Il y a nombre d'histoires de femmes des premiers jours de la NASA qui hélas ont disparu. L'agence elle-même n'est pas toujours en mesure d'identifier les femmes, sans nom ni information de contact, dans ses propres photographies d'archives. Et pourtant ces femmes occupaient le poste de « calculatrices humaines » : ces brillantes mathématiciennes réalisaient l’ensemble des calculs mathématiques du laboratoire, essentiels pour les missions spatiales de la NASA. Ces femmes de l'ombre ont permis l’exploration de l’espace.

Si l’on a retenu les noms des premiers astronautes à faire quelques pas sur la Lune, ceux des femmes qui ont rendu possible cette prouesse sont longtemps restés dans l’oubli.

Katherine Johnson

Éducation : B.S., mathématiques et français, West Virginia State College, 1937 - Embauchée par le NACA : juin 1953 / Retraitée de la NASA: 1986. Cette mathématicienne de génie, figure des missions spatiales Mercury et Apollo, fut l'une des premières femmes noires à travailler au sein de l'agence spatiale américaine.

Être triée sur le volet pour être l'une des trois étudiants noirs à intégrer les écoles supérieures de Virginie-Occidentale est quelque chose que beaucoup de gens considéreraient comme l'un de leurs moments les plus mémorables, mais ce n'est qu'une des nombreuses manifestations qui ont marqué la longue et remarquable vie de Katherine Johnson. Elle a calculé les trajectoires qui ont permis à l’Amérique de conquérir l’espace. Mais avant d’écrire l’histoire de la NASA, elle a dû affronter celle de son pays : une Amérique ségrégationniste, profondément marquée par les lois Jim Crow, où être femme noire signifiait lutter chaque jour pour prouver que le génie n’a ni couleur ni genre.

            Née à White Sulphur Springs, en Virginie-Occidentale, en 1918, fille d’un bûcheron et d’une institutrice, sa grande curiosité et son aisance avec les nombres lui ont fait gagner plusieurs années scolaires. Mais à cette époque, le comté où elle habite ne propose pas d’éducation aux enfants noirs au-delà de l’âge de 9 ou 10 ans. Son père, déterminé à offrir à sa fille l’instruction qu’elle mérite malgré la ségrégation, déménage une partie de l’année pour qu’elle puisse suivre des cours de qualité à l’institut de West Virginia State College. À 13 ans, elle entre donc à la High School (notre lycée), historiquement « noire ».

À 15 ans, elle y débute ses études supérieures et rencontre le mathématicien William Schieffelin Claytor, le troisième Afro-Américain à obtenir un doctorat en mathématiques. Il la prend sous son aile et l’encourage à viser plus haut que ce que la société lui permet. En 1937, à 18 ans, elle sort diplômée avec les plus grands honneurs en mathématiques et en français.

Cette même année, elle débute sa carrière comme enseignante, l’un des rares débouchés pour une femme noire diplômée en mathématiques à l’époque. Sa vie semble tracée : enseignement, foyer, et un génie cantonné aux salles de classe.

            Lorsque l'État de Virginie-Occidentale décida en 1939 de donner aux noirs la possibilité d’intégrer ses colleges, le président de l'État, le Dr John W. Davis, l'a sélectionnée, ainsi que deux hommes, pour être les premiers étudiants noirs à intégrer West Virginia University, le college phare de l'État. Elle a alors quitté son poste d'enseignante et s'est inscrite au Graduate (notre master) de mathématiques.

À la fin de la première session, elle a décidé de quitter le college pour fonder une famille avec James Goble, son premier mari. Plus tard, une fois ses trois filles plus grandes, durant sept années elle a enseigné.

            Ce n'est qu'en 1952 qu'un parent lui parle de postes à pourvoir dans le nouveau département de calcul réservé aux femmes afro-américaines de West Area Computing du National Advisory Committee for Aeronautics’ (NACA’s) à Langley, dirigé par sa compatriote ouest-virginienne Dorothy Vaughan. Katherine et son mari décident de déménager avec leur famille à Newport News (Virginie), pour saisir cette opportunité de rejoindre, en 1953, le NACA où elle se trouvera en compagnie de dizaines d'autres femmes noires, un groupe que l'on appellera les "rocket girls".

