Lire également :
1-Le contexte scientifique et géopolitique
3-Une organisation et de l’uranium à enrichir
5–La mise en oeuvre des bombes
6–Bilan humain, vœux pieux, inquiétude …
7-Annexes (La gestion du projet ; Dans le plus grand secret ; J.R. Oppenheimer ; Les retombées des tests ; Armes nucléaires ; Heisenberg : le héros/salaud ? ; ...)
09 mar 1940 - 20 fév 1944
Un enjeu important.
. Pour que la réaction en chaîne soit contrôlable, le français Frédéric Joliot a démontré qu’il fallait un « modérateur », soit du graphite, soit de l’eau lourde (ou oxyde de deutérium D2O, ou 2H2O), un corps isolé chimiquement par le chimiste et physicien américain Gilbert Lewis en 1933. Elle possède les mêmes propriétés chimiques que l’eau ordinaire mais est plus dense (+11%). Ainsi, en remplaçant l’hydrogène de l’eau par du deutérium, on dispose d’un ralentisseur presque aussi efficace, qui n’absorbe pas la totalité des neutrons.
. L’eau lourde était un sous-produit de l’électrolyse de l’eau pratiquée pour la fabrication de nitrates dans le procédé Haber-Bosch (l’hydrogène obtenu par électrolyse réagit sur l’azote de l’air pour fabriquer de l’ammoniac). L’eau lourde est présente naturellement à hauteur de 1/10.000 dans l’eau naturelle. Le seul producteur de l'époque, Norsk Hydro, avait une petite unité et produisait de l’eau lourde depuis 1934, mais en très petite quantité (de l’ordre de quelques litres par mois) en raison de la rareté des usages de ce produit (essentiellement comme traceur pour la chimie et la biologie, notamment la recherche contre le cancer). Cependant il en faudrait quelques tonnes pour un réacteur nucléaire opérationnel, et au moins quelques centaines de litres pour des études préparatoires.
Norsk Hydro a été fondée en 1905 pour exploiter une nouvelle technologie pour produire des engrais chimiques en fixant l'azote de l'air avec de l’hydrogène. A sa fondation, l'entreprise recherche et sollicite des capitaux français, Paris étant au début du XXe siècle une place financière majeure sur le plan mondial. Les investisseurs français, regroupés sous la houlette de Paribas, investissent dans la société à hauteur de 90% du budget lié à sa fondation.
En France, la première usine productrice fut celle de l'ONIA (Office national des industries de l'azote) à Toulouse, d’une capacité de deux à trois tonnes d'eau lourde par an sur ce site toulousain, que les Allemands sélectionneront en 1943 en construisant une grande enceinte souterraine au centre du site industriel, en prévision d'une production dès fin 1944 ... qui n'eut jamais lieu.
Techniquement c’est le procédé avec l’eau lourde qui sera d’abord envisagé par les Alliés pour la bombe, comme les Allemands auparavant. Qui n’aura pas l’eau lourde, n’aura pas la bombe ! Tout l’enjeu va donc être de contrôler cette production, soit l’accaparer, soit la neutraliser pour en priver les Allemands Or il n’y a donc qu’une seule usine d’eau lourde, en Norvège, un pays neutre (qui a l’avantage de disposer de beaucoup d’énergie hydro-électrique bon marché) qui, depuis 1935, en produit dans une unité de Norsk Hydro sur le site de Rjukan, à proximité de la centrale hydroélectrique de Vemork, à 120 kilomètres d'Oslo.
Aussi, les Alliés ne vont avoir de cesse d'empêcher les Allemands de s'emparer de l'usine norvégienne et de son précieux produit. Leurs services secrets alliés, en collaboration avec les Norvégiens, vont lancer pas moins de cinq opérations différentes avant d'atteindre enfin leur but.
L’initiative française
. La première opération sera française, oubliée dans l’historiographie américaine qui, comme pour les opérations de chiffrage/décryptage, mettra en avant les anglo-saxons. En février 1940, c'est encore la « drôle de guerre » : Anglais et Français se tiennent l'arme au pied pendant que les Allemands (et les Soviétiques) règlent leur compte aux malheureux Polonais. Le conflit se déporte vers la Scandinavie.
