Mai 68, changement de vie !

D'après : Ça m'intéresse – 23 mars 2022

.            La faculté de Nanterre (92), tout juste construite et inaugurée (entre 1964 et 1966), est déjà le théâtre d’agitations estudiantines, notamment liés aux mauvaises capacités d’accueil de l’établissement.

.            Le 21 mars 1967, des étudiants décident de manière spontanée d’investir le bâtiment de la cité U réservé aux étudiantes : si les filles pouvaient se rendre à loisir dans les chambres des garçons, l’inverse était proscrit. Les contestataires, défendant de façon plus qu’intéressée la mixité des résidences universitaires, se font déloger par les forces de l’ordre.

L’affaire en reste là, mais à la rentrée suivante, les troubles étudiants s’amplifient. Le 8 janvier 1968, le ministre de la jeunesse et des sports, François Missoffe, vient inaugurer la piscine du campus de Nanterre. L’occasion est trop belle pour une cinquantaine d’étudiants anarchistes de prendre à partie l’homme politique sur la question de l’ouverture aux garçons des logements des étudiantes.

L’un des jeunes libertaires l’interpelle : « J’ai lu votre Livre blanc [sur le thème de la jeunesse]. Six cents pages d’ineptie. Vous ne parlez même pas des problèmes sexuels des jeunes. » Croyant à une plaisanterie, François Missoffe conseille au jeune homme, s’il a ce genre de problèmes, de piquer un plongeon dans la piscine.

L’étudiant en sociologie à Nanterre s’appelle Daniel Cohn-Bendit, et l’incident sera plus tard considéré comme le point de départ des évènements de Mai 68.

.            Deux mois plus tard, le 20 mars 1968, à l’Opéra, devant une succursale d’American Express, une centaine d’étudiants de Nanterre manifestent contre la guerre du Vietnam. Des jeunes lancent des pavés dans la vitrine. Deux étudiants sont arrêtés.

En signe de solidarité, un petit groupe, se mobilise dans un amphithéâtre de la fac de Nanterre pour demander leur libération. Le 22 mars, 142 étudiants décident d’occuper le dernier étage du bâtiment administratif de la faculté de Nanterre, pour protester contre l’arrestation des deux étudiants. L’étudiant libertaire Daniel Cohn-Bendit, celui qui allait bientôt devenir « Dany le Rouge » les rassemble dans le Mouvement du 22-Mars, dont il prend la tête.

Pendant tout le mois d’avril, les « enragés du 22 mars » de Nanterre entretiennent l’agitation. « Soyez réalistes, demandez l’impossible ! », « Professeurs, vous êtes vieux ! », « Faites l’amour et recommencez ! », peut-on lire sur les murs. Ces « enragés » se disent, pêle-mêle, situationnistes, anarchistes, trotskistes, prochinois, communistes dissidents, socialistes unifiés… Ils exigent d’être traités comme des adultes, réclament la liberté d’expression politique sur le campus, veulent pouvoir aller et venir librement dans les chambres des filles.

Assemblée générale @ Philippe Vermès

« On leur offre des maîtres, et maintenant ils veulent des maîtresses », fulmine de Gaulle. Le 2 mai, le doyen Pierre Grappin annonce la suspension des cours et la fermeture de la faculté de Nanterre jusqu’à nouvel ordre, et envoie les agitateurs devant le conseil de discipline. Les étudiants contestataires se replient alors vers la Sorbonne, dans le Quartier Latin. La cour de l’université, occupée par quelque 400 étudiants (dont Cohn-Bendit), est évacuée lors d’une intervention policière musclée : c’est le début à proprement parler de Mai 68.

.            Le doyen avait cru arrêter la contagion. En réalité, la révolution de mai 68 est en route et plus rien ne pourra l’arrêter. Dix jours seulement plus tard, la plus grande grève générale de la Ve République mobilise un million de manifestants à Paris. Huit semaines de révolte étudiante, de barricades, d’échauffourées entre la population et la police qui vont faire trembler la France ! Huit semaines d’occupation d’usines et de grève générale qui vont paralyser le pays. Huit semaines de « chienlit » pour les uns, de pur bonheur pour les autres. Huit semaines qui vont faire voler en éclats le socle des valeurs traditionnelles et transformer à jamais la société. Mai-68 accouche d’un nouveau monde.

