... pour sortir des énergies fossiles

Contrepoints - Philippe Charlez – 22 jun 2023

.            Grand économiste du début du XXe siècle, Joseph Schumpeter fût le premier à proposer une vision dynamique de la croissance économique. Elle s’appuie sur l’idée de la « destruction créatrice » énonçant que toute innovation détruisant la technologie précédente est source de croissance.

.            La société préindustrielle était une société d’énergies renouvelables.

On se chauffait, on cuisinait et on s’éclairait au bois (biomasse), on moulait le grain grâce à l’hydraulique (moulin à eau) et l’éolien (moulin à vent), on se déplaçait sur les mers à la force du vent et à terre sur le dos d’un cheval nourri à l’avoine (biomasse). Hélas, cette société fut incapable d’offrir à nos aïeux la croissance économique nécessaire à leur développement.

.            Il s’agissait là de renouvelables « non technologiques ».

Aussi, durant une bonne partie du XIXe siècle, de grands scientifiques tentèrent de « techniciser » les énergies renouvelables : pile de Volta (batterie), électrolyse de Nicholson (production d’hydrogène vert), voiture électrique de Stratingh, pile à combustible de Schönbein, effet photoélectrique de Hertz (ancêtre du panneau photovoltaïque), utilisation d’huile d’arachide et d’alcool (biocarburants) dans les premiers moteurs thermiques.

Bien que la plupart des technologies renouvelables aient été découvertes avant la fin du XIXe siècle, nos illustres ancêtres ne les ont jamais industrialisées, considérant le charbon, puis le pétrole et le gaz bien plus efficaces pour assurer leur développement. Dans le jargon « schumpeterien », les énergies fossiles apparaissent donc comme la « destruction créatrice » des énergies renouvelables.

Fut-elle propre et renouvelable, une énergie non pilotable comme le solaire ou l’éolien (réserves infinies à l’échelle humaine) ne peut être destruction créatrice d’une énergie pilotable, même si cette dernière n’est pas renouvelable (consommatrice de ressources naturelles finies) et émettrice de CO2. Seule une énergie pilotable, renouvelable et non émettrice de déchets pourrait être destruction créatrice des fossiles.

La croissance verte cherche à inverser le processus et à faire des énergies renouvelables la destruction créatrice des fossiles : mission possible ? A condition d’oser qualifier de « verte » l’énergie de fusion nucléaire, d’être confiant et de savoir être suffisamment patient !

.            Le nucléaire classique à neutrons lents, de seconde génération (réacteurs actuels à eau pressurisée) et de troisième génération (EPR) est pilotable et n’émet pas ou très peu de CO2.

En revanche, il est consommateur de ressources naturelles (uranium235) contenues en quantités limitées dans l’écorce terrestre et il génère des déchets radioactifs (uranium appauvri et plutonium) qu’il faudra traiter, voire entreposer durant plusieurs millénaires dans des stockages géologiques. Il ne coche donc pas les cases de la destruction créatrice.

.            Le nucléaire de quatrième génération (surgénération à neutrons rapide) utilise du plutonium239 (n’existant pas à l’état naturel, mais fabriqué directement dans le réacteur à partir de l’uranium238) comme matériau fissile. L’uranium 238 étant 140 fois plus abondant que l’uranium235, le combustible nucléaire deviendrait de ce fait pratiquement inépuisable à l’échelle humaine. À ce jour, il n’existe que trois surgénérateurs : deux en Russie de 560 et 820 MW et un expérimental de 20 MW en Chine près de Pékin. La France fut pourtant pionnière en la matière avec le prototype Superphénix (puissance de 1,2 GW). Mis en service en 1986, il fût définitivement abandonné par le gouvernement de Lionel Jospin (J.Chirac) en 1997, un gaspillage de plus de 2 milliards €. Le procédé renaquit de ses cendres en 2006 avec le projet ASTRID (600 MW). Avec les mêmes arguments « écologiques » le gouvernement d’Edouard Philippe (E.Macron) eut la peau d’ASTRID en 2018 ; un nouveau gaspillage de plus de 850 millions €.

Petit frère de l’uranium238 avec des ressources naturelles 4 fois plus abondantes, le thorium232, un métal argenté peu radioactif, est un autre élément se prêtant à la surgénération nucléaire. S’il n’existe pas aujourd’hui de surgénérateur au thorium dans le monde, la Chine vient de délivrer une autorisation d’exploitation d’une durée de 10 ans pour un prototype de réacteur nucléaire expérimental au thorium à sels fondus, un petit surgénérateur expérimental de 2 mégawatts électriques (MWe). Ce projet de réacteur au thorium a été lancé il y a plus de 10 ans ; les travaux ont débuté en 2018 et le chantier n’aura finalement duré que 3 ans, au lieu des 6 années initialement prévues. À l’issue des travaux, les autorités environnementales chinoises ont passé 2 ans à contrôler la conformité de l’installation avant d’accorder l’autorisation d’exploitation.

Pour être développée à une échelle industrielle, cette filière prometteuse nécessitera encore de nombreuses années de recherches et d’investissements. La France, dont le granite de Quintin en Bretagne contient d’abondantes réserves de thorium, n’a malheureusement aujourd’hui aucun projet de surgénération au thorium dans ses cartons.

Une fois de plus, l’Europe obsédée par un « Green Deal » idéologique fait fausse route. Alors que les réacteurs à neutrons rapides français ont été reportés aux calendes grecques, les grandes puissances nucléaires (Chine, Russie, États-Unis, Inde) s’engagent sur cette voie qui coche presque toutes les cases de la destruction créatrice des fossiles : ressources pratiquement infinies (et donc renouvelables) et bien moins de déchets hautement radioactifs.

.            Le Graal de la perfection se trouve dans le cœur du soleil : c’est la fusion nucléaire. Alors que la fission (classique ou surgénération) cherche à produire de l’énergie en cassant un gros atome fissile (uranium, plutonium, thorium), la fusion cherche au contraire à combiner deux atomes légers, (deux isotopes de l’hydrogène – deutérium et tritium) pour produire un atome plus lourd (de l’hélium) tout en libérant des neutrons.

Comparée à tous ses confrères énergétiques, la fusion nucléaire coche toutes les cases de l’énergie parfaite : elle est pilotable et n’émet pas de déchets (l’hélium n’est pas radioactif). Par ailleurs, compte tenu des réserves quasi illimitées de deutérium dans l’eau de mer et des quantités substantielles de tritium pouvant être produites par irradiation du lithium, la disponibilité en combustibles serait assurée pour plusieurs dizaines de milliers d’années. La fusion nucléaire pourrait donc être considérée à l’échelle des siècles comme une énergie renouvelable. Enfin, dans la mesure où il ne s’agit pas d’une réaction en chaîne, un dysfonctionnement du réacteur arrête immédiatement le processus. La fusion élimine toutes les externalités négatives de la fission : ressources, déchets et risque d’accident majeur.

Simultanément à plusieurs autres procédés à l’étude dans le monde, installé près de Cadarache dans la vallée de la Durance, le projet ITER vise à démontrer la possibilité de produire de l’électricité nucléaire à partir de la fusion. ITER pourrait libérer pour quelques millénaires l’humanité de sa geôle énergétique, pérenniser la société de croissance et renvoyer aux oubliettes les passions tristes des "collapsologues décroissantistes".