De la difficulté grandissante de réaliser les méga-projets.

            Il y a peut-être 10 à 15 méga-projets dans le monde en cours de réalisation simultanément. Ils nécessitent un investissement financier considérable de la part des clients (de quelques milliards de dollars à quelques dizaines) et sont donc reconnus comme des projets de classe mondiale en termes de taille et d’envergure. Ils sont naturellement complexes en terme d'ampleur mais aussi de technologie et de logistique. Et le temps qui s'écoule entre le concept et le démarrage prend généralement entre 5 et 7 ans, voire jusqu'à 10 ans, … si le projet se déroule peu ou prou dans les conditions prévues à son lancement, disons de manière satisfaisante. La plupart du temps, un partenariat est formé pour réaliser ces projets, parfois même avec des concurrents. Il peut s'agir d'une Joint-Venture, une nouvelle société créée pour les besoins de la cause, où les membres de la « JV » sont conjointement responsables de son exécution contractuelle (prix, délai, performance, …). Il peut aussi s'agir d'un Consortium, dans lequel chacun est responsable de ses propres activités et donc de la correction de ses manquements. Quel que soit l'arrangement, la confiance mutuelle est primordiale et indispensable, ce qui implique une grande fiabilité des estimations de coûts, des délais de réalisation, des performances des processus et de la gestion des technologies. Le succès repose sur 5 éléments : les personnes (compétence, motivation, foi en l’ouvrage, …), l’organisation du projet, les processus de travail, l’anticipation et le contrôle des risques, les prises de décisions claires et exécutoires.

Il existe tout au plus une quinzaine de sociétés d’ingéniérie au monde (dont une française Technip EN) qui ont l’envergure, les compétences et les moyens d’assurer une maîtrise d’œuvre à la hauteur de tels projets. Leur métier d’ingénieur et entrepreneur date, bien souvent, de l'émergence des grandes compagnies pétrolières multinationales privées qui, très axées vers les résultats et la productivité, ont favorisé le développement d'une nécessaire maîtrise de la conception et de la construction de leurs installations industrielles, de plus en plus performantes et répondant à des cahiers des charges de plus en plus précis et exigeants.

Encore faudrait-il que les décideurs, souvent politiques, maîtres d’ouvrage en général pour les grandes infrastructures, fassent appel à elles ! Pourquoi la réalisation des grands projets publics, certes soumis à bien d’autres contraintes, ne serait-elle pas aussi performante que celles des donneurs d’ordre privés ?

Les compétences sont désormais diluées, voire perdues dans la masse des sous-traitances et des organismes de conseil et de contrôle ;

La confusion des rôles et responsabilités entre la maitrise d’ouvrage, la maitrise d’œuvre et l’exploitant est source de conflits et d’indécisions. La distinction des trois fonctions est fondamentale. (On notera que pour le projet de la centrale de Flamanville, EDF a cumulé les trois niveaux).

Les métiers (conception, études, réalisation, réception, …) ont des particularités, des savoir-faire et des moyens propres et non interchangeables Ils doivent être mis en œuvre dans le cadre de leur expertise, avec des séquences logiques. Les manquements, désormais quasi-systématiques, dans cette organisation ne peuvent qu’entraîner des glissements de délais, sources majeures des dépassements de budget ;

La communication politique (ou électorale) contraint trop souvent les projets, annonçant des délais de réalisation invraisemblables. Avec comme effet d’aller très (trop) vite au démarrage des projets : les phases « approvisionnement » et « construction » sont à tort souvent lancées bien avant que les études de détail et les plans APC (approuvés pour construction) soient suffisamment développés. Les nombreuses modifications qui en résultent sont d’autant plus pénalisantes en terme de prix et délai qu’elles apparaissent tardivement ;

La sédimentation des normes, des procédures administratives, des enquêtes publiques, des consultations citoyennes, des recours en justice, parfois instrumentalisés, fait du « permitting » la gestion de toutes les étapes procédurales des grands projets et le cauchemar des entreprises, des maîtres d’ouvrage et d’œuvre ;

Le principe de précaution, qui prime sur tous les autres et toute prise de risque, qu’elle soit humaine, technique, environnementale, politique … sont désormais bloquantes ; qui ose se souvenir que les astronautes d’Apollo XI savaient qu’ils n’avaient que 50% de chance de revenir vivants de la Lune !

