afin pouvoir développer les compétences et les technologies nécessaires pour les réacteurs à l'échelle industrielle et les usines de séparation du plutonium à Hanford (Washington).
. Le réacteur expérimental X-10 fut en réalité la première installation à être opérationnelle à Oak Ridge. Le réacteur, initialement prévu à eau lourde, pour laquelle on soutint, pour en produire 6 tonnes par an, la réalisation rapide d’une usine de production en 1943 à Trail au Canada, fut finalement remplacé par l’option modérée au graphite.
. La firme Du Pont ouvrit le chantier dès le 02 février 1943, deux mois seulement après le succès de la première pile nucléaire expérimentale par l'équipe d'Enrico Fermi au Metallurgical Laboratory de Chicago. La construction avança rapidement. Une des principales difficultés rencontrées fut la fabrication par Alcoa des tubes d’aluminium contenant les crayons d’uranium, les soudures lâchant trop souvent au début.
Oak Ridge, le réacteur pilote X-10
. Le réacteur fut mis route le 04 novembre 1943 en présence de Fermi. Le Met Lab de Chicago qui avait usiné les 700 tonnes de blocs de graphite fourni par Union Carbide, fut responsable de son fonctionnement jusqu’au 01 juillet 1945, la société Monsanto lui succédant à cette date.
. La puissance du réacteur initialement de 500 kW, fut progressivement portée à 4 MW (x 8) en juillet 1944.
Le réacteur était constitué d'un gros bloc de graphite massif isolé par une épaisseur d’au moins 1 mètre de béton et percé de 1.248 canaux horizontaux. Des barres de commande d'uranium sont insérées dans les canaux, l'air de refroidissement circulant dans l’espace annulaire. A ce réacteur expérimental, était adjointe une usine pilote de séparation du plutonium. Ce seront également les choix pour l’usine de Hanford.
Au terme de la durée optimale de la réaction de l’uranium, estimée à quelques semaines, de nouvelles barres d’uranium étaient insérées par l’avant, repoussant les anciennes qui tombaient par l’arrière dans l’eau, où elles restaient plusieurs semaines, le temps que la radioactivité des produits de fission à courte vie décroisse.
Elles étaient ensuite transportées vers l’usine de séparation pour extraire le très peu de plutonium dans ces barres (moins de 250 ppm) par dissolution dans un mélange d’acide nitrique et d’acide sulfurique, puis précipitation par du phosphate de bismuth et enfin séparation du plutonium en utilisant de l’acide nitrique et du fluorure de lanthane.
Oak Ridge, Conçu et construit en dix mois, le X-10 Graphite Reactor est devenu critique le 04 novembre 1943.
. Le réacteur X-10 a fourni aux scientifiques de Los Alamos les quantités expérimentales de plutonium nécessaires et suffisantes pour la conception de Fat Man (Nagasaki). La voie à la conception et au développement industriel des réacteurs à grande échelle et des installations de séparation chimique était ouverte, pour qu’Hanford prenne la suite pour fournir les kilogrammes nécessaires à la construction de la bombe.
Le 30 décembre 1943, 1,5 milligramme de plutonium fut envoyé au Met Lab de Chicago. À ce moment- là, la quantité totale de plutonium dans le monde était de 2.5 mg, produits par les cyclotrons. À partir de mars 1944, les envois à Chicago et à Los Alamos se comptèrent en grammes, puis en dizaines de grammes par mois, finissant par totaliser 326 grammes quand les opérations s’arrêtèrent en décembre 1944.
. Le plutonium fourni par X-10 fit découvrir, au printemps 1944, à Emilio Segrè le taux très élevé de fission spontanée du plutonium 240 un sous-produit contaminant du plutonium 239, également produit par la réaction, ce qui ouvrit une grave crise mettant en doute l’avenir du programme Manhattan.
A Hanford (Etat de Washington) : la production de plutonium.
. Wigner était très inquiet des progrès possibles des Allemands vers une bombe nucléaire : il les estimait capables de réaliser en 6 mois un réacteur comme celui qu’il était en train de dessiner. S’il connaissait très bien les physiciens allemands, il sous-estimait cependant le temps nécessaire à la réalisation d’un réacteur, puis d’une bombe.
Il fallait trouver un site pour construire les infrastructures du premier réacteur nucléaire au monde permettant de produire du plutonium. Groves a exclu d’ajouter un réacteur nucléaire de production de plutonium à Oak Ridge. La consommation totale d’électricité aurait dépassé les possibilités locales. Par ailleurs, trop proche de Knoxville (Tennessee), une défaillance potentielle d'un réacteur aurait pu avoir des conséquences désastreuses pour les 120.000 habitants de la ville située à 20 km.
Le choix du site.
. Tout site potentiel de production de plutonium nécessitait de l'eau, de l'électricité et une grande surface peu peuplée. Produire 100 g de plutonium par jour nécessitait un réacteur d’une puissance de 100 MWt.
Et les critères étaient stricts : une zone vierge de 15 km sur 20 km au minimum, pas de grande route ni de voie ferrée importante à moins de 15 km, pas de ville de plus de 1.000 habitants dans un rayon de 30 km, des ressources en eau supérieures à 2 m3/s et une puissance électrique disponible de plus de 100 MW. Parmi les 6 sites possibles, du sud de la Californie au nord de l’État de Washington, celui de Hanford présentait le meilleur compromis.
Le fleuve Columbia alimenterait en eau de refroidissement les réacteurs, et le barrage de Grand Coulee sur le Columbia, le plus grand barrage au monde à l’époque qui venait à peine d’être achevé, d’une puissance de 2.000 MW, fournirait l’électricité nécessaire. L'étendue dégagée peu peuplée du sud-est de l’Etat serait un espace suffisant pour assurer un fonctionnement sûr et efficace. En janvier 1943, après avoir personnellement visité le site, le général Groves acquit 780 miles carrés (2.020 km2) de terrain le long du Columbia pour un coût de 5,1 millions de dollars 1943 : le site Hanford nettement plus isolé à 20 km au nord de Pasco, une bourgade de 4.000 habitants à l’époque (200.000 aujourd’hui), et à 250 km de Seattle ou de Portland.
Au début de l'année 1943, comme pour Oak Ridge dans le Tennessee quelques mois plus tôt, les quelque 1.500 habitants de la région (dont les villes de Hanford, White Bluffs et Richland) ont été informés que le gouvernement avait acquis leurs terres. Les propriétaires fonciers ont reçu de petites indemnités et un délai de 30 à 90 jours pour quitter leurs terres. L'armée a également interdit aux tribus locales (notamment Yakama, Umatilla et Wanapum) qui utilisaient la région pour leurs pratiques traditionnelles depuis des temps immémoriaux, de retourner sur leurs terres.
L'usine de Hanford sera le plus grand site industriel aménagé pendant la guerre : 1.518 km2 contre 230 km2 à Oak Ridge, soit 15 fois la surface de Paris.
La construction
. Le projet Manhattan disposait désormais d'un emplacement idéal pour la production de plutonium. La mission de Hanford nécessitait la construction, à partir de rien, d'une infrastructure vaste et complexe.
. Groves signa le 28 décembre 1942 un contrat avec la société Du Pont pour la conception, la réalisation et l’exploitation d’un ensemble de plusieurs réacteurs nucléaires. Il choisit cette société car Du Pont était une des rares grandes sociétés à construire elle-même ses usines, et en raison de l’expérience réussie qu’elle venait de démontrer dans le passage rapide des recherches de laboratoire à l’édification d’usines de production géantes avec son nylon, un polyamide qu’elle avait inventé le 28 février 1935. L’ingénieur qui avait dirigé le passage à l’échelle industrielle de la production du nylon, Crawford H. Greenewalt, fut nommé à la direction technique du projet.
Le contrat avec Du Pont stipulait que cette société serait payée sur la base d’un cost plus fee (coût plus marge) d’un seul dollar, car Du Pont avait fait l’objet de violentes critiques après la Première guerre mondiale au sujet des bénéfices qu’elle avait alors réalisés dans la production d’explosifs (sa spécialité depuis sa fondation) et encore plus tard dans les années 1920, lors de sa reconversion dans les matériaux synthétiques. La société estima pouvoir mobiliser le personnel nécessaire, malgré la charge de travail que représentait alors la fabrication simultanée à grande échelle d’explosifs pour l’armée et la marine.
. Greenewalt se heurta immédiatement à l’opposition des physiciens du Met Lab (Fermi, Szilárd, Wigner) qui tenaient à conserver la maîtrise des opérations. Avec beaucoup de diplomatie, et l’appui d’Arthur Compton, Greenewalt réussit à les convaincre des mérites de son approche : planification, prototype puis gel des configurations, marges de sécurité pour tenir compte des imprévus, mais aussi des aléas. Les physiciens resteront marqués par cette approche, que l’on retrouve dans la réalisation de tous les grands projets.
Les ingénieurs de Du Pont modifièrent le projet de Wigner en réduisant la puissance du réacteur de 500 à 250 MWt, en utilisant un blindage en isorel (fibres dures de bois transformées sous haute pression et de densité élevée) et béton plutôt qu’en eau, et surtout en prévoyant d’ajouter 500 barres additionnelles d’uranium aux 1.500 prévues, « au cas où ». Ils jugèrent que le saut de la pile de Fermi de quelques watts à un réacteur de plusieurs centaines de mégawatts était trop risqué.
Ce surdimensionnement des réacteurs de Hanford prévu par les ingénieurs de Du Pont s'avéra être un choix judicieux crucial étant donné la grande importance du facteur temps ; la bombe serait devenue inutilisable à deux ou trois mois près ! (Du Pont passera ainsi d'un rôle d'expert-consultant à un rôle plus actif, celui de principal partenaire privé ultérieurement dans la fabrication de la future bombe H).
La décision a ainsi été prise de construire 3 réacteurs uranium-graphite (B, D et F) de 250 MWt unitaire, presque identiques. En effet, la technologie, toute nouvelle et non éprouvée, était si incertaine que la construction de 3 réacteurs augmenterait les chances de réussite d'au moins l'un d'entre eux. Implantées le long du fleuve Columbia, leur furent adjointes trois énormes installations de séparation chimique du plutonium (T, B et U) pour extraire le plutonium du combustible irradié (6 kg de plutonium espérés par mois)
. La construction proprement dite commença dès le 07 juin 1943 par le réacteur B, bien que les plans n’étaient pas encore finalisés. Les difficultés principales vinrent des tolérances extrêmement sévères, aussi bien pour les éléments des réacteurs, comme les briques de graphite, que pour l’étanchéité absolue exigée des bâtiments de séparation du plutonium (pour éviter de disperser des produits radioactifs dans l’atmosphère). Après la mise en route, la radioactivité serait trop intense pour que des modifications majeures soient apportées aux bâtiments. Les réacteurs D et F furent construits à 10 km les uns des autres.
. La construction des 3 groupes d’usines de séparation chimique T, B et U commença presque en même temps que celle des réacteurs mais, faute de main d’œuvre elle fut suspendue plusieurs mois et ne reprit qu’en janvier 1944. L’ensemble se trouvait à 15 km au sud des réacteurs. T et U furent terminés en octobre 1944, et B en février 1945 (et commença à traiter l’uranium en avril).
