Une stratégie complexe
Les objectifs et le lancement d’un programme
. Les physiciens immigrés, Enrico Fermi et Leó Szilárd, ont contribué activement au lancement du projet pour la mise en œuvre du programme nucléaire. Il prendra en réalité son essor en 1942, après l’attaque de Pearl Harbor par l’aviation japonaise, le 07 décembre 1941, et va rapidement être mis sous la coupe des militaires.
. Jusque-là, les Britanniques, depuis l'apport de l’équipe de Frédéric Joliot accueillie pour échapper à l'occupation allemande, avaient effectivement le leadership de la recherche nucléaire. Le comité MAUD avait été créé pour organiser le programme anglais de bombe atomique. En 1941, il a envoyé un rapport au Comité consultatif pour l’uranium américain, soulignant les possibilités militaires et civiles de l'énergie atomique. Mais ce rapport a été classé sans suite par le physicien Lyman C. Briggs, auquel Roosevelt avait confié la direction de ce comité en octobre 1939, lequel comité n’a pratiquement rien fait durant deux années.
Berkeley était déjà devenu le centre de la physique théorique aux États-Unis, en partie grâce aux efforts d'un brillant physicien, J. Robert Oppenheimer. En 1928, celui-ci s’était vu offrir à Berkeley, la possibilité de créer une école de physique théorique, tout en s’absentant une année en Europe qu’il mettra à profit pour étudier à Cambridge (Angleterre). Le scientifique australien Mark Oliphant qui, à Birmingham, menait l’un des deux programmes anglais, avait ainsi pu rencontrer Oppenheimer ; envoyé par le MAUD, il intervint auprès de Ernest Orlando Lawrence qui dirigeait le Radiation Laboratory de Berkeley. Ce transfert d'informations fera que le Comité consultatif pour l’uranium américain deviendra le Projet S-1 de l'OSRD (Office of Scientific Research and Development), puis ensuite, le Projet Manhattan.
Le National Defense Research Council (NDRC)
. Vannevar Bush (1890-1974), l'un des fondateurs de l'American Appliance Company (future Raytheon), co-inventeur de l’« analyseur différentiel » (un proto-ordinateur pesant une centaine de tonnes, capable de résoudre des équations différentielles au moyen d'engrenages), vice-président du Massachusetts Institute of Technology (MIT) de 1932 à 1938, prit en 1939 la direction du NACA (National Advisory Committee on Aeronautics), ancêtre de la NASA, qui joua un rôle précurseur dans le programme Manhattan.
La plupart des physiciens américains de premier plan passaient par le MIT. Parmi eux, des immigrés récents, comme Fermi, Szilárd, Wigner, Teller ou Bethe, par ailleurs beaucoup plus sensibles que les Américains au risque d’une bombe nucléaire allemande. Fermi était considéré comme le pivot de toutes les recherches dans le domaine nucléaire. C’est sur ces immigrés ayant fui le nazisme que se reporta naturellement le poids de la recherche nucléaire.
. Bush avait directement pu constater au cours de la Première guerre mondiale l’inefficacité de l’emploi des compétences des scientifiques ! En 1939, il s’était montré très sceptique devant la possibilité d’une arme nucléaire qui lui semblait relever plus de la science-fiction que de la science, mais en mai 1940, il jugea nécessaire une sorte de « veille technologique ». Les physiciens nucléaires s’impatientaient de plus en plus devant l’inertie du Comité consultatif pour l’uranium, et en particulier de son directeur Lyman Briggs. Bush parvint à convaincre Roosevelt de créer 1° juillet 1940 un organisme, le National Defense Research Council (NDRC), pour superviser toutes les recherches scientifiques pouvant avoir des applications militaires et coordonner leurs applications. Il intégra également le Comité consultatif pour l’uranium, le réorganisa, conservant toutefois Briggs comme président, mais éliminant les militaires ainsi que les physiciens d’origine étrangère (officiellement pour des raisons de sécurité).
En mars 1941, E.O. Lawrence, le « briseur d’atomes » (« Atom Smasher ») directeur du Radiation Laboratory (Rad Lab) de Berkeley, Karl Taylor Compton qui présidait le MIT et James Bryant Conant un chimiste, président de l'université Harvard, intervinrent pour « réveiller » le Comité consultatif pour l’uranium et diminuer l’influence de Briggs. Trois rapports successifs sur le nucléaire furent demandés à l’Académie des Sciences. Un premier rapport du 17 mai 1941, à la demande du NDRC, n’évoquait que la fission par neutrons lents, même pour la bombe, ce qui montrait que les rédacteurs du rapport ne maîtrisaient alors pas les concepts de base d’une bombe nucléaire.