Katherine commença à travailler à Langley à l'été 1953. Après seulement deux semaines dans sa nouvelle affectation, Dorothy Vaughan l'a affectée à un projet à la division Maneuver Loads Branch of the Flight Research et le poste à durée déterminée de Katherine devint bientôt permanent. Dans cet univers, les femmes calculent, les hommes valident. Elle passa les quatre années suivantes à analyser les données des tests en vol et a travailler sur l'enquête d’un accident d'avion causé par des turbulences. Alors qu'elle terminait ce travail, son mari est décédé d'un cancer en décembre 1956, la laissant seule avec ses trois filles.

Le lancement en 1957 du satellite soviétique Spoutnik a changé l'histoire et la vie de Johnson. En 1957, elle a fait une partie des calculs pour le document 1958 Notes on Space Technology, pour une série de conférences données en 1958 par des ingénieurs des divisions Flight Research et Pilotless Aircraft Research Division (PARD). Les ingénieurs de ces groupes ont constitué le noyau du Space Task Group, la première incursion officielle du NACA dans le voyage spatial. Johnson, qui a travaillé avec bon nombre d'entre eux depuis son arrivée à Langley, a naturellement évolué alors que le NACA devenait la NASA plus tard cette même année et supprimait officiellement la ségrégation dans ses bureaux.

            En 1960, intégrée à l’équipe du Space Task Group, elle est avec l'ingénieur Ted Skopinski co-auteur de Determination of Azimuth Angle at Burnout for Placing a Satellite Over a Selected Earth Position, un rapport présentant les équations qui décrivent un vol spatial orbital dans lequel la position requise pour réussir l’atterrissage du vaisseau spatial est spécifiée. C'était la première fois qu'une femme de la Flight Research Division était créditée en tant qu'auteur d'un rapport de recherche, lequel rapport servira de référence pour les vols historiques d’Alan Sheppard, le premier Américain envoyé dans l’espace  en 1961 et de John Glenn  pour le premier vol américain orbital en 1962.

            Le 05 mai 1961 (3 semaines après le vol du soviétique Gagarine autour de la Terre qui a duré 1 h 48 mn), les États-Unis ont lancé pour la première fois une mission habitée dans l’espace (mission Mercury-Redstone 3). Le nom de l’astronaute Alan Sheppard, qui effectue ce vol suborbital, est resté associé à cet événement historique. Mais celui de Katherine Johnson ne doit pas être oublié car elle a notamment calculé les trajectoires orbitales et les fenêtres de lancement.

En 1962, alors que la NASA se préparait pour la mission orbitale de John Glenn, Johnson a été appelée à faire le travail qui allait faire sa renommée. La complexité du vol orbital avait nécessité la construction d'un réseau de communication mondial, reliant les stations de suivi du monde entier aux ordinateurs IBM à Washington, à Cape Canaveral en Floride et aux Bermudes. Les ordinateurs avaient été programmés avec les équations orbitales qui devaient contrôler la trajectoire de la capsule de Glenn pour la mission Friendship 7, du décollage à l’amerrissage.

Pourtant, les astronautes hésitaient à confier leur vie à des machines à calculer électroniques, qui étaient sujettes aux dysfonctionnements et aux pannes. Dans le cadre de la checklist préalable au vol, Glenn a demandé aux ingénieurs de faire re-exécuter par « la fille » (Johnson) le calcul avec les mêmes données dans les mêmes équations que celles qui avaient été programmées dans l'ordinateur, mais à la main avec sa machine à calculer mécanique de bureau. "Si elle dit qu'ils sont bons", se souvient Katherine Johnson, alors l'astronaute : "je suis prêt à partir. " Le vol de Glenn fut un succès et a marqué un tournant dans la compétition entre les États-Unis et l'Union soviétique dans l'espace. Katherine Johnson apportera également sa contribution à cette mission Mercury-Atlas 6 du 20 février 1962, la troisième mission orbitale habitée des Américains.

