De la difficulté grandissante de réaliser les méga-projets.
Il y a peut-être 10 à 15 méga-projets dans le monde en cours de réalisation simultanément. Ils nécessitent un investissement financier considérable de la part des clients (de quelques milliards de dollars à quelques dizaines) et sont donc reconnus comme des projets de classe mondiale en termes de taille et d’envergure. Ils sont naturellement complexes en terme d'ampleur mais aussi de technologie et de logistique. Et le temps qui s'écoule entre le concept et le démarrage prend généralement entre 5 et 7 ans, voire jusqu'à 10 ans, … si le projet se déroule peu ou prou dans les conditions prévues à son lancement, disons de manière satisfaisante. La plupart du temps, un partenariat est formé pour réaliser ces projets, parfois même avec des concurrents. Il peut s'agir d'une Joint-Venture, une nouvelle société créée pour les besoins de la cause, où les membres de la « JV » sont conjointement responsables de son exécution contractuelle (prix, délai, performance, …). Il peut aussi s'agir d'un Consortium, dans lequel chacun est responsable de ses propres activités et donc de la correction de ses manquements. Quel que soit l'arrangement, la confiance mutuelle est primordiale et indispensable, ce qui implique une grande fiabilité des estimations de coûts, des délais de réalisation, des performances des processus et de la gestion des technologies. Le succès repose sur 5 éléments : les personnes (compétence, motivation, foi en l’ouvrage, …), l’organisation du projet, les processus de travail, l’anticipation et le contrôle des risques, les prises de décisions claires et exécutoires.
Il existe tout au plus une quinzaine de sociétés d’ingéniérie au monde (dont une française Technip EN) qui ont l’envergure, les compétences et les moyens d’assurer une maîtrise d’œuvre à la hauteur de tels projets. Leur métier d’ingénieur et entrepreneur date, bien souvent, de l'émergence des grandes compagnies pétrolières multinationales privées qui, très axées vers les résultats et la productivité, ont favorisé le développement d'une nécessaire maîtrise de la conception et de la construction de leurs installations industrielles, de plus en plus performantes et répondant à des cahiers des charges de plus en plus précis et exigeants.
Encore faudrait-il que les décideurs, souvent politiques, maîtres d’ouvrage en général pour les grandes infrastructures, fassent appel à elles ! Pourquoi la réalisation des grands projets publics, certes soumis à bien d’autres contraintes, ne serait-elle pas aussi performante que celles des donneurs d’ordre privés ?
Les compétences sont désormais diluées, voire perdues dans la masse des sous-traitances et des organismes de conseil et de contrôle ;
Les métiers (conception, études, réalisation, réception, …) ont des particularités, des savoir-faire et des moyens propres et non interchangeables Ils doivent être mis en œuvre dans le cadre de leur expertise, avec des séquences logiques. Les manquements, désormais quasi-systématiques, dans cette organisation ne peuvent qu’entraîner des glissements de délais, sources majeures des dépassements de budget ;
La communication politique (ou électorale) contraint trop souvent les projets, annonçant des délais de réalisation invraisemblables. Avec comme effet d’aller très (trop) vite au démarrage des projets : les phases « approvisionnement » et « construction » sont à tort souvent lancées bien avant que les études de détail et les plans APC (approuvés pour construction) soient suffisamment développés. Les nombreuses modifications qui en résultent sont d’autant plus pénalisantes en terme de prix et délai qu’elles apparaissent tardivement ;
La sédimentation des normes, des procédures administratives, des enquêtes publiques, des consultations citoyennes, des recours en justice, parfois instrumentalisés, fait du « permitting » la gestion de toutes les étapes procédurales des grands projets et le cauchemar des entreprises, des maîtres d’ouvrage et d’œuvre ;
Le principe de précaution, qui prime sur tous les autres et toute prise de risque, qu’elle soit humaine, technique, environnementale, politique … sont désormais bloquantes ; qui ose se souvenir que les astronautes d’Apollo XI savaient qu’ils n’avaient que 50% de chance de revenir vivants de la Lune !
Les estimations réalistes de prix, connues des professionnels et des experts qui savent les appréhender relativement facilement, se doivent d’être occultées par des prix officiels de façade outrageusement minorés, ceci pour pallier le manque de courage politique des décideurs.
Si les « vrais » prix et délais étaient affichés officiellement à l’issue des premières études, la décision d’exécuter interviendrait-elle ?