Pour sécuriser ses approvisionnements en minerai de fer suédois, Hitler se dispose à envahir la Norvège et le Danemark. Une rencontre avec Raoul Dautry, le ministre de l’Armement, est organisée par Joliot pour le convaincre de la nécessité de faire rapatrier l’eau lourde en France, arguant que la Banque de Paris et des Pays-Bas (future Paribas en 1982) était, depuis 1905, un actionnaire historique à plus de 50% de Norsk Hydro. Le ministre voit le danger et charge le 2e bureau (les services de renseignements français) de récupérer sans attendre, à Rjukan, le seul stock mondial d'eau lourde encore disponible, soit 185 kilogrammes (167 litres).
. Début mars, soit un mois avant l'invasion allemande de la Norvège (8-9 avril), la mission secrète est confiée à Jacques Allier, un fondé de pouvoir de la BNP (alors chargé des Relations Internationales chez Paribas, employé depuis 7 ans en Norvège) qui entretenait des liens étroits avec l'entreprise. Accompagné de 3 hommes des services secrets, il va se rendre en Norvège, désormais occupée par les forces armées allemandes, pour négocier l’achat des 185 kilos d’eau lourde.
Le manager général de Norsk Hydro, Axel Aubert, dont Allier sait qu'il est favorable aux intérêts de la France, accepte sans hésitation de céder la totalité du stock d’eau lourde sous forme de prêt (il ne sera payé qu'après la guerre), au nez et à la barbe des services allemands. Il contribue à faire sortir clandestinement le produit de son pays afin d'éviter tout incident diplomatique, la Norvège étant alors neutre dans le conflit. Les autorités allemandes fortes des 25% du capital de la compagnie détenus par l’I.G. Farben, avaient en effet également offert d'acheter le stock, mais le gouvernement norvégien ayant reçu des informations sur un possible usage militaire préféra le remettre aux agents français.
. Reste à le rapatrier en France. Les bidons d'eau lourde sont apportés le 09 mars 1940 à la légation française d'Oslo, dissimulés dans des valises et des sacs postaux pour voyager discrètement. Grâce à la complicité de la résistance norvégienne, les agents voyagent avec des noms d'emprunt sur des vols commerciaux, réservant des places sur d'autres vols avec leurs vrais noms pour brouiller les pistes ! Sans difficulté particulière (sauf à voyager, assis discrètement sur les bidons pour éviter qu’ils gèlent dans les avions non chauffés), une équipe fera Oslo-Édimbourg, le 12 mars ; une autre Oslo-Stavanger-Perth (en Écosse), le 13 mars. De là, les équipes rejoignent Londres puis Paris. Leur mission est accomplie.
Alors que la défaite française semble imminente, l'eau lourde est envoyée le 18 juin 1940 en Angleterre, puis ensuite au Canada. Deux scientifiques et collègues de Joliot-Curie, Halban et Kowarski, accompagnent le déplacement du stock d'eau lourde et poursuivront leurs recherches, Joliot-Curie restant quant à lui en France.
Le SOE britannique
. Mais l'usine continue de produire et depuis le 08 avril 1940 elle est sous l'entière maîtrise des Allemands ... En février 1942, la résistance norvégienne confirme que les Allemands tentent également de mettre au point la bombe. Il importe donc désormais de détruire l'usine de Vemork ! Les services secrets britanniques du SOE (Special Operation Executive) vont s'en charger.
La première phase débute le 19 octobre 1942 avec le parachutage de 4 norvégiens à 15 jours de ski de l'usine. Le commando doit rejoindre l'usine dans d'extrêmes difficultés pour déterminer un point d’atterrissage pour le largage en planeur d'ingénieurs britanniques qui feront sauter l'usine. Au barrage de Mosvatn, sur un lac à proximité de l'usine, ils rencontrent un contact qui les met en relation avec Londres. Incrédules, les correspondants londoniens posent la question de confiance : - « Qu'avez-vous vu à l'aube ? » L'équipe donne la bonne réponse : « Trois éléphants roses ! »
Le choix d'un lieu d'atterrissage pour les planeurs à 5 kilomètres au sud du barrage de Mosvatn, étant fait, la deuxième phase débute. Reste à définir la stratégie d'attaque de l'usine.
