Les cadavres de la bataille de Waterloo

Qu'est-il advenu des restes des quelque 20.000 hommes qui ont péri sur la "morte plaine" le 18 juin 1815 ? Les historiens s’interrogent sur la disparition des morts de la célèbre défaite de Napoléon.

            Waterloo marque la fin de l'épopée et des guerres napoléoniennes. Napoléon Ier (1769-1821), après son retour d'exil sur l'île d'Elbe (épisode des Cent-Jours), affronte une coalition de Britanniques (Arthur Wellesley, le duc de Wellington), d’Allemands (le maréchal prussien Blücher) et de Néerlandais. Initialement, le chef militaire français espère diviser et vaincre les armées alliées séparément. Mais ses troupes échouent à briser leurs lignes. L'arrivée des renforts prussiens en fin d'après-midi renverse le cours de la bataille. Après de lourdes pertes, les forces françaises sont mises en déroute. La défaite oblige l'empereur à abdiquer pour la seconde fois. Il sera exilé sur l'île de Sainte-Hélène, où il vit ses dernières années jusqu'à sa mort en 1821.

Si cette bataille fut décisive et déterminante, pour près d'un siècle, dans l'équilibre des pouvoirs en Europe, elle fut aussi sanglante. La bataille de Waterloo est connue pour être l’une des plus meurtrières du XIXe siècle, et pourtant peu de dépouilles ont depuis été retrouvées.

            La fumée des canons est à peine dissipée que les premiers visiteurs débarquent déjà en pèlerinage en Belgique – un phénomène qui ira crescendo tout au long du XIXe siècle –, confinant à un véritable dark tourism pratiqué surtout par des ressortissants britanniques. Au nombre de ceux-ci, des peintres, dont Denis Dighton, diligenté par le futur George IV, alors prince régent, qui vient s’imprégner des lieux à peine cinq jours après l’événement. Le plus connu est sans doute l’écrivain Walter Scott, mais il n’arrive qu’en août 1815, presque deux mois après la bataille du 18 juin. D’autres encore sillonneront Waterloo dans les jours qui suivront, et publieront leurs impressions.

Denis Dighton - The Battle of Waterloo, 1816 / Royal Collection Trust

            En 2012, un squelette entier est décelé lors des prospections précédant la construction d’un parking (en vue des cérémonies du deuxième centenaire). Puis, en 2015, l’archéo­logue britannique Tony Pollard, responsable du projet ­Waterloo Uncovered, découvre un deuxième squelette humain complet sur le champ de bataille. En épluchant les récits, dessins, journaux et témoignages des individus ayant visité le champ de bataille durant les semaines et les mois qui ont suivi le conflit, il est parvenu à identifier trois fosses communes … où les corps ne sont plus. Car les divers chantiers de fouilles n’ont exhumé que quinze membres sectionnés, ainsi que les squelettes de sept chevaux et d'une vache (lequel montre des signes de boucherie, suggérant qu'elle a autrefois été utilisée pour se nourrir).

Environ 500 membres de combattants britanniques, auraient été amputés, sans anesthésie, ni antibiotiques. Plus de deux siècles plus tard, les spécialistes sont frappés par la netteté des coupures de leurs appendices, laissés dans la fosse – sans doute conçue pour débarrasser rapidement l'hôpital des horreurs. Pour autant, rien n'est connu de ces hommes au destin tragique, qui ont subi ces opérations chirurgicales douloureuses.

Tony Pollard souligne par ailleurs que la présence de membres amputés, d'une sépulture humaine complète et de restes de chevaux euthanasiés dans une même tranchée rend le site vraiment unique. Trouver des chevaux, abattus pour abréger leurs souffrances par des tirs à la tête, et des humains enterrés à côté, avec une attention et une séparation visibles dans cette tranchée, est extrêmement rare. Pour le moment, aucun exemple du genre n'a été en effet été constaté dans les archives archéologiques des (nombreux) champs de bataille des guerres napoléoniennes.