. Les plus spectaculaires des bâtiments étaient les énormes édifices de 260 m de long (sur 30 m et large et 30 de haut) sans aucune fenêtre qui furent surnommés les Queen Mary par les ouvriers qui les construisirent (par analogie avec le paquebot). On les appelait aussi les canyons. Ils étaient entourés de bâtiments plus petits destinés à isoler le plutonium dans les dernières étapes. À l’intérieur de chacun des Queen Mary se trouvait une succession de 40 cuves de 5 m de côté et 7 m de profondeur, avec des parois et un couvercle amovible en béton de 2 m d’épaisseur.
Hanford : le Queen Mary T © DoE
Il fallut aussi construire plusieurs centaines de km de routes, de voies ferrées et de lignes à haute tension, des milliers de logements (à bonne distance des usines), des centaines de bâtiments administratifs et d’ateliers de maintenance, des magasins et des restaurants, des réservoirs et des châteaux d’eau, et tout un réseau d’égouts. Une ville champignon s’éleva rapidement, par sécurité, à quelque distance des réacteurs.
. De 1943 à 1945, près de 100.000 personnes ont été recrutées, avec un pic de 50.000 ouvriers au plus fort de l'activité, fin 1944. Ils étaient hébergés dans un camp à Richland près de l'ancienne ville de Hanford. Les ingénieurs et le personnel administratif, déplacés en famille, étaient en général logés dans les 548 logements construits en un temps record près de l'ancien village de Richland, ou bien vivaient dans les logements construits sur le site même, dans des caravanes ou dans les maisons laissées libres par les habitants évacués. Les hommes et les femmes célibataires étaient logés dans des baraquements ou des huttes. Parmi les travailleurs, environ 10 % étaient des femmes, blanches et noires, qui occupaient principalement des postes de bureau, de restauration ou de travail domestique. Environ 14 % étaient des hommes afro-américains embauchés principalement à des emplois peu qualifiés pour la construction. L'afflux de milliers d'Afro-Américains dans la région rurale de l'Inland Northwest était sans précédent et modifiera de façon permanente la démographie de la région.
La « ville-champignon » (camp) de Richland, à son apogée, abrita 50.000 ouvriers.
Hanford Trailer City abrita dans plus de 3.000 caravanes une moyenne de 12.000 personnes. À son apogée, Hanford Trailer City comptait 51.000 habitants et était la troisième zone la plus peuplée de l'État de Washington.
Les conditions de vie étaient très pénibles, surtout dans les premiers mois, et beaucoup de travailleurs démissionnèrent rapidement. La construction de meilleurs logements, de lieux de loisirs et des salaires plus élevés améliorèrent la situation et la ville comptait près de 51.000 habitants pendant l’été 1944. Presque tous ignorèrent jusqu’à la fin du conflit la nature réelle et l’objectif de leur travail.
L’exploitation
. Il fallut déterminer la meilleure manière de récupérer l’uranium irradié pour en extraire le plutonium sans démonter le réacteur. Puis, le choix du modérateur était également essentiel : eau (lourde et légère), béryllium et graphite. L’eau lourde était optimale mais elle demeurerait indisponible en quantité appréciable pendant encore 2 ou 3 années au minimum. Enfin, il fallait extraire le plus efficacement possible les centaines de MW libérés sous forme de chaleur dans l’uranium pour éviter que tout fonde. Et de même pour tout l’éventail des gaz, solides et liquides. Le refroidissement par eau fut choisi comme étant la moins mauvaise solution.
Le réacteur B en opération – Janvier 1945
. Le processus de l’usine de Hanford comportait 4 étapes.
1 - Tout d'abord, 180 tonnes d'uranium furent mises en crayons » (slugs) de 22,1 cm de longueur et de 3,8 cm de diamètre environ. Enveloppés d'aluminium, des dizaines de milliers de ces crayons de combustible uranium, sont nécessaires pour l'étape suivante du processus.
2 - Le cœur de chaque réacteur était constitué d’une énorme matrice de blocs de graphite, mesurant 11 m x 11 m x 8,5 m (2.200 tonnes ; 1.000 m3), enfermée dans un blindage lourd de 1,5 m d’épaisseur et percée de 2.004 tubes d'aluminium de 4,3 cm, espacés de 22 cm, sur 46 rangées horizontales dans lesquels furent chargés plus de 60.000 crayons de combustible uranium (32 par tube). L'eau de refroidissement était injectée dans l'espace annulaire étroit entre les crayons et le tube d'aluminium. 38 barres de contrôle en acier au bore, permettaient de piloter le réacteur
Ouvriers empilant des blocs de graphite dans le cœur du réacteur.
Le chargement d’un barreau d’uranium vu par Hergé (Objectif Lune - 1953)
Lorsque les opérateurs retirent les barres de contrôle, la réaction nucléaire en chaîne commence : des neutrons fusionnent avec des atomes d'uranium, pour produire des atomes de plutonium (transmutation).
3 - Une fois retirés de la matrice de graphite puis refroidis et sécurisés dans une piscine, les lingots de combustible étaient transportés dans des wagons lourdement blindés pour la troisième étape du processus de fabrication.
Il s'agit d’un traitement chimique, utilisant le phosphate de bismuth, où le combustible hautement radioactif du réacteur est traité par lots d'environ 3.000 kg. Le combustible est dissous dans de l'acide, puis soumis à une série de procédés chimiques dans une longue succession de bassins de traitement pour en extraire une petite quantité de plutonium, une très petite quantité, par centrifugation en plusieurs étapes.
A partir de 3.000 kg d'uranium, on produit environ 750 grammes de plutonium (0,025 %).
4 - L'étape finale de l'extraction du plutonium était réalisée dans un environnement de laboratoire, pour produire du nitrate de plutonium pur qui sera transformé en métal à Los Alamos, au Nouveau-Mexique.
Les niveaux de radiation dans la galerie (ou canyon), étaient trop élevés pour permettre l'accès à du personnel non protégé. Des périscopes spécialement conçus et des postes de télévision en circuit fermé étaient installés pour le contrôle et les réparations par télécommande, le personnel portant un équipement de protection complet contre les radiations
Hanford : le Queen Mary B et l’intérieur (le « canyon ») du ©DoE
Le chargement en uranium du réacteur 105 B commença le 18 septembre 1944 et le réacteur divergea le soir du 26 septembre, la puissance prévue de 250 MW étant atteinte en février 1945. Hanford prenait la relève du pilote X-10 construit à Oak Ridge qui, en décembre 1944, avait produit 326 grammes de plutonium. 720 g de plutonium fabriqué à Hanford furent livrés à Los Alamos le 02 février 1945 ; 7 kg étaient livrés fin mai. Les réacteurs D et F entrèrent en service le 17 décembre 1944 et le 25 février 1945. La production de 18 kg par mois fut atteinte à l’été 1945.
. Tout ce qui n'était pas du plutonium était déversé dans des réservoirs de stockage souterrains, pour un traitement prévu une fois l'urgence de la guerre passée (et c'est encore le cas aujourd'hui !). Outre l'uranium et le revêtement en aluminium d'origine, il y a des sous-produits fatals du processus de fission nucléaire et des produits chimiques, dont beaucoup sont très radioactifs.
Malgré les précautions prises, des rejets importants de contaminants radioactifs eurent lieu dans l’air (surtout de l’iode 131) et dans l’eau de la rivière Columbia. L’enregistrement des doses reçues par les travailleurs exposés devint systématique, des examens réguliers du sang (tous les 3 mois) furent imposés, ainsi que des bilans médicaux annuels. Pourtant, entre 10 et 20.000 personnes auraient alors reçu des doses de rayonnement supérieures aux normes (alors) admissibles. Pendant la guerre, les mots radioactivité ou rayonnement étant censurés, les panneaux se contentaient de mentionner Danger ou Entrée interdite ce qui n’était pas très dissuasif. Hanford est aujourd’hui le site radioactif le plus contaminé des États-Unis, et un énorme programme est en cours pour améliorer la situation.
La « filière Thorium »
. Les difficultés alors rencontrées à Los Alamos, tant avec le projet de bombe à uranium 235 (faute de séparation isotopique opérationnelle) qu’avec celui de bombe au plutonium (à cause de la contamination en Pu 240) poussèrent Wigner à s’intéresser à l’uranium 233, lui aussi fissile par neutrons lents. Celui-ci n’existe pas naturellement, et Wigner eut l’idée d’un « convertisseur » pour transformer du thorium 232 (fissile uniquement par neutrons rapides et aussi impropre à une réaction en chaîne que l’uranium 238) en uranium 233. C’est l’origine de la « filière thorium » à laquelle on s’intéresse à nouveau dans les années 2010’s.
Fabriquer les bombes
Los Alamos, peu de temps après WWII.
. Lorsque le général Leslie Groves a été nommé à la tête du projet Manhattan en septembre 1942, il a vu le besoin de recruter les meilleurs scientifiques de tout le pays pour doter en personnel le nouveau site secret au Nouveau-Mexique. Le physicien J. Robert Oppenheimer, déjà un professeur très respecté à la fois à l'Université de Californie à Berkeley et au California Institute of Technology, s'est avéré être le candidat idéal pour diriger le nouveau laboratoire de Los Alamos. Bien que Groves et Oppenheimer aient eu des styles de gestion nettement différents, leur partenariat s'est avéré idéal.
. En 1944, les Clinton Engineer Works à Oak Ridge dans l'est du Tennessee et les Hanford Engineer Works dans l'État de Washington étaient en bonne voie de produire respectivement de l'uranium enrichi et du plutonium en quantités suffisantes. Pendant ce temps, sur une mesa isolée au Nouveau-Mexique, des scientifiques de renommée mondiale, dirigés par J. Robert Oppenheimer, travaillaient dur pour développer des concepts de bombes atomiques.
. Oppenheimer a mis en place quatre divisions différentes au sein du nouveau laboratoire, chacune ayant un objectif spécifique. Hans Bethe, professeur à Cornell, a été chargé de diriger la division théorique. Robert Bacher, également professeur à Cornell, a été nommé chef de la division de physique expérimentale. Joseph Kennedy de Berkeley a dirigé la division chimique et le capitaine de la marine William S. Parsons a été chargé de diriger la division armement.
. C’est à Los Alamos, le lieu le plus secret des Etats-Unis, que tous les chercheurs ont travaillé sur les mécanismes et l’assemblage des bombes atomiques. C’est une prison dorée que cette « ville » de plusieurs milliers d’habitants, entourée de miradors, et de barbelés. Les scientifiques ne peuvent pas en sortir sans autorisation ; les conversations téléphoniques sont sur écoute ; leurs lettres sont lues. Il était de même interdit à tous les employés, des savants de haut rang aux mécaniciens, de révéler leur véritable identité. D’ailleurs, la plupart d’entre eux ne savent même pas sur quoi ils travaillent, le travail ayant été le plus compartimenté possible. Ils se doutent bien que c’est militaire, que c’est en lien avec la guerre, qu’il s’agit peut-être d’un nouveau radar révolutionnaire, … mais très très peu de personnes connaissent la véritable finalité de tout ce travail.