. Au cours de l’année 1941, le NDRC signa 16 contrats couvrant des recherches sur la fission avec plusieurs laboratoires universitaires, dont Columbia (Dunning, Fermi), Princeton, Cornell, John Hopkins, Chicago, Berkeley, ... mais aussi Carnegie, la pétrolière Standard Oil et le National Bureau of Standards.
Le 28 juin 1941, le NDRC fut englobé dans l’OSRD (Office of Scientific Research and Development), un nouvel organisme aux moyens quasi illimités ayant pour objectif le développement à l’échelle industrielle des découvertes scientifiques, en clair la conception de nouvelles armes. En 1944, l’OSRD, dont Vannevar Bush avait pris la direction, avait passé des contrats avec plus de 600 chercheurs et plus de 300 laboratoires universitaires et industriels.
. Vannevar Bush est ainsi le maître d’œuvre de la recherche scientifique des États-Unis en guerre.
Le Comité S-1
. Si de grands progrès théoriques et expérimentaux avaient été accomplis, force est de constater qu’en décembre 1941, aucun jalon majeur n’avait été atteint : pas de réaction en chaîne entretenue, pas de séparation isotopique efficace, pas de purification suffisante des matériaux, ... Le 6 décembre 1941 (la veille de Pearl Harbor !) se réunit un tout nouveau comité S-1 (le vice-président Henry Wallace, le secrétaire à la Guerre Henry Stimson, le chef d’état-major George C. Marshall, E. Lawrence, J. Conant, L. Briggs, K. Compton, et le chimiste E. Murphree membre du Comité consultatif pour l’uranium). Le Comité S-1 était chargé de tout ce qui concernait la fission nucléaire et ses applications.
L’état d’esprit avait totalement changé : la guerre frappait les Etats-Unis, la Grande-Bretagne avait pris très au sérieux la possibilité d’une bombe nucléaire, et tout indiquait qu’il en était de même de l’Allemagne.
. Le comité S-1 établit un programme de travail avec pour objectif d’obtenir le plus vite possible une bombe à l’uranium, quel qu’en soit le coût. Le programme fut considéré comme extrêmement urgent en raison de la forte probabilité d’un programme allemand similaire, avec l'accès à l’uranium (Bohême), à l’eau lourde (Vemork) et au graphite, et disposant de scientifiques de tout premier plan. Ne serait-ce qu’à titre dissuasif, la réalisation d’une bombe était indispensable.
Une première répartition des tâches fut définie : Harold Urey (universitaire spécialiste de l’uranium et du plutonium, découvreur de l’eau lourde), prit en charge les procédés de séparation par centrifugation et par diffusion gazeuse, Ernest Lawrence la séparation électromagnétique à Berkeley, Arthur Compton la réaction en chaîne (domaine rapidement centralisé au Met Lab de Chicago), et Eger Murphree (un brillant ingénieur chimiste de la Standard Oil qui venait de mettre au point le craquage catalytique) tous les aspects d’ingénierie (fourniture des matériaux, construction d’usines pilotes et d’usines de production).
. Le programme nucléaire fut validé le 16 décembre 1941. Il demeura plus que jamais sous le contrôle direct de Roosevelt. Il fut couvert par un secret si absolu que même le vice-président Harry S. Truman n’en apprit l’avancement (voire l'existence) par le secrétaire à la Guerre, Henry Stimson, que deux semaines après être devenu Président à la mort de Roosevelt, le 12 avril 1945. Il lui apprendra en outre ... qu'un essai allait avoir lieu à Alamogordo en juillet.
Les délais de réalisation et la réussite technique primant sur les coûts, J. Conant, lors d’une réunion du comité S-1 le 23 mars, poussa à ce que soient poursuivies simultanément toutes les options permettant d’obtenir du matériau fissile : diffusion gazeuse, diffusion thermique, séparation électromagnétique, centrifugation, ainsi que la construction parallèle de réacteurs uranium graphite et de réacteurs uranium à eau lourde. Il rejeta cependant une semaine plus tard la filière eau lourde, car il n’y en avait pas aux États-Unis, et l’usine construite (au Canada) avec les Canadiens, ne produirait assez d’eau lourde pour un réacteur pilote deux ans trop tard ; de plus un réacteur de production de plutonium semblait encore plus lointain. Les Français furent tenus à l’écart de tout l’effort nucléaire américain, et les Britanniques eux-mêmes ne furent tolérés qu’à des postes subalternes.