On a également retrouvé des boîtes de munitions en étain, dépouillées de leurs sacs en cuir. Tout ceci met en évidence un instantané de ce qui se passe après la bataille : dépouiller tous les éléments de l'uniforme d'un soldat mort, abréger les souffrances des chevaux blessés, manger et continuer à survivre.

Où sont passés les cadavres de la bataille de Waterloo ?

            Bien sûr, faute de bras et de temps pour les enterrer, beaucoup de soldats ont été brûlés sur de vastes bûchers funéraires. Mais selon des témoins oculaires, l’incinération n’a été que partielle, et nombre d’entre eux, en particulier ceux situés à la base des entassements, sont demeurés intacts. Par ailleurs, tous n’ont pas été enfouis dans des charniers, et il est acquis que les tombes individuelles, peu profondes, jonchaient le terrain. Dans ces conditions, l’évanouissement complet des quelque 23.700 morts et de leurs chevaux (12.000 au minimum) est un mystère.

Utilisés comme engrais ?

            Pour en venir à bout, Tony Pollard a ressuscité une hypothèse de trafic ouvertement évoquée par la presse britannique dans les années 1820 : les ossements auraient été déterrés, broyés et conduits en Grande-Bretagne pour … en faire de l’engrais ou dans la production de sucre ! Ainsi, en novembre 1822, le London Observer écrivait : " On estime à plus d’un million de boisseaux [l’équivalent d’un cube de 33 mètres de côtés !] le volume d’os humains et non humains importés du continent euro­péen vers le port de Hull. Les environs de Leipzig, Austerlitz, Waterloo, etc., quinze à vingt ans après les batailles, ont été nettoyés des ossements des héros et de leurs montures." Arrivés à Hull, en mer du Nord, ils auraient été réduits en poudre dans la région du Yorkshire par d’énormes meuleuses à vapeur, puis acheminés à Doncaster, l’un des plus gros marchés agricoles du pays.

Le 7 novembre 1829, c’est au tour du London Spectactor d’évoquer l’arrivée en Ecosse, à Lossiemouth, d’une cargaison d’ossements collectés sur le champ de bataille de Leipzig et destinés à fertiliser les champs. Des journaux et livres néerlandais et allemands s’en font aussi l’écho, tout comme la presse française – c’est le cas notamment du Charivari, un journal satirique, dans son édition du 7 décembre 1847. Alors, réalité ou bobards de journalistes ? "Le nettoyage à Waterloo ne me surprendrait pas, en revanche il serait étonnant que cela ait été conduit de manière aussi intensive à Leipzig et à Austerlitz car on a retrouvé beaucoup de corps sur ces deux sites", témoigne François Houdecek, responsable des projets spéciaux à la Fondation Napoléon. L’emploi d’os, qui sont riches en phosphates pour fumer les terres, est incontestable dans l’Angleterre de ces années-là, mais l’origine de la matière première reste incertaine.

Sur la piste de la betterave…

.            Par chance, Bernard Wilkin, archiviste belge aux Archives de l’Etat à Liège, et Robin Shäfer, chercheur indépendant allemand, ont prêté main forte à Tony Pollard. Leurs recherches n’ont pas conforté la piste britannique. En revanche, ils ont déniché une "friandise" : la proclamation du 13 juillet 1835 que le bourgmestre (maire) de Braine-l’Alleud, commune qui abrite plusieurs hauts lieux de la bataille (la butte du Lion, la ferme d’Hougoumont), a fait très largement afficher. On y lit que "des fouilles pour déterrer des ossements du champ de bataille de 1815 ayant été faites, il a été enjoint au soussigné de porter à la connaissance des habitants de sa commune et des communes voisines que ces faits sont un de ceux prévus par l’article 360 du Code pénal et punis d’un ­emprisonnement de trois mois à un an et d’une amende de 10 francs à 200 francs". Ouvertement, le bourgmestre vise les propriétaires et les cultivateurs des terres situées dans le champ de bataille.