Les estimations réalistes de prix, connues des professionnels et des experts qui savent les appréhender relativement facilement, se doivent d’être occultées par des prix officiels de façade outrageusement minorés, ceci pour pallier le manque de courage politique des décideurs.

Si les « vrais » prix et délais étaient affichés officiellement à l’issue des premières études, la décision d’exécuter interviendrait-elle ?

           L’EPR (European Pressurized Reactor), le réacteur (1.600 MWe) de la centrale de Flamanville 3 (Manche), est le 57e réacteur du parc nucléaire français et le 4e de ce type installé dans le monde. Après l’autorisation de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), il a été raccordé au réseau électrique le 21 décembre 2024, différents paliers de puissance étant programmés jusqu'à l'été 2025, qui solderont la phase d'essais. Il affiche 12 années de retard (durée totale du projet 17 ans), et un surcoût de 10 milliards € (environ 13,2 milliards € au total ; 19 milliards selon la Cour des comptes qui inclut les frais financiers). Ditto –prix et délai- pour la centrale de Olkiluoto (Finlande) -Voir Annexe-. Une situation à comparer à l’EDF des Trente glorieuses qui n’a eu besoin que d’un emprunt de l’ordre de 82 milliards d’euros actuels pour parvenir à placer une soixantaine de réacteurs sur le réseau national, en guère plus de 20 ans.

Les deux réacteurs nucléaires EPR comparables, commandés en 2009 à Areva, construits par les Chinois sur leur site de Taishan ont démarré en 2018 et 2019. En décembre 2009, les Emirats Arabes Unis ont confié à un consortium sud-coréen la réalisation des 4 réacteurs de la centrale de Barakah ; ils ont été connectés au réseau entre 2020 et 2024.

Dès 2024, les 6 réacteurs EPR2 prévus et annoncés initialement à 51,7 milliards €, sont "aussitôt" ré-estimés 67,4 milliards €.

Hinkley Point C, le projet d'extension de la centrale existante à Hinkley Point (Somerset, sud-ouest de l’Angleterre) a été lancé en 2012 avec EDF Energy. Les 2 nouveaux réacteurs de type EPR ne seront pas couplés au réseau au plus tôt avant 2029-2031, avec un coût de l’ordre de 35 milliards € (+ 50%, valeur 2015).

Toujours dans le nucléaire, le site d’enfouissement de déchets nucléaires de Bure, dans la Meuse, va coûter au minimum 25 milliards d’euros contre 13 milliards prévus en 2012.

            Le Grand Paris Express, lancé en 2011, est aujourd’hui le plus vaste projet de génie civil en Europe. Défini en 2013 pour un coût estimé alors à 22,6 milliards €. Prévision 2020 : 42 milliards €.  Achèvement prévu après 2030

            Ariane 6 : développement lancé en décembre 2014. Mais perte de savoir-faire entre deux générations d’ingénieurs et un lancement trop précipité ... Le coût du nouveau lanceur avec les installations au sol était estimé à 3,8 milliards € courant 2020 ; le vol inaugural était programmé pour juillet 2020. Finalement, avec 4 ans de retard, le vol inaugural sera un succès le 09 juillet 2024, depuis Kourou en Guyane, avec à son bord, un lot de 16 petits satellites.

Ceci amène à repenser en profondeur la stratégie européenne en matière de transport spatial :  simultanément à Ariane 6, on vise fin 2024 pour la remise en service de la fusée italienne Vega C, clouée au sol depuis fin 2022 après l’échec de sa première mission commerciale.  D’ici là, une sous-traitance temporaire obligée à SpaceX (180 millions $, pour le lancement de 4 satellites Galileo), et l'organisation météorologique européenne Eumetsat fera lancer son satellite MTG-S1 avec Falcon 9, la fusée de SpaceX, bien que ce satellite n’était programmé partir avec Ariane 6 qu’en juin 2025.