Des laboratoires et des prototypes
Berkeley, le Rad Lab (Radiation Laboratory) : la séparation électromagnétique
. Le Radiation Laboratory (Rad Lab) avait été créé en 1931 par Ernest Lawrence à l'université de Californie à Berkeley. Au cours de ses premières recherches, Lawrence avait appris que des scientifiques allemands étaient parvenus à accélérer des particules chargées avec des tensions plus faibles que ce qui semblait possible jusqu’alors. Il imagina la séparation isotopique électromagnétique basée sur le concept selon lequel, soumis à un champ magnétique, les atomes d'uranium plus légers (U-235) se disperseraient dans un volume plus restreint que celui des atomes d'uranium plus lourds (U-238).
Lawrence imagina immédiatement son propre appareil et en un an développa un petit modèle fonctionnel, le cyclotron, connu sous le nom de "briseur d'atomes", un réservoir à vide avec un fort champ magnétique qui pourrait ainsi séparer les atomes, en rotation à des vitesses pouvant atteindre plus de 40.000 km par seconde, en deux « volumes » et "récupérés" dans deux conteneurs distincts.
Laurence pensait que ses machines pouvaient séparer l'U-235 par séparation électromagnétique, l'une des quatre méthodes possibles de séparation des isotopes de l'uranium envisagées dans le cadre du Projet Manhattan. Il conseilla toutefois, par sécurité, de continuer à envisager en parallèle la méthode par diffusion. Après plusieurs évolutions, dans le laboratoire de Berkeley, à la fin de 1941, on baptisa le pilote évolué calutron. Le « procédé » modèle du calutron sera utilisé dans les installations de l'usine Y-12 à Oak Ridge, dans le Tennessee, pour l'enrichissement de l'uranium par voie électromagnétique.
. Robert Oppenheimer, professeur à l'université de Californie et résident de Berkeley a collaboré avec E. O. Lawrence qui se vit attribuer le prix Nobel en 1939. En juillet 1958, le président américain Dwight David Eisenhower enverra Lawrence à Genève pour négocier la suspension des essais nucléaires avec l’URSS. Lawrence tombe malade alors qu’il est à Genève et doit retourner à Berkeley. Il meurt un mois plus tard à Palo Alto en Californie. Les « régents » de l’université de Californie décident alors de renommer le Radiation Laboratory du nom de Lawrence. Juillet 2023, le Lawrence Livermore National Laboratory (LLNL) a reproduit sa "percée historique" de décembre 2022 : grâce à la fusion inertielle par laser, l'ignition de la fusion nucléaire a été atteinte, produisant plus d'énergie que les installations n'en ont consommé. Un sérieux concurrent du procédé Tokamak de ITER.
Berkeley, Université : découverte du plutonium
. A Berkeley également, sur le campus, avec l’aide de Segre et de Seaborg, Edwin McMillan et Philip Abelson avaient isolé en mai 1940 l’élément chimique 93, baptisé ultérieurement neptunium. Le 26 février 1941, Seaborg (radiochimiste de formation) avec Segre, Wahl et Kennedy, en utilisant un cyclotron de Lawrence, version 60 pouces, avaient fait une découverte tout aussi importante ; par transmutation bêta de ce neptunium, celle d'un autre élément 94-239, également fissile. Ils le baptisèrent plutonium (en continuant la série uranium-neptunium qui suivait la succession des planètes Uranus, Neptune et Pluton). Le plutonium, lui-même redonnera, par transmutation alpha, le 92-235 (uranium 235).
. À la suite des travaux de Seaborg et de ses collaborateurs, tous les éléments de Z=89 (actinium) à Z=103 (lawrencium) sont aujourd’hui regroupés dans une même case du tableau périodique, celle des actinides.
On pouvait donc utiliser le plutonium comme combustible dans un réacteur, et cette découverte historique faisait espérer que l'essor du plutonium permettrait de créer une nouvelle bombe dont la fission serait plus efficace. Cependant une production quantitative de plutonium dépassant largement le microgramme ne pouvait pas se faire par séparation avec un cyclotron. Il fallait passer par un réacteur, dont le plutonium serait un sous-produit fatal des réactions en chaîne de fission de l’uranium. Le projet de pile atomique de Fermi et Szilárd devenait crucial.
Le procédé sera l’objet de l’usine géante de Hanford (État de Washington), infrastructure du premier réacteur nucléaire au monde permettant de produire du plutonium.
