Le football d’hier à aujourd’hui

Coupe du monde 2014 au stade Maracanã, à Rio (Brésil)

Comment le jeu et les joueurs ont évolué

The Conversation - Tom Douchet & Nicolas Babault - 24 nov 2022

.            Le football a changé. Si l’on considère les aspects financiers de ce sport, c’est incontestable ; le football a en effet radicalement changé au cours des dernières décennies. En 1970, les revenus générés par la première division française étaient de l’ordre de 1 million d’euros. En 2011, ils étaient estimés à 1 milliard. Cette progression témoigne d’une transformation qui a fait passer le football au rang de « sport-business ». La Coupe du monde en cours au Qatar est la parfaite illustration de ce nouveau statut.

Le football semble aujourd’hui gouverné par l’argent, et les différences entre les équipes n’ont jamais semblé si importantes. Pour autant, sur le terrain, le football a-t-il subi des transformations aussi drastiques qu’en dehors ? Il est commun d’entendre que les joueurs des décennies précédentes n’auraient plus leur place dans le football actuel. Mais sur quoi se base-t-on pour avancer de telles spéculations ? Le football a-t-il vraiment évolué ? La réalité est plus contrastée qu’on ne l’imagine généralement.

L’évolution des demandes techniques et tactiques

.            L’analyse des finales de Coupe du monde de 1966 à 2010 révèle une modification significative des demandes techniques et tactiques.

En l’espace de 44 ans, les matchs sont devenus plus exigeants techniquement, ce qui se traduit par un nombre de passes plus élevé (+35 %), et une vitesse de balle supérieure (+15 %). Le taux de réussite de ces actions est également plus important. Ces résultats peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs. Parmi ces derniers, l’amélioration de la qualité des terrains de football, qui s’est accompagnée par des avancées technologiques concernant le matériel (ballon, chaussures), rend l’exécution technique plus aisée qu’auparavant.

Aidez-nous à mettre l’intelligence au cœur du débat.

.            De cette évolution technique a découlé une évolution tactique. En effet, la vitesse de jeu a augmenté, notamment en raison de l’augmentation de la densité de joueurs sur le terrain. L’analyse des déplacements des joueurs lors des matchs a permis de montrer que les défenseurs laissaient de moins en moins d’espace à l’équipe en possession du ballon. Autrement dit, l’espace délimité par les 20 joueurs de champ est plus restreint de nos jours que durant les décennies 1960-1970.

Cela n’est pas sans conséquence sur le comportement des joueurs qui doivent, pour espérer passer le rideau défensif, acquérir davantage de rapidité dans leur prise d’information et leur exécution. Leurs déplacements, notamment, doivent être plus vifs et plus précis s’ils veulent avoir une chance de s’extraire des marquages adverses, et ainsi créer des différences.

Donc oui, une fois la balle en jeu, les actions sont devenues plus rapides. Pour autant, le rythme du match a globalement ralenti. Bien que le nombre d’arrêts de jeu n’ait pas changé entre 1966 et 2010, la durée de ceux-ci s’est allongée, menant à une baisse significative du temps de jeu effectif d’un match. Alors que le ratio entre temps d’effort et temps de récupération était de 4 pour 1 au cours des premières finales de la Coupe du monde qui ont été analysées, il est passé à 1,5 pour 1 ces dernières années.

Cette baisse du temps de jeu effectif s’explique par la volonté des joueurs d’allonger les temps de récupération afin d’être capables d’endurer les périodes de demandes élevées à haute intensité. Elle permet aussi de rétablir la structure tactique de l’équipe.

Évolution des demandes physiques

.            Les demandes physiques sont modelées par les demandes techniques et tactiques du jeu. L’apparition d’actions plus rapides et de temps de récupération plus long au cours d’un match s’est accompagnée d’un changement de comportement, comme le révèle l’analyse des déplacements des joueurs.

