Les enfants réunionnais de la Creuse

.            Milieu du XX° siècle, la population de la Réunion est en augmentation extrêmement rapide en raison d’une natalité très élevée et d’une mortalité en chute libre. En 1967, les moins de 20 ans représentent 55,6% de la population. Une situation vue comme une menace par les autorités qui craignent une aggravation de la situation sociale et un terreau fertile pour les revendications autonomistes portées par le Parti Communiste Réunionnais. La crainte de Michel Debré, député de La Réunion depuis 1963, est de voir ce qui reste de l’empire colonial français suivre la voie empruntée par l’Algérie, une indépendance pour laquelle il est personnellement opposé. Son projet est notamment de contrer l’emprise des communistes et de se poser garant d’un pouvoir national fort. Dans un contexte de "guerre froide", avec la présence sur l'île d'un PCR puissant, le gouvernement craint que son "porte-avion" ancré dans l'océan Indien ne cède aux sirènes de l'autonomie puis de l'indépendance.

Les premières migrations de mineurs organisées vers la métropole datent de 1962 avec 135 garçons et filles cette année.

Ce « déplacement » avait entre autre pour but de repeupler les départements métropolitains victimes de l’exode rural, comme la Creuse, le Tarn, le Gers, la Lozère, les Pyrénées-Orientales, l’Hérault. Cette affaire est connue sous le nom des « enfants de la Creuse » car le département creusois, lequel avait d’ailleurs caché et sauvé de la déportation le plus d’enfants juifs en France pendant la Seconde Guerre Mondiale, a accueilli au moins 215 enfants (10%) ; ce département était très peu peuplé et les autorités locales étaient favorables à l'accueil. C’est un fonctionnaire particulièrement zélé, Jean Barthe, directeur de la DDASS de la Réunion en 1964 avant d’être nommé au même poste en Creuse en 1966, qui a organisé plus spécifiquement cette transplantation des mineurs, en activant ses anciens réseaux réunionnais pour faire venir un maximum d'enfants jusqu'en Creuse, afficher de bonnes statistiques et accessoirement, justifier la création d'un poste … pour sa compagne de l'époque.

Le mensonge aux mineurs et aux familles ?

.            L’ordonnance de 1945 qui crée le service de protection maternelle et infantile a été étendue à la réunion en 1947. Mais en 1960, ce service n’y dispose que de 10 assistantes sociales pour 340.000 habitants. La migration vers la métropole sera, en fait, justifiée facialement par la pression démographique des jeunes en âge de travailler.

.            De 1962 à 1984, au moins 2.150 enfants réunionnais (« chiffres irréfutables minimaux ») relevant de l’aide sociale à l'enfance (ASE), dont 49% avaient entre 6 et 15 ans, ont été transférés en France dans le cadre de la politique de migration mise en place par le BUMIDOM (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer *) avec l'aide des DDASS. Pour certains actes d’abandon parental ou d’autorisation de sortie du territoire pour les mineurs, la forme de leurs signatures laisse planer un doute sur la réelle volonté des signataires : paraphés par la simple empreinte d’un doigt ou une signature fébrile ... La majorité des parents, toujours pauvres et en général illettrés, ont signé des procès-verbaux d'abandon qu'ils ne pouvaient pas déchiffrer.

Toutefois, les documents dont on dispose aujourd'hui montrent que les enfants de familles pauvres réunionnaises transplantés n'ont pas été les cibles spécialement prioritaires de cette politique volontariste d'émigration. Mais elles en ont bien été les victimes les plus injustes et les plus douloureuses. Et les familles … ont fait confiance à l’État qui, en échange, leur promet de faire suivre des études à leurs enfants et de les faire revenir régulièrement pour les vacances. Confiance car elles pensent que les enfants partent pour un court séjour … alors qu’il ne s’agit que d’un aller simple.

  • Le Bumidom, fut un organisme public français chargé d'accompagner l'émigration des habitants des départements d'outre-mer vers la France métropolitaine. En créant le BUMIDOM Michel Debré a voulu accélérer le mouvement de migration des Réunionnais vers la Métropole. Il a de facto entraîné et justifié également celui des enfants et des adolescents. Fondé en 1963, il disparaît en 1981 pour céder la place à l'Agence nationale pour l’insertion et la protection des travailleurs d’outre-mer (ANT), renommée Agence de l'outre-mer pour la mobilité ou LADOM depuis 1992.

Des enfants pupilles, noirs ?

.            Parmi ces 2.150 enfants, il fallait, selon la loi, considérer deux catégories de « pupilles » : les Pupilles Orphelins (PO) dont les parents étaient décédés, et les Pupilles moralement Abandonnés (PA). Ce sont ces derniers qui ont subi un sort parfois ambigu et contestable. Beaucoup estiment qu’ils n’auraient pas dû être adoptés puisqu’ils avaient des parents, même déchus de l’autorité parentale.

