Pollutions industrielles : une longue histoire
The Conversation - Samy Bounoua - 11 jul 2023
À la fin de l'année 1930, les pollutions industrielles sont si fortes dans la vallée de la Meuse qu'elles ont entraîné la mort de plus de 60 personnes et ont rendu malades des milliers d'autres. Représentation des usines responsables des brouillards. Joseph Fussell. Galerie Wittert, Université de Liège.
. La dimension fondamentalement conflictuelle de la question écologique et les enjeux inédits que sont le réchauffement climatique ou l’effondrement de la biodiversité inspirent des nouvelles formes de luttes, mais les combats contre la détérioration de l’environnement ont une longue histoire (1).
Durant celle-ci, l’industrialisation, croissante à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, a été une étape majeure : la mécanisation, l’organisation rationnelle du travail dans des unités de fabrication et l’emploi d’une quantité de plus en plus grande d’énergie ont permis l’augmentation de la production, mais ce faisant, les impacts environnementaux se sont considérablement aggravés.
La prudence environnementale à la charnière des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles
. L’industrialisation concerne d’abord quelques territoires localisés, notamment dans le nord de la France et en Belgique francophone, où les industries textile, houillère et métallurgique connaissent un essor précoce. Ces activités sont de plus en plus des sources de nuisances (2).
À l’époque, ce sont les termes de « nuisance », de « corruption » ou d’« insalubrité » qui sont utilisés pour parler de l’altération des milieux naturels, celui de « pollution » ne s’imposant qu’au XXe siècle. De même, le mot « environnement » n’est pas encore employé dans son sens actuel : il désigne simplement les environs, les alentours (3). À la place, les sources mentionnent plutôt « les airs », « les eaux » et « les lieux ». Ce vocabulaire est issu de la médecine néo-hippocratique, qui postule que l’état de santé des individus est déterminé par la qualité de leur cadre naturel de vie.
. Jusqu’au début du XIXe siècle, les nuisances sont régulées à l’échelle locale : les édiles cherchent à les limiter en éloignant des habitations les activités potentiellement nocives. À Lille, par exemple, une loi du 31 octobre 1771 interdit aux raffineurs de sucre de conserver l’eau de leurs raffineries à domicile ou dans des puits, car cette eau pourrait être une cause de contamination. La prudence environnementale y est déjà la norme.
La cuisson du sucre dans la halle aux chaudières. Henri-Louis Duhamel du Monceau, 1781.
Dans certains cas, les autorités n’hésitent pas à détruire les usines ou les ateliers s’ils nuisent excessivement à l’environnement, même lorsqu’ils sont à l’écart des villes. Ainsi, le 17 novembre 1805, les habitants d’un hameau près de Havay, dans la région de Mons, adressent une pétition au préfet du département de Jemappes (la Belgique fait alors partie du Premier Empire français). Leur but est d’empêcher un certain André Blanchard d’établir une tannerie susceptible de corrompre l’eau dont les habitants bénéficient. Le préfet comprend la demande des pétitionnaires et ordonne la démolition de l’atelier de Blanchard.
Extrait de la plainte des riverains contre la tannerie d’André Blanchard dont la démolition est ordonnée, le 17 novembre 1805 : « Il y a des choses qui, suivant le droit naturel, sont communes à tous les hommes, comme l’eau et l’air […], et à ces choses personne n’y peut porter la moindre atteinte ». Archives de l’État à Mons
La tannerie, en effet, consiste à transformer des peaux d’animaux en cuir, et pour cela, les peaux sont lavées à même les cours d’eau. L’atelier est placé au bord d’un cours d’eau dans lequel sont lavées les peaux. Celles-ci sont ensuite déposées dans des cuves où elles macèrent pendant un an, en présence de tan, une écorce de bois réduite en poudre. Par ce procédé, elles sont transformées en cuir. L’activité se modernisera avec les progrès de la chimie au début du XIXᵉ siècle.
Le « travail de rivière » du tanneur. Denis Diderot, Jean Le Rond d’Alembert.
Le décret de 1810 : une loi au service de l’industrie
. Le 15 octobre 1810, le gouvernement du Premier Empire décide de centraliser la régulation des nuisances en promulguant un décret sur les établissements incommodes et insalubres.