            21 juillet 1969, pour la première fois, l’homme marche sur la Lune. Sur Terre, Katherine Johnson a œuvré au bon déroulement de la mission grâce à ses calculs de la trajectoire d’Apollo XI qui ont permis de synchroniser le module lunaire (le LEM qui a assuré la descente puis la remontée mythiques de Neil Amstrong et de Buzz Aldrin sur la Lune) avec le module de commande et de service Apollo (le CSM, le véhicule resté en orbite lunaire). Un exploit mathématique qui ne laissait aucune place à l’approximation. Ce fut, dit-elle, sa plus grande contribution à l'exploration spatiale

Elle publiera ensuite plusieurs articles scientifiques en son nom propre, chose très rare pour une femme noire à l’époque. Elle a également travaillé sur la navette spatiale et le Earth Resources Technology Satellite (ERTS, rebaptisé plus tard Landsat) et a rédigé ou co-rédigé 26 rapports de recherche.

            La mathématicienne prit sa retraite en 1986 après 33 ans à Langley, avant d'être distinguée à 97 ans, en 2015, par la Presidential Medal of Freedom, la plus haute décoration civile des Etats-Unis qui lui fut décernée par le président Barack Obama. La NASA a également baptisé de son nom un centre de recherche à Hampton, ville natale de la scientifique, dans l'Etat de Virginie occidentale.

Katherine Johnson, « l’ordinateur en jupe » comme elle se qualifiait, à propos de son amour des mathématiques : « J'ai tout compté. J'ai compté les marches menant à la route, les marches menant à l'église, le nombre de plats en argent que j'ai lavés… tout ce qui pouvait être compté, je l'ai compté. » « J’ai juste fait mon travail ».

Barack Obama remet la Presidential Medal of Freedom à la mathématicienne Katherine Johnson, le 24 novembre 2015, à Washington.

            Elle est décédée le 24 février 2020, à 101 ans. " Ils lui avaient demandé la Lune, elle leur a donné la Lune ", écrit le New York Times. Cette scientifique avait été l'une des premières femmes noires à collaborer avec l'agence spatiale américaine.  Elle avait notamment inspiré le film Les Figures de l'ombre.

  D'après : https://www.NASA.gov/, par Margot Lee Shetterly / Franceinfo – France Télévisions -24 fév 2020

Melba Roy Mouton

            Mathématicienne et programmeuse primée de la NASA, qu’elle a rejoint en 1959 un an seulement après la création de l'agence spatiale. Ses contributions ont été déterminantes pour l'atterrissage des premiers humains sur la Lune. Elle est à ce titre lauréate de l'Apollo Achievement Award et de l'Exceptional Performance Award. Elle est honorée par le baptême d'une montagne, Mons Mouton, au pôle sud de la Lune.

Margaret Hamilton

            Elle est l'ingénieur informatique que l'histoire a oubliée, au contraire de Neil Armstrong ou Buzz Aldrin. Hamilton a dirigé l'équipe informatique de la NASA qui a fait atterrir les astronautes d'Apollo sur la lune. Elle fut pionnière en matière de développement du génie logiciel et... aussi une pionnière en tant que femme dans ce milieu, avant même que quiconque ne connaisse ce terme. Elle est la scientifique qui, au laboratoire de recherche Draper du MIT, a conçu le système embarqué du programme Apollo, et sa plus grande invention -et contribution - est d'avoir permis à un ordinateur de prioriser des tâches.

1969 - Margaret Hamilton pose à côté d’une pile de documents de la NASA, supposés être le code qu’elle a élaboré pour la mission spatiale Apollo.

Le 21 juillet 1969, quand Buzz Aldrin et Neil Armstrong sont sur le point d'alunir sur la Mer de la Tranquillité, le système les alerte d'une urgence et d'une surcharge de l'ordinateur de navigation : un radar redondant gaspille de l’énergie. Mais grâce au logiciel élaboré par Margaret Hamilton, le pire est évité. Les mécanismes de détection d'erreurs et de récupération sont venus à la rescousse : la machine a délaissé cette tâche « radar » pour se concentrer sur l’alunissage.