Chicago, le Met Lab (Metallurgical Laboratory) : la stratégie
. D’ici à décembre 1942, il fallait réaliser une pile atomique pour expérimenter une réaction en chaîne, ce qui nécessitait une énorme quantité de graphite et d'uranium. À cette époque, les sources d'uranium pur étaient rares. Les concentrés d'uranium provenaient alors soit de l'Union minière du Haut Katanga ou du Canada. Frank Spedding, chercheur à l'université d'État de l'Iowa, réussit à affiner environ 2 tonnes d'uranium. L'usine de lampes de Westinghouse, située à Bloomfield (New Jersey), produisit également 3 autres tonnes d'uranium pur.
Sous le nom discret de Metallurgical Laboratory ou Met Lab, Arthur Compton décida fin janvier 1942 de rassembler près de lui la plupart des équipes travaillant sur les questions touchant de près ou de loin à la réaction en chaîne et à la construction d’un réacteur nucléaire. Elles procédaient à des études expérimentales (Fermi et Szilárd à Columbia), ou des travaux sur le béryllium comme modérateur (à Chicago : Samuel Allison, Carl Eckart et son assistant Alvin Weinberg, futur directeur d’Oak Ridge), mais également à de travaux théoriques (à Princeton, Wigner ; à Berkeley, Oppenheimer sur la diffusion des neutrons et Seaborg sur les transuraniens). Presque tous furent ainsi conviés à rejoindre progressivement Eckhart Hall, l’ancien bâtiment de mathématiques de l’Université de Chicago. Plus de 100 scientifiques enthousiastes y oeuvraient, dont le français. Bertrand Goldschmidt, affecté à l’équipe de Seaborg qui comprenait une trentaine de chimistes dont l'aîné, son chef, avait trente ans.
Le Met Lab avait quatre objectifs :
- réussir une réaction en chaîne expérimentale avec de l’uranium naturel (sous la direction de Fermi)
- préparer la production du plutonium à grande échelle en concevant les futurs réacteurs de production (sous la direction de Wigner)
- mettre au point la séparation chimique expérimentale du plutonium (sous la direction de Franck)
- plus généralement rassembler toutes les données utiles à une réaction explosive de l’uranium et du plutonium.
Mais l’idée de tout centraliser à Chicago fut ensuite abandonnée quand il fut décidé que :
- les réacteurs de recherche seraient mieux à l’extérieur de Chicago, dans la forêt d’Argonne à une quarantaine de km au sud-ouest ;
- les réacteurs de production de plutonium ne seraient pas non plus installés à Chicago mais dans un site beaucoup plus isolé (ce sera Hanford) ;
- les usines de séparation isotopiques seraient installées dans un autre site encore (ce sera Oak Ridge) ;
- les travaux directement liés à la fabrication des bombes ne seraient pas non plus menés à Chicago, mais dans un autre laboratoire très isolé (ce sera Los Alamos),
Après 1943, le Met Lab conservera cependant une activité importante d’étude des transuraniens sous la direction de Franck, Seaborg et de Szilárd.
Chicago, le Met Lab (Metallurgical Laboratory) : la pile atomique CP-1
. La première difficulté fut de réunir les matériaux nécessaires, et pour cela de mettre au point de nouveaux procédés d’extraction de l’uranium à partir du minerai : avec la contribution de plusieurs entreprises d’électrochimie comme Westinghouse, Metal Hydrides, ou Harshaw, la production atteignit 15 tonnes/mois d’uranium sous forme métallique en juillet 1942. C’était insuffisant pour la pile, et Fermi mêla donc uranium métallique et oxyde d’uranium.
L’importance des neutrons retardés fut également maîtrisée, avec l’amélioration de la qualité du graphite, comme retardateur.
. Seuls 1% des neutrons sont produits entre une fraction de seconde et 1 minute après la fission, ce qui donne une inertie certaine à la réaction en chaîne, permettant un contrôle humain. La durée de vie d’un neutron prompt dans un assemblage quasi-critique est de l’ordre de 1 ms et en 1 seconde la multiplication atteindrait donc k1000 = 1.011000 = ~ 21.000, ce qui serait ingérable (facteur de criticité Keff - k). Mais grâce aux neutrons retardés, la dure de vie moyenne est de 100 ms et la multiplication en 1 seconde n’est plus que k10 = 1.1, soit une augmentation de 10% seulement.
