La première révolution industrielle

Ca m’intéresse - Charlotte Chaulin – 30 jul 2023 

À l’aube du bas Moyen Âge, le royaume de France connaît un essor sans précédent ! Une ère de progrès technique soutenue par le moulin à eau, véritable "usine médiévale".

.            En ville, aux alentours de 1200, ça grouille comme jamais auparavant ! Avec l’explosion des naissances, la famille type ne compte pas moins de cinq enfants. La mortalité infantile diminue tandis que la vie s’allonge (l’espérance de vie tourne autour de 30 ans), ce qui fait que la France est passée de 6 millions d’habitants en l’an mil à 15 millions en 1300. Résultat : le nombre de bouches à nourrir explose ; la demande en céréales s’accélère. Alors, à la campagne, on s’active ! Si le paysan laboure la terre jusqu’au coucher du soleil, il se fatigue moins, travaille vite et bien. Comment ? Grâce à l’amélioration des outils. La charrue remplace l’araire ; sur le dos du bœuf ou du cheval, le collier d’épaule (joug) permet de déployer la puissance de l’animal. Désormais, on pratique une rotation des cultures sur une même parcelle, c’est l’assolement triennal, qui permet une meilleure production. On diversifie les céréales : froment, épeautre, seigle, orge et même seigle et blé mélangé : le méteil. A la fin du XIIIe siècle, en Artois, le rendement du blé atteint onze pour un, soit le même que celui de la France rurale de 1900 (environ 50 pour un, en 2020).

" Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants. Nous voyons ainsi davantage et plus loin qu’eux, non parce que notre vue est plus aiguë ou notre taille plus haute, mais parce qu’ils nous portent en l’air et nous élèvent de toute leur hauteur gigantesque. " Ces paroles attribuées à Bernard de Chartres, maître du XIIe siècle, résument bien la pensée médiévale. Des inventions à gogo ? Non, mais des améliorations de ce qui existe pour mieux maîtriser et diffuser la technique.

Un dynamisme économique sans précédent

.            Dans ce progrès et ce dynamisme économique sans précédent, les paysans sont le nerf de la guerre, ce qui fait dire à l’historien Georges Duby : " En 1137 (Louis VII monte sur le trône), cet élan qui, depuis des générations, soutenu par le travail paysan, entraînait le progrès de la civilisation tout entière, apparaît, à mille indices, en pleine accélération. Entre 1180 et 1220, il est si vif qu’on peut se demander s’il le fut jamais autant dans les pays qui forment aujourd’hui la France. Durant ces quarante années, un tournant se dessina. Il ne s’en produira plus d’aussi marqué avant le milieu du XVIIIe siècle. "

Ces "Quarante glorieuses" doivent beaucoup au moulin à eau, qui, s’il existe depuis l’Antiquité, n’a jamais été aussi présent dans le royaume de France. Son action est précieuse, il permet d’actionner meules, presses et marteaux-pilons pour transformer les céréales en farine avec laquelle on fera du pain ou de la bière. Dans un rayon de 10 km, quasiment tous les domaines ruraux y ont accès.

Le moulin hydraulique, qui sert également à fouler la laine, les draps et les cuirs, à marteler et aiguiser le fer, s’invite aussi en ville. Ainsi, au XIe siècle, alors qu’on comptait deux moulins dans un quartier de Rouen, on en trouvera plus de trente aux XIIe et XIIIe siècles. L’historien des techniques Jean Gimpel, auteur de La Révolution industrielle au Moyen Age a fait le calcul : l’énergie cumulée produite par les moulins hydrauliques – qu’il qualifie d’"usines médiévales" – équivaut à une à deux réacteurs nucléaires ! C’est colossal. La ville devient un centre de production artisanale et industrielle. Le textile se développe, notamment grâce au cadre – cet instrument qui permet de préparer la laine – et l’habillement se perfectionne avec l’apparition des boutons. " En Europe, dans tous les domaines, le Moyen Age […] a développé l’usage des machines ", écrit l’historien Martin Blais dans Sacré Moyen Age. On peut même les admirer de près grâce à l’invention des lunettes, conséquence du perfectionnement de l’optique et de la technique du verre au XIIIe siècle.

Le commerce prend de plus en plus d’ampleur

.            Après la production viennent les échanges, stimulés par les marchés urbains et les foires, comme celles de Champagne, important carrefour commercial où des marchands des Flandres et d’Italie viennent vendre de la soie, des draperies et des épices. Il faut une monnaie d’échange : des systèmes de paiement différés – ancêtres du chèque – voient le jour au XIIIe siècle. La mondialisation se met en marche car le commerce dépasse les frontières des royaumes, se fait à l’échelle de l’Occident et on fait même parfois affaire avec le lointain Orient. Sur mer, l’horizon s’élargit aussi grâce à la précieuse boussole, aux cartes côtières puis maritimes. Le transport terrestre est facilité avec la construction de ponts (Avignon en 1177) et l’amélioration des chaussées (Philippe Auguste fait paver les rues de Paris en 1184).

Autres chantiers gigantesques : les cathédrales. Symbole de la richesse des villes, elles témoignent des savoir-faire des différents corps de métier mobilisés : l’architecte – qu’on appelle "l’ingénieur" à partir du XIIIe siècle – dirige une équipe de maîtres-maçons tandis que tailleurs de pierre, charpentiers et forgerons s’activent sur le chantier. Ces joyaux gothiques s’élèvent aux XIIe et XIIIe siècles à Sens, Paris, Bourges, Chartres, Amiens… C’est aussi le moment où les horloges mécaniques font leur apparition sur les églises ou les bâtiments communaux. Performance technique, certes, mais aussi révolution intellectuelle majeure : jusque-là seules les cloches des églises rythmaient la journée. Ce formidable essor est accompagné par le rayonnement de l’Ecole de Chartres et de la Sorbonne, fondée en 1253, qui catalyse un profond mouvement de promotion du progrès, et par les débuts de la science expérimentale et les travaux du franciscain Roger Bacon (1214-1294).

Cette bouillonnante ère médiévale va avoir une influence… des centaines de siècles plus tard. " Les XIe, XIIe et XIIIe siècles ont créé une technologie sur laquelle la révolution industrielle du XVIIIe siècle s’est appuyée pour prendre son essor, écrit Gimpel. Les découvertes de la Renaissance n’ont joué qu’un rôle limité dans l’expansion de l’industrie en Angleterre au XVIIIe et XIXe siècles. "