Les émigrés frioulans de la mosaïque et du granito.

Emigrante Friulani di Terrazzieri e di Mosaicisti.

Pourquoi ces pages ?

.            Faisant suite à une première vague d'émigration italienne à la fin du xixe siècle, après la Première Guerre mondiale, une nouvelle vague est formée de migrants chassés par la pauvreté. Beaucoup d’entre eux, parmi ces premiers émigrants d’avant-guerre étaient mosaïstes ou artisans du granito (terrazzo). Et ceux-ci venaient pratiquement tous du Frioul, des petites bourgades aux alentours de Sequals. Forts de leur savoir-faire, ils essaimeront dans le monde entier, faisant de leur métier un quasi-monopole. Ils contribueront à créer, en 1920, l’école de mosaïque de Sequals qui sera quelques années plus tard transférée dans la ville voisine plus importante de Spilimbergo.

Ettore Cristofoli (12/09/1896 † 02/07/1940) était l’un de ces mosaïstes. Il est arrivé à Londres, en 1922, avec comme seul bagage son savoir-faire de mosaïste qu'il a acquis à la célèbre école de Spilimbergo, et ... à la tâche. Il travaillera durement, jusqu’à ce que les autorités anglaises, l’arrêtent, ainsi que ses compagnons italiens, fin juin 1940 pour le déporter. Il périra tragiquement dans le naufrage de l’Arandora Star.

.            Ettore Cristofoli était le grand-père maternel de mon épouse.


D’après : Simone Battiston _ Spilimbergo: terra tra i fiumi - Publisher: Le Tre Venezie Cambridge Scholars publisging, chapter 7- Javier