Pour maintenir une réaction nucléaire contrôlée soutenue, un seul parmi 2 ou 3 neutrons libérés doit rester disponible pour frapper un autre noyau d'uranium. Si ce rapport est inférieur à un, la réaction s'éteint ; s'il est supérieur à un, elle se développe de manière incontrôlée (explosion atomique). Un élément absorbant les neutrons doit donc être présent pour contrôler la quantité de neutrons libres dans l'espace de réaction. La plupart des réacteurs sont contrôlés au moyen de barres de contrôle constituées d'un matériau absorbant fortement les neutrons, tel que le bore ou le cadmium.
Contrairement à ce que la terminologie peut suggérer, un réacteur nucléaire est dit en état de fonctionnement « critique » lorsqu’il est en fonctionnement normal : il entretient des réactions de fission en chaîne contrôlées et stables. : son rythme des fissions d’atomes est constant : il n’y a pas de multiplication des fissions. En fonctionnement normal, les neutrons issus de la première fission d’un atome sont partiellement capturés par les barres de contrôle du réacteur, de manière à ce qu’un seul neutron soit disponible pour provoquer une deuxième fission à son tour. Le rapport du nombre de neutrons entre les deux générations successives de neutrons est ainsi égal à 1 : le réacteur est en état critique. Cela signifie que le nombre de fissions secondaires est égal au nombre de fissions primaires : la réaction de fission est donc stable.
Si k>1, le réacteur est en état surcritique : la quantité de fissions augmente exponentiellement et la réaction en chaîne s’emballe. Par exemple, si k=1,05, une fission initiale, à la 100e génération, se multiplieraient à k100 = 1 x 1,05100 = ~131,5 fissions
Si k<1, le réacteur est sous-critique : le nombre de fission décline. Si k=0,95, une fission initiale, à la 100e génération, serait réduite à k100 = 1 x 0,95100 = 0,006 fission. Dans ces conditions, le réacteur finirait par s’éteindre.
Le pilotage des réacteurs consiste donc à les maintenir à une criticité précise k=1.
. La structure de la pile de Fermi était en bois, et supportait un empilage de 50.000 briques de graphite (400 tonnes de carbone, utilisé comme modérateur de la réaction), dans lesquelles étaient contenues 36 tonnes de briquettes d'oxyde d'uranium et 6 tonnes d'uranium.
Dessin de la première pile atomique, la « Chicago Pile-1 » Pile : nom donné aux premiers réacteurs nucléaires, car ils étaient constitués d'éléments de matière fissile (uranium) répartis dans un empilement de briques de graphite (jouant le rôle de modérateur)
Si l’expérience de cette première réaction en chaîne échouait, un scenario catastrophe pourrait mener soit à un accident (de type Tchernobyl), soit à une explosion nucléaire. Or le Metallurgical Laboratory se trouve en plein centre de Chicago. On avait en effet prévu de faire cette expérience dans un endroit désert. Mais les ouvriers chargés d’y transporter le matériel se mettent en grève et comme tout est top secret, on ne peut pas leur expliquer la situation et encore moins attendre l’issue du conflit. On décide donc de faire là où est le matériel, c'est-à-dire dans une salle de squash abandonnée, sous les gradins du stade de football américain de l'université, en plein centre de Chicago.
Enrico Fermi et Leó Szilárd dirigent scientifiquement les opérations. Le 02 décembre 1942, à 15 h 25, on retira du réacteur une barre de commande enrobée de cadmium, ce qui lança la réaction en chaîne de fission nucléaire. Bertrand Goldschmidt était le seul scientifique français de l'équipe, il s'occupait des problèmes d'affinage de l'uranium et d'extraction du plutonium. Heureusement tout s’est bien passé : la Chicago Pile-1, CP-1, première pile atomique au monde (c'est-à-dire le premier réacteur nucléaire artificiel) à réaliser une réaction en chaine auto-entretenue et contrôlée n’a pas explosé, ni émis d’irradiations massives.
« Le navigateur italien a bien atteint le nouveau monde. » Washington est aussitôt informée du succès de l’expérience.
. Les opérations sur le réacteur étant trop dangereuses pour être réalisées au cœur de la ville de Chicago, il sera démantelé pour être réassemblé au Laboratoire National d'Argonne, un nouveau site dans le comté de Cook en Illinois, à 40 km au sud-ouest de Chicago. La pile sera utilisée dans un premier temps pour fabriquer du plutonium pour la première bombe atomique.