D’autres, les mineurs « en garde » (EG), étaient placés sous la protection des services de l’Etat par décision judiciaire. Enfin, les mineurs « recueillis temporaires » (RT), étaient, comme leur nom l’indique, confiés à l’Etat, en théorie pour une période temporaire et déterminée, qu’il s’agisse d’une demande des parents ou d’une intervention des services sociaux. Mais dans les faits, ces mineurs sont restés « placés » dans des familles d’accueil ou dans des institutions jusqu’à leur majorité.

.            Quant au changement d’identité et de lieu de naissance, particulièrement traumatisant, il a concerné un tiers des mineurs réunionnais transplantés (la méthode était aussi utilisée pour les enfants métropolitains à la même époque). Elle ne devait, au départ, concerner que les enfants « trouvés » ou faisant l’objet d’une demande de secret de la part de la mère, et la nouvelle identité ne devait être que provisoire. Les enfants déplacés ont été déclarés pupilles de l'État, même si beaucoup avaient encore leurs parents, c'est-à-dire que leurs parents n'avaient plus aucun droit sur eux. Dans un premier temps, ils ont été placés dans des foyers de l’ASE comme celui de Guéret, puis confiés à des familles d’accueil, souvent dans des fermes.

.            Contrairement à ce qui a pu être avancé, la question de la couleur de peau ne s’est pas posée au sein des services sociaux. Il ressort des statistiques que 42% des mineurs étaient des « créoles clairs » ou « petits blancs », 44% des « créoles bruns » (métis Indo-Afro-Malgaches), 8% des Malabars (Indiens), et 3% des « bruns ». Et si 42% des mineurs transplantés n’étaient pas considérés comme des « noirs », que ce soit à la Réunion, dans les rares familles à l’époque en quête d’adoption et capables d’assumer cette charge, ou que ce soit dans l’Hexagone, les enfants noirs trouvaient plus difficilement une famille adoptive.

Des fratries séparées

.            En appliquant la doctrine de l'époque,

.            Dans les années 60, la doctrine des services sociaux était de séparer les enfants de leurs racines familiales, rompre les liens parents-enfants pour leur donner une "seconde chance", que ce soit à la Réunion ou dans n'importe quel département français de Métropole. Partant du postulat que le placement des enfants est notamment basé sur une « radiographie de la parentalité déficiente », il est nécessaire de leur éviter une transmission de la dégénérescence parentale. Cette rupture familiale est notamment rendue opérante par le principe du secret des origines et du lieu de placement. La famille de l’enfant est oubliée. C’est ainsi que l’article 69 du Code de la famille et de l’aide sociale a prévu que “le lieu de placement du pupille restait secret, sauf décision contraire du tuteur prise dans l’intérêt de l’enfant”. Cette règle concernait les pupilles, mais certains services l’ont appliquée, pour l’ensemble des enfants en garde et recueillis temporairement, en alléguant qu’ils étaient assimilés aux pupilles d’État. Il faudra attendre l’année 1976 pour qu’une circulaire du Ministère de la Santé suggère que les relations parents-enfants sont un droit et un devoir. Ainsi, certains ont cru que leurs parents étaient morts ou … ne souhaitaient plus les voir, tandis que d’autres ont dû changer de nom.

.            Si tous ont été coupés de tout lien avec leurs racines et leur famille restée à la Réunion la plupart ont été également coupés de leur fratrie. 20% des jeunes transplantés arrivés à Guéret entre 1964 et 1970 faisaient partie d’une fratrie d’au moins 5 personnes. Les services de l’ASE de la Creuse ont été confrontés à de sérieuses difficultés pour trouver des placements familiaux ou professionnels qui ne brisaient pas les fratries. Il faut aussi rappeler que très souvent, la rupture des fratries était déjà le fait à la Réunion, avec des situations familiales très complexes liées à des familles recomposées qui n’avaient pas toujours la possibilité, ni la volonté de garder l’ensemble de leurs enfants dans le cercle familial.

.            En réalité, le sort réservé aux jeunes de la Réunion transplantés n’était pas différent de celui que subissait les autres enfants de l’époque dans l'Hexagone. Il est juste révélateur des pratiques et des dysfonctionnements des services de l’ASE d’alors. Mais en l'occurrence, le choc culturel et géographique que représente une transplantation de la Réunion vers la Métropole est venu s'ajouter au traumatisme de la rupture des liens familiaux, du mensonge et de la solitude de l'exil.