            Le TGV Lyon-Turin, lancé en 1992, dont l’achèvement prévu en 2032 prend beaucoup de retard. 8,3 milliards € budgétés pour le tunnel international, lors de l’accord franco-italien de septembre 2011. Ré-estimé à 26 milliards d’euros par la Cour des Comptes en 2017.

            Le tunnel sous la Manche. Projet paraphé par Margaret Thatcher et François Mitterrand le 12 fév 1986. Coût final : 87,9 milliards francs, soit plus de 2 fois le budget initial, mais … une seule année de retard.

            L’aéroport Willy Brandt de Berlin-Brandebourg : ouvert (partiellement) en 2020 avec 9 ans de retard et un coût de 7 milliards €, près de 4 fois le devis initial.

            Le programme Artemis : lancé en 2019, sous D.Trump, pour ramener des astronautes sur la Lune (pour la première fois depuis 1972) en 2024 avec la première femme à fouler le sol lunaire. Les déboires techniques s’accumulent encore en 2023 !

           A son lancement, au milieu des années 90, le projet de la gare de Stuttgart devait à l'origine démarrer en 2005 et se terminer en 2012. Présenté comme futuriste, estimé à 2,5 milliards d'euros, sa terminaison était bientôt reportée en 2019. Mais les travaux ne sont toujours pas terminés et les coûts de construction sont prévus s’élever à 11 milliards. L'inauguration de la gare souterraine n’aura finalement pas lieu avant 2026, voire 2027.

            Plus de 60 milliards de livres en 10 ans (71 milliards d'euros). C'est le montant de l'incroyable explosion des coûts de la HS2 (High Speed 2), la deuxième ligne à grande vitesse britannique, après celle qui relie le tunnel sous la Manche. Évalué à 37,5 milliards de livres en 2013, le projet ferroviaire, qui vise à relier Londres aux grandes villes du Nord de l'Angleterre, puis l'Ecosse, est désormais estimé (2023) à près de 100 milliards de livres, soit 115 milliards d'euros. Ce qui en fait « l'un des projets ferroviaires les plus chers du monde » au kilomètre. (En octobre 2023, la situation conduira à l’abandon d’un tronçon crucial, reliant Birmingham à Manchester).

            Mose (Mosè, Moïse en italien), acronyme de Module expérimental électromécanique est un ensemble de 78 digues mobiles pour protéger Venise en cas de montée des eaux de l'Adriatique. Le projet a été conçu en 1984 et lancé en 2003. Alors qu'il devait être inauguré en 2016, le chantier a pris beaucoup de retard pour finalement être opérationnel en octobre 2020. Son coût final (5,5 milliards €) est deux fois celui de l’estimation initiale.

           12 ans après le lancement officiel du projet, la nouvelle route du littoral de l’Ile de la Réunion, a enfin été ouverte à la circulation le 28 août 2022, … dans un sens, celui qui est achevé ! L’option choisie a été de réaliser un premier tronçon sous forme de viaduc et un second sous forme de digue, mais faute de matériaux pour la digue, cette partie du chantier a été abandonné en 2020, et la route s’arrête donc … dans la mer. La route complète ne sera pas livrée avant 2030. Le coût total de cette route, d’environ 12 km, était évalué à 2,4 milliards d’euros, en 2022, soit le « kilomètre routier le plus cher au monde ».

            Le système de GPS européen Galileo : un déploiement qui tourne au fiasco financier. La facture de 3,4 milliards € a été multipliée par trois (10,2 milliards €) en une décennie. Lorsque le programme a été approuvé par le Conseil européen en 1999, Galileo devait être mis en service en 2008. Finalement, l'exploitation de Galileo avec sa constellation complète de 30 satellites (dont 6 en secours) ne sera pas achevée avant 2025.