Entre les saisons 2006-2007 et 2012-2013 en Premier League (le championnat anglais), les distances parcourues à haute intensité, le nombre d’actions réalisées à haute intensité et la distance parcourue en sprint ont augmenté respectivement de 29 %, 49 % et 8 %. Dans le même temps, la distance totale parcourue n’a subi qu’une augmentation triviale de 2 %.

Cette observation se confirme encore aujourd’hui en Espagne : une étude récente menée entre les saisons 2012-2013 et 2018-2019 a révélé une légère baisse de la distance totale parcourue, pour une augmentation du nombre d’efforts à haute intensité (comprise entre 9 % et 15 % selon les postes). Il a d’ailleurs été récemment montré que les performances physiques en match étaient corrélées au succès de l’équipe.

En prenant en compte le taux d’augmentation annuel sur ces 20 dernières années, il est prédit que cette évolution se poursuivra au minimum jusqu’en 2030.

Dans ce contexte, les équipes devront appliquer de plus en plus de pression pour gagner leurs matchs, ce qui se traduira par une augmentation des séquences de pressing haut, ainsi qu’une augmentation des contre-attaques et des sprints. Les postes les moins sollicités physiquement à l’heure actuelle (défenseurs centraux et gardiens de but) se verront contraints de contribuer davantage aux phases d’attaque. Ces évolutions pourraient se traduire par une augmentation des risques de blessure et de fatigue mentale chez les joueurs professionnels.

Des joueurs qui ont peu changé physiquement

.            Bien que l’évolution des demandes techniques et tactiques ait modelé les exigences physiques, il semblerait que cela n’ait pas eu d’impact majeur sur les caractéristiques anthropométriques des joueurs de football professionnels.

Les études ayant recensé ces valeurs lors de la Copa America en 1995, en Ligue 1 en 2010, et en Europe de l’Est en 2022 révèlent que le poids des joueurs semble avoir peu varié (76,4 kg en 1995 contre 77,7kg en 2010, soit 1,7 % de différence). Il en va de même pour le pourcentage de masse adipeuse (10,4 % en 2010 ; 11,4 % en 2022).

Tout comme les caractéristiques anthropométriques, les qualités cardiovasculaires des joueurs ont également peu évolué par rapport aux décennies précédentes.

Pas d’augmentation significative des qualités cardiovasculaires

.            Les qualités cardiovasculaires sont mesurées à l’aide de la VO2 max, représentant la capacité d’un individu à capter de l’oxygène, à le transporter et à l’utiliser au niveau musculaire. Il a été suggéré qu’un seuil minimal de VO₂ max était requis pour pratiquer le football au plus haut niveau, sans pour autant que ce soit une qualité prioritaire pour la performance.

L’évaluation de la puissance maximale aérobie chez des footballeurs professionnels norvégiens entre 1989 et 2012 a permis de montrer qu’en relation avec la masse des athlètes, la VO₂ max n’avait pas évolué. Plus récemment, des résultats issus de deuxième division grecque et de première division croate ont rapporté une VO2 max moyenne réduite en comparaison du seuil minimal suggéré pour atteindre le plus haut niveau.

Ces résultats, provenant de compétitions ne faisant pas partie du top 5 européen, confirment que la VO2 max permet de discriminer le niveau de pratique jusqu’à un certain point. Toutefois, le football moderne ne nécessite pas d’augmentation significative des qualités cardiovasculaires en comparaison des décennies précédentes. Par ailleurs, des travaux récents suggèrent que le VO₂ max n’est que peu prédictif des distances parcourues à différentes intensités lors d’un match.

Si les caractéristiques anthropométriques et les qualités cardiovasculaires des joueurs n’ont que peu évolué durant les dernières décennies, il n’en va pas de même, en revanche, de leurs capacités neuromusculaires.

Des capacités neuromusculaires en progression

.            Contrairement aux qualités cardiovasculaires, les qualités neuromusculaires (de force et de vitesse) des joueurs semblent avoir évolué positivement lors de ces dernières années. En effet, entre 1995 et 2010, l’évaluation continue des joueurs professionnels norvégiens a notamment montré une augmentation de l’ordre de 1,3 % de la vitesse en sprint.