La pile CP-3 à Argonne, le premier réacteur à fonctionner en utilisant l’eau lourde ©ANL
. En avril 1942, Seaborg et son équipe rejoignirent le Met Lab à Chicago, avec pour objectif de mettre au point des méthodes efficaces pour séparer le plutonium de l’uranium. Les chercheurs disposaient de 2,8 µg (2,8 millionième de gramme) de plutonium en août 1942, et de près de 500 µg fin 1942. Ces études montrèrent qu’il serait possible de séparer chimiquement le plutonium de l’uranium, mais que ce serait nettement plus difficile que ce que l’’on avait espéré (ou craint) car les propriétés chimiques des deux éléments se révélèrent beaucoup plus proches qu’anticipé.
Malgré ces difficultés chimiques inattendues, Seaborg et ses collaborateurs parvinrent à mettre au point des méthodes applicables à très grande échelle. Mais il ne suffira pas de trouver un processus utilisable en laboratoire, il faudra que ce processus soit amplifié d’un facteur 1 milliard, du microgramme de plutonium au kilo ! De fait, l’ingénieur Charles M. Cooper de Du Pont de Nemours esquissera les projets d’usines de séparation avant même la fin des travaux de laboratoire !
. La métallurgie du plutonium se révéla très délicate : le plutonium se présente sous plusieurs phases très différentes (allotropie), et par conséquent sa densité (et donc la masse critique) varie fortement selon la température et la pression. Le métal se révéla cassant dans certaines phases, ductiles dans d’autres, et finalement plus facile à manipuler en alliage (avec de l’aluminium par ex.). Toutes ces difficultés seront longues à résoudre à Los Alamos.
5,3 kg de plutonium pur à 99,96 % ; la géométrie en anneau (∅ 11 cm) permet d'éviter la criticité.
La séparation isotopique de l’uranium 235
L’uranium et ses isotopes
Des atomes sont isotopes s’ils possèdent le même nombre d'électrons – et donc de protons, pour rester neutre -, mais un nombre différent de neutrons.
235 92U143 : 92 protons-électrons- / 143 neutrons / nombre de masse : 235
238 92U146 : 92 protons-électrons- / 146 neutrons / nombre de masse : 238
L’uranium naturel 235 (masse volumique = 19,05 g/cm3) a un troisième isotope : l'uranium 234. L'uranium 235 est le seul isotope naturel fissile sous l’action de neutrons lents. L'uranium 238, le plus abondant, est fertile ; il peut capturer un neutron, mais ne fissionne pas (sauf neutrons rapides). Il devient, par l’absorption d’un neutron, de l'uranium 239 instable qui, par désintégration, va se transformer en neptunium 239 qui, lui aussi radioactif, va alors donner naissance à un nouveau noyau, le plutonium 239. Par synthèse on non, on identifie 28 isotopes de l’uranium, dont l’uranium 232 (le thorium), l’uranium 233, l’uranium 236 et l’uranium 240 (un contaminant en l’occurrence).
Une tonne d'uranium naturel pur contient : 7,2 kg (0,72%) d'uranium 235 et 56 g (0,005.6%) d'uranium 234, le reste étant de l'uranium 238 (99,274.4%).
Les scientifiques savaient que l'isotope le plus courant, l'uranium 238, ne convenait pas à la fabrication d'une arme nucléaire. Il y a une probabilité assez élevée qu'un neutron incident soit capturé pour former de l'uranium 239 au lieu de provoquer une fission. En revanche, l'uranium 235 a une forte probabilité de fission. Mais l'uranium 235 ne représentant que 0,7 % de l'uranium naturel 238, cela signifie qu'il faut une grande quantité d'uranium 238 pour obtenir les quantités nécessaires d'uranium 235.
De plus, l'uranium 235 ne peut pas être séparé chimiquement de l'uranium 238, car les isotopes sont chimiquement similaires. D'autres méthodes ont dû être mises au point pour séparer les isotopes. Il s'agissait là d'un autre problème que les scientifiques du projet Manhattan devaient résoudre avant de pouvoir construire une bombe.
Les recherches avaient également montré que le plutonium 239 avait une forte probabilité de fission. Cependant, le plutonium 239 n'est pas un élément naturel et doit être fabriqué. Les réacteurs de Hanford, dans l'État de Washington, ont été construits pour produire du plutonium.
. La réaction en chaîne, qui ne s'observe qu'une fois atteinte la masse critique de matériau fissile, va nécessiter d’augmenter, en le séparant, la concentration de l'isotope fissile U235, l'enrichir.
Les différentes méthodes de séparation isotopique avaient permis d’isoler en laboratoire, au bout de plusieurs mois, … quelques fractions de microgrammes d’uranium 235. Et des problèmes techniques énormes étaient prévisibles pour transposer une installation de laboratoire à une usine capable de séparer plusieurs kilos d’uranium 235 par mois.