            Le TGV San Francisco-Los Angeles : lancé en 2008, le projet de train à grande vitesse (HSR) en Californie (la première ligne à grande vitesse des Etats-Unis) pour relier San Francisco et Los Angeles, en construction depuis 2017, initialement budgété à 40 milliards de dollars, fait désormais face à des coûts estimés à 180 milliards. L’absence de planification initiale et le lancement rapide du chantier sans expropriation complète ni conception finalisée ont entraîné une hausse rapide des coûts. Un premier tronçon de 191 kilomètres (sur un total de 840) est prévu mis en service … entre 2030 et 2033, soit avec plus de 10 ans de retard.

            En mai 2024, le second oléoduc canadien Transmontain entre l'Alberta et Westridge à Burnaby sur côte de la Colombie-Britannique, à travers les Rocheuses, est mis en exploitation. D’un diamètre compris entre 24" (60 cm) et 36" (90 cm), et d’une longueur de 992 km, il fait passer la capacité d’acheminement de pétrole non conventionnel des sables bitumineux de 300.000 baril/jour (le premier oléoduc, 1.150 km, en exploitation depuis 1953) à 890.000 bpd (de 48.000 à 141.000 m3/jour). Ceci, à l’issue de plus de 12 ans de processus réglementaire et de construction et un retard de 7 ans par rapport au planning initial. Ne parlons pas du coût, budgété à 5,4 milliards $ canadiens en 2012 pour atteindre in fine 34,2 $ canadiens.

            Le télescope James Webb (Space Telescope, ou « Webb »), a été lancé de Kourou par une fusée Ariane le 22 décembre 2021 … avec un retard de plus de 10 ans par rapport aux premières estimations ! Son coût a été multiplié par 10, mais, en revanche, sondant des zones du cosmos vierges d’observations, grâce à son miroir de 6,5 mètres de diamètre, le plus grand jamais déployé dans l’espace, et ses quatre instruments observant dans l’infrarouge, sa moisson scientifique est exceptionnelle.

            ITER, l’usine sur le site de Saint-Paul-lez-Durance (Bouches-du-Rhône), pilote pour la fusion nucléaire (procédé Tokamak), avec 36 partenaires internationaux (accord de 2006) : elle affiche en 2023 un coût de 22 milliards € qui à triplé en 5 ans. En 2016, la construction de ITER avait déjà plus de 10 ans de retard et on prévoyait le premier plasma en décembre 2025, avec une performance 150 fois inférieure à celle qui devait être atteinte vers 2033.

Suite à la remise à plat du projet (erreurs de fabrication, pièces défectueuses, micro fuites, retards de construction, …), le 03 juillet 2024 la direction annonce un nouveau retard. La production du premier plasma est maintenant repoussée, au mieux, à 2033, avec 8 ans de retard sur le précédent calendrier de 2016 et 17 ans après les dates annoncées en 2006 ! Maigre consolation : la pleine puissance de la machine est attendue en 2039, avec un report de seulement 4 ans. Un surcoût de plusieurs milliards € est désormais fatal !

Un projet qui risque d’être dépassé par des procédés concurrents avant d’être opérationnel -Note-.

-Note-

           La technologie dite du confinement magnétique, est celle utilisée par le tokamak, et le modèle de réacteur le plus connu, dont le prototype ITER est en cours de construction (laborieuse).

Elle diffère de la méthode dite du confinement inertiel qui utilise des lasers, retenue par le Lawrence Livermore National Laboratory en Californie. Le 13 décembre 2022, au National Ignition Facility (NIF) du LLNL, l’expérimentation de fusion nucléaire par confinement inertiel (192 lasers bombardant une capsule de quelques millimètres de diamètre contenant du deutérium et tritium) a atteint le seuil du break-even, point au-delà duquel la fusion nucléaire contrôlée peut générer plus d’énergie qu’elle n’en consomme. Une énergie de 3.15 mégajoules a été produite alors que les lasers ont injecté 2.05 mégajoules à 150 millions de degrés, soit un gain de 1,10. Une première technologique, considérée comme la plus marquante.