Ce constat se confirme lorsque l’on compare les résultats rapportés en 2001 chez des joueurs de première division française avec les résultats des joueurs de Premier League anglaise 10 ans plus tard. En effet, en moyenne, le pic de force développée sur les extenseurs du genou est supérieur de 11,7 % pour une diminution négligeable du pic de force des fléchisseurs du genou de 0,8 %. Cela se traduit par un temps en sprint inférieur de 5,8 % sur 10 m et de 3,4 % en faveur des joueurs évoluant dans le championnat anglais.

Bien que les qualités neuromusculaires différencient largement les niveaux de pratiques, en 2017, une étude sur des joueurs de quatrième division danoise rapportait des temps en sprint encore inférieurs (vitesse plus élevée) à ceux présentés en 2011 en Premier League. Cela démontre à quel point cette composante physique a pris de l’importance dans le football moderne. Ces résultats concernant les qualités neuromusculaires pourraient être corrélés à l’augmentation des distances parcourues à haute intensité ces dernières saisons.

Si les distances parcourues à haute intensité ont largement augmenté au cours des dernières années, cela ne signifie pas que le jeu actuel impose aux joueurs des contraintes physiologiques supérieures à celles auxquelles étaient soumis les footballeurs professionnels du passé. En effet, les qualités neuromusculaires plus élevées des joueurs actuels leur permettent de répondre aux contraintes du jeu moderne. Ils bénéficient par ailleurs de l’accroissement du temps de récupération entre les actions, le temps de jeu effectif ayant diminué. Autrement dit, le joueur de football actuel est plus rapide et plus fort que son homologue des décennies précédentes, même si ses qualités cardiovasculaires et anthropométriques n’ont que peu varié.

Tous ces résultats se vérifient également chez les footballeuses, avec une augmentation des distances parcourues à haute intensité. Entre la Coupe du monde féminine de 2015 au Canada et celle de 2019 en France, on a ainsi constaté entre 16 et 32 % d’augmentation.

L’évolution des règles pourrait aussi changer le profil des joueurs

.            L’apparition de la règle des 5 changements, contre 3 auparavant, pourrait également faire évoluer le profil des joueurs de haut niveau. Dans un tel système, on peut imaginer que certains joueurs de l’effectif possédant des capacités accrues à réaliser des efforts de haute intensité, mais dotés de qualités cardiovasculaires réduites en comparaison de leurs coéquipiers, soient utilisés pour jouer des périodes réduites de match. Les qualités neuromusculaires bien supérieures de ces joueurs pourraient ainsi être mises à profit.

Compte tenu de ces évolutions, la détection de tels talents représente aujourd’hui un enjeu majeur pour les clubs élites, qui cherchent à fournir à leur équipe professionnelle des joueurs prêts à répondre aux demandes du football moderne. Le niveau physique neuromusculaire pour atteindre le haut niveau semble désormais bien plus discriminant qu’auparavant, ne laissant pas d’autres choix aux académies que d’en faire un des critères prioritaires de leur processus de recrutement. C’est la raison pour laquelle elles recherchent des joueurs toujours plus rapides à toutes les positions, quitte à les former à des postes qui ne sont pas, a priori, les leurs.

Les métamorphoses du football

CNRS Le Journal - Fabien Trécourt – 22 mai 2018

En quoi ce sport a-t-il changé depuis les années 1980 ?

.            Christian Bromberger (Ethnologue)  : L’issue des matchs est moins incertaine. Une équipe dotée de millions d’euros de budget l’emporte contre les moins bien loties dans l’écrasante majorité des cas. Les dirigeants de petits clubs peuvent bien déborder d’intelligence tactique ou d’imagination, ça n’a que peu de poids face au pouvoir de l’argent. L’incertitude ne demeure que pour des affrontements entre équipes de même niveau, des clubs de taille intermédiaires ou lors des phases finales de grands tournois par exemple. Dans les coupes nationales, les matchs à élimination directe créent parfois de petits miracles, « David » l’emportant contre « Goliath ». Mais ces compétitions sont boudées par les grands clubs et les organismes européens, précisément parce que l’incertitude y est trop importante et qu’ils y ont beaucoup à perdre. C’est d’ailleurs pour cette raison que des systèmes de poule de qualification ont été introduits dans la Coupe des champions – qui deviendra la Ligue – au début des années 1990. Faute d’élimination directe, les chances qu’une petite équipe crée la surprise s’amoindrissent. C’est une évolution regrettable, car l’un des ressorts dramatiques du spectacle sportif, son piment émotionnel, est lié à l’incertitude du résultat. Contrairement aux films ou pièces de théâtre, l’histoire n’est pas construite avant la représentation mais s’élabore sous les yeux des spectateurs.
 