Face à l’incertitude de la réussite, à partir du printemps 1942, il s’avéra nécessaire de faire étudier les 3 procédés possibles, par 4 équipes : Harold Urey à Columbia University –New York- (centrifugation et diffusion gazeuse) ; Ernest Lawrence à Berkeley –Californie- (séparation électromagnétique) ; Philip Abelson au NRL -Naval Research Laboratory à Washington- (diffusion thermique).
La centrifugation
. Le procédé nécessite de passer par l'hexafluorure d’uranium, un composé hautement toxique, qui réagit violemment avec l'eau et corrode la plupart des métaux.
Le principe de la séparation isotopique par centrifugation est simple : dans un cylindre en rotation rapide, les molécules d’hexafluorure d’uranium 238, plus lourdes tendent à se concentrer à la périphérie, celles d’uranium 235 se retrouvant plus au centre. L’enrichissement étant très faible à chaque étape, il faut enchaîner plusieurs milliers de centrifugeuses pour obtenir un enrichissement de qualité « militaire » à 80%, quelques centaines pour un usage civil à 3%.
. À l’université de Virginie, Jesse W. Beams (1898-1977) n’avait cessé dans les années 1930 d’améliorer les centrifugeuses (devenant des ultracentrifugeuses) en portant leur vitesse de rotation de quelques centaines de tours par seconde à plusieurs centaines de milliers. À de telles vitesses de rotation, les forces centrifuges deviennent colossales et peuvent dépasser la résistance des métaux utilisés. Le cylindre en rotation doit être placé dans le vide pour réduire les forces de frottement et il doit être soutenu par des paliers magnétiques, également pour réduire les frottements.
En 1941, Beams parvint à enrichir une (très) petite quantité d’hexafluorure d’uranium grâce à sa centrifugeuse. Mais les centrifugeuses rencontrèrent de graves problèmes techniques. Et Conant jugeant que les centrifuges ne seraient pas opérationnelles avant longtemps, décida en octobre 1942 d’abandonner cette voie pour les grandes usines en projet.
La diffusion gazeuse
. Le procédé consiste à placer de l’hexafluorure d’uranium à haute pression dans une chambre aux parois percées de trous minuscules ne permettant le passage que d’une molécule à la fois. Les molécules les plus légères, plus rapides, traversent ces pores plus souvent que les autres. Le mélange est ainsi enrichi en uranium 235 de l’autre côté des parois. L’enrichissement étant extrêmement faible, l’opération doit être répétée des milliers de fois, exigeant par conséquent de réaliser des hectares de barrières poreuses.
La difficulté majeure était de fabriquer des parois poreuses avec des trous aussi petits (des millions au cm2), et résistant à l’intense corrosion de l’hexafluorure. La mise au point de pompes adaptées se révéla aussi terriblement difficile. En avril 1942, la conception d’une usine pilote fut entreprise par la société Kellogg mais les progrès furent très lents. La décision prise en octobre 1942 de restreindre les échanges d’informations scientifiques avec les Britanniques retarda considérablement le programme de diffusion gazeuse, car on ignora longtemps que des solutions avaient été trouvées en Grande-Bretagne pour résoudre certaines des difficultés qui bloquaient les Américains.
Ce ne fut qu’au printemps 1944 qu’il devint possible de préparer des barrières de grande surface de qualité acceptable à base de nickel. Mais il faudra encore près d’un an avant que l’usine K-25 à Oak Ridge commence à livrer les premières quantités d’uranium enrichi.
La séparation électromagnétique
. L’uranium métallique est vaporisé puis ionisé. Les ions sont soumis à un fort champ magnétique qui courbe d’autant plus leur trajectoire qu’ils sont plus légers (c’est le principe du spectromètre de masse).
Principe de fonctionnement du calutron©LBL Tuballoy est le nom de code de l’uranium, mais le schéma porte explicitement « 235 ions » et « 238 ions » !
Pour isoler l’uranium 235, Lawrence convertit en spectromètre de masse le cyclotron de Berkeley de 37 pouces (95 cm) de diamètre. En décembre 1941, il parvint à isoler 1 µg (10-6 g) par heure d’uranium 235. Avec 10 exemplaires d’un prototype agrandi à la taille du grand cyclotron de 184 pouces (470 cm), il pensait avec optimisme atteindre un an plus tard 200 mg (0,2 g) par heure. Il baptisa ces monstres « calutrons » (CALifornia University cycloTRON). L’année 1942 fut consacrée à résoudre successivement de nombreuses difficultés techniques et à tester différents éléments des calutrons.