Un autre procédé de la start-up américaine Helion, récupère directement l'énergie à l'intérieur du réacteur sans passer par la case vapeur, et son procédé ne produit pas de neutrons, ce qui évite les projections sur les parois et leur érosion.

Mais des études publiées récemment par des chercheurs du MIT et de la start-up Commonwealth Fusion Systems ont montré que la fusion était possible avec des aimants beaucoup plus petits que ce qui avait été imaginé initialement. Elle prévoit d'activer son réacteur de démonstration, le SPARC, en 2025, puis d'ouvrir sa première centrale au début des années 2030.

Les aléas sont encore nombreux, mais en cas de réussite, Commonwealth et Helion permettraient aux Américains d'arriver les premiers à la production commerciale d'électricité, étape qu'aucun autre pays ne vise avant 2035, au mieux.

Le 01 décembre 2023, l’Institut national de la science et de la technologie quantique (QST) de Naka, au Japon, est parvenu à produire et à maintenir pendant 12 secondes quelque 160 m3 du plasma nécessaire pour amorcer la réaction de fusion au sein du tokamak JT-60SA. Un record. Ce tokamak qui doit permettre d’étudier les conditions de stationnarité des réactions de fusion nucléaire n’est, en réalité, pas concurrent de ITER, mais complémentaire. En 2006, ce type de réacteur fut le premier à avoir atteint le break-even.

Les scientifiques de l'institut coréen de l'énergie de fusion (KFE), entre décembre 2023 et février 2024, sont parvenus à maintenir le dispositif de recherche KSTAR à une température de 100 millions de degrés durant 48 secondes. Ils dépassent ainsi leur précédent record qui avait permis de maintenir cette chaleur durant 30 secondes. Cet outil de recherche constitue un enjeu crucial pour le développement de la fusion nucléaire.

Toutefois, début 2024, le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), qui exploite le réacteur à fusion West (autrefois nommé Tore Supra) à Cadarache, tout près du projet ITER, a réussi à entretenir un plasma durant 6 minutes, une durée record pour une chauffe à 50 millions de degrés. Ce réacteur de type tokamak, qui a la particularité d'avoir une couche interne recouverte de tungstène, a ainsi généré 15 % d'énergie supplémentaire grâce à un plasma deux fois plus dense qu'au cours des précédents essais.

Annexe : les cas EPR 2 « français ».

            En 2006, EDF annonce que le coût d'investissement de l'EPR de Flamanville (Manche) est « estimé à 3,3 milliards € » et que la construction durerait « environ 54 mois », une fois le premier béton coulé.

L'avenir va vite trahir EDF et les politiques. Le chantier, qui s'est achevé à l'automne 2024 au lieu de juin 2012, aura finalement duré plus de 200 mois au lieu des 54 prévus. Soit un délai de construction multiplié par 3,8. Son coût, lui, est évalué à 13,2 milliards d'euros, selon la dernière estimation d'EDF publiée en 2022, soit une ardoise finale multiplié par 4. Et même par plus de 7, si on se base sur le rapport de la Cour des comptes, publié le 14 janvier 2025, qui met en évidence des coûts dépassant les prévisions : 23,7 milliards €, cette somme prenant en compte les frais de construction (15,6 milliards d’euros en euros 2023), les dépenses liées à la première phase d’exploitation et les provisions pour démantèlement​​​.

Les principales origines des surcoûts, selon le rapport Folz-2019 : 25%, l’effet prototype (FOAK-First of a Kind) ; 23%, la non maturité des études ; 22%, la sous-estimation initiale, 22%, les retards des études et de la construction, 8%, les évolutions de la régulation et les directives politiques.

            En cause : une énorme carence du management « amateur » de ce méga-projet, des anomalies en pagaille, une perte de compétence industrielle et des tentatives de dissimulations.

Des plannings annoncés totalement irréalistes

            Dans la soirée du 03 décembre 2007, le coulage du béton commence pour une durée de 36 heures, sans interruption. Plus de 10.000 tonnes de béton sont déversées sur le ferraillage mis en place durant les semaines précédentes. L'objectif est de réaliser le radier du futur réacteur, c'est-à-dire la première dalle du plancher : un cercle de 55,60 mètres de diamètre sur 1,75 mètre d'épaisseur.

