L’envolée des sociétés « high tech ». Une bulle à venir ?
D’après Le Figaro – 06 jan 2021.
. Début janvier 2022, la capitalisation boursière des GAFTAM (Google, Apple, Facebook, Tesla, Amazon, Microsoft) atteint 11.125 milliards $. Cela représente 55 % du Nasdaq 100, l’indice des 100 plus grandes valeurs technologiques américaines et plus du quart de l’indice large Standard & Poor’s 500.
. Celle d’Apple frôle les 3.000 milliards de dollars. C’est plus que la richesse produite chaque année par la France (environ 2.700 milliards de dollars) et plus que la valeur cumulée de l’ensemble des sociétés du CAC 40. Ce montant est d’autant plus fou qu’Apple a vu sa valeur tripler en un peu plus de trois ans. Son chiffre d’affaires annuel atteint 365 milliards de dollars, pour un bénéfice net de 94 milliards de dollars, enregistrant une progression de plus de 60 % sur un an, des niveaux inégalés pour une entreprise de cette taille.
Le succès d’Apple ne doit rien au hasard. Depuis le début des années 2000, le groupe déroule la même stratégie, commencée par son fondateur Steve Jobs et reprise par Tim Cook. C’est d’abord le succès de l’intégration verticale des produits et services poussée à un niveau inégalé. Le groupe conçoit ses propres processeurs, les fameuses puces A15 pour les iPhone et M1 pour les Mac. Il dispose de ses systèmes d’exploitation - iOS (iPhone), MacOS (Mac), Watch OS (Apple Watch) - pour ses appareils. Le groupe, qui a inventé le concept du magasin d’applications, développe aussi ses propres services, qu’il s’agisse d’Apple Music, d’Apple TV+, d’iCloud ou d’Apple Fitness+. Enfin, il ne se contente pas de distribuer des services en ligne, via son AppStore, il dispose aussi de 516 magasins dans 25 pays. Or, la distribution est génératrice de fortes marges.
Par ailleurs, Apple ne supporte qu’un très faible risque industriel. La quasi-totalité de ses produits sont fabriqués par des sous-traitants. À cette intégration verticale s’ajoute le déploiement horizontal d’Apple. Téléphonie mobile et informatique ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Les services prennent une part croissante dans la composition de son chiffre d’affaires : 20 % en 2021, soit 68 milliards de dollars.
. Le formidable rebond des valeurs technologiques (Covid-19 aidant : télétravail, courses en ligne, plateformes de streaming, des réflexes désormais bien installés) a propulsé les valorisations à des sommets historiques. L’exemple le plus emblématique est celui de Tesla. La réussite est éclatante. Le groupe est désormais bénéficiaire. L’an dernier il est parvenu à vendre près de 1 million de ses voitures électriques, quasiment deux fois plus qu’en 2020. Mais, en Bourse, il défie les lois de la pesanteur. Il est entré fin 2020 dans le club très fermé des entreprises valant plus de 1.000 milliards de dollars, devançant ainsi Facebook (récemment rebaptisé Meta avec environ 936 millions de capitalisation) et rejoignant Apple, Microsoft (près de 2 500 milliards), Amazon (1 700 milliards) et Google (près de 2 000 milliards).
La jeune firme d’Elon Musk vaut plus à elle seule que les 10 premiers constructeurs automobiles de la planète. Elle a ainsi dépassé en juillet 2020 le japonais Toyota, qui vaut aujourd’hui 280 milliards $, soit près de quatre fois moins, tandis que Volkswagen, numéro un européen, ne pèse que 150 milliards $. Tesla vaut 100 fois Renault, dont la capitalisation boursière est inférieure à 10 milliards $. Ceci le mois où la Tesla Model 3, 100% électrique, est la voiture la plus vendue en Europe !