Malgré les alertes, Michel Debré et ses successeurs n'ont pas interrompu le processus. Michel Debré, puis les responsables de l’ASE, ont été alertés à plusieurs reprises par d'éminents pédo-psychiatres des "dégâts" (suicides, dépressions, fugues) que cette migration forcée commençait à causer chez beaucoup de jeunes envoyés en Métropole. Ils n'ont pour autant pas décidé d'arrêter ou d'aménager cette opération.

Les mauvais traitements des familles d’accueil

.            Un autre aspect qui participe de la doctrine de ces institutions de protection de l’enfance est le suivant : la misère des parents est considérée comme douteuse, et c’est le milieu rural qui reste, aux yeux des responsables, privilégié pour un meilleur épanouissement des enfants. L’institution de la protection de l’enfance est donc le pourvoyeur d’enfants capable d’endiguer l’explosion démographique d’une part et de lutter contre la désertification des campagnes d’autre part.

.            Les maltraitances commençaient parfois avant le départ en métropole. A la Réunion, avant de prendre l'avion, les enfants et les adolescents retirés à leurs parents étaient placés pour une période plus ou moins longue dans plusieurs foyers de l’ASE ou de congrégations religieuses. Déjà séparés de leurs parents et de leurs familles, ils y sont observés et "triés" en fonction de leur âge et de leur comportement. Certains se souviennent avoir subi des sévices et des maltraitances à l'APEP de Hell-Bourg, dans le Cirque de Salazie.

.            « Il faisait froid. On a quitté La Réunion en tenue d’été ». A leur arrivée dans l'Hexagone, si certains ont été bien accueillis en famille ou à demeure dans des foyers, et d’autres adoptés, beaucoup n’ont pas été traités comme il se devait. Des paysans en utilisèrent comme « bonne à tout faire » ou « travailleur sans salaires ». D’aucuns ont pu parler de mise en esclavage, d'exploitation économique, voire de situations de maltraitance dans les familles adoptives. Il est certain que la plupart de ces enfants ont été marqués à vie.

Dans les années 50 et 60, tous les enfants de l’Assistance Publique placés dans les campagnes françaises l'étaient dans des conditions extrêmement dures, voire révoltantes. Certains étaient de surcroit exploités, maltraités, humiliés, et ballottés de foyers en familles d'accueil peu scrupuleuses qui ont profité de leur désarroi. Battus, logés dans les étables où ils dormaient et mangeaient avec les animaux après leur journée de travail dans la ferme, mal nourris.

Au Foyer de l'Enfance de Guéret, là où la plupart des mineurs en provenance de la Réunion étaient hébergés en attendant de trouver une famille d'accueil dans la Creuse, Alix Hoair, un des directeurs, d'origine réunionnaise, constate très vite que quelque chose ne tourne pas rond. Il sera licencié pour avoir dénoncé les dysfonctionnements dont les mineurs étaient victimes. Les contrôles des services de l’ASE de la Creuse étaient rares et le plus souvent superficiels.

Et même si cela n’enlève rien à la souffrance vécue des transplantés de la Réunion, à cette époque, les enfants biologiques des fermiers étaient également élevés "à la dure" et parfois même "corvéables à merci ». Les mineurs réunionnais transplantés n’ont donc pas échappé à la règle commune de l’époque, un peu comme une double peine venue s’ajouter au traumatisme de l’exil et de l’acculturation.

Des faits connus, une histoire ignorée

.            L'histoire des enfants "enfants réunionnais de la Creuse" n'a suscité l'attention et l'émotion du grand public que depuis les années 2000, quand quelques victimes de cet exil forcé ont décidé de raconter leur histoire et de demander des comptes à l'Etat français.

Pourtant, dès les années 60 et 70, les faits étaient connus, mais dans le contexte de l'époque, ils semblaient ne choquer personne. Connus des autorités bien sûr, mais aussi de la presse locale, comme le prouve un article du quotidien Le Populaire du Centre daté du 30 septembre 1966.

Article Le Populaire du Centre 30 septembre 1966

En 1965, le quotidien communiste réunionnais Témoignages dénonça pour la première fois la transplantation (déportation ?) des mineurs réunionnais dans ses colonnes : "comme au temps de l'esclavage, des enfants créoles sont déportés à plus de 9.000 km de leur pays". A l'époque, même les actualités télévisées régionales relataient avec indulgence l'arrivée massive des enfants réunionnais dans un foyer de la préfecture de la Creuse.