Porte principale de Los Alamos, 1943
La recherche d’un site
. Il fallait trouver un endroit éloigné de tout, à l'ouest du fleuve Mississippi, qui serait à au moins 200 miles (320 km) d'une frontière internationale et de la côte, au climat pas trop froid pour que les travaux puissent se poursuivre toute l'année, qui disposerait de suffisamment d'espace extérieur pour les tests (environ 55.0000 acres, soit 220 km2), peu peuplé et pouvant héberger les 265 premiers résidents. L'inaccessibilité était le critère le plus important dans le choix du site. Des routes et des installations ferroviaires relativement proches sont nécessaires, mais comme les travaux d'armement ne devraient pas nécessiter une grande installation, la commodité peut être sacrifiée au profit des avantages de l'isolement. L'objectif était de disposer d'un site isolé à l'intérieur des terres, où l'armée pourrait appliquer les mesures de sécurité externe les plus strictes. Cependant, il ne pouvait pas être complètement isolé ; il fallait des sources d'énergie et d'eau à proximité et un minimum de routes pour transporter les matériaux et matériels.
Oak City (Utah) a d’abord été envisagée, mais ce site exigeait d’accaparer trop de terres agricoles productives, impliquant trop de familles à déplacer. On a aussi repéré Jemez Springs, au Nouveau-Mexique, un canyon étroit à environ 40 miles (65 km) au nord de Santa Fe. Oppenheimer s'est opposé à l’utilisation d’un canyon. Il a par contre proposé, à proximité de son propre ranch de Perro Caliente, un emplacement qu‘il a découvert durant ses vacances pendant plusieurs années depuis vingt ans. Sur le flanc d’une ancienne caldeira (les monts Jemez), à 2.250 m d’altitude, entrecoupée de profonds canyons séparés par des plateaux (mesas) boisés, la mesa de Pajarito pourrait servir aux tests. Plate et longue de 4 kilomètres, elle assure la vue panoramique souhaitée par Oppenheimer. Un des canyons abritait la Los Alamos Ranch School, avec un internat pour garçons (« los alamos » signifie « les peupliers »). La capitale de l’État du Nouveau-Mexique, Santa Fe se situe à 50 km au sud-est. La principale ville de l’État, Albuquerque (35.000 habitants en 1940), sur les bords du Rio Grande, se trouve à 90 km au sud.
Après examen des lieux comprenant des bâtiments susceptibles d'accueillir, dès le début, les premiers chercheurs, Groves ordonna le 16 novembre 1942 l'achat de 4.500 hectares de terrain. Mais il y avait une communauté de propriétaires terriens et deux grandes propriétés dans la région à prendre en considération : la Los Alamos Ranch School et l'Anchor Ranch. Le 25 novembre 1942, le Département de la Guerre approuva l'achat des 190 hectares et des 54 bâtiments de la Los Alamos Ranch School pour 350.000 $ (valeur 1942). Le gouvernement a payé 225 dollars par acre (0,4 ha) pour l'école (y compris les bâtiments) et 43 dollars par acre pour le terres du ranch. Les homesteaders (colons) hispaniques, eux, n’ont reçu qu’entre 7 et 23 dollars par acre (en 2005, ils recevront des réparations pour ce traitement inéquitable). Les 175 km2, en complément de l’acquisition des 45 km2, appartenaient déjà au gouvernement dans le cadre du Service des forêts.
Le général Groves et J. Robert Oppeneimer décidèrent que le laboratoire (Technical Installations) serait installé dans l’école de garçons.
Les installations du Laboratoire national de Los Alamos se trouvent à la gauche en haut (Photo prise en novembre 2005).
Approche de Los Alamos pendant le projet Manhattan.
Propriété de la famille Duran (160 ares, 65 ha) située sur la Mesa Sud du plateau de Pajarito, fin 1942.
La construction
. Le projet initial d’Oppenheimer n’était qu’un petit laboratoire de recherche sur la physique des neutrons rapides, avec une cinquantaine de personnes. Groves, lui, envisagea immédiatement un établissement d’une autre ampleur, regroupant quelques centaines de scientifiques et de techniciens pour la conception et la réalisation d’une arme.
. Le 6 décembre 1942, un accord scellé par une poignée de main confia la construction des installations à la compagnie M.M. Sundt Construction Company de Tucson. Sundt était disponible, financièrement solide et, avec sa propre flotte de camions et ses propres plombiers et électriciens, pouvait travailler presque sans sous-traitants, ce qui la rendait intéressante pour l'armée en termes de sécurité. Elle commença immédiatement les constructions (sans plans !). Dès mars 1943, les premiers bâtiments étaient achevés, Oppenheimer s’installa le 15 mars.
. Il fallait également un maître d'œuvre pour gérer le site et un directeur scientifique pour superviser les opérations techniques : l'Université de Californie assurera la maîtrise d’oeuvre. Le 20 avril 1943, elle signa un contrat avec le United States Army Corps of Engineers pour exploiter un laboratoire secret (dirigé par le scientifique J. Robert Oppenheimer) caché à Los Alamos dans les montagnes du nord du Nouveau-Mexique. Il devait développer et faire les essais des armes nucléaires. L’accord stipulait également que l’université de Californie gérerait tous les contrats du personnel (accord toujours en vigueur : le Los Alamos National Laboratory est géré par l’Université de Californie, tout comme le Lawrence Livermore National Laboratory).
Fin avril 1943, le projet initial était réalisé à 95%, mais il se révéla immédiatement beaucoup trop petit. En effet, début juin, Los Alamos comptait déjà plus de 300 officiers et soldats et 460 civils, 160 fonctionnaires et 300 scientifiques et techniciens payés par l'Université de Californie. À la fin de l'année 1943, la population totale était estimée à 3.500 personnes. En décembre 1944, elle s'élevait à 5.670 personnes. En 1945, Los Alamos comptera 4.000 civils et 2.000 militaires, 300 bâtiments résidentiels, 200 caravanes, les services indispensables et quelques dizaines de bâtiments abritant les équipements industriels et les outils de recherche
En 1944, on est passé de la recherche au développement et à l'exploitation à grande échelle : développement de la Division Chimie et Métallurgie et création de la Weapons Physics Division en août 1944 pour mener des expériences sur l'assemblage critique de matériaux actifs. Ceci implique une extension constante des laboratoires, des ateliers et des installations, ainsi que de nouveaux sites de tir auxquels sont associés de petits laboratoires, et donc une augmentation parallèle du personnel. Le dernier ajout, et le plus important, est l'usine de production chimique et métallurgique pour les étapes finales de purification et de fabrication du plutonium. Les premiers bâtiments de ce site ont été achevés et occupés au cours de l'été 1945. La population totale du site était alors estimée à 8.200.
Les personnels
. Oppenheimer, fut officiellement nommé directeur scientifique le 25 février 1943, bien que la nomination ne fut définitive qu'à la mi-juillet en raison de problèmes d'habilitation de sécurité (Voir annexe 3).
. Il a personnellement recruté la majorité du personnel de Los Alamos, se rendant dans des universités à travers le pays, notamment Cornell, Princeton, MIT, l'Université de Chicago et Berkeley. La majorité des scientifiques contactés par Oppenheimer étaient disposés et désireux de rejoindre le nouveau projet. Par contre, il fallait aller s’enterrer dans un endroit perdu du Nouveau Mexique et y travailler sur un projet militaire secret sur lequel il n’avait pas le droit de leur donner de détails. Complication supplémentaire, la plupart des meilleurs physiciens américains se trouvaient déjà impliqués dans des programmes prioritaires, à commencer par le radar, et le NDRC (National Defense Research Committee) refusait qu’ils soient affectés à d’autres projets.
Mais la plupart acceptèrent l’offre d’Oppenheimer car, comme Oppenheimer le dit lui-même plus tard (en parlant alors de la bombe H), « It was technically sweet ». Il y eut peu de femmes physiciennes, mais plusieurs mathématiciennes et beaucoup de jeunes femmes travaillèrent à la division T-5 comme calculatrices.
Du 15 avril au 06 mai 1943, une série de réunions rassembla la cinquantaine de scientifiques déjà arrivés (moyenne d’âge : 32 ans ; Oppenheimer avait 39 ans), pour organiser le laboratoire et en planifier les activités. La plupart des présents se connaissaient très bien, ayant déjà collaboré à de nombreuses reprises : Fermi, Condon, Rabi, Bethe, Bacher, Manley, Segrè, Wilson, … Au terme de ces réunions, beaucoup des participants repartirent dans leurs laboratoires d’origine pour rassembler le matériel et les personnes dont ils auraient besoin à Los Alamos. D’autres reprirent leurs activités antérieures, ne revenant à Los Alamos qu’épisodiquement.
Dès avril 1943, la plupart des personnels scientifiques et techniques avait rejoint Los Alamos, ayant expédié ou apporté eux-mêmes la majorité des équipements de recherche nécessaires à Los Alamos.
De nombreux physiciens, ingénieurs et techniciens, vinrent avec femmes et enfants, souvent très jeunes. La vie à Los Alamos était matériellement difficile et très confinée, et plusieurs ne la supportèrent pas. Certains parvinrent à ne venir à Los Alamos que pour des périodes assez courtes, en tant que consultants et en retournant le plus possible dans leurs laboratoires : von Neumann, par exemple, ou Niels Bohr –Mr Baker- (quand il parvint à s’échapper du Danemark) ne firent que de brefs séjours, en général pour débloquer une situation.
. Oppenheimer parvint à éviter que Los Alamos soit militarisé. Les scientifiques conservèrent l’entière direction des recherches, l’armée se limitant, du moins au début, à assurer l’intendance et la sécurité du site (parfois de manière excessivement tatillonne). D’où quelques tensions entre les deux communautés.
. La population de Los Alamos s'est diversifiée au fil du temps. Les travaux de construction en cours, à mesure que le laboratoire et la ville se développaient, ont amené des ouvriers du bâtiment, des machinistes et d'autres travailleurs qualifiés. La mission britannique, composée de dix-neuf membres, arriva en décembre 1943.
Plusieurs épouses de physiciens occupèrent des fonctions importantes, en général administratives, Pour pallier la pénurie constante de main-d'œuvre, l’armée avait aussi détaché en août 1943 un contingent d’auxiliaires féminines du Women's Army Corps (WAC), qui ne furent pas toujours ravies de se retrouver sur un haut plateau semi-désertique au lieu des îles du Pacifique escomptées. En septembre 1943, il y avait une soixantaine de femmes travaillant dans la zone technique, et environ 180 un an plus tard, dont une vingtaine de scientifiques, une cinquantaine de techniciennes, une quinzaine d’infirmières, vingt-cinq enseignantes et soixante-dix secrétaires. Devant le manque de techniciens qualifiés et d’ingénieurs, l’armée détacha également à partir de la fin de l'année 1943 des étudiants en ingénierie du génie engagés (le Special Engineer Detachment ou SED). En août 1944, le personnel militaire représentait 42 % des effectifs du laboratoire. Plusieurs officiers, de l’Armée et de la Marine, furent aussi affectés à Los Alamos.
. Malgré parfois quelques tensions, la cohabitation entre civils et personnels en uniforme se passa sans trop de heurts malgré des écarts importants de solde, l’interdiction faite aux militaires de faire venir leur famille, et des obligations disciplinaires différentes.