            On est parti pour un chantier de 54 mois (4,5 ans), « un planning ambitieux mais que nous considérons comme réaliste et soutenable », dixit EDF, une aberration quand on sait que la durée moyenne de construction d'un réacteur nucléaire dans le monde a été de 121 mois entre 1996 et 2000.

Le chantier est de fait lancé de manière précipitée, sur la base de références techniques parfois erronées et d'études détaillées non matures : la construction débute avec moins de 50% des études approuvées pour construction, une erreur de novice ! Il est vrai qu’en arrière-plan, il y avait une pression politique très forte ; l'Elysée, où Nicolas Sarkozy vient de s'installer, on pousse pour que l'énergéticien français présente au plus vite sa nouvelle vitrine du nucléaire au monde entier.

Comment un tel bluff ?

            À la fin des années 1990, faute de besoin immédiat en France et de soutien politique, l'électricien français n'obtient pas d'accord des pouvoirs publics pour construire un EPR dans l'Hexagone. Donc le nucléaire devient une activité de marché et on va chercher des relais de croissance à l'international.

Mais deux visions s'affrontent, celle de « la jeune (2001) » Areva de A. Lauvergeon qui promeut un modèle de vente "clés en main" et celle de « la vieille » EDF qui veut rester fidèle à son modèle d'architecte-ensemblier qui supervise les chantiers.

Résultat : les rivalités entre les deux groupes publics nationaux, non arbitrées par les autorités politiques de l'époque, se sont traduites par une surenchère dangereuse.

EDF promet un réacteur dernier cri à prix cassé

            En 2003, Areva a gagné une première manche en remportant l'appel d'offres d’Okiluoto face aux Russes et aux Américains. Associée à Siemens (l’alliance de 1999-2001 sera rompue par Siemens en 2009), Areva se propose ainsi de construire un EPR "clés en main" en 48 mois et pour 3 milliards €. Des conditions mirobolantes (qu’un client majeur averti n’aurait pas considérées !) font que ce succès commercial est d’emblée perçu comme un risque majeur, nonobstant le cahier des charges contraignant imposé par le régulateur finlandais.

Dans ce contexte, après la défaite de la gauche en 2002, EDF décide de profiter d'une majorité politique plus favorable au nucléaire pour tenter d'implanter un EPR "tête de série" en France. En 2004, le site de Flamanville est retenu et la décision de lancer la construction d'un EPR à Flamanville sera finalement prise en 2006. On va construire un réacteur dernier cri qui puisse servir de vitrine à l'international.

"Too big to fail"

            Mais face à l'offre très agressive d'Areva en Finlande, EDF doit se positionner au même niveau. Le projet est donc estimé à 3,3 milliards €, pour un chantier de 54 mois. On n’affronte plus un réalisme technique et industriel, mais un réalisme politique ! L'offre d'EDF est positionnée au niveau nécessaire pour garantir l'adoption de la décision … tout en sachant très bien que l'Etat couvrira la différence.

C'est la stratégie du "too big to fail". Une fois le projet lancé, personne n’osera revenir en arrière … quoiqu’il en coûte !

Immaturité de la conception

            EDF a commencé la construction de l’EPR à Flamanville avec un niveau de maturité de conception aussi faible qu’à Olkiluoto, entraînant de nombreuses modifications pendant les approvisionnements et la construction. A peine 40 % des études d’ingénierie de détail étaient terminées lorsque la construction a commencé. De plus les écarts entre les exigences des autorités françaises et finlandaises ont conduit à ce que les deux conceptions, réalisées pratiquement en parallèle, n’ont pas permis de « mutualiser » les enseignements.

À l’inverse, la construction des deux EPR à Taishan, en Chine, qui a débuté quelques années plus tard en 2009, a pu bénéficier des enseignements tirés de nos deux projets « pilote ».