L’EPR (European Pressurized Reactor), le réacteur (1.600 MWe) de la centrale de Flamanville 3, dont l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a autorisé le 07 mai 2024 la mise en service par Areva/EDF, affiche 12 années de retard (durée totale du projet 17 ans), et un surcoût de 10 milliards € (environ 13,2 milliards € au total ; 19 milliards selon la Cour des comptes). Ditto –prix et délai- pour la centrale de Olkiluoto (Finlande). Une situation à comparer à l’EDF des Trente glorieuses qui n’a eu besoin que d’un emprunt de l’ordre de 82 milliards d’euros actuels pour parvenir à placer une soixantaine de réacteurs sur le réseau national, en guère plus de 20 ans.
Les deux réacteurs nucléaires EPR comparables, commandés en 2009 à Areva, construits par les Chinois sur leur site de Taishan ont démarré en 2018 et 2019. En décembre 2009, les Emirats Arabes Unis ont confié à un consortium sud-coréen la réalisation des 4 réacteurs de la centrale de Barakah ; ils ont été connectés au réseau entre 2020 et 2024.
Dès 2024, les 6 réacteurs EPR2 prévus et annoncés initialement à 51,7 milliards €, sont déjà ré-estimés 67,4 milliards €.
Hinkley Point C, le projet d'extension de la centrale existante à Hinkley Point (Somerset, sud-ouest de l’Angleterre) a été lancé en 2012 avec EDF Energy. Les 2 nouveaux réacteurs de type EPR ne seront pas couplés au réseau au plus tôt avant 2029-2031, avec un coût de l’ordre de 35 milliards € (+ 50%, valeur 2015).
Toujours dans le nucléaire, le site d’enfouissement de déchets nucléaires de Bure, dans la Meuse, va coûter au minimum 25 milliards d’euros contre 13 milliards prévus en 2012.
Le Grand Paris Express, lancé en 2011, est aujourd’hui le plus vaste projet de génie civil en Europe. Défini en 2013 pour un coût estimé alors à 22,6 milliards €. Prévision 2020 : 42 milliards €. Achèvement prévu après 2030
Ariane 6 : développement lancé en décembre 2014. Mais perte de savoir-faire entre deux générations d’ingénieurs et un lancement trop précipité ... Le coût du nouveau lanceur avec les installations au sol était estimé à 3,8 milliards € courant 2020 ; le vol inaugural était programmé pour juillet 2020. Finalement, avec 4 ans de retard, le vol inaugural sera un succès le 09 juillet 2024, depuis Kourou en Guyane, avec à son bord, un lot de 16 petits satellites.
Ceci amène à repenser en profondeur la stratégie européenne en matière de transport spatial : simultanément à Ariane 6, on vise fin 2024 pour la remise en service de la fusée italienne Vega C, clouée au sol depuis fin 2022 après l’échec de sa première mission commerciale. D’ici là, une sous-traitance temporaire obligée à SpaceX (180 millions $, pour le lancement de 4 satellites Galileo), et l'organisation météorologique européenne Eumetsat fera lancer son satellite MTG-S1 avec Falcon 9, la fusée de SpaceX, bien que ce satellite n’était programmé partir avec Ariane 6 qu’en juin 2025.
Le TGV Lyon-Turin, lancé en 1992, dont l’achèvement prévu en 2032 prend beaucoup de retard. 8,3 milliards € budgétés pour le tunnel international, lors de l’accord franco-italien de septembre 2011. Ré-estimé à 26 milliards d’euros par la Cour des Comptes en 2017.
Le tunnel sous la Manche. Projet paraphé par Margaret Thatcher et François Mitterrand le 12 fév 1986. Coût final : 87,9 milliards francs, soit plus de 2 fois le budget initial, mais … une seule année de retard.
L’aéroport Willy Brandt de Berlin-Brandebourg : ouvert (partiellement) en 2020 avec 9 ans de retard et un coût de 7 milliards €, près de 4 fois le devis initial.
Le programme Artemis : lancé en 2019, sous D.Trump, pour ramener des astronautes sur la Lune (pour la première fois depuis 1972) en 2024 avec la première femme à fouler le sol lunaire. Les déboires techniques s’accumulent encore en 2023 !