Malgré la diversité croissante de la main-d'œuvre du laboratoire et le caractère généralement informel de l'endroit, Los Alamos était loin d'être une société sans « castes ». Au sommet de la « société locale », on trouvait les scientifiques et leurs familles, suivis par les administrateurs et les officiers de l'armée, les autres civils et enfin les hommes et femmes de rang inférieur. Les logements, les restaurants et les autres avantages liés à la classe et au grade reflétaient ces réalités sociales.
Oppenheimer avait réussi à rassembler tellement de « stars » à Los Alamos que les questions d’ego devinrent également très vite cruciales. Des rivalités féroces se firent jour. Oppenheimer finit ainsi par connaître personnellement plusieurs centaines des personnes qui travaillaient à Los Alamos, non seulement leur travail mais aussi leur histoire personnelle, leur situation de famille, et leurs relations avec les collègues. Il parvenait également à suivre les dizaines de recherches simultanément menées par les divers groupes et son extraordinaire capacité de synthèse lui permit de conserver une vue d’ensemble du programme sans jamais perdre l’objectif de vue.
La sécurité
. Pour des raisons de sécurité, logements et services communautaires étaient fournis sur place à l'ensemble du personnel militaire et des scientifiques et techniciens civils, ainsi qu'à leurs familles dans de nombreux cas. Les employés civils non techniques occupant des postes non classifiés ne présentaient pas de risque pour la sécurité et pouvaient donc résider dans les petites villes voisines et utiliser les bus de l'armée pour se rendre sur leur lieu de travail et en revenir.
. Le courrier passait toujours par la boîte postale 1663 à Santa Fe. La censure de toute la correspondance, à l'exception du courrier officiel, est instaurée en décembre 1943. Tout le personnel, militaire et civil, est informé que les communications personnelles sont censurées. Un contrôle des appels téléphoniques longue distance est effectué. Tous les télégrammes et messages télétypes entrants et sortants étaient également examinés.
. La liberté de mouvement a été sévèrement restreinte. Les résidents ne pouvaient quitter les environs immédiats qu'en cas d'urgence. Après la modification de ces restrictions à l'automne 1944, les voyages dans les environs (< 160 km) - sauf à Santa Fe et à Albuquerque - furent autorisés et contrôlés par un réseau d'agents de sécurité. Les scientifiques étaient autorisés à visiter d'autres sites, laboratoires, universités et personnels scientifiques, mais uniquement sous l'autorité d'Oppenheimer et après avoir obtenu l'autorisation du bureau de sécurité. Les membres du laboratoire n'étaient pas autorisés à avoir des contacts personnels avec leurs proches. Toute rencontre fortuite avec un ami en dehors des limites de Los Alamos devait faire l'objet d'un rapport détaillé aux forces de sécurité. Les scientifiques de renom utilisaient des noms de code lors de leurs déplacements. Oppenheimer, qui voyageait également avec un garde du corps, s'appelait James Oberhelm.
La zone technique (le laboratoire) était entourée d'une clôture en fil de fer tressé de 9,5 mètres de haut, avec deux fils barbelés au sommet, un système d'alarme automatique et 159 projecteurs de 1.500 watts pour éclairer les environs. Une seconde clôture entourait également la communauté. La police militaire armée gardait les trois entrées de la zone technique et les deux entrées des réserves. Tout le personnel du projet, civil et militaire, devait avoir une habilitation de sécurité.
La vie à Los Alamos (Boîte postale 1663 à Santa Fe)
. À presque tous les égards, la vie à Los Alamos était anormale. De la composition de la communauté aux restrictions « insulaires », presque pénales, rendues nécessaires par le haut niveau de sécurité, Los Alamos ne ressemblait à aucune autre communauté en Amérique. Seuls les premiers résidents furent remarquablement homogènes. Scientifiques très instruits, presque exclusivement des hommes blancs, avec leurs familles, ils avaient une vingtaine ou une trentaine d'années, étaient en bonne santé et appartenaient à la classe moyenne. Certains étaient arrivés récemment dans le pays, mais tous partageaient un objectif commun et un employeur commun.
Le travail et la sécurité ont façonné la vie à Los Alamos. Tout, jusqu’au temps libre, était strictement contrôlé. Les heures de travail officielles au laboratoire étaient de huit heures par jour, six jours par semaine (le dimanche était un jour de repos imposé à tous), mais de nombreux groupes, en particulier les groupes de recherche, travaillaient de manière plus irrégulière et généralement beaucoup plus longtemps.
. À Los Alamos, les logements et les services communautaires à peine adéquats renforçaient le sentiment de privation. Un assortiment inesthétique de logements rangés le long de rues non pavées : la poussière des rues ; la suie des poêles et des fours à charbon, à bois et à mazout ; les neiges d'hiver et les pluies d'été laissaient les rues (sans trottoirs) et les cours embourbées.
Une cafeteria de 250 places ouvrit en 1945. Un conseil « municipal » réglait de nombreux détails de la vie quotidienne, tels que les programmes du cinéma, l’ouverture des laveries, les problèmes de circulation, le choix des produits disponibles aux PX (« Post eXchange ») ou au « commissary », compte-tenu des restrictions du temps de guerre (il existait des tickets de rationnement pour de nombreux produits). L'alcool était consommé librement lorsqu'il était possible de s'en procurer.
. La présence des femmes dans ce lieu isolé rendit la vie beaucoup plus supportable pour tout le monde et améliora la cohésion du groupe. Cette présence induisit un très fort taux de natalité (330 naissances en deux ans), et l’hôpital construit sur le site dut prévoir un important service de gynécologie, une maternité et un service de pédiatrie.
La présence de nombreux enfants nécessita également la construction d’une école primaire, d’un collège et d’une école technique de très haut niveau. Walter Cook, professeur à l'université du Minnesota, fut chargé de concevoir un système scolaire pour les élèves doués. Il mit en place à l'automne 1943 un programme d'études pour les étudiants qui se destinaient à l'université, et une école de 12 classes pour 140 élèves avec 16 enseignants, dont de nombreuses épouses de scientifiques. Les scientifiques du laboratoire, dirigés par Enrico Fermi et Hans Bethe, enseignent aux élèves les plus avancés et donnent des conférences à l'ensemble de la communauté dans le cadre d'une "université de Los Alamos" informelle. Plus de 30 organisations récréatives et culturelles ont été créées.
. L'inadéquation des installations de Los Alamos a néanmoins encouragé les personnels à coopérer. Les habitants de Los Alamos ont développé une communauté très soudée pendant la guerre. Non seulement ils travaillaient ensemble dans le laboratoire, mais ils construisaient aussi, dans une certaine mesure, une vie sociale commune. Mais c'est surtout l'importance du travail effectué à Los Alamos qui a soutenu l'esprit de ceux qui y vivaient. Comme l'expliquera plus tard J. Robert Oppenheimer, "presque tout le monde savait que ce travail, s'il était accompli, ferait partie de l'histoire". Ce sentiment d'excitation, de dévouement et de patriotisme a fini par prévaloir.
Zone résidentielle à Los Alamos ©LANL
Le laboratoire de Los Alamos
. Le rôle de Los Alamos était de réaliser une bombe, soit à partir de l’uranium 235 fourni par Oak Ridge, soit à partir du plutonium 239 fourni par Hanford. Groves avait fixé comme objectif qu’une bombe soit prête le 1° août 1945.
Ce délai très court de deux ans interdisait la distinction habituelle entre recherche, conception et réalisation d’un prototype, et production industrielle. Cela impliquait un chevauchement des responsabilités entre les différents groupes. Il fallait également poursuivre toutes les voies en parallèle, sans craindre la redondance, pour éviter de se heurter un jour à un obstacle infranchissable en ne suivant que la voie jugée la plus prometteuse.
Los Alamos fut un des premiers exemples de laboratoire fonctionnant « sur mission » : il devait réaliser une bombe opérationnelle : tout ce qui irait dans cette direction recevrait un financement illimité et les moyens humains nécessaires, tout le reste serait laissé de côté. Donc un emploi extensif des estimations, une recherche de la fiabilité plus que de la performance, de larges emprunts à la méthodologie des ingénieurs, une hiérarchie quasi militaire et des jalons de planning imposés avec des revues d’étapes.
Los Alamos a pu cependant conserver une certaine autonomie vis-à-vis de la direction du Programme Manhattan (Bush, Conant, Groves et leurs adjoints), gardant la maîtrise de la conception des bombes et du choix des méthodes et des matériaux (nucléaires en particulier).
Oppenheimer organisa initialement le site de Los Alamos en quatre divisions,
- physique théorique (division T, en 5 groupes, Hans Bethe). Son objectif était de calculer la meilleure configuration pour une bombe, la priorité étant donnée à l’assemblage « canon », suivi par l’assemblage « implosion », la bombe à fusion n’arrivant qu’en troisième rang.
- physique expérimentale (division P, en 7 groupes, Robert Bacher).
- chimie et métallurgie (division CM, Joseph W. Kennedy) ; son objectif était la purification du plutonium produit par les réacteurs, la métallurgie du plutonium et de l’uranium, et la fourniture de sources radioactives.
- ingénierie munitions et artillerie (division E, 12 groupes, William S. «Deke» Parsons) ; en charge de la réalisation matérielle des bombes. E-1 : polygone d’essai ; E-2 : instrumentation ; E-3 : détonateurs ; E-4 : projectile, cible et source ; E-5 : essais d’implosion ; E-6 : ingénierie ; E-7 : transport de la bombe ; E-8 balistique intérieure ; E-9 : assemblages explosifs ; E-10 : site d’essai ; E-11 : détonateurs électriques ; tests RaLa = lanthane 140 radioactif servant à tester l’implosion
Un cyclotron et plusieurs accélérateurs linéaires furent apportés de Harvard, de Chicago et de l’université du Wisconsin. Une installation de liquéfaction de l’hydrogène figura également parmi les premiers équipements.
En décembre 1943, conformément à l'accord de Québec anglo-américain, une délégation de scientifiques britanniques rejoint le site nucléaire de Los Alamos. Elle inclut le Danois Niels Bohr, qui a pu échapper à la surveillance des nazis, mais aussi le réfugié allemand Klaus Fuchs dont on apprendra en 1950 qu’il travaillait pour les Soviétiques !
Un laboratoire scientifique de Los Alamos en 1944
Fat Man, Thin Man, Little Boy
. La difficulté majeure de la réalisation d’une bombe nucléaire, une fois que l’on dispose d’assez de matériau fissile, est de parvenir à en fissionner le maximum avant que l’énergie qui est dégagée de plus en plus rapidement n’en disperse les éléments, et stoppe de ce fait la réaction en chaîne. En mars 1940, les anglais Frisch et Peierls avaient publié un mémorandum démontrant la faisabilité d'une bombe A transportable par avion et indiqué qu’il fallait pour cela rassembler nettement plus d’une masse critique (de l’ordre de 2 ou mieux 3 pour que le rendement de l’explosion ne soit pas négligeable), tout en évitant une explosion prématurée.
La masse critique dépend de manière sensible de la forme du matériau fissile : un cylindre, et a fortiori un cylindre creux, ou une sphère creuse ont une masse critique nettement plus élevée qu’une sphère pleine. La masse critique est inversement proportionnelle au carré de la densité. D’où les deux idées avancées lors du Summer Study de Berkeley : assembler plusieurs masses sous-critiques sans modifier leur densité, ou augmenter la densité d’une masse sous-critique.