Celle-ci est très difficile d'accès, dans une vallée aux flancs abrupts, couverts d'une épaisse forêt et surplombés par un sommet de 1.600 mètres. Elle-même est construite sur un promontoire rocheux à 300 mètres au-dessus de la rivière Tinn et accessible par un seul pont tendu au-dessus du vide et protégé. Des câbles sont tendus au travers de la vallée pour éviter les attaques aériennes et les abords de l'usine sont minés !
L'usine de Rjukan et la centrale hydroélectrique de Vemork
Le 19 novembre 1942, les avions tractant les planeurs décollent de Skitten, en Écosse, avec une vingtaine d'ingénieurs de la Royal Air Force. En dépit du soin apporté à la préparation, l'opération conduite en deux convois, va aboutir à un désastre : défaillance du système radio, formation de glace sur les ailes et les câbles qui relient l'avion au planeur, manque de carburant, chutes de planeurs. Un bilan de 15 morts, 4 blessés et quelques survivants capturés et exécutés par les Allemands.
Mais, pire que tout, une carte de l'usine est découverte dans la carcasse d'un planeur et, très rapidement, les Allemands identifient la cible et renforcent la sécurité de l'usine. Les Anglais n'apprendront l'échec de l'opération qu'en interceptant un communiqué allemand !
Un succès partiel norvégien
. Malgré ce désastre, les Britanniques, apprenant que les 4 agents du commando norvégien ont survécu, décident de lancer une nouvelle opération. Le mardi 16 février 1943, 6 norvégiens sont parachutés dans la région de Telemark et retrouvent la première équipe des 4 agents. Le 27 février 1943, le commando norvégien réussit à accéder à l'usine par le flanc de la montagne, et avec l’aide d’un complice, il pose des charges sur les chambres à électrolyse utilisées pour la fabrication de l'eau lourde. Quelques minutes plus tard, les charges explosent et les détruisent, ainsi qu'un stock de 500 kilogrammes d'eau lourde. L'équipe parvient à s'échapper sans être arrêtée. L'opération se solde cette fois par un succès complet !
L’échec américain
. La production d'eau lourde est arrêtée ... mais seulement pour quelques mois, car elle reprend dès avril 1943. Une nouvelle attaque est donc programmée, cette fois par les Américains. Ceux-ci exécutent un raid aérien en novembre 1943 en mobilisant 143 bombardiers B-17. Ces forteresses volantes vont larguer plusieurs centaines de bombes sur l'usine mais, comme trop souvent hélas, elles manquent leur cible et font 21 victimes civiles !
. À ce stade, on peut s'étonner de l'apathie assez relative des Allemands devant l'acharnement allié. C'est qu'en dépit de l'avance technologique de ses scientifiques et militaires, qui lui vaut de disposer déjà d'avions à réaction, Hitler ne croit pas à l'intérêt de la bombe atomique, ou n’en n’a pas les moyens à côté du coût de la guerre, et n'engage que très mollement ses savants dans cette voie de recherche ...
Le succès final norvégien
. En prévision de nouvelles attaques, les Allemands décident d'abandonner l'usine de Vemork et de déplacer les stocks d'eau lourde en Allemagne. Le chargement doit quitter les lieux par ferry. Trois saboteurs norvégiens s'introduisent à bord, placent 8 kg d'explosif dans la cale, puis quittent le bateau. Le lendemain, 20 février 1944, le ferry SF Hydro explose et sombre dans le lac Tinn par 430 mètres de fond, avec son chargement, en faisant de nombreuses victimes.
. Cette « bataille de l'eau lourde », restée relativement méconnue, aura enlevé aux nazis tout espoir de produire la bombe atomique. Au début des années 1990, le chargement du ferry sera remonté à la surface et analysé, confirmant la présence de bidons d'eau lourde, indispensable à la réalisation d'une bombe atomique. Faute d'avoir pu en disposer à temps, les nazis avaient perdu la capacité de disposer de cette arme.