Soustraire l’or français aux Nazis, une véritable odyssée
D’après : Journal des Finances - 25 août 2007 / Atlantico - Loic Guermeur – 13 jan 2022
. « Le stock d'or de la Banque de France constitue le trésor de guerre. Ce stock est considérable. Il n'est pas inépuisable. » Dans son numéro daté du 8 mars 1940, le Journal des Finances souligne avec raison l'importance vitale des réserves d'or de la France, alors que les Etats-Unis, au nom de leur neutralité dans le conflit, imposent la règle du Cash and carry, « payer et transporter ». Deux lois -F.D. Roosevelt- qui permettent de contourner la neutralité américaine, en organisant un commerce parallèle, à l’exception des armes en mai 1937, puis ouvert aux armes moyennant paiement en dollars ou en métal précieux, en nov 1939. Mais ce que le journal ne dit pas, car la chose doit rester totalement secrète, c'est que ce trésor, gage ultime de la France, ne se trouve plus à Paris et va même bientôt connaître une odyssée digne de l'époque des galions.
Les réserves de la Banque de France sont décidément nomades. En 1870, elles avaient trouvé refuge dans le port de Brest, prêtes à partir en Grande-Bretagne. En 1914, elles sont mises à l'abri dans des caches du Massif central. Dès 1939, avant même le déclenchement du conflit, elles rejoignent 91 dépôts au Sud, à l'Ouest et au Centre : 756 tonnes de métal précieux sont ainsi acheminées par camion au Puy. Pour faciliter le transport, on transforme en lingots les pièces d'or, que les Français patriotes avaient apportées durant la Première Guerre mondiale.
. Mais, au printemps 1940, après la percée des armées allemandes, ces précautions sont insuffisantes. Il faut organiser l'évacuation outre-mer des 1.777 tonnes d'or de la Banque de France, auxquelles s'ajoutent 230 tonnes d'or belge et polonais, ainsi que 200 caisses de la Banque Nationale de Suisse. A noter que les réserves de la Bank Polski ont déjà effectué un étonnant périple : évacuées de Varsovie à l'arrivée des troupes allemandes en septembre 1939, elles ont gagné par chemin de fer le port de Constanza, en Roumanie, d'où un petit pétrolier anglais les a apportées en Turquie. De là, elles partiront en train pour Beyrouth, d'où la flotte française les convoie jusqu'à Toulon, avant qu'elles ne se retrouvent dans les caves de la succursale de la Banque de France à Nevers. Seules, si l'on ose dire, les réserves de la Banque de Tchécoslovaquie ne posent pas de problème, et pour cause ! Après l'occupation du pays, en mars 1939, l'Allemagne a demandé la restitution de l'or tchécoslovaque à la Banque des Règlements Internationaux, sise à Bâle, à laquelle Prague avait remis son or.
Le plus incroyable est que la BRI a accepté, ainsi que la Banque d'Angleterre, où cet or avait été mis à l'abri. Comme le remarque alors le JdF, on aurait pu au moins gagner du temps et porter la question devant le « tribunal arbitral prévu par les accords de La Haye » (Le JdF daté du 9 juin 1939).
En revanche, grâce à la diligence de la Banque de France et à l'efficacité de la Royale, les Allemands ne récupéreront pas une once de l'or français.
. Lorsque, dès le 16 juin 1940, une semaine avant l'armistice, un général allemand se présente rue de La Vrillière et demande : « Où est l'or ? » A 30 mètres sous terre du bâtiment se trouvait le plus grand coffre bancaire du monde, appelé “la Souterraine”. Les officiers allemands descendirent avec une troupe dans le puits n° 11, celui qui était censé garder l’or de la France, mais aussi ceux de la Pologne et de la Belgique confiés à la France. Les Allemands découvrent l’immense Souterraine de 11.000 mètres carrés complètement vide. Même les billets dits de « la réserve du gouverneur » se sont volatilisés : ils ont gagné l'Angleterre par les ports de la Manche et de la Bretagne. Ils reviendront à hauteur de 7 milliards de francs dans des avions anglais pour être parachutés à la Résistance.