.            D’autres pays dans le monde ont mis en place des scénarios similaires. Entre 1870 et 1960, 50.000 enfants aborigènes d’Australie, la « stolen generation », ont été enlevés à leurs parents pour être placés dans des familles ou des institutions où ils recevaient une éducation « à l’occidentale ». D’autres pays comme l’Angleterre, les États-Unis, la Belgique, l’Irlande, le Canada ont conduit des expériences similaires. La plupart ont fait des excuses aux ex-mineurs victimes. En Suisse, un fonds fédéral de 300 millions d’€ a été débloqué pour indemniser des milliers d’enfants enlevés à leurs parents dans des familles pauvres.

Des chiffres à remettre en perspective

.            Entre 1962 et 1984, 2.150 mineurs ont donc été transplantés de la Réunion vers 83 départements de France métropolitaine, dont 10% dans le département de la Creuse.

Cette transplantation de mineurs n’était qu’une des pierres de la politique de migration volontariste et ambitieuse des autorités de l’époque. Elle a représenté 3,25% des 62.000 départs organisés par le BUMIDOM. En 1970, les services de la DDASS de la Réunion prenaient en charge 3.136 enfants sur l’Ile. 119, soit 3,79%, ont été transplantés en France hexagonale cette année-là.

.            Les auteurs estiment qu’aujourd’hui, sur les 2.150 mineurs réunionnais transplantés, 1.800 sont encore vivants et 150 sont physiquement connus. Une centaine d’entre eux manifestent publiquement leur statut au sein de quatre associations et une fédération, la FED DROM (Fédération des enfants déracinés des départements et régions d'Outre-mer).

Au fil des ans les racines, les contacts, les liens se sont perdus. Pendant très longtemps, la plupart des jeunes réunionnais transplantés en Creuse ne sont pas revenus à la Réunion. Mais ceux qui ont voulu, et surtout pu le faire, ont parfois été confrontés à d'amères désillusions.

Déjà, sous la IIIe République...

           Mais ce n'est pas à Michel Debré, ce proche du Général De Gaulle, député de La Réunion à partir de 1963, que revient la paternité complète de cette pratique. En réalité, l’idée d’envoyer des jeunes de la Réunion vers l’hexagone remonte aux années 1930, quand l'Etat français a commencé dès la Troisième république à craindre le surpeuplement de l'île, envisageant divers scenarios sans beaucoup de tabous ; l'inspecteur général Jean Finance a pu écrire en 1948 : "la seule solution, c’est l’exportation de la population".

A l’époque, le contexte fait que la très grande majorité des esprits n’est choquée ni à La Réunion, ni en métropole. Et d'autres tentatives ont déjà été effectuées quelques années plus tôt vers l'ile de Madagascar toute proche. La dénonciation de la transplantation n’a finalement pris corps qu’avec la prise en compte des apports de la pédopsychiatrie. En 2002, Jean-Jacques Martial, 42 ans, fut le premier à déposer plainte pour "enlèvement".  A ce jour, une dizaine seulement se sont faits connaître pour demander réparation.

Un voyage organisé le 7 avril 2023 par la FED DROM a permis à 47 personnes de se rendre à la Réunion. Pour certains, il s'agissait de leur premier voyage vers leur île d'enfance.

.            La Réunion, île entre Madagascar et Maurice à l’ouest de l’Océan Indien, à presque 10.000 kilomètres de la Métropole, a été colonisée par la France au 18e siècle. Elle a connu différents noms : Île Bourbon, Île de la Réunion, Île Bonaparte, puis de nouveau Île de la Réunion. La population de l’île s’est constituée sur une période de 300 ans à partir de groupes ethniques d’origines très variées. Venus de France, mais aussi de Madagascar, d’Afrique, des Indes, de Chine, des Comores, avec leurs cultures, leurs croyances, leurs langues, ces citoyens français forment une véritable “mosaïque”. Ainsi, la population réunionnaise issue de la migration a été contrainte à une adaptation pour intégrer et s’intégrer ; elle a ainsi vécu des multiples deuils et renoncements. À cela, s’ajoutent les problématiques de la colonisation et de l’esclavage jusqu’en 1848. Chaque famille réunionnaise a donc une histoire complexe et a été ébranlée dans son historicité.

La destruction et la disparition de certains dossiers de mineurs transplantés ?

.            A la Réunion, le faible effectif de l’Aide Sociale à l’Enfance dans les années 60 (10 assistantes sociales pour 280 mineurs « placés » et 5.000 « secourus » en 1960), le manque de rigueur et l’absence de culture de conservation des archives explique à lui seul la maigreur et la perte de beaucoup de dossiers.

Souvent évoqué, l’incendie en 1966 d’une aile de la Préfecture qui abritait les bureaux de la DDASS de la Réunion semble n’avoir eu en revanche que peu ou pas de conséquences sur la disparition de la plus grande partie des archives conservées à l’époque à la Réunion.