Comment est-il devenu un « sport business », selon l’expression consacrée ?

.            CB. : Jusqu’aux années 1980, les clubs étaient gérés par des associations à but non lucratif. Une série de lois a permis d’en faire des sociétés anonymes sportives professionnelles, dotées des mêmes prérogatives que d’autres structures commerciales. Des investisseurs se sont engouffrés dans la brèche et les budgets ont explosé : un million d’euros de recettes pour la première division française en 1970, un milliard en 2011 ! Cette augmentation est notamment liée à celle, tout aussi considérable, des droits de diffusion télévisés durant cette période. Ils ne représentaient que 1 % du budget des clubs en 1980, contre 44 % en moyenne aujourd’hui.

Or, les équipes sont loin d’être également loties en la matière : celles qui accumulent le plus de succès sont davantage diffusées, touchent plus d’argent et entrent dans un cercle vertueux, tandis que les autres se retrouvent rapidement bloquées si elles n’ont pas bénéficié d’entrée de jeu de bons résultats. L’écart de budget entre deux clubs, qui était au plus de 6 ou 7 pour 1 il y a une trentaine d’années, peut aujourd’hui être de 25.

Cette évolution aurait cependant eu moins d’impact si le marché des joueurs ne s’était pas libéralisé et globalisé dans le même temps. Jusqu’à la fin des années 1990, une équipe européenne pouvait recruter quatre extra-Européens au maximum. Cette limite a sauté, encourageant l’essor d’un marché mondial débridé. Pour rester dans la course, les clubs doivent désormais recruter des stars internationales au coût exorbitant.

Les supporters sont-ils toujours autant attachés à leur équipe ?

.            C.B. : Ces évolutions n’ont pas entamé la ferveur populaire, mais les choses ont totalement changé de nature. L’identification à un club était autrefois perçue comme le signe d’un mode spécifique d’existence, qu’étaient supposés incarner le jeu et le style d’une équipe. L’AS Saint-Étienne se distinguait par sa pugnacité et son courage, le FC Nantes par son jeu à la nantaise, l’Olympique de Marseille par son panache, son côté fantasque et sa virtuosité spectaculaire, la Juventus de Turin était réputée pour sa discipline rigoureuse … Ces stéréotypes étaient largement fantasmés, mais les supporters se plaisaient à raconter ainsi le jeu de leur équipe et à en faire la marque de leur culture locale. Pour les plus jeunes, aller au stade était une façon de s’initier aux valeurs et à l’histoire de leur ville. De façon connexe, les présidents de clubs étaient souvent des magnats locaux, des industriels par exemple ; les joueurs étaient aussi des gars du coin, à l’image des « minots » de Marseille, qui assurèrent la résurrection de leur club au début des années 1980, ou des ouvriers d’origine polonaise à Lens, dans les années 1970. Aujourd’hui – faut-il le rappeler ? – les présidents et actionnaires n’ont plus aucun lien avec l’histoire locale. Des investisseurs du monde entier misent sur de grosses équipes et y intègrent des joueurs venus d’un peu partout. Cette déterritorialisation s’illustre jusque dans les noms des stades : Matmut Atlantique a remplacé le Chaban-Delmas à Bordeaux, Orange Vélodrome au Vélodrome de Marseille, etc. Même les équipes nationales n’ont plus de style propre, puisque les joueurs circulent et s’entraînent tout au long de l’année aux quatre coins de la planète.