Dans le premier cas, le plus simple était de tirer un projectile cylindrique creux sur une cible cylindrique pleine (qui remplirait le creux) -canon- (Little Boy). Dans le second cas l’idée est de comprimer une sphère creuse pour en faire une sphère pleine –implosion- (Fat Man), méthode qui présente plusieurs avantages : meilleur rendement, moindre risque d’explosion involontaire, moins de risque de réaction en chaîne spontanée.
. La masse critique dépend de la géométrie (sphère pleine, sphère creuse, cylindre plein, cylindre creux) et de la densité. Pour une sphère pleine homogène, elle varie comme l’inverse du carré de la densité : l’implosion permet d’économiser beaucoup de matière fissile en augmentant fortement la densité.
. La masse critique pour une sphère homogène de densité normale est de 52 kg pour l’uranium 235 (diamètre 17 cm) et de 10 kg pour le plutonium 239 (diamètre 10 cm). Pour de l’uranium enrichi à 15% d’U235, la masse critique dépasse les 600 kg.
. Une bombe à l’uranium 235 était théoriquement possible, avec une masse critique d’uranium estimée entre 2 et 100 kg (le plutonium, trop mal connu, n’était pas encore mis en avant). Son rendement (la fraction d’uranium qui fissionne lors de l’explosion avant que celle-ci vaporise l’ensemble et stoppe la réaction en chaîne) était estimé entre 1 et 5%. Dans ce cas, une bombe utilisant 50 kg d’uranium 235 serait l’équivalent de 15 000 tonnes de TNT.
L’Armée estimait que 500.000 tonnes de TNT seraient nécessaires pour détruire les principaux objectifs militaires et industriels en Allemagne (il fut largué en réalité près de 3 millions de tonnes de bombes sur l’Allemagne de 1942 à 1945). Il faudrait donc isoler entre 1 et 10 tonnes d’uranium 235 pour en avoir l’équivalent. A noter qu’à ce stade, les responsables politiques et militaires ne voyaient dans une bombe nucléaire qu’une très grosse bombe, pas quelque chose de qualitativement différent, et qu’ils envisageaient sans état d’âme d’atomiser, comme on dirait plus tard, une cinquantaine de villes allemandes.
En septembre 1943, cependant, afin de garantir les chances de succès du premier tir expérimental, la direction de Los Alamos décida d’intensifier les travaux sur l’implosion en remplaçant la sphère creuse par une sphère pleine (un « cœur de Christy »). Les deux configurations, canon et implosion, furent étudiées en parallèle sous les noms de Thin Man (homme mince) et Fat Man (homme gras). Quand il apparut fin 1943 qu’une version raccourcie de Thin Man suffirait pour l’uranium, elle fut baptisée Little Boy (le petit garçon).
Le calcul numérique : IBM et cartes perforées
. Le calcul de la masse critique d’uranium était un problème très difficile à résoudre à l’automne 1943. Des méthodes semi-analytiques, voire complètement numériques, furent progressivement mises au point (méthode de Serber-Wilson en particulier, qui fut appliquée jusque dans les années 1950). Ce fut une des premières applications du calcul numérique à grande échelle qui sera effectuée par le groupe T-5. Mais la longueur et la lenteur des calculs incitèrent à l’achat de machines IBM à cartes perforées, qui ne purent être livrées avant le printemps de 1944 (où elles servirent d’ailleurs surtout aux calculs d’implosion).
Les problèmes à résoudre
. Le groupe T-5 dirigé par le mathématicien Donald Flanders était le plus nombreux de la division Théorie, rassemblant environ 25 personnes en 1944. Son personnel était en majorité féminin (des épouses de scientifiques et des femmes du Women’s Army Corps), mais il comprenait aussi des scientifiques militaires et quelques brillants théoriciens. Les épouses des physiciens utilisaient plutôt le papier et le crayon, les professionnelles du WAC des calculatrices de bureau, et les spécialistes du SED (le plus souvent de jeunes étudiants) les tabulatrices à cartes perforées.
. Parmi maints calculs pointus, celui de la probabilité qu’un neutron initie une réaction en chaîne avant d’être absorbé ou de s’échapper fut à l’origine de l’invention de la méthode de Monte-Carlo, visant à calculer une valeur numérique approchée en utilisant des procédés aléatoires, c'est-à-dire des techniques probabilistes. Franken et Nelson développèrent des méthodes de discrétisation des équations aux dérivées partielles nécessaires au calcul numérique, en décomposant les calculs complexes en plusieurs calculs simples distribués aux calculateurs humains.
Pour éviter les erreurs, les calculs à mener étaient décomposés en tâches élémentaires, et ils étaient systématiquement exécutés par deux (ou trois) personnes indépendamment, avec des vérifications intermédiaires pour éviter de propager des erreurs.
Calculatrices à main
. Pour l’exécution des calculs eux-mêmes, si la règle à calcul demeurait l’outil de base des physiciens et des ingénieurs, le principal outil était « l’ordinateur humain multiprocesseur », qu’étaient les équipes de calculatrices (humaines et mécaniques) équipées de machines de bureau. La règle à calcul avait cependant l’avantage d’obliger à réfléchir aux ordres de grandeur des résultats attendus, avant de se lancer dans des calculs longs et complexes. A Los Alamos il y avait des calculatrices de bureau électromécaniques, et aussi un petit nombre de machines à cartes perforées (à vocation initialement comptable ou statistique, Bureau of Census –recensement-). Le premier ordinateur électronique, ENIAC, ne fut utilisé que dans les derniers mois de la guerre, et encore à distance.
Le parc initial de calculatrices comprenait des modèles Marchant, Monroe et Friden, les meilleurs disponibles à l’époque, mais Flanders le standardisa rapidement en choisissant des modèles Marchant. En raison de leur utilisation extrêmement intensive, les calculatrices mécaniques ou électromécaniques s’usèrent rapidement et elles s’enrayèrent de plus en plus souvent.
Mais les renvoyer au fabricant pour réparation prenait trop de temps (Los Alamos était très isolé). On les désossa donc sur place pour comprendre leur fonctionnement interne, et déterminer quelles pièces étaient le plus souvent responsables des pannes. Et l’on eut ainsi localement des virtuoses du dépannage !
Tabulatrices IBM à cartes perforées
. À l’automne 1943, il devint rapidement apparent que les besoins en calcul numérique dépassaient les capacités des calculatrices mécaniques : il fallait compter 6 à 8 mois pour effectuer le calcul nécessaire pour chacune des formes non-sphériques de matériau fissile. Dana Mitchell contacta, à Columbia, l’astronome Wallace John Eckert, qui utilisait depuis une dizaine d’années des tabulatrices IBM à cartes perforées pour effectuer de longs calculs astronomiques.
Mitchell estima que la durée d’un calcul serait réduite de 6 mois à 4 semaines avec des tabulatrices IBM 601, et il en commanda 3 en décembre. Elles arrivèrent en avril 1944, et furent immédiatement mises à contribution. Metropolis et Feynman doutèrent de leur utilité, et ils organisèrent un concours entre les tabulatrices (machines à cartes perforées) et … les dames armées de calculatrices Marchant. Devant exécuter les mêmes calculs, les deux équipes restèrent au coude à coude pendant la première journée, mais la fatigue se fit sentir et les calculatrices humaines prirent un retard croissant. Cette compétition avait surtout pour but de vérifier que la procédure employée avec les tabulatrices donnait bien les mêmes résultats que la procédure éprouvée avec les calculatrices à main. Un groupe T-6 fut créé et le rythme de travail ne cessa de s’accélérer.
En raison du secret, IBM ne savait pas à quoi allaient servir les machines, et ne put donc envoyer une équipe pour les monter et les mettre en service. Feynman, Frankel et Nelson durent terminer eux-mêmes le montage à partir des schémas de câblage. La mathématicienne Naomi Livesey qui avait acquis une bonne expérience des tabulatrices IBM arriva de l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign en février 1944 pour superviser l’équipe de civils et de militaires en charge des machines.
. Le groupe disposa au printemps 1944 de trois IBM 601, capables de lire sur une carte perforée deux nombres de 8 chiffres, de les multiplier et de perforer le résultat sur la même carte, le tout en une seconde. L’IBM 601 pouvait également effectuer des additions et des soustractions, calculer un inverse (et donc effectuer une division). L’IBM 601 fut l’outil de base du groupe T-6, avec d’autres modèles IBM moins performants.
. L’opérateur, assis devant la machine, installait les paquets de cartes, recalait si nécessaire, surveillait les listings et intervenait en cas de panne. Mais pannes intermittentes et, pire, erreurs de calcul, étaient très fréquentes. Il s’avéra plus indispensable que jamais de dupliquer systématiquement tous les calculs.
Pour aller plus vite, la division T commanda en mai 1944 à IBM des machines « sur mesure » capable d’effectuer des multiplications multiples, ainsi que des divisions. De nouvelles machines arrivèrent à Los Alamos à la fin de 1944. Avec cet arsenal, les calculs qui prenaient 6 mois purent être effectués en 3 semaines, et l’optimisation des méthodes de calcul permit de ramener ce temps à 3 jours à la fin de la guerre. Cependant, l’ensemble des calculs nécessaires à la mise au point de l’implosion dura quand même plusieurs mois, les calculs théoriques étant largement menés indépendamment des expériences, par manque de temps. Ces calculs n’auraient jamais pu être menés à bien sans ces machines.
Le premier calcul d’implosion sur les IBM dura 3 mois, de février à avril 1944, et il concerna la simulation d’un cœur creux, l’idée initiale précédant celle de Christy d’un cœur plein. 7 autres calculs se déroulèrent jusqu’à la fin de 1944, concernant surtout le cœur plein de Christy, et 17 autres en 1945. Les machines fonctionnaient 24h/24 (mais 6 jours sur 7 seulement) grâce à 3 équipes du SED qui se relayaient. Ces calculs furent validés par l’essai Trinity.
La conception de l'implosion a été gelée très tard, probablement le 28 février 1945, moins de 6 mois avant le lâcher de la bombe ! Oppenheimer crée alors le "cowpuncher committee" pour gérer la phase finale des travaux comme un crash program.
La crise de l’été 1944 et la réorganisation du laboratoire
. La contamination de l’uranium par du plutonium 240 durant le processus de fabrication changeait la donne : des neutrons risquaient d’allumer prématurément la bombe. Pour corriger cela, il aurait fallu utiliser un canon plus long. Mais la bombe devenait alors beaucoup trop encombrante pour être emportée par un bombardier B-29. Ces conclusions furent momentanément gardées secrètes, en attendant plus de statistiques.
Les réacteurs de Hanford étaient beaucoup trop avancés pour permettre une modification éventuelle du procédé de production du plutonium, à supposer même qu’une solution soit trouvée. Il fallait « faire avec » le plutonium tel qu’il arriverait de Hanford. Oppenheimer fit part de ces conclusions le 04 juillet 1944 à ses collègues. Le « canon à plutonium » Thin Man fut abandonné le 17 juillet. Le 20 juillet, toute l’organisation de Los Alamos fut refondue et l’effort de développement se reporta sur Little Boy à l’uranium (type canon) et sur Fat Man au plutonium (type implosion).