L’entrée de la Banque de France à l’époque et sa « Souterraine » vidée de son or.
Les conditions de stockage avaient permis une évacuation rapide, surtout celle des les lingots d’un kilo et les barres d’une dizaine de kilos d’or chacune. Dès l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, la France voyant venir le pire, décida de faire déplacer d’abord 275 tonnes d’or des 148 banques, dispersées sur presque un tiers du territoire français le long des frontières de l’est, jusqu’à la Banque de France. Deux autres zones, une médiane intermédiaire et une autre proche des côtes maritimes et des ports militaires cachaient également beaucoup d’or. En 1934, avec la démonétisation, beaucoup de monnaies de Napoléon III en or furent fondues pour en fabriquer des lingots et des barres en or, afin d’en faciliter aussi le transport dans le cas d’un éventuel transfert urgent.
. A la vérité, le stock d’or, alors la deuxième plus grande réserve du monde, a bien maigri depuis septembre 1939. Les 150 autres banques de tout le reste du territoire français avaient acheminé en 35 convois et 300 camions, tout leur or vers les ports maritimes de Toulon et de Brest. Plus de 800 tonnes d'or, répartis dans 4 convois, ont déjà gagné New York via Halifax, au Canada, pour régler les achats réalisés dans le cadre du cash and carry. Pour sécuriser l’acheminement et diminuer les risques en cas d’attaque de sous-marins allemands, 11 navires avaient été mobilisés, dont les fameux croiseurs rapides de 7.500 tonnes.
Quant au reste du stock, il s'en faut de peu qu'il ne tombe dans les mains nazies. Notamment à cause des tergiversations du gouvernement, qui refuse l'aide américaine. Début juin, le président Roosevelt propose d'envoyer un croiseur et deux destroyers pour « transporter en lieu sûr tout l'or restant en France ». Pour contourner le Neutrality Act, qui interdit de transporter sur un navire de guerre de l'or monétaire « appartenant à un Etat belligérant », un astucieux montage juridique est même mis au point : l'or serait, au départ, « vendu » aux Etats-Unis, et « racheté », au même prix bien sûr, par la France à son arrivée à New York. Mais le gouvernement français est divisé : « Les ministres qui déjà opinent pour l'armistice veulent que la France garde son or ». L'affaire, si l'on peut dire, tombe à l'eau, et c'est la Royale qui doit organiser en catastrophe la mise à l'abri du stock d'or restant en France.
. Début Mai 40, alors que les armées alliées s’écroulent après la percée de Sedan, Lucien Lamoureux, ministre des Finances, propose l’évacuation de l’or de France. Devant l’opposition générale du gouvernement, le président du conseil Paul Reynaud refuse. Mais Lamoureux, désobéissant, ordonne tout de même l’évacuation de l’or. Cette initiative sauva l'or de France.
. Le 19 mai, le porte-avions Béarn part de Toulon chargé d’or ; il sera rejoint dans l’Atlantique par la Jeanne d’Arc. Avec leur 299 t d’or à bord, ils atteignent Halifax le 1er juin. Les navires français arrivés avec l'or, repartent avec des canons, des mitrailleuses et des avions. Parfois trop tard, comme le Béarn et la Jeanne-d'Arc : ils chargent aussitôt 110 avions, mais, quand ils approchent des côtes françaises, l'armistice va être signé et ils sont détournés vers la Martinique, où les appareils rouilleront au sol. L’Emile-Bertin, le croiseur le plus rapide du monde (« le lévrier des mers », filant 40 nds, 74 km/h, vitesse très élevée encore de nos jours) connaît une aventure encore plus surprenante. Arrivé à Brest le 9 juin, en provenance d’Halifax, il appareille le 11 à nouveau pour Halifax après avoir embarqué 254 t d'or, la plus grosse cargaison sur un seul navire.