Quel sens y a-t-il à soutenir une équipe locale à l’heure de la mondialisation ?

.            C.B. : Notre époque se caractérise par deux tendances apparemment contradictoires : d’un côté une dissolution des identités collectives, dans le cadre de la globalisation notamment, et de l’autre un maintien voire une poussée des affirmations identitaires. L’évolution du foot comme d’autres phénomènes sociaux en témoignent. Les supporters voient leur identité territoriale s’étioler et se tournent en conséquence vers des clubs prestigieux, même situés à des centaines de milliers de kilomètres de chez eux.

De façon connexe, certains soutiennent deux équipes : celle de leur lieu de naissance et un grand club rayonnant à travers le monde, ce qui est une façon de concilier une identité donnée et une identité rêvée. Une raison prosaïque est aussi l’envie de prendre plus de plaisir aux matchs, car il faut être partisan pour pleinement apprécier une compétition. Mais comment choisir son club, si ce n’est en se fondant sur une communauté d’appartenance ?

Le foot illustre une autre grande tendance contemporaine : la montée de l’individualisme. On célèbre davantage les prouesses des joueurs que celles de leurs équipes. Jusqu’aux années 1990 d’ailleurs, les noms n’apparaissaient généralement pas sur les maillots, les supporters qui s’en procuraient marquaient leur adhésion à une communauté et à un groupe. Aujourd’hui, la célébration de l’entre-soi a cédé le pas à un show de vedettes réunies sous les mêmes couleurs.

Quel est l’impact de ces évolutions sur le grand public, au-delà des aficionados ?

.            C.B. : L’affluence moyenne aux matchs a doublé en France : 10.000 spectateurs en moyenne en 1980, contre plus de 20.000 en 2017. L’effet coupe du monde 1998 et l’Euro 2016 ont entraîné une modernisation et une amélioration du confort des stades, et plus généralement une légitimation de l’intérêt pour le football dans les classes supérieures. Jadis populaire, ce sport s’est ainsi gentrifié lui aussi : les enceintes sportives tendent à s’équiper de magasins, d’installations pour les enfants ou encore à proposer aux plus aisés d’y fêter leur mariage. Certains stades restent populaires, comme à Marseille, mais ce phénomène d’« élitisation des tribunes » est avéré. Cette métamorphose s’accompagne d’un changement d’ambiance : aux chants et aux chorégraphies des supporters se substitue progressivement une atmosphère plus feutrée et bon enfant, orchestrée par de la musique enregistrée et un animateur à la voix chaleureuse. Dans le même temps, une politique de lutte contre les supporters les plus démonstratifs, les « ultras » notamment, a été mise en œuvre à partir des années 1990. Réprimer la violence est bien évidemment légitime, mais ces lois ont en partie pesé sur le « supportérisme » festif et carnavalesque : le contrôle préalable de tout matériel destiné à être brandi (qui traduit l’aspect exutoire de ce sport), le risque d’encourir des sanctions pénales en cas de slogan trop virulent… Tout cela n’encourage pas l’expression d’un zeste de folie durant le match.

L’arbitrage vidéo a récemment été adopté pour des gestes litigieux. Quelle évolution cela peut-il induire dans le foot à l’avenir ?

.            C.B. : Cette technicisation du spectacle pose autant de problèmes qu’elle en résout. La vidéo isole, décontextualise et même déréalise la situation qui prête à discussion. Au ralenti, une main qui frotte un visage devient une claque, un pied qui effleure la jambe une agression… L’intentionnalité de la faute est difficilement appréciable, et l’arbitre paraît tout autant sujet à l’erreur que sans vidéo. Par ailleurs, une telle innovation me semble porter atteinte à la philosophie du jeu et du spectacle : « Le foot ne se joue pas au ralenti mais à vitesse réelle », ironisait le directeur de la rédaction de France Football, Gérard Ejnès. L’esprit du jeu devrait nous conduire à tolérer ou sanctionner une action litigieuse selon le cours global de la partie, le comportement des joueurs ou de précédents rappels à l’ordre par exemple. Et plus généralement, voulons-nous vraiment de matchs bien rangés et sans aspérité ? Le spectacle du football a déjà perdu en densité et en significations. Il demeure néanmoins une vision ludique et caricaturale du monde contemporain, où se conjuguent sur le chemin de la réussite le mérite individuel et le travail d’équipe, mais aussi la chance, la tricherie et une justice – celle de l’arbitre – plus ou moins discutable. Le match devrait continuer de symboliser ainsi les ressorts contradictoires du succès dans le monde contemporain.