Mais, en juillet 1944, ces deux projets paraissaient l’un comme l’autre bien loin de pouvoir aboutir :
- il était pratiquement certain qu’une bombe comme Little Boy fonctionnerait du premier coup, mais quelques grammes seulement d’uranium 235 avaient pu être isolés ;
- il était pratiquement certain que les réacteurs de Hanford fourniraient assez de plutonium, mais il n’y avait pas de modèle fiable de bombe pour l’utiliser.
En effet aucune des méthodes d’enrichissement isotopique ne fonctionnait alors correctement à Oak Ridge, et la décision d’y adjoindre S-50, l’usine de séparation thermique, avait déjà été prise en catastrophe le 24 juin 1944 par Groves. Dans les hypothèses les plus optimistes, Oak Ridge fournirait au mieux à peine de quoi faire une seule bombe à l’été et l’intérêt militaire d’une bombe unique semblait réduit.
. Le dilemme d’un seul essai : si la masse critique est sous-évaluée, échec ; des millions de dollars perdus et des secrets dévoilés à l’ennemi. Si elle est surévaluée, explosion prématurée à Los Alamos, ou Hanford ou Oak Ridge !
Par ailleurs, les essais d’implosion présentaient des résultats désastreux : toutes les tentatives de placer des charges explosives tout autour d’une sphère métallique conduisaient à une déformation inacceptable de cette sphère au lieu de la comprimer en conservant sa forme sphérique. De ce fait, il semblait impossible d’approcher de la masse critique. Les équipements de diagnostic étaient par ailleurs insuffisants.
. Au cours de l’été 1944, l’avenir du programme Manhattan parut donc très compromis : non seulement les deux méthodes envisagées pour réaliser une bombe se heurtaient chacune à des difficultés immenses, mais en plus sa nécessité militaire semblait s’estomper. Des indications convergentes montraient que le programme nucléaire allemand était très en retard sur le programme américain et ne conduirait pas à une bombe avant la fin de la guerre en Europe. Dès janvier 1944, les services d’espionnage britanniques étaient convaincus que le programme allemand avait très peu avancé, mais les services américains ne le furent qu’avec les rapports des missions Alsos en Europe confirmés par Joliot à Paris fin août 1944. Les recherches allemandes stagnaient depuis 1942 et les États-Unis n’imaginèrent jamais qu’il y ait pu y avoir un programme japonais.
. L'opération Alsos fut une mission de renseignement du projet Manhattan visant à rassembler des informations sur les recherches nucléaires de l'Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale. Lancée en septembre 1943 après les débarquements alliés en Italie, elle permit l'étude des documents, des équipements et des installations ainsi que l'interrogatoire des chercheurs allemands capturés. En avril 1945, des membres d’Alsos découvrent, dans un souterrain à Haigerloch, en Allemagne, les éléments d’une pile atomique expérimentale. La mission Alsos fit conclure aux Alliés que le programme nucléaire allemand était très peu avancé par rapport au projet Manhattan et n'aurait pas pu produire d'armes nucléaires avant plusieurs années.
Les scientifiques, même les plus hauts placés ne furent pas avertis de l’absence de risque de bombe allemande. Le 20 juillet 1944, la direction de Los Alamos décida une réorganisation complète du travail à Los Alamos, en lui donnant pour priorité absolue la mise au point d’un mécanisme d’implosion fiable. En 15 jours, tout fut réorganisé autour de l’implosion et de Fat Man, Little Boy recevant une priorité secondaire puisque la bombe elle-même ne posait pas de problème particulier et que la fourniture d’uranium 235 n’était pas du ressort de Los Alamos. Le personnel à Los Alamos passa d’environ 1.100 en mai 1944 à plus de 2.500 un an plus tard. Le rythme ne fut jamais aussi intense à Los Alamos qu’entre mai et août 1945 !
. Le 07 août 1944, Groves annonça à Stimson, le secrétaire à la Guerre, qu’une bombe à l’uranium ne serait prête qu’autour du 1° août 1945, et que, si les expériences se déroulaient bien, une bombe au plutonium pourrait aussi être prête en même temps. Il était probable que la guerre serait alors terminée en Europe, ce qui signifiait que les bombes nucléaires seraient destinées au Japon, comme cela avait été envisagé par le Military Policy Committee dès mai 1943. Groves, en plus du Japon, n’excluait pas un usage contre les Russes. Pour toutes ces raisons, le programme Manhattan ne fut pas ralenti mais paradoxalement intensifié.
Little Boy (Uranium 235 / Canon - Hiroshima)
. Objectif : développer un canon de 2 m de long, capable d’expédier un obus de 100 kg à 1.000 m/s tout en pesant moins d’une tonne.
La réalisation d’une bombe-canon à l’uranium 235 ne posait pas de problème technique majeur, à condition bien sûr que l’uranium soit disponible en quantité suffisante. Le fonctionnement en paraissait d’ailleurs tellement certain que la bombe ne fut pas testée avant son (unique) utilisation à Hiroshima : l’uranium était trop précieux pour le « gâcher » dans un essai préalable.
Commandés en mars 1944, les canons ne furent livrés qu’en octobre. Faits de tubes de calibre 165, de 51 mm d’épaisseur, de 1,8 m de long et pesant 450 kg, les essais, en décembre 1944, furent très satisfaisants, levant tous les doutes sur le bon amorçage et le fonctionnement de la bombe avant la date limite du 1° août 1945 fixée par Groves, ... si l’uranium 235 arrivait, bien sûr !
. La conception de la bombe fut définitivement figée en février 1945 et la bombe elle-même terminée à la mi-mai (à l’exception bien sûr de l’uranium toujours indisponible).
. Le projectile était formé d’un cylindre creux de 38,5 kg d’uranium, de 18 cm de long, 16 cm de diamètre extérieur et 10 cm de diamètre intérieur, fixé au bout d’un bloc de 90 kg d’acier et de carbure de tungstène servant de réflecteur de neutrons (modérateur) une fois l’assemblage complété. À l’autre extrémité du canon de 1,8 m était fixée la cible, un cylindre plein d’uranium de 25,6 kg, de 10 cm de diamètre et 18 cm de long, placé à l’intérieur d’un bloc de 310 kg de carbure de tungstène, servant de réflecteur de neutrons et diminuant la masse critique requise.
Le taux d’enrichissement de l’uranium 235 variait selon les fabrications : le projectile (25 kg) était enrichi à 82% et la cible (39 kg) à 86%. Il y avait donc en tout 64 kg d’uranium hautement enrichi –Oralloy-. La bombe Little Boy complète d’une longueur de 3,2 m et d’un diamètre de 0,71 m pesait 4.400 kg. Environ 1,38 % du combustible d'uranium serait fissionné pour produire une force explosive de 15.000 tonnes équivalent TNT.
Schéma de la bombe A – Canon
. 6 bombes de type Little Boy seront construites (dont celle d’Hiroshima) ; elles étaient intrinsèquement dangereuses. Dès que le canon était chargé avec de la cordite (une poudre explosive à base de nitroglycérine), une explosion était possible. Lors de la mission vers Hiroshima, le capitaine de vaisseau Deke Parsons, le spécialiste des détonateurs, insérera lui-même la charge, le plus tard possible, à bord du B-29 même, à l’approche du Japon. Une explosion nucléaire pouvait également se déclencher à la suite d’un accident, si le bombardier s’écrasait au sol, si la bombe tombait d’une hauteur de 5.000 m, ou si la bombe tombait dans l’eau (servant de modérateur).
Larguée sur la ville japonaise d'Hiroshima, le 6 août 1945, par le « forteresse volante » B-29 Enola Gay, piloté par le colonel Paul Tibbets, l’allumage de la bombe a été déclenché par un radio-altimètre (muni d’un déclencheur barométrique de secours).
Une des rares photos montrant l’intérieur de Little Boy, lors de son montage le 5 août 1945. Francis Birch est à gauche et Norman Ramsay à droite.
La bombe Mk-1, surnommée « Little Boy » (Hiroshima) : 3 m de long, 0,71 m de diamètre, 4.400 kg, 64 kg d'uranium 235. Les tiges métalliques de couleur claire à l’avant sont les antennes du radio-altimètre déclenchant l’explosion à l’altitude préréglée
Fat Man (Plutonium 239 / Implosion - Nagasaki)
. Seth Neddermeyer (qui venait du National Bureau of Standards) avait eu l’idée de l’implosion en 1942 : réunir plusieurs masses critiques, en l’occurrence 4 quarts de sphère, disposés en anneau et rassemblés au centre par l’implosion d’une sphère creuse.
Il pensait que l’implosion permettrait des vitesses d’assemblage très supérieures à celle du canon (détonation supersonique au lieu de déflagration subsonique). L’idée était alors de comprimer avec des explosifs une sphère creuse (sous-critique) pour, en créant une onde de choc sphérique convergente, en faire une sphère pleine (super-critique).
. Délaissée, l’idée avait été reprise – ou redécouverte – à Los Alamos en avril 1943. Teller réalisa que la compression permettrait d’atteindre une densité du cœur très supérieure à la densité normale et, comme la masse critique varie comme l’inverse du carré de la densité, de réduire très fortement la quantité de matière fissile nécessaire pour une bombe. L’idée que l’on pouvait fortement augmenter la densité d’un métal « incompressible » n’avait rien de naturelle !
. Hans Bethe confia en juillet 1943 à Peierls la responsabilité du groupe « implosion » de la division T, renforcé par plusieurs membres de la mission britannique, comme William Penney, James Tuck, Theodore Taylor et Klaus Fuchs (lequel espionnera ! -Voir annexe 2-3-)
Les calculs (puis les expériences) montrèrent qu’il ne suffisait pas de placer une coquille sphérique d’explosifs autour d’un cœur pour le comprimer symétriquement, encore fallait-il réduire au maximum les instabilités au cours de l’implosion. Le grand spécialiste britannique de la turbulence Geoffrey Ingram Taylor (arrivé le 24 mai 1944 à Los Alamos) démontra opportunément que l’interface entre un matériau dense et un matériau moins dense est instable lorsque c’est le matériau léger qui est accéléré vers le lourd (et stable dans le cas opposé).
Les essais RaLa
. Von Neumann ébaucha un modèle mathématique de lentilles explosives pour constituer cette coquille sphérique. Très empirique, l’approche nécessita, en un an, de fabriquer plus de 20.000 lentilles employées (et bien plus encore rejetées !).
Le problème majeur est d’obtenir une compression parfaitement homogène et symétrique de la sphère. Cela exige que la forme des différentes lentilles soit usinée avec une extrême précision et que les détonateurs de chacun des blocs s’allument avec un parfait synchronisme (moins de 10 ns de différence). L’emploi de plusieurs détonateurs électriques fut d’abord rejeté, au nom des règles de sécurité militaire exigeant la présence d’un obstacle mécanique entre détonateur et explosif, obstacle à ne retirer qu’au dernier moment. Luis Alvarez abandonna en mai 1944 ses travaux sur les radars au RadLab du MIT pour venir à Los Alamos diriger la mise au point de la simultanéité de l’allumage des lentilles explosives. Quand il eut montré qu’il était possible de synchroniser les détonateurs avec la précision requise, William S. Parsons accepta qu’il n’y ait pas de verrou mécanique devant chaque détonateur.