Affiche de l'Atelier populaire Collection des Beaux-Arts de Paris

En 1968, plus d’un Français sur quatre a moins de 16 ans

.            Dans les années 60, la France, enfin en paix, connaît une expansion économique et une modernisation industrielle sans précédent. Elle entre dans la société de consommation et accède à de nouveaux produits : réfrigérateur, machine à laver, voiture, télévision. Ce sont les Trente Glorieuses. (un chrononyme rétrospectif de Jean Fourastié en 1979), une période de forte croissance économique et d'augmentation du niveau de vie qu’a connue la grande majorité des pays développés entre 1945 et 1975. On vit mieux, le pouvoir d’achat augmente. Chacun partage cette foi dans le progrès, la modernité. La vieille France a d’ailleurs pris un vrai coup de jeune. Le 22 juin 1963, des dizaines de milliers de gamins convergent vers la place de la Nation pour un concert unique organisé par Salut les copains. Vêtus de jeans ou de minijupes, ils viennent en masse acclamer leurs idoles du moment, Johnny et Sylvie. On n’a encore jamais vu ça ! En 68, plus d’un Français sur quatre a moins de 16 ans : ce sont les « 12 millions de beaux bébés » qu’avait réclamés de Gaulle à la Libération. Les facs voient leurs effectifs exploser : de 240.000 en 1961, le nombre d’étudiants passe à 550.000 en 1968. « Nous sommes en présence d’un phénomène biologique autant que social », dit le philosophe Raymond Aron. Une nouvelle classe d’âge est née : l’adolescence. Elle revendique haut et fort sa place dans la société. Alors que l’économie est dynamique, l’univers culturel et social paraît figé. L’école, l’entreprise, l’université, la famille sont des casernes où l’on n’a qu’un droit : obéir. La majorité est à 21 ans. La pilule n’est pas en vente en pharmacie, les femmes n’ont pas le droit de travailler en pantalon et ne peuvent ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari, l’avortement est illégal. Dans le monde du travail, ce n’est pas mieux. La durée légale est de 45 h par semaine. Certains ouvriers en font même 48 ! « En 68, les salaires des travailleurs français sont les plus bas de la CEE, les semaines les plus longues, et les impôts les plus élevés », se souvient un ouvrier.

« On a pris la parole en 68 comme on a pris la Bastille en 1789 »!

.            Et puis il y a la censure. De Gaulle l’a renforcée. Télévision, radio, cinéma et littérature sont bâillonnés. Pendant Mai 68, 2.000 graffitis sont recensés à la Sorbonne. « L’imagination au pouvoir », « Plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour », « Je ne sais pas quoi dire mais j’ai envie de le dire »« On a pris la parole en 68 comme on a pris la Bastille en 1789 », formule le philosophe Michel de Certeau. Dans les usines, les facs, les hôpitaux, les administrations, des centaines de milliers de réunions s’improvisent pour réinventer l’avenir. Dans ce monde où priment la production, l’argent et le pouvoir, il faut enclencher une « émancipation réelle des plaisirs », une « jouissance sans entrave », l’épanouissement individuel, disent les situationnistes, groupe fondé par l’intellectuel Guy Debord qui influence le mouvement. Il s’agit de reprendre la main sur sa vie, son avenir, sa sexualité, son couple. Ne plus accepter que l’Etat s’immisce dans la vie privée. Emportée par cet élan de liberté, la société se décloisonne. « Je rencontrais des ouvriers pour la première fois. Je n’en avais jamais vu. Sans blague, même dans le métro […]. Je n’avais jamais vu une usine […] », raconte Claire, enseignante, dans Libération le 19 mai 1978. Deux mondes se rejoignent.