Le point de vue de Michel Onfray

Le Figaro - Gilles Festor – 26 nov 2022

Le football, en tant que fait social, vous intéresse manifestement plus que le jeu…

.            Oui, bien sûr. Je suis étonné de ce que le football contemporain révèle de notre société :

l’acceptation que l’argent coule à flots pour les footballeurs alors que, quand il s’agit de capitaines d’industrie ou d’artistes contemporains, les premiers passent pour des buveurs du sang des prolétaires et les seconds pour des imposteurs qui vendent des fortunes ce que leurs enfants dessineraient en maternelle,

l’acceptation du fait que le sport est l’activité la plus darwinienne et la plus inégalitaire qui soit où les plus forts imposent leurs lois aux plus faibles et les plus rusés aux moins malins, sans que des revendications égalitaristes ne se manifestent,

l’acceptation par les supporteurs que les Blancs soient sous-représentés numériquement dans l’équipe de France sans que les amateurs de foot ne trouvent à redire alors que le racisme semble monnaie courante dans ce milieu avec des incidents racistes légion dans les tribunes où la véritable extrême droite se trouve très représentée,

l’acceptation des frasques de footballeurs qui, entre voyages en jets privés, consommation ostensible de steaks recouverts de feuille d’or, sexualité tarifée avec des professionnelles mineures, grands délits routiers avec des automobiles qui sont des bombes et coûtent des fortunes, affaire de sextape ou d’extorsions d’argent avec l’aide de gourous africains,

l’acceptation que Zidane et Platini aient fricoté avec le Qatar pour que la Coupe du monde ait lieu là-bas alors que tout le monde se déchaîne aujourd’hui contre les mauvais traitements infligés aux ouvriers, à la planète, aux droits de l’homme.

.            Tout ce concentré de ce qui fait le pire de notre époque :

les salaires obscènes dans un monde paupérisé,

l’inégalitarisme et l’élitisme dans une époque violemment égalitariste,

le racisme et la xénophobie redistribués,

l’athéisme en matière de catéchisme wokiste (manger de la viande dans des restaurants de luxe, polluer avec son avion et ses grosses cylindrées, payer des prostituées),

accepter de footballeurs amis du Qatar ce qu’on n’accepte pas pour Sarkozy (mais qu’on accepte pour BHL…),

vouloir boycoter le Qatar, chose bien moins risquée que s’il s’agit de la Russie ou de la Chine,

.            voilà qui montre que le monde du foot relève d’une exterritorialité éthique, morale et politique. C’est le règne de l’antique antienne: « Des jeux et du cirque » pour que le César puisse tenir la populace en laisse.

Le sport n’est-il pas un bon moyen de rassembler des citoyens autour d’une nation à notre époque ?

.            Des citoyens, oui, mais pas les citoyens. C’est juste la tribu des amateurs de football. Johnny Halliday lui aussi remplissait le Stade de France trois jours de suite, ce qui ne suffit pas pour parler d’une performance républicaine…

Le chauvinisme vous agace-t-il ?