Le premier essai de ces sources dites RaL eut lieu le 22 septembre 1944 dans le Bayo Canyon (Technical Area 10), à 3 km à l’est de Los Alamos. Une bille de 3 mm de lanthane 140 était insérée au centre d’une sphère métallique, simulant le plutonium entourée d’explosifs. Quatre bancs de huit chambres d’ionisation entouraient l’installation (en tétraèdre) et leurs signaux étaient récupérés, à distance, par des oscilloscopes filmés par une caméra ultra-rapide.
Il s’avéra très difficile de comprimer une sphère creuse de plutonium sans la déformer. Le 28 février 1945 le choix de la configuration du cœur fut figée. Elle abandonnait la sphère creuse pour l’idée plus conservatrice d’une sphère pleine, proposée dès septembre 1944 par Robert Christy. Cette formule avait un rendement inférieur, était plus coûteuse en plutonium mais réduisait la durée de compression maximale. Bacher indiqua le 31 janvier 1945 à Oppenheimer qu’un initiateur à base de polonium 210 et de béryllium 9 était faisable. Cela induisit une demande de 100 curies de polonium par mois. Le 11 avril 1945, Oppenheimer note la réussite des expériences de compression.
Un autre problème se posait toutefois avec le plutonium : selon la température et la pression, il peut revêtir plusieurs états (phases) avec des densités et caractéristiques mécaniques différentes. Il existait donc un risque qu’il devienne hétérogène sous le choc. On le stabilisa donc avec de petites quantités de gallium.
Le montage des expériences RaLa avec deux des bancs de chambres d’ionisation
Lentilles de Fat Man
. La bombe était une enveloppe externe concentrique ovoïde de 152 cm de diamètre, faite d’une couche d’acier de 1 cm et d’une couche de dural de 2,5 cm. Le cœur était une sphère de 9,2 cm de diamètre contenant 6,2 kg de plutonium (densité 15,9). Cela ne représentait que 78% d’une masse critique, et il n’y avait donc pas de risque d’explosion prématurée de cette masse qui atteindrait au moins 3 masses critiques une fois comprimée. La sphère de plutonium laissait un creux de 2.5 cm en son centre pour y placer l’allumeur, similaire à celui de Little Boy. Le plutonium était entouré de 108 kg d’uranium naturel servant de modérateur pour ralentir l’explosion nucléaire de quelques micro-secondes afin d’assurer une combustion plus complète.
Le cœur était entouré par plusieurs sphères d’explosifs, d’un diamètre total de 140 cm, formées de 32 « lentilles » à la manière d’un ballon de football. Un total de 2.400 kg d’explosifs autour du cœur, dont l’onde de compression convergeant vers le centre de l’ensemble sous une pression de plusieurs mégabars va comprimer en quelques microsecondes le cœur de plutonium et en doubler la densité.
Le système de mise à feu (X-unit) pesait 180 kg et était situé entre l’enveloppe externe ovoïde et l’enveloppe extérieure sphérique des explosifs. Cet espace contenait aussi le radio-altimètre qui déclenchera l’explosion à l’altitude souhaitée (avec un déclencheur barométrique de secours) et l’électronique de commande.
Principe de la bombe A – Implosion
« Fat Man » (Nagasaki)
Poids : 4.545 kilos
Longueur : 3,25 mètre ; diamètre : 1,52 mètre.
Combustible : environ 6,4 kilos de plutonium 239 hautement enrichi (sphère de diamètre ~ 9,2 cm ; 1,5 fois celui d’une balle de tennis)
Noyau de plutonium combustible réduit à la taille d'une balle de tennis, par les 2.400 kg d'explosifs puissants qui l’entourent
Initiateur de la bombe : Béryllium - Polonium
Environ 1 kilogramme de plutonium fissionné
Efficacité de l'arme : 10 fois celle de Little Boy
Force explosive : 21.000 tonnes d'équivalent TNT
La bombe était un peu plus sûre que Little Boy pour le personnel qui la manipulait. Un incendie (consécutif à un accident de l’avion porteur par exemple) pouvait déclencher l’explosion des 2.400 kg d’explosif des blocs, mais une telle explosion non coordonnée ne permettait qu’une très brève réaction en chaîne. Par contre, elle aurait libéré un flux intense de rayons gammas mortels.
L’assemblage d’une bombe de type Fat Man était très complexe, et il ne pouvait se faire qu’au moment de l’utilisation, l’allumeur devant être placé, par sécurité, le plus tard possible au centre de la sphère de plutonium. L’orifice de cet allumeur était ensuite refermé par un bouchon de plutonium avant le réassemblage des blocs explosifs autour. Cet assemblage prit 5 jours pour le premier exemplaire (Gadget, lors de l’essai Trinity). L’assemblage du deuxième exemplaire (Fat Man pour Nagasaki) dut être accéléré en 2 jours à Tinian du 06 au 08 août, en sautant certains contrôles, pour être largué le 09 avant que la météo se dégrade.
. Fat Man est la deuxième bombe à implosion au plutonium. La première était la Gadget, qui a explosé sur le site de Trinity le 16 juillet 1945. Larguée sur la ville japonaise de Nagasaki, le 9 août 1945, par le B-29 Bockscar, piloté Charles Sweeney, elle a été la deuxième et la dernière (?) arme nucléaire utilisée pendant une guerre.
Tester la bombe au plutonium : Trinity
Le site
. Trois semaines après l’attaque de Pearl Harbor le 07 décembre 1941, le secrétaire à l'Intérieur Harold Ickes avait recommandé au président F.D. Roosevelt d’approuver la demande de l'armée pour 5.000 km2 du champ de dunes de gypse de White Sands dans le bassin de Tularosa (sud du Nouveau-Mexique), partie d’un parc National. FDR signa en 1942 l’Executive Order 9029, créant le champ de tir et de bombardement d'Alamogordo. L’armée fut autorisée à établir une base aérienne et à s'y entraîner aux manœuvres des chars d'assaut, se devant de restituer les terres « lorsqu'elles ne seront plus nécessaires à l'usage pour lequel elles sont réservées ».
Les responsables du projet Manhattan ont soigneusement sélectionné le site. L’endroit offrait de nombreux avantages stratégiques. Connu uniquement des meilleurs scientifiques et responsables militaires, il était plat et aride et les scientifiques pensaient également que les vents généralement faibles et prévisibles du site limiteraient la propagation des radiations. Il est situé à environ 320 km au sud-est du laboratoire national de Los Alamos, mais à 30 km seulement de l'habitation hors site la plus proche. Le point Zéro choisi était un coin isolé du champ de tir d'Alamogordo, connu sous le nom de Jornada del Muerto, (Voyage de la mort !). L'essai atomique "Trinity" présentait le risque de danger le plus important de tout le projet Manhattan. Si l'explosion était beaucoup plus importante que prévu, les conséquences pourraient être extrêmes pour le personnel chargé des essais et les zones environnantes.
En mai 1945, les ingénieurs de l'armée avaient informé la direction du parc National que l'étendue des tirs d'essai pourrait nécessiter l'évacuation du personnel pendant des périodes indéfinies, en raison du projet "ORDCIT" ("Ordnance"-"California Institute of Technology") de développement d’un missile sol-sol utilisant une propulsion à ergols liquides !
Carte du site d'essai de Trinity
Un camp de base abritant les infrastructures de soutien fut construit. Il accueillait 425 personnes au moment du test.
Un test nécessaire
. La motivation initiale du programme Manhattan de ne pas laisser à Hitler la primauté ni le monopole d’une bombe nucléaire avait justifié à partir de 1942 un immense effort scientifique, technique et industriel. Quand il apparut progressivement que l’Allemagne était en réalité très en retard sur les États-Unis, les scientifiques se divisèrent sur l’opportunité de poursuivre le programme et surtout sur la nécessité d’utiliser la bombe.
Jusqu'à ce que la bombe atomique soit testée, des doutes subsisteront quant à son efficacité. Le monde n'a jamais vu d'explosion nucléaire auparavant et les estimations varient considérablement quant à la quantité d'énergie libérée. Certains scientifiques de Los Alamos continuent, en privé, à douter de son efficacité. Aussi, dès janvier 1944, un test préalable de la bombe avait été décidé.
En mai 1945, 25 kg d’uranium 235 et 6 kg de plutonium 239 étaient disponibles, mais il n’y avait plus guère de doute sur le fait que des quantités suffisantes pour Little Boy et Fat Man (et l’essai Gadget) seraient disponibles fin juillet. Cette disponibilité imminente des bombes signifiait que la décision politique de son emploi se posait désormais très concrètement, et par suite le choix des cibles potentielles.
. Il n'y avait d'uranium 235 de qualité militaire que pour une seule bombe (Little Boy) ; on ne pouvait donc procéder à un test grandeur réelle, mais la confiance dans la conception du canon était grande. Aussi, dès le 14 juillet 1945, 2 jours avant le test Trinity, les éléments essentiels de la bombe à l'uranium 235 (Little Boy) ont été expédiés de Alamos vers le port de San Francisco, sans que sa conception ait été entièrement testée. Le premier test de la bombe à uranium 235, sera donc le largage réel de Little Boy au-dessus d’Hiroshima, le 06 août 1945.
Par contre, s’il était alors clair que la méthode d’implosion (Fat Man) avait de bonnes chances de fonctionner correctement, cette probabilité était trop faible pour se dispenser d’un essai préliminaire. Un essai de la bombe au plutonium 239 semblait essentiel, à la fois pour confirmer son nouveau concept d'implosion et pour recueillir des données sur les explosions nucléaires en général. Plusieurs bombes au plutonium sont désormais en cours de fabrication. Il a donc été décidé de tester l'une d'entre elles, Gadget. Robert Oppenheimer choisit de nommer cet essai "Trinity", un nom inspiré d’un poème de John Donne, dont les vers sont célèbres pour leur fusion du sacré et du profane : « Batter my heart, three person’d God » (« Frappe mon cœur, Dieu trinitaire ») supplie Donne demandant à Dieu de « le faire neuf ».
. Les scientifiques veulent vérifier la symétrie des forces d’implosion et déterminer la quantité d'énergie libérée. D'autres mesures seront effectuées pour estimer les dommages, et des équipements enregistreront le comportement de la boule de feu. La plus grande inquiétude concernait le contrôle de la radioactivité libérée par l'engin d'essai. Ne se contentant pas de faire confiance à des conditions météorologiques favorables pour transporter la radioactivité dans la haute atmosphère, l'armée se tenait prête à évacuer les populations des zones environnantes.
Pour s’entraîner au compte à rebours et tester et calibrer l'instrumentation complexe installée sur le site il a été procédé, le 7 mai, à l'explosion d'une grande quantité d'explosifs conventionnels : 110 tonnes mêlées à 100 curies de produits de fission radioactifs sur une plate-forme en bois de 6 m de haut, à 730 m au sud-est du point Zéro.
Plateforme en bois accueillant les 110 tonnes d'explosifs
Puis les préparatifs se sont poursuivis, notamment l’installation des générateurs d’électricité, de l’instrumentation (sécurité, pilotage, enregistrements, …), de 50 caméras, … tout au long des mois de mai et de juin et se sont achevés au début du mois de juillet.