Poing levé Affiche sérigraphiée de l'Atelier populaire Coll. des Beaux-Arts de Paris

D’un côté, les étudiants qui investissent la rue et se battent avec la police à coups de slogans et de pavés. De l’autre, des milliers d’ouvriers qui occupent les usines et se mettent en grève dès le 13 mai. Bientôt rejoints, le 23, par 10 millions de grévistes. Marins-pêcheurs, bateliers, éboueurs, comédiens, architectes, médecins, personnel civil de la Défense nationale, vendeuses des grands magasins, employés des transports, fonctionnaires, chauffeurs de taxi… Toute la France s’est donné rendez-vous et paralyse le pays. « Ce qui se passe ici est très beau. Depuis une semaine, nous avons le sentiment d’être nous-mêmes et de nous connaître. Nous osons parler », témoigne un gréviste de la Snecma. C’est le plus grand mouvement social de l’après Seconde Guerre mondiale en Europe. Il aboutira à la signature des accords de Grenelle le 27 mai, la plus importante avancée sociale depuis 1936. Face à un pouvoir autoritaire, les citoyens n’accepteront plus jamais d’être gouvernés comme avant, du haut vers le bas, sans être consultés.

La pilule débarque en 1969 et le droit à l’avortement est voté en 1975

.            La vieille école républicaine vit ses dernières heures. Marre de la blouse grise et des punitions humiliantes. Il est interdit d’interdire ! La nouvelle mission du maître n’est plus de « bourrer le crâne » de l’écolier, mais de l’aider à construire son propre savoir. La mixité se généralise dans les établissements scolaires, et les profs se lancent dans l’expérimentation pédagogique tous azimuts : retrait de l’enseignant et liberté totale de l’élève dans les pédagogies libertaires, apprentissage par le jeu chez Claparède, matériel à hauteur d’enfant chez Montessori, prise de décision collective dans les pédagogies coopératives… Ces nouvelles méthodes influencent à divers degrés la plupart des réformes dans l’enseignement primaire après 1968. La « révolution rose » est en marche. Les femmes, s’inspirant du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, s’engouffrent dans la brèche. Alors que le droit à la contraception est obtenu dès 1967, les féministes réclament l’égalité homme-femme, la parité, le droit au travail et à l’égalité salariale, la fin du système de domination masculine… Les militantes du Mouvement de libération de la femme (MLF), créé en 68, prennent la tête de la revendication. « Nous étions des filles de la République. Nous avions reçu la même éducation que les garçons et sur les bancs de la fac, nous nous sentions leurs égales. Or, une fois mariées ou enceintes, plus rien. La loi faisait de nous des mineures », témoigne Antoinette Fouque, psychanalyste, politologue et personnalité phare du MLF. Résultat : la pilule est généralisée en 1969 et le droit à l’avortement voté en 1975, grâce à la loi Veil. « En quarante ans, plus a été fait pour les femmes qu’en deux mille ans d’histoire », rappelle Antoinette Fouque.

.            Et cette révolution rose en entraîne une autre : celle du couple, de l’institution du mariage et de la famille ! On réclame la liberté de choisir, la liberté de divorcer, la liberté de parler de sexualité. « Aujourd’hui, 50 % des mariages se terminent par un divorce dans les grandes villes européennes, commente Luc Ferry. Malgré les apparences, c’est un formidable progrès. Que les gens soient pacsés, mariés ou non, ça m’est égal, mais c’est cette union fondée sur l’affinité élective et sur le sentiment qui va l’emporter définitivement sur le mariage bourgeois de raison. Ça, c’est le bel héritage de Mai 68. » La France passe d’un coup du XIXe au XXe siècle. Moeurs, mentalités, droits des minorités, modes de vie, mariage, famille, éducation, travail, après Mai 68, tout va changer. Le couple d’aujourd’hui est devenu multiforme : homo, hétéro, mixte, concubin ou marié. Hommes et femmes se pacsent et se dépacsent, divorcent 1, 2, 3 fois, font des enfants hors mariage, parlent de leurs désirs sexuels. Les jeunes font et défont la mode, la musique, l’éducation. Les femmes « libérées » parlent de leur sexualité, font des enfants de plus en plus tard ou toute seule, occupent des postes à responsabilités, et veulent parfois devenir présidente de la République. Quant à la liberté d’expression, elle est partout. On critique les profs, la police, les politiques… Le bouleversement est irrémédiable.