.            J’aimerais que la fierté d’être français se manifeste dans d’autres circonstances que celles d’une victoire sportive. Voilà également ce que le sport permet habituellement et qui passe en temps normal pour politiquement incorrect, sinon fasciste: sortir des drapeaux français, manifester bruyamment sa joie parce que le pays a gagné. À quoi il faut ajouter, outre ce nationalisme pour les nuls, hélas, les démonstrations triviales et vulgaires de ceux qui, remplis de bière, hurlent, vocifèrent, se déguisent de façon ridicule, se peignent les couleurs de la France sur le visage, sautent, dansent, s’embrassent, vomissent aussi, enfin, ne se tiennent plus. Dans ces cas-là, loin d’être fier d’être français, j’en ai plutôt honte…

Dans le sport et la compétition, il y a une notion de domination de l’adversaire qu’il faut mettre au tapis, écraser parfois même. Que pensez-vous de ce rapport à l’autre? Vous dérange-t-il?

.            Non, car c’est contractuel. Je défends tout ce qui permet à des gens consentants de se livrer à des joutes, voire, pire, à des combats, y compris la boxe ou les arts martiaux mixtes qui sont pourtant pour moi une régression à l’état sauvage - une pratique récemment légalisée en France. Il n’est pas étonnant que ces combats s’effectuent dans des cages grillagées: ce sont celles de zoos, mais avec des bêtes consentantes…

On a tendance parfois à opposer l’esprit et le corps, le sport et le football sont-ils des sujets qui ont été régulièrement traités dans l’histoire de la philosophie ?

.            Non, la philosophie occidentale dominante, idéaliste, spiritualiste, platonicienne, puis chrétienne, oppose le corps et l’âme, l’esprit et la chair, l’intelligence et le muscle. Montaigne a certes célébré l’esprit sain dans un corps sain mais, justement, l’auteur des Essais ne fait pas partie de la corporation dominante. On imagine mal Bergson faisant un marathon, Deleuze du saut à la perche et Sartre de la natation synchronisée… Camus gardien de but, ayant parlé de ce poste comme d’une leçon de vie, est un cas isolé et l’on chercherait en vain, au-delà de cette confession cursive de l’auteur de L’Homme révolté, un éloge du corps sportif. Le corps qu’il défend dans Noces est celui de l’hédonisme - s’allonger sur le sable de la plage, s’enivrer du parfum des fleurs alentour, nager dans la Méditerranée, regarder les jolies filles passer, se rafraîchir un verre à la main… L’antithèse du corps sportif!

Qu’est-ce que vous n’aimez pas par-dessus tout dans le football? Supporteurs, sport business, adulation des joueurs ?

.            Je souscris à votre liste… J’y ajoute, pour élargir à tous les sports, cette étrange dialectique qui voudrait qu’il faudrait se faire souffrir (la fameuse logique du « se dépasser » …) pour jouir ! La vie d’un sportif de haut niveau est une somme de tortures quotidiennes qu’il s’inflige pour remporter chez lui une coupe ou une médaille ou pour établir un record qui sera oublié parce que battu quelque temps plus tard. Exemple : qui se souvient du nom du recordman du 100 mètres en 1959 ? Ou du médaillé d’or du saut en longueur féminin des Jeux de Mexico ? …

A-t-on raison d’exiger de l’exemplarité de la part des internationaux français? Ne leur en demande-t-on pas trop ?

.            On doit exiger l’exemplarité pour chacun. Autant pour les sportifs que pour les autres. Mais le minimum est de chanter La Marseillaise et de ne pas mâchouiller de chewing-gum pendant que l’hymne retentit. Au moins cette exemplarité-là doit être exigée contractuellement. Sinon, faute professionnelle ! On met plus vite à la porte une caissière qui a détourné trois bons de réduction d’achat qu’un footballeur milliardaire qui, ostensiblement, garde la bouche fermée pendant l’hymne national.

Est-ce qu’un passement de jambe de Zidane ou une reprise acrobatique de Ibrahimovic peuvent vous émouvoir ? La recherche du beau, de l’esthétique dans le sport, au-delà de l’efficacité, vous touche-t-elle ?

.            Ça peut me bluffer, mais de là à convoquer le beau et l’esthétique, n’exagérons rien ! Ou alors il faut élargir le cercle de l’esthétique aux majorettes… Il ne saurait y avoir de Mozart de l’haltérophilie, de Picasso de l’aviron ou de Marcel Proust du lancer de poids !