L’opération Jumbo
. Le test initialement prévu sur le site de Trinity comportait en fait deux explosions. Il y aurait d'abord une explosion conventionnelle à base de TNT, puis, une fraction de seconde plus tard, l'explosion nucléaire, en espérant que la réaction en chaîne s’auto-entretiendrait. Les scientifiques étaient sûrs que le TNT exploserait, mais ils n'étaient pas sûrs du plutonium. Si la réaction en chaîne ne se produisait pas, il fallait éviter que l’explosion du TNT projette le plutonium, très rare et dangereux, dans toute la campagne.
. Babcock & Wilcox, spécialisée dans la production de chaudières pour la Marine fut chargée dc la construction de Jumbo. Cette capacité chaudronnée en acier de 217 tonnes, mesurait 7,6 m de long de long, 3,0 m de diamètre, et avait une épaisseur de 36 cm pour résister à une pression intérieure de 3.450 bars. Les scientifiques prévoyaient de placer la bombe dans cet énorme ballon en acier, calculé pour contrer les effets de l'explosion de TNT si la réaction en chaîne ne se matérialisait pas ; en évitant la diffusion du plutonium, celui-ci serait récupéré. Si l'explosion se produisait comme prévu, Jumbo serait vaporisé.
Jumbo a été acheminé par un train spécial depuis son lieu de fabrication à Barberton dans l'Ohio jusqu'à Pope (N.M.) où il fut transbordé sur une remorque spécialement construite avec 64 roues, et tiré sur 40 kilomètres par des tracteurs jusqu'au site de Trinity. Il s'agissait à l'époque du plus lourd colis jamais transporté par rail !
. Finalement, la confiance dans la conception de la bombe au plutonium grandit, et la production des réacteurs de Hanford permettait désormais d'écarter tout risque de pénurie de plutonium même en cas d'échec du test. Par ailleurs, la présence d'un conteneur risquait de modifier le comportement de l'explosion et donc de perturber les analyses. Il fut donc décidé de ne pas utiliser Jumbo. Il a été placé dans une tour d'acier à 730 mètres du point Zéro. L'explosion a détruit la tour, … mais Jumbo est resté intact. Aujourd'hui, Jumbo se trouve toujours à l'entrée de Ground Zero,
Transport de Jumbo jusque sur le site de l'essai Trinity.
Jumbo après l'essai.
L’explosion de Gadget
. Les deux demi-hémisphères de plutonium de Gadget sont arrivés sur le site de Trinity le 12 juillet dans une berline de l'armée, et transportés jusqu'au ranch George McDonald, situé à 3 kilomètres du point Zéro. La chambre principale avait été transformée en salle blanche pour l'assemblage du cœur de la bombe. C’était l’occasion de tester autant les outils et procédures que la bombe elle-même. Les outils et matériaux utilisés avaient été fournis spécialement pour le test, certains étant déjà en route pour Tinian, l'île du Pacifique qui servait de base aux bombardiers.
Les composants non nucléaires sont arrivés sur le site d'essai le vendredi 13. Au cours de la journée du 13, l'assemblage final de Gadget (cœur, réflecteurs, lentilles explosives, …) est effectué dans la maison du ranch. Gadget était une version simplifiée de la bombe Fat Man, sans la coque aérodynamique, ni bien sûr le déclencheur radio-altimétrique.
. Trois bunkers d'observation, abris en bois protégés par du béton et de la terre, situés à 10 km au nord, à l'ouest et au sud de la tour de tir du point Zéro devaient sécuriser les mesures des principaux paramètres de la réaction. Le bunker sud servira de centre de contrôle pour le test. C'est de là que le dispositif de mise à feu sera déclenché.
Bunker d’observation à S-10000
En 1945, Norris Bradbury, le futur directeur du laboratoire de Los Alamos, se tient au côté de Gadget, la première bombe atomique. Département de l'Énergie des États-Unis
. Des scientifiques de Los Alamos avaient évoqué la possibilité que l'atmosphère elle-même s'enflamme, éventualité finalement jugée peu probable. Les dangers liés à l'explosion, aux fragments, à la chaleur et à la lumière, suscitaient, en réalité, guère d'inquiétude.
La plus grande inquiétude, à moins d'une sous-estimation catastrophique de l'ampleur de l'explosion, concernait le contrôle de la radioactivité libérée par l'essai. Avant Trinity, les scientifiques étaient bien conscients que l'explosion créerait des risques potentiels de radiation. Même les travaux de base en laboratoire ou en usine posaient des problèmes de radioprotection importants. A mesure que l'essai approchait, les planificateurs ont réalisé que les retombées radioactives sur les villes locales pouvaient représenter un réel danger. Groves, en particulier, craignait d'être légalement responsable si les choses dégénéraient. En conséquence, les agents de renseignement de l'armée ont localisé et cartographié toutes les personnes se trouvant dans un rayon de 65 km. Un système de surveillance hors site et des plans d'évacuation ont été élaborés. Non contente de compter sur des conditions météorologiques favorables pour transporter la radioactivité dans la haute atmosphère, l'armée se tenait prête à évacuer les habitants des zones environnantes.
Mise en place de Gadget / La tour de 30.5 mètres où sera réalisé l'essai Trinity.
. Le 15, à 17 heures, l'engin est prêt, hissé au sommet de la tour de tir de 30.5 mètres. Leslie Groves, Vannevar Bush, James Conant, Ernest Lawrence, Thomas Farrell, James Chadwick et d'autres sont arrivés dans la zone d'essai, où il pleuvait à verse. Or la pluie et les vents augmentaient le danger de retombées radioactives et gênaient l'observation. Groves et Oppenheimer, dans le bunker de contrôle S-10000, discutent de ce qu'il faut faire si le temps ne s'améliore pas à temps pour le test prévu le 16 à 4 heures du matin. Le 16 à 3h30, Groves et Oppenheimer repoussent l'heure à 5h30. Mais dès 4 heures, la pluie s'arrête. Kistiakowsky et son équipe arment le dispositif peu après 5h00 et se retirent à S-10000. Conformément à la règle de sécurité qui veut que chacun observe depuis des endroits différents, Groves quitte Oppenheimer et rejoint Bush et Conant au camp de base ; si l’un était tué, l'autre devait pouvoir diriger la suite des opérations.
La plupart des personnalités en visite assistent à l'explosion depuis Compania Hill, à 30 km au nord-ouest du point Zéro. Les personnes se trouvant dans les abris entendent le compte à rebours sur le système de sonorisation, tandis que les observateurs au camp de base le captent sur un signal radio FM. Scientifiques, travailleurs et autres observateurs, les 260 personnes sur le site à ce moment là s’étaient retirées au-delà d’un périmètre de 10 km et abrités derrière des barricades. Pendant les dernières secondes, la plupart des observateurs s'allongent sur le sol, les pieds tournés vers le site de Trinity, et anxieux, se contentent d'attendre.
. Lundi 16 juillet 1945, à 5h30 précises, l'ère nucléaire commençait ! Alors que les membres du personnel de Manhattan observaient anxieusement la scène, l'engin explosa au-dessus du désert du Nouveau-Mexique, vaporisant la tour. Quelques secondes après l'explosion, une énorme vague de souffle et de chaleur s'est répandue dans le désert. Personne ne pouvait voir les radiations générées par l'explosion, mais tout le monde savait qu'elles étaient là.
Alors que la boule de feu orange et jaune s'étire et s'étend, une deuxième colonne, plus étroite que la première, s'élève et s'aplatit en forme de champignon, offrant ainsi à l'ère atomique une image visuelle qui s'est gravée dans la conscience humaine comme un symbole de puissance et de destruction impressionnante.
Le ciel du Nouveau-Mexique est soudain devenu plus lumineux que de nombreux soleils. Tout est passé "de l'obscurité à un soleil éclatant en un instant". Certains observateurs ont souffert d'une cécité temporaire, même s'ils regardaient la lumière brillante à travers du verre fumé ; Hans Bethe, qui avait regardé directement l'explosion, a été complètement aveuglé pendant près d'une demi-minute. Des témoins d'aussi loin qu'Albuquerque et El Paso ont décrit une énorme boule de feu et un nuage champignon. Quelques secondes après l'explosion, une énorme déflagration s'est produite, propageant une chaleur torride dans le désert et projetant certains observateurs au sol.
Bulle de plasma de 266 mètres de diamètre, après 0,025 seconde.
. L'essai a été plus efficace que prévu ; la puissance réelle telle que finalement calculée fut de 21.000 tonnes équivalent TNT, soit plus du double de ce que Fermi avait estimé et quatre fois plus que ce qui avait été prédit par la plupart des experts de Los Alamos. Par conséquent, une bonne partie des équipements de mesure fut détruite ou rendue inutilisable, et il y eut beaucoup plus de retombées que prévu (jusqu’à 160 km du point d’explosion). L’onde de choc fut ressentie à plus de 160 kilomètres (des ondes de choc ont pu être mesurées à 900 km à l'ouest de White Sands) et le champignon atomique grimpa jusqu’à une altitude de 12 kilomètres.
Il y eut peu de retombées radioactives sur le site d'essai au-delà de 1.200 mètres du point Zéro. La majeure partie de la radioactivité a été contenue dans le dense champignon blanc. En l'espace d'une heure, le nuage s'est largement dispersé vers le nord-nord-est, tout en laissant une traînée de produits de fission. Par contre, les retombées hors site ont été importantes.
. Là où se trouvait la tour support de la bombe on a découvert un cratère de 800 de diamètre et de 2,5 m de profondeur. La température de la détonation de Gadget (environ 8.000 °C sous une pression supérieure à 8 gigapascals -80.000 bars-) a dépassé celle de la surface du Soleil (5.900 °C). La chaleur a vitrifié une partie du sable du désert sur un rayon de 350 mètres. Des gouttes de verre incandescent pleuvent dans un rayon de plusieurs centaines de mètres. Le sol est recouvert de ce verre coloré, le plus souvent jade vert, formant parfois de belles gemmes transparentes, faiblement radioactives, qui seront baptisées « verre d'Alamogordo » ou « trinitite ».
Peut-être aurait-il fallu procéder à quelques évacuations, mais cela aurait aggravé les soupçons ou incité à la panique.
Cette photographie de Jack Aeby est la seule prise de vue bien exposée connue de l'explosion.
Site d'essai de Trinity - Vues aériennes
. Quelques minutes seulement après la première explosion atomique de l'histoire, Leslie Groves et Robert Oppenheimer ont commencé à rédiger leur rapport à l'intention du secrétaire à la Guerre et du président Truman. Cette notification était urgente, car Truman était déjà arrivé à Potsdam (banlieue sud-est de Berlin) pour s'entretenir avec Churchill et Staline sur la conclusion de la guerre avec le Japon..
Scientifiques au point zéro en août 1945.
11 septembre 1945. Oppenheimer et Groves examinent l'une des semelles de la tour de 35 m qui supportait la bombe.
Le projet fut si complexe que les États-Unis ne disposèrent pas d’armes nucléaires avant que l’Allemagne soit vaincue en mai 1945. L'histoire de ce qui s'est passé sur le site de Trinity n'a été révélée par le président H. Truman qu'après l'explosion de la deuxième bombe atomique au-dessus d'Hiroshima, au Japon, le 6 août.
Après l'explosion, Trinity Site a été clôturé à plus de 1,5 km. En 1953, une grande partie de la radioactivité avait sensiblement diminué et la première journée portes ouvertes du site Trinity a eu lieu en septembre de la même année.