Les Brabançons se seraient-ils mués en violeurs de sépultures ? Pour comprendre, il faut réaliser que, vingt ans après l’affrontement qui précipita la fin de ­l’Empire, les alentours de Waterloo ont bien changé. Les champs de froment, de méteil ou de sarrasin, tout comme les bois et les bosquets, ont disparu. A perte de vue, dans une plaine plus morne que jamais, s’étalent désormais des champs de betteraves. Non que les Belges se soient entichés de cette racine ; c’est surtout leur industrie sucrière, en plein ­essor, qui en est très demandeuse.

La faute à qui ? La faute à Napoléon ! Les Britanniques ayant interrompu le commerce du sucre de canne entre la France et ses colonies antillaises, l’empereur a incité les industriels à trouver un substitut à partir de betteraves sucrières. Les techni­ques d’extraction, affinées en Allemagne dans les années 1805-1806, se développent en France dès 1811. A Waterloo, près de la chaussée de Tervuren, une grande raffinerie a vu le jour. A l’ouest de la ville, on en trouve une autre. Le procédé est assez simple : les betteraves sont râpées, puis mises à tremper dans de l’eau qui se charge en sucre, et enfin pressées. Le sirop qui en résulte est réduit par cuisson pour récupérer les précieux cristaux. A condition, au préalable, de l’avoir clarifié et filtré.

Pour ce faire, dans ces années 1830, le matériau roi est le "charbon animal" (dit aussi "noir animal") obtenu en brûlant puis en meulant de grandes quantités d’os – un tiers en poids du sucre fabriqué. "Mélangé directement au sirop, il permettait de fixer plusieurs dizaines de fois son poids en impuretés, et aussi de décolorer le jus de betterave qui est d’un rouge foncé presque noir", précise ­Matthieu Nomblot, auteur d’une thèse en pharmacie sur le sujet. Longtemps réservé aux miséreux, le commerce d’ossements animaux, issus en général des abattoirs, connaît logiquement un boom. La matière première vient même à manquer, si bien que les fournisseurs locaux vont puiser… eh oui, pas besoin de vous faire un dessin. Une fois pulvérisé, qui fera la différence entre le fémur d’un bœuf et celui d’un humain ?

De l’argent facile à ramasser

.            D’ailleurs, vers 1840, le géologue allemand Karl von Leonhard visite la ferme de la Haie Sainte (autre haut lieu de la bataille) et s’étonne, comme il le racontera dans son autobiographie, des fosses ouvertes au-dessus desquelles les hommes s’affairent. Un peu gêné, son guide lui ­explique qu’ils exhument des os pour le compte de spéculateurs bruxellois. Directement questionnés, les fermiers jurent ne ramasser que les os des chevaux, avant d’ajouter – délicieux humour belge – qu’ils prennent aussi ceux de la garde impériale, si gros… qu’on les confond avec ceux des équidés ! De proclamation en témoignage, Wilkin et Shäfer nous amènent à la conclusion qu’à 14 francs les 100 kilos d’os en 1837, ce serait dommage de se gêner quand il suffit de se baisser …

Parue en 1817 dans un récit de la bataille sous les ordres du duc de Wellington, cette gravure de James Rouse représente les abords de la ferme de la Haie Sainte. James Rouse/Wikimedia Commons

            Et la moralité dans tout ça ? On peut invoquer la mentalité paysanne, son incontestable dureté. On peut aussi, à l’instar d’Eric Bousmar, professeur d’histoire à l’univer­sité catho­lique de Louvain, se souvenir que les autochtones ont vécu la bataille de Waterloo "comme quelque chose d’importé […] au milieu de [leurs] champs et de [leurs] fermes ". Zéro émotion, donc, de largent facilement gagné et quasiment aucun risque, malgré l’avertissement du bourgmestre. Les vaillants grenadiers ont ainsi fini en partie au fond de tasses en porcelaine. Espérons simplement qu’elles n’étaient pas anglaises…

D’après : Ca m’intéresse - Olivier Voizeux – 26 aoû 2023 / Geo - Mathilde Ragot – 12 sep 2024