Lawrence devant le bâtiment (coupole) du grand cyclotron à Berkeley en 1942 © LBL
Le grand cyclotron de 184 pouces de Berkeley
. Le Comité S-1 visita Berkeley le 13 septembre 1942, et il recommanda la construction d’une usine pilote puis d’une usine complète dans le complexe Y-12 à Oak Ridge.
. La séparation électromagnétique a cessé d’être utilisée dès la fin de la guerre en raison de la fragilité du procédé et surtout de sa phénoménale consommation électrique.
La diffusion thermique
. Les molécules les plus légères ont tendance à migrer vers la surface la plus chaude. Abelson employa de l’hexafluorure d’uranium liquide placé dans l’espace annulaire constitué par deux tubes concentriques De la vapeur surchauffée circulait dans le tube intérieur, tandis que le tube extérieur était refroidi par de l’eau. L’isotope le plus léger se concentrait le long de la paroi chaude, et la convection le faisait migrer vers le haut du tube. La séparation était d’autant plus efficace que les tubes étaient longs.
L’efficacité de la méthode fut démontrée à petite échelle, mais exigeait des quantités colossales de vapeur. Groves visita le 10 décembre 1942 le laboratoire d’Abelson au Philadelphia Navy Yard, mais il ne se montra guère impressionné. Conant ne pensait pas que la méthode serait efficace à grand échelle et laissa Abelson et la Marine poursuivre leurs efforts en dehors du programme Manhattan … jusqu’à ce que les difficultés rencontrées avec les autres méthodes conduisent à ajouter en catastrophe une usine de séparation thermique au complexe d’Oak Ridge à l’été 1944.
. D’autres procédés ont bien sûr été développés depuis :
Séparation chimique : Le procédé chimique Chemex se fonde sur l'idée que la vitesse de réaction chimique n'est pas rigoureusement la même pour les deux isotopes U235 et U238. Cette technologie développée par la France dans les années 1980’s (avec des équipements à base de téflon) n'est pas arrivée à une maturité suffisante pour être industrialisée.
Séparation par laser : Pour exploiter la légère différence de spectre électromagnétique entre l'U235 et l'U238 ce procédé ajuste la fréquence de la lumière du laser pour exciter sélectivement l'un ou l'autre isotope, en phase vapeur, jusqu'à arracher l'électron externe et ioniser l'atome. La Séparation Isotopique par Laser sur Vapeur Atomique de l’uranium (SILVA) est un procédé français, développé par le CEA à partir des années 1980’s. Ce procédé a vu ses études arrêtées en 2004 après que le procédé ait atteint le stade de démonstrateur. Développé en Australie depuis le début des années 1990, le procédé SILEX (Separation of Isotopes by Laser Excitation) se fonde lui sur l’excitation de molécules d’hexafluorure d'uranium (UF6). Cette technologie est l'objet d'études d'industrialisation et apparaît être sur le point d'arriver à une maturité suffisante pour être employée industriellement.
. La notion d'unité de travail de séparation (UTS), introduite par Paul Dirac dans les années 1940’s, représente le travail nécessaire à pour l'enrichissement isotopique d'un mélange. La capacité en UTS d'une usine de séparation est directement dépendante de la quantité d'énergie que cette usine consomme, et dépend donc du procédé industriel retenu. Des usines d'enrichissement par diffusion gazeuse nécessitent typiquement 2.400 à 2.500 kWh d'électricité par UTS, alors qu'un enrichissement par centrifugation ne requiert que 50 à 60 kWh.
Les capacités annuelles des sites d’enrichissement, peuvent s’établir de 0,5 millions UTS à 25 MTS (Rosatom, Russie), en passant par Georges Besse II au Tricastin (7,5 MUTS). En 2015, la capacité d'enrichissement mondiale était de 58,6 millions d'UTS, et on prévoyait alors environ 65 MUTS en 2020.
A titre d’ordre de grandeur, à partir de 100 kg de NU (natural uranium) à 0,7%, il faut à peu près 61 UTS pour produire 10 kg de LEU (low-enriched uranium) au taux de U235 de 4,5 %. Un réacteur énergétique à eau légère de 1.300 MW consomme chaque année 25 tonnes de LEU à 3,75 %. Cette quantité est extraite de 210 tonnes d'uranium naturel, ce qui demande 120 kUTS. Une usine d'enrichissement de 1.000 kUTS/an est donc capable d'alimenter 8 réacteurs de cette taille.