            Dans les années 1960 Margaret Hamilton constituait une exception dans le milieu scientifique essentiellement masculin dans lesquels les postes de responsabilité technique étaient rarement attribués aux femmes. Toutefois, l'informatique était encore peu reconnue et … peu prisée par les hommes. De plus, mère d'une petite fille, elle devait affronter les critiques des personnes qui ne comprenaient pas qu'une mère puisse poursuivre une carrière en parallèle !

            Margaret Hamilton, en 2016 , âgée de 81 ans, a été décorée par Barack Obama de la Presidential Medal of Freedom, la plus haute distinction civile américaine.

Dans un autre registre, elle a fait partie des 4 femmes de la NASA (avec les astronautes Sally Ride et Mae Jemison, et l’astronome Nancy Grace Roman) à avoir droit, le 01 nov 2017, à leur propre figurine Lego, hommage aux « femmes de la Nasa !

Poppy Northcutt et JoAnn Morgan

            Deux femmes dans une marée d'hommes. Deux photos prises en juillet 1969 illustrent parfaitement la position singulière des femmes à la NASA : la première est prise dans la salle de contrôle à Houston, l'autre dans la salle de lancement à Cap Canaveral (cap Kennedy de 1963 à 1973). Les deux ont un point commun : une seule femme est présente.

            Le parcours de Frances « Poppy » Northcutt à la NASA a commencé avec la mission Apollo 8 (décembre 1968), qui a fait d'elle la première (et la seule) femme à être présente dans une salle de contrôle de la NASA. Poppy Northcutt était alors en charge des manoeuvres destinées à assurer le retour de la fusée sur Terre après avoir été en orbite autour de la Lune. Un enjeu qui sera d'autant plus important lors de la mission Apollo 11, puisque les vies des deux astronautes en dépendront.

Poppy Northcutt s'est ensuite engagée en politique en rejoignant le cabinet du maire de Houston (Texas) pour défendre les droits des femmes. Elle a ensuite étudié le droit pour devenir avocate. Elle est aujourd'hui spécialiste des affaires de violences conjugales et des droits sexuels et reproductifs. Sur son compte Twitter, elle se définit ainsi : « Autrefois scientifique, parfois avocate, toujours féministe ».

            Dans la salle de mise à feu de la fusée à cap Kennedy, JoAnn Morgan, 28 ans, est, elle aussi, la seule femme de l'assemblée. Elle est en charge du contrôle des commandes pour la mission Apollo 11 : son rôle est d'alerter l'équipe si quelque chose se passe mal. Pourtant, sa présence dans la salle de mise à feu de la fusée n'était pas donnée. Il a fallu que son directeur des systèmes d'information aille convaincre le directeur du centre Kurt Debus qu’on ne pouvait se passer de la meilleure communicatrice.

Après la mission Apollo, JoAnn Morgan est devenue la première femme haute dirigeante du Centre spatial Kennedy (Floride). Pour son travail à la NASA, Morgan a été honorée par le président Bill Clinton en tant que Meritorious Executive en 1995 et en 1998 Retraitée depuis 2003, elle aime se rappeler son rôle dans les missions Apollo. « J'ai aidé à envoyer 12 personnes sur la Lune. Et j'aime le raconter à tout le monde. »

Des noms mais pas de statistiques

            Avec les années, d'autres noms de femmes ayant marqué le milieu de la conquête spatiale émergent. En 2007 par exemple, le livre The Women of Apollo de Robyn C. Friend, a mis en lumière le travail de Barbara « Bobbie » Crawford Johnson (première femme à la tête du programme Apollo dans un département de la NASA), Judith Love Cohen (en charge du système d'interruption d'urgence de la mission), Anne Dickson (candidate pour être la première femme sur la Lune) et Ann Maybury (qui a travaillé sur la transmission des images du télescope Hubble).