Un savoir-faire et une expertise à reconquérir

            Le réseau des sous-traitants, tout comme les concepteurs, ont eu peine à retrouver, dans un délai aussi court, malgré l’importance des efforts réalisés en ce sens, l’intégralité des compétences et des moyens qualifiés  perdus pendant les années de gel gouvernemental du programme nucléaire. Le manque de professionnels du secteur est également à pointer. Pour former un soudeur qualifié « nucléaire » avec toutes les habilitations, il faut une pratique de 6 à 7 ans. Désindustrialisation de la France !

On peut également s’interroger sur la qualité des relations entre les autorités, les maîtres d’ouvrage et d’œuvre, les fournisseurs et les entreprises, ces derniers sans doute plus sous-traitants que partenaires, cet esprit coopératif que maitrisent si bien les concurrents coréens voire américains.

La fissure originelle

            L'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), le 29 avril 2008, annonce avoir relevé plusieurs "anomalies" sur le chantier. Parmi elles, des fissures ont été détectées dans la coulée du béton du radier en décembre 2007 et des armatures de fer ont été jugées non conformes. Le 26 mai, l'ASN demande à EDF de suspendre les travaux. Le premier arrêt d'une longue liste.

Car si le groupe français a pu rapidement traiter les fissures en injectant une résine sous pression, l'ASN s'inquiète surtout d'un manque de rigueur chez les prestataires sous-traitants pour la construction et aussi des insuffisances du système de management de la qualité d'EDF : défaillances dans le pilotage du chantier et culture du fait accompli, deux faiblesses qui s'avéreront récurrentes.

Avec un plan révisé d'actions d’EDF, le chantier reprend le 17 juin 2008.

Des tensions jusqu'au drame

            Bouygues est en charge des principaux travaux. Le site se transforme en une fourmilière de 3 à 4.000 ouvriers. Face aux besoins de main-d'œuvre, les entreprises du chantier font appel à de nombreux travailleurs détachés, venus de toute l'Europe (plus de 460 détachés polonais et roumains seront fournis par deux sociétés coupables de travail dissimulé). En 2019, on évoque des "relations insatisfaisantes" entre EDF et les entreprises et un manque d'"atmosphère collaborative".

Dans ce contexte, les tensions sociales ne tardent pas à ébranler le chantier. Plusieurs centaines de Polonais et de Roumains sont privés de leurs droits sociaux et de nombreux accidents du travail ne sont pas déclarés ... jusqu'au drame. Le 24 janvier 2011, une grue (le grutier avec un taux élevé de cannabis !) percute la plateforme d'un soudeur intérimaire qui fait une chute mortelle.

Les répliques françaises de Fukushima

            Le 11 mars 2011, un tremblement de terre et un tsunami détruisent une partie de la centrale japonaise de Fukushima. Il s'agit du plus grave accident nucléaire depuis la catastrophe de Tchernobyl le 26 avril 1986. Et les répliques sur l'EPR de Flamanville, situé lui aussi en bord de mer, ne tardent pas à arriver : des combinaisons d'aléas naturels pouvaient neutraliser les sources électriques et donc le refroidissement du réacteur sur une durée très longue.

Malgré son avance technologique sur le reste du parc français, l'EPR –qui a été conçu à partir de 1989, peu après l'accident de Tchernobyl– doit faire ses preuves lors d'un stress test européen décrété après Fukushima. Résultat : de nouveaux moyens d'alimentation en eau sont finalement décidés pour consolider encore la sécurité. A l'été 2011, EDF annonce, dans un climat de défiance de plus en plus important, que le chantier ne sera pas achevé avant 2016 (déjà au moins 5 ans de retard),

Une cuve qui renferme des secrets

            Le 07 octobre 2013, après un long périple depuis l'usine du Creusot (Saône-et-Loire) en passant par le détroit de Gibraltar, la cuve du réacteur (11 mètres de long et 425 tonnes) débarque enfin à Flamanville. Le défi logistique est relevé avec brio, quelques mois seulement après la pose du dôme du bâtiment réacteur, autre symbole de l'avancée des travaux.