. L’existence de mastodontes n’est pas nouvelle dans l’histoire de l’économie occidentale. Au XVIIIe siècle, la Compagnie des Indes orientales en était un au Royaume-Uni. Au XIXe siècle, les compagnies de chemin de fer étaient très puissantes. Elles représentaient un tiers de la capitalisation de la Bourse de Paris, soit la même proportion que les KHOL (Kering, Hermès, L’Oréal et LVMH) aujourd’hui. Puis les majors du pétrole et les entreprises de l’énergie ont dominé au XXe siècle. Ce qui est nouveau, c’est que les GAFTAM sont des entreprises déconnectées de l’État.
La Compagnie des Indes orientales a été fondée par des intérêts privés, mais disposait, dès le début, du monopole du commerce avec les Indes accordé par le gouvernement britannique. Cette entreprise qui fut à l’origine de la conquête de l’Inde a ensuite été reprise en main par l’État. Les sociétés privées de chemin de fer fonctionnaient par des concessions accordées par la puissance publique, celles de production et distribution d’électricité étaient enserrées dans un système public de régulation. Sans parler des liens entre les majors pétrolières et la sphère diplomatique et militaire des différents pays face aux enjeux géopolitiques. Il n’y a rien de tel avec Amazon ou Apple aujourd’hui. Ce sont des entreprises totalement privées, qui servent des consommateurs.
. Pour autant les sociétés comme Apple, Amazon, Tesla ne sont pas en situation de position dominante : les concurrents ne manquent pas dans les marchés des smartphones, de la tech, de l’e-commerce ou de la voiture électrique ! Le cas est différent pour Google et surtout Facebook. Un réseau social ne fonctionne que s’il attire le maximum de personnes en répondant au souhait des utilisateurs … On voit mal les gouvernements nationaliser ces géants de la tech comme leurs prédécesseurs l’ont fait pour les compagnies de chemin de fer ou d’électricité. Aujourd’hui, l’outil le plus adapté pour la puissance publique est de veiller à ce qu’il n’y ait pas d’abus de position dominante, et donc à appliquer le droit de la concurrence.
Il faut aussi réfléchir au droit des brevets. Ces géants investissent des sommes énormes en R&D, bien souvent supérieures à celles des États. Cet effort doit être récompensé par une protection via des brevets. Mais pour combien d’années ? La « rente d’innovation » ne doit pas trop durer. Sinon, cela asphyxie l’innovation et pénalise indûment les autres entreprises et toute la société.
. Le secteur n’est-il pas devenu trop cher ? La bulle de 2000 est encore dans toutes les mémoires. Mais ces champions n’ont plus rien à voir avec les valeurs TMT (Technologies, Médias, Télécom) du tournant des années 2000. Si ces géants ont des bilans solides et des dynamiques très fortes leurs valorisations, certes élevées, sont dans l’ensemble justifiées par la croissance de l’activité et des bénéfices. Toutefois, ces mastodontes ne forment pas un ensemble homogène, entre les Google ou Microsoft qui dominent leur spécialité et qui ont la possibilité d’imposer leurs prix et les Apple, Facebook ou Tesla aux perspectives plus incertaines car évoluant dans des univers hautement concurrentiels.
. L’envolée de ces géants cache par ailleurs des parcours bien plus chaotiques pour bon nombre de sociétés high-tech. Près du tiers des valeurs du Nasdaq ont ainsi terminé l’année 2021 dans le rouge. Les valeurs « stay at home » (associées aux activités à domicile) qui avaient affolé les compteurs en 2020 ont beaucoup souffert depuis les campagnes de vaccination anti Covid-19 et la réouverture des économies. C’est le cas par exemple de la société de téléconférences Zoom, (- 50 % en un an) ou du spécialiste des vélos d’appartement connectés Peloton (-75 %). De nombreuses biotechs ou fintechs sont également à la peine.
. Le capitalisme digérera-t-il cette nouvelle donne. L’agressivité technique et commerciale des concurrents, en particulier chinois, pourrait l’y aider.