Arrivé le 18 juin à Halifax, son commandant refuse de débarquer l’or en l’absence d’ordre précis. La situation est tendue avec les Britanniques qui menacent le croiseur français. Le 21, il reçoit l'ordre du nouveau gouvernement français, le gouvernement Pétain, de gagner aussitôt la Martinique. Mais trois croiseurs lourds anglais l’attendent à la sortie pour l’escorter. Profitant de sa vitesse, le français sème les anglais dans la nuit et fonce vers la Martinique. L'Emile Bertin arrive le 24 à Fort de France. Il y rejoint notamment le porte-avions Béarn, qui avait été dérouté en pleine débâcle des armées françaises. On ne sait pas encore à ce jour si les Anglais avait ordre de tirer comme ils le firent à Mers El Kebir (3 juillet) et Dakar (8 juillet).
L’or est débarqué à Fort-de-France et gardé au fort Desaix, jusqu’à la fin du conflit, par l’armée de Terre et l’employé de la Banque de France, Edouard de Katow. L'Emile Bertin, à l’instar de la Martinique, resta sous blocus américain, et malgré deux ordres de sabordage, en aout 43, il rejoindra les Alliés.
L'Emile Bertin sortant de Toulon le 28 octobre 1938. La tourelle II porte les marques de neutralité de la guerre d'Espagne.
. Alors que les armées nazies déferlent sur la France, la course contre la montre pour évacuer les centaines de tonnes d’or restantes a commencé. Des paquebots sont réquisitionnés par la Marine, sous la supervision d’employés de la Banque de France. Scène improbable, au Verdon le 28 mai, des douaniers essaient d’empêcher l’embarquement de l’or sur le paquebot Ville d'Oran, car les documents ne sont pas totalement en règle. Ils seront neutralisés par des marins et 200 t sont finalement embarquées pour Casablanca.
Le 12 juin 1940, à la veille de l'armistice, il reste quelque 1.260 tonnes d'or à évacuer, dont l'essentiel est à Lorient et à Brest (750 t d’or et 16.201 caisses et sacoches) dans le fort de Portzic, à une dizaine de kilomètres des navires du port de Brest, qu’il faut évacuer en toute urgence. Sous la supervision de deux employés de la BdF, et d'un officier, 300 marins vont assurer le transfert du fort vers les navires. Le chargement a lieu du 16 au 19 juin, sur des bateaux civils réquisitionnés. Il faut mettre les caisses sur des chariots, charger les camions, conduire, décharger sur le quai, charger à bord des navires… L’amiral Brohan, major général du port de Brest, met à disposition 5 paquebots pour accélérer l’embarquement de l’or.
Le 16 juin, alors que la Luftwaffe bombarde déjà la rade de Brest, il n’y a que 6 camions pour effectuer le transfert, mais heureusement l’on réquisitionne 11 camions anglais abandonnés. Dans son rapport, l'envoyé de la Banque de France raconte comment des marins en détention, sortis de la prison de Pontaniou tout exprès et à moitié ivres (un navire pinardier vient d'accoster), transportent dans des camions-bennes du service à ordures de Brest 16.201 caisses et sacoches d'or.
17 juin midi, coup de tonnerre. Le Maréchal Pétain, remplaçant Paul Reynaud depuis la veille, annonce la demande d’armistice française à la radio. Mais immédiatement l’Amiral Darlan, chef d’Etat Major de la Marine, conteste et annonce par radio à la Marine que la guerre continue à outrance. Les marins ne respectent pas l'ordre de Pétain et le transfert se poursuit.
Entre les bombardements et les alertes aériennes, le dernier chargement sur les camions se termine le 18 juin à 4 h du matin au Portzic. Dans la base navale, la tension est extrême. 75 navires doivent quitter Brest avant l'arrivée de l'armée allemande, tout le monde court partout, à la recherche de vivres, matériel, mazout.
La sortie de la rade n’étant pas possible de nuit en raison des mines et des filets, l’amirauté prévient que tout navire qui n’a pas appareillé de Brest à 18 h sera sabordé, l’or chargé ou non. Il reste 7 h pour terminer le chargement sur les cargos. Depuis 14 h, la flotte quitte le port de Brest, le dernier cargo, le El Mansour, appareille à 18 h 30, à la toute dernière minute, l’or de la Banque de France à son bord. Au même moment, l’or polonais et belge quitte le port de Lorient. L'immense flotte gagne Casablanca puis Dakar.