Mais cette cuve va rapidement devenir l'un des problèmes majeurs du chantier. En 2015, l’ASN dénonce un excès de carbone dans la composition de l'acier pouvant altérer à terme les propriétés mécaniques de la cuve.

En 2018, le verdict de l’ASB tombe : la cuve peut être installée, mais son couvercle devra être remplacé lors du premier arrêt du réacteur, programmé environ un an après sa mise en service. Cette mésaventure laisse une ardoise conséquente au constructeur et retarde encore le chantier. Pire : elle révèle des tentatives de dissimulations d'EDF et d'Areva. En effet, les deux entreprises avaient été alertées dès 2005 des dysfonctionnements de la forge du Creusot, où a été fabriquée la cuve à partir de 2006.

Ces graves malfaçons mettent également au jour l'état de délabrement de la filière industrielle française après un long "hiver nucléaire", durant lequel aucun réacteur n'a été construit pendant près de 20 ans. On pointe aussi la responsabilité de la forge du Creusot, dont la dégradation du savoir-faire est illustrée par une succession d'incidents majeurs, aggravée par la production de documents techniques falsifiés.

Des soudures qui tournent au casse-tête

            Cette érosion des compétences et cette tentative de dissimulation des complications se retrouvent également aux racines des irrégularités de soudures qui ont émaillé le chantier. En 2017, EDF informe l'ASN de l'existence de "non-conformités" sur 66 soudures des tuyauteries de vapeur principales. Or, dans le projet présenté, celles-ci sont censées être "en exclusion de rupture", c'est-à-dire que l'hypothèse d'une rupture n'est même pas envisagée. Ce choix a une contrepartie : des exigences extrêmement hautes en termes de conception.

Il y a eu principalement deux anomalies : un écart dans les exigences qui ont été transmises aux entreprises sous-traitantes et des défauts lors de la réalisation des soudures, en usine et sur le chantier. De plus, 8 de ces soudures sont très difficiles d'accès car elles se situent entre l'enceinte interne et externe de confinement du réacteur. Ce n'est qu'en 2021 qu'EDF trouvera une solution grâce à un robot-soudeur spécialement conçu

Cet énième retard, évalué à 11 années dès 2019, aurait pu être largement évité. En effet, dès 2013, un écart sur ces soudures avait déjà été détecté par le sous-traitant de Framatome. EDF n'a fait état de ces difficultés qu'une fois que tout était « achevé » !

Un bilan catastrophique

            Après 17 années de travaux sans fin et une facture colossale, la construction de l'EPR de Flamanville aura accumulé tant de surcoûts et de délais qu'elle ne peut être considérée que comme un échec pour EDF et une légèreté d’Areva.

Un fiasco qui servira de leçon à la filière nucléaire française ? 6 nouveaux EPR 2 sont projetés ! Espérons que les leçons de cet échec seront exploitées. Le temps c’est de l’argent ; et il risque de se faire rare, puisque les estimations de prix augmentent déjà avec le temps qui passe ! Un gain de 6 ou 7 années pour la réalisation des prochains EPR devrait laisser espérer une économie d’au moins 30% sur les prochains projets.

Entre autres sources : FranceInfo – Robin Prudent – 20 déc 2024

Pour l’histoire !

            Le 29 mai 1861, Charles Garnier remporte à l’unanimité du jury la construction de l’opéra de Paris. Le chantier phénoménal de ce qui sera appelé le palais Garnier fit travailler entre 10.000 et 20.000 personnes selon les périodes. Le budget prévisionnel alloué en francs or fut de 15 millions, au lieu des 29 demandés initialement. Un an plus tard, le 5 mai 1862, la première pierre est posée. Le 30 décembre 1874, 12,5 ans plus tard, Charles Garnier peut remettre les clés de son monument qui sera inauguré 6 jours plus tard. Le projet sera in fine réalisé pour 36 millions de francs or (environ 150 millions € 2024).

Le palais Garnier au milieu du bouleversement du quartier opéré par Haussmann.