A son lancement, au milieu des années 90, le projet de la gare de Stuttgart devait à l'origine démarrer en 2005 et se terminer en 2012. Présenté comme futuriste, estimé à 2,5 milliards d'euros, sa terminaison était bientôt reportée en 2019. Mais les travaux ne sont toujours pas terminés et les coûts de construction sont prévus s’élever à 11 milliards. L'inauguration de la gare souterraine n’aura finalement pas lieu avant 2026, voire 2027.
Plus de 60 milliards de livres en 10 ans (71 milliards d'euros). C'est le montant de l'incroyable explosion des coûts de la HS2 (High Speed 2), la deuxième ligne à grande vitesse britannique, après celle qui relie le tunnel sous la Manche. Évalué à 37,5 milliards de livres en 2013, le projet ferroviaire, qui vise à relier Londres aux grandes villes du Nord de l'Angleterre, puis l'Ecosse, est désormais estimé (2023) à près de 100 milliards de livres, soit 115 milliards d'euros. Ce qui en fait « l'un des projets ferroviaires les plus chers du monde » au kilomètre. (En octobre 2023, la situation conduira à l’abandon d’un tronçon crucial, reliant Birmingham à Manchester).
Mose (Mosè, Moïse en italien), acronyme de Module expérimental électromécanique est un ensemble de 78 digues mobiles pour protéger Venise en cas de montée des eaux de l'Adriatique. Le projet a été conçu en 1984 et lancé en 2003. Alors qu'il devait être inauguré en 2016, le chantier a pris beaucoup de retard pour finalement être opérationnel en octobre 2020. Son coût final (5,5 milliards €) est deux fois celui de l’estimation initiale.
12 ans après le lancement officiel du projet, la nouvelle route du littoral de l’Ile de la Réunion, a enfin été ouverte à la circulation le 28 août 2022, … dans un sens, celui qui est achevé ! L’option choisie a été de réaliser un premier tronçon sous forme de viaduc et un second sous forme de digue, mais faute de matériaux pour la digue, cette partie du chantier a été abandonné en 2020, et la route s’arrête donc … dans la mer. La route complète ne sera pas livrée avant 2030. Le coût total de cette route, d’environ 12 km, était évalué à 2,4 milliards d’euros, en 2022, soit le « kilomètre routier le plus cher au monde ».
Le système de GPS européen Galileo : un déploiement qui tourne au fiasco financier. La facture de 3,4 milliards € a été multipliée par trois (10,2 milliards €) en une décennie. Lorsque le programme a été approuvé par le Conseil européen en 1999, Galileo devait être mis en service en 2008. Finalement, l'exploitation de Galileo avec sa constellation complète de 30 satellites (dont 6 en secours) ne sera pas achevée avant 2025.
Le TGV San Francisco-Los Angeles : les Californiens constatent depuis plus de 15 ans l'accumulation des retards et l'explosion de la facture pour cette ligne qui devait être la première ligne à grande vitesse des États-Unis, mais qui est désormais espérée livrée, au plus tôt, au début de la décennie 2030, soit avec plus de 10 ans de retard.
En mai 2024, le second oléoduc canadien Transmontain entre l'Alberta et Westridge à Burnaby sur côte de la Colombie-Britannique, à travers les Rocheuses, est mis en exploitation. D’un diamètre compris entre 24" (60 cm) et 36" (90 cm), et d’une longueur de 992 km, il fait passer la capacité d’acheminement de pétrole non conventionnel des sables bitumineux de 300.000 baril/jour (le premier oléoduc, 1.150 km, en exploitation depuis 1953) à 890.000 bpd (de 48.000 à 141.000 m3/jour). Ceci, à l’issue de plus de 12 ans de processus réglementaire et de construction et un retard de 7 ans par rapport au planning initial. Ne parlons pas du coût, budgété à 5,4 milliards $ canadiens en 2012 pour atteindre in fine 34,2 $ canadiens.
Le télescope James Webb (Space Telescope, ou « Webb »), a été lancé de Kourou par une fusée Ariane le 22 décembre 2021 … avec un retard de plus de 10 ans par rapport aux premières estimations ! Son coût a été multiplié par 10, mais, en revanche, sondant des zones du cosmos vierges d’observations, grâce à son miroir de 6,5 mètres de diamètre, le plus grand jamais déployé dans l’espace, et ses quatre instruments observant dans l’infrarouge, sa moisson scientifique est exceptionnelle.