. Mais un autre problème se pose désormais. A qui appartient-il ? La France Libre ? Vichy ? Le cas de l’Emile Bertin est révélateur de la confusion des jours qui suivirent la demande d’armistice. En juillet 40, l’or est alors réparti entre New York (environ 1.200 t), Fort de France (250 t) et Dakar (1.300 t,, dont l’or belge et polonais). Suite à l’attaque de Mers El Kébir le 3 juillet, l’or de Dakar est sécurisé 70 km dans les terres. L’opération est terminée le 7 juillet, la veille d'une attaque anglaise destinée à neutraliser la flotte française de Dakar. De Gaulle voulant gagner en crédibilité et en moyens, persuade Churchill de s'emparer de la région de Dakar pour récupérer, entre autres, de l’or. Mais l’assaut (23-25 sept) est un échec et la réputation de de Gaulle en souffrira.
La conséquence de cette attaque fut le transfert de l’or par chemin de fer vers le village de Kayes au Soudan français (l’actuel Mali), à 900 km des côtes de Dakar. L’accès est compliqué : il n’y a que 3 trains par semaine qui nécessitent 18 h de voyage, pas de téléphone et les routes sont impraticables lors de la saison des pluies. L’or est à l’abri des nazis. Il y restera durant toute la guerre, malgré les pressions allemandes pour son rapatriement en métropole. Plus d’une trentaine de bateaux au total ont contribué à ce sauvetage : des croiseurs, des torpilleurs, des contre-torpilleurs et même le Clairvoyant un chalutier. Sans oublier le torpilleur la Bayonnaise qui transporta 8 grandes caisses de billets de banque, soit 2 milliards de francs, afin d’alimenter les banques du Liban et de la Syrie qui étaient à l’époque sous mandat français.
Très vite, Hitler exigea que Vichy lui remette l’or belge et polonais. Alternant menaces et négociations avec la Banque de France (institution privée n’étant pas aux ordres politiques), l’or belge est finalement sacrifié et remis aux nazis. L’or ne parvient en Allemagne qu’en mai 42 après moult obstructions françaises. Tous les lingots d’or belge furent ensuite refondus en Prusse Orientale. Afin de lever tout soupçon sur la provenance de l’or, les nazis l’estampillèrent aux années 1936 et 1937
La Banque nationale de Belgique, intenta un procès à New-York contre la BdF en février 1941, dans le but de réclamer une partie de l’or français. Après une longue bataille de procédures, la BdF dut rembourser intégralement la banque belge en octobre 44.
. La situation restera globalement inchangée jusqu’à la libération. L’or de Martinique ne reviendra dans l’Hexagone qu’en 1946. En tout, environ 395 kg manqueront à l’appel, ce qui est très peu, probablement perdus ou volés entre Dakar et Kayes, ou Kayes et Alger. Très peu d’informations sont disponibles sur l’or manquant. Une caisse de 50 kg venant de la succursale de Laval est arrivée au port de Dakar « remplie de boulons et de morceaux de fer, au lieu des lingots attendus ».
Le 23 juin 1940, la Banque de France avait inscrit à son bilan 84,616 milliards de francs d'encaisse or. En décembre 1944, ses réserves métalliques s'élèvent à 84,598 milliards. La France retrouve ses 1.777 tonnes de métal précieux. Ou plutôt « aurait retrouvé » ce tonnage de métal précieux, si elle n’avait pas dû restituer à Bruxelles l'or belge livré par Vichy à l'Allemagne. Au total, en tenant compte à la fois de cette cession et des prises sur l'or nazi, la France dispose de 1.700 tonnes d'or pour faire repartir son économie.
. Les fantasmes sur l’or de France disparu peuvent encore provoquer des drames, telle l’affaire Troadec, à Orvault, dans laquelle quatre membres de la famille sont assassinés le 17 février 2017 par Hubert Caouissin, persuadé que ceux-ci ont possédaient une caisse d’or prétendument tombée dans la rade de Brest lors de l’embarquement de juin 40 !