Une affiche indiquant une information de commodo et incommodo en 1820, à Valenciennes. Archives municipales de Valenciennes (J7 35)
Ce texte de loi oblige les capitaines d’industrie à demander une autorisation administrative avant de créer une fabrique. Ils doivent s’adresser au Conseil d’État pour les fabriques de première classe, c’est-à-dire les plus insalubres (ce sont par exemple les usines de soude artificielle, produit nécessaire aux savonneries), et à la préfecture pour celles appartenant aux deuxième et troisième classes. Les premières doivent être « éloignées des habitations particulières », tandis que les autres ont droit de cité, à condition d’être rigoureusement surveillées par la police. Du reste, la loi prévoit que les fabriques de deuxième classe fassent l’objet d’une enquête dans le voisinage, appelée « information de commodo et incommodo » (expression latine qui signifie « avantage et inconvénient ».)
Ce décret, qui a durablement marqué les législations française et belge, donne donc aux habitants la possibilité de se plaindre des nuisances industrielles. Néanmoins, il n’est contraignant qu’en apparence, car les autorisations sont facilement délivrées par les instances administratives, y compris en ville et pour des établissements de première classe. Ainsi, à Roubaix, le cœur de l’industrie textile en France, on trouve, dans les archives environ 720 demandes d’autorisation entre 1812 et 1871. Une cinquantaine ont suscité des plaintes et des oppositions, et seule une vingtaine n’ont pas été autorisées. Quant aux établissements déjà installés, leur démantèlement est devenu quasi impossible car les autorités soutiennent pleinement les intérêts industriels.
Roubaix vers le milieu du XIXᵉ siècle. Médiathèque Jean Lévy, Lille
Au cours du XIXe siècle, les élites politiques, économiques et scientifiques ont tendance à minorer les impacts environnementaux et sanitaires de l’industrie. Celle-ci est alors assimilée au « progrès » et à la « civilisation ». Peu à peu, les habitants n’ont d’autres choix que de s’habituer à la nouvelle atmosphère industrielle.
En témoigne ce propos d’un expert en salubrité examinant l’insalubrité de l’eau à Valenciennes, le 17 janvier 1860 : s’adressant au préfet du Nord, il affirme que les personnes qui vivent à proximité de la rivière Balhaut, où s’écoulent les déchets des sucreries, n’ont pas à se plaindre car « en venant s’établir sur un pareil cours d’eau ils devraient s’attendre à n’avoir pas toujours de l’eau claire. »
« À bas les cheminées ! »
. Pourtant, les nuisances ne cessent de générer des plaintes et, parfois, des conflits violents, comme dans la région de la Basse Sambre au milieu du XIXe siècle. Dans cette région rurale, située entre Namur et Charleroi, trois usines de soude se sont installées dans les années 1849-1851. Très vite, leur présence a été contestée par les riverains : les fumées qu’elles exhalent empoisonneraient les plantes, les cultures, le bétail et les êtres humains. Pourtant, la plupart des savants belges se sont opposés aux « préjugés populaires » contre l’industrie chimique.
Entre le 14 et le 19 août 1855, des centaines de personnes, peut-être même des milliers à croire certains journaux, se sont rassemblés pour protester contre une des trois usines, située dans la commune de Floreffe. La presse rapporte que des cultivateurs ont menacé de détruire l’établissement en criant « À bas les cheminées ! » Le 19, à Auvelais, non loin de Floreffe, l’armée tire sur des manifestants : deux personnes sont tuées, une autre est blessée. L’ordre est revenu, les cheminées continuent de fumer.
Fabrique de produits chimiques à Floreffe, milieu du XIXᵉ siècle. J. Géruzet, 1852
En Belgique comme en France, le pouvoir politique promeut constamment l’industrie au détriment de l’environnement. Le 29 janvier 1863, un arrêté royal belge allège la législation héritée du décret de 1810 (les demandes d’autorisation sont accordées plus rapidement). Deux ans plus tard, le gouvernement de Napoléon III adopte un décret pour que les machines à vapeur ne soient plus comptées parmi les établissements incommodes et insalubres.