ITER, l’usine sur le site de Saint-Paul-lez-Durance (Bouches-du-Rhône), pilote pour la fusion nucléaire (procédé Tokamak), avec 36 partenaires internationaux (accord de 2006) : elle affiche en 2023 un coût de 22 milliards € qui à triplé en 5 ans. En 2016, la construction de ITER avait déjà plus de 10 ans de retard et on prévoyait le premier plasma en décembre 2025, avec une performance 150 fois inférieure à celle qui devait être atteinte vers 2033.
Suite à la remise à plat du projet (erreurs de fabrication, pièces défectueuses, micro fuites, retards de construction, …), le 03 juillet 2024 la direction annonce un nouveau retard. La production du premier plasma est maintenant repoussée, au mieux, à 2033, avec 8 ans de retard sur le précédent calendrier de 2016 et 17 ans après les dates annoncées en 2006 ! Maigre consolation : la pleine puissance de la machine est attendue en 2039, avec un report de seulement 4 ans. Un surcoût de plusieurs milliards € est désormais fatal !
Un projet qui risque d’être dépassé par des procédés concurrents avant d’être opérationnel (*).
(*) La technologie dite du confinement magnétique, est celle utilisée par le tokamak, et le modèle de réacteur le plus connu, dont le prototype ITER est en cours de construction (laborieuse).
Elle diffère de la méthode dite du confinement inertiel qui utilise des lasers, retenue par le Lawrence Livermore National Laboratory en Californie. Le 13 décembre 2022, au National Ignition Facility (NIF) du LLNL, l’expérimentation de fusion nucléaire par confinement inertiel (192 lasers bombardant une capsule de quelques millimètres de diamètre contenant du deutérium et tritium) a atteint le seuil du break-even, point au-delà duquel la fusion nucléaire contrôlée peut générer plus d’énergie qu’elle n’en consomme. Une énergie de 3.15 mégajoules a été produite alors que les lasers ont injecté 2.05 mégajoules à 150 millions de degrés, soit un gain de 1,10. Une première technologique, considérée comme la plus marquante.
Un autre procédé de la start-up américaine Helion, récupère directement l'énergie à l'intérieur du réacteur sans passer par la case vapeur, et son procédé ne produit pas de neutrons, ce qui évite les projections sur les parois et leur érosion.
Mais des études publiées récemment par des chercheurs du MIT et de la start-up Commonwealth Fusion Systems ont montré que la fusion était possible avec des aimants beaucoup plus petits que ce qui avait été imaginé initialement. Elle prévoit d'activer son réacteur de démonstration, le SPARC, en 2025, puis d'ouvrir sa première centrale au début des années 2030.
Les aléas sont encore nombreux, mais en cas de réussite, Commonwealth et Helion permettraient aux Américains d'arriver les premiers à la production commerciale d'électricité, étape qu'aucun autre pays ne vise avant 2035, au mieux.
Le 01 décembre 2023, l’Institut national de la science et de la technologie quantique (QST) de Naka, au Japon, est parvenu à produire et à maintenir pendant 12 secondes quelque 160 m3 du plasma nécessaire pour amorcer la réaction de fusion au sein du tokamak JT-60SA. Un record. Ce tokamak qui doit permettre d’étudier les conditions de stationnarité des réactions de fusion nucléaire n’est, en réalité, pas concurrent de ITER, mais complémentaire. En 2006, ce type de réacteur fut le premier à avoir atteint le break-even.
Les scientifiques de l'institut coréen de l'énergie de fusion (KFE), entre décembre 2023 et février 2024, sont parvenus à maintenir le dispositif de recherche KSTAR à une température de 100 millions de degrés durant 48 secondes. Ils dépassent ainsi leur précédent record qui avait permis de maintenir cette chaleur durant 30 secondes. Cet outil de recherche constitue un enjeu crucial pour le développement de la fusion nucléaire.
Toutefois, début 2024, le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), qui exploite le réacteur à fusion West (autrefois nommé Tore Supra) à Cadarache, tout près du projet ITER, a réussi à entretenir un plasma durant 6 minutes, une durée record pour une chauffe à 50 millions de degrés. Ce réacteur de type tokamak, qui a la particularité d'avoir une couche interne recouverte de tungstène, a ainsi généré 15 % d'énergie supplémentaire grâce à un plasma deux fois plus dense qu'au cours des précédents essais.