Les nuisances, devenues dommage acceptable du « progrès »
. De part et d’autre de la frontière, les autorités parient sur le développement technologique pour amoindrir les nuisances. Les industriels sont encouragés à doter leurs usines de « fourneaux fumivores », capables de « brûler » la fumée. Cependant, ce « solutionnisme technologique » avant l’heure s’avère inefficace, et les plaintes s’accumulent en étant rarement entendues.
L’appareil fumivore Beaufumé. L’ingénieur en chef du service des mines à Valenciennes informe le préfet du Nord qu’« on ne peut pas affirmer qu’il soit exempt d’inconvénients graves et qu’il soit susceptible de fonctionner longtemps d’une manière utile […] » Archives départementales du Nord
L’histoire de l’industrialisation et de ses conséquences environnementales est traversée de doutes, de tensions et de conflits. À l’origine combattues par les élites dirigeantes, les nuisances ont été finalement considérées comme un dommage acceptable du « progrès ». Malgré tout, nombreux sont les habitants à avoir refusé la contamination de leur milieu de vie. Pour reprendre la formule frappante du sociologue et militant Razmig Keucheyan, « la nature est un champ de bataille ».
(1) - Dès la fin du XVIIIe siècle, le naturaliste allemand Alexander von Humboldt accuse l’Occident de causer la ruine des civilisations en détruisant la nature. La première enquête officielle sur le changement climatique est menée en France en 1821. Dès 1888 à Ashio, au Japon, les agriculteurs se mobilisent contre les conséquences néfastes des produits toxiques dispersés dans l’atmosphère par l’activité minière. En 1958, en Union soviétique, les menaces industrielles pesant sur le lac Baïkal suscitent une mobilisation de la société civile. En 1959 le biologiste Raoul Lemaire définit les bases de l’agrologie pour une agriculture sans engrais chimiques ni pesticides ...
(2) - Avec l’ère industrielle, des pollutions d’une ampleur auparavant inconnue font leur apparition. La législation de 1810 sur les établissements polluants, adoptée sous la pression des plus grands industriels du pays et pionnière en son genre dans le monde industrialisé, toujours d’actualité, ne cherche pas, en réalité, à protéger la santé publique ni un environnement qui n’est pas encore pensé mais, tout au contraire, à protéger l’activité industrielle.
(3) - On trouve la trace du mot "environnement" dès 1921 dans les Principes de géographie humaine de Paul Vidal de la Blache, où il conserve son sens d'un "milieu dans lequel on évolue". Le terme "écologie" est alors lui-même assez récent : on le doit au biologiste allemand Ernst Haeckel qui, en 1866, le crée pour définir ce qui relève de "la science de l'économie, des habitudes, du mode de vie, des rapports vitaux externes des organismes".
. Au fil du XXe siècle, les premières grandes catastrophes écologiques font prendre conscience de la nécessité de la protection de la nature, sur un plan politique. Aux États-Unis, le Dust Bowl, dans la région des Grandes Plaines, au cours des années 30, marque les esprits : la pratique agricole intensive, conjuguée à de longues périodes de sécheresse, conduit à une série de tempêtes de poussières qui détruisent les récoltes et ensevelissent les habitations. Cette première catastrophe environnementale jette des milliers de paysans sans le sou sur les routes.
Le mot "environment" s'impose alors aux Etats-Unis pour qualifier les problèmes globaux liés au monde industriel, et à leur impact sur la nature : pollutions, destructions de paysages et d'écosystèmes, risques industriels, sont autant de troubles qui se recoupent sous cette même désignation.
Si le lien est fait, il faudra néanmoins attendre les années 1960 pour que le sens du mot "environnement" soit de plus en plus lié à l'idée d'"écologie". Instauré en 1971, le ministère de l'environnement, nouveau domaine d’action gouvernementale, a alors à sa tête le député UDR Robert Poujade, qui choisit ce nom alors jugé étrange. L’appellation du ministère incluait les termes « protection de la nature » pour être mieux compris ! Emprunté à l'anglais (démarqué du français !), il est devenu commun à mesure qu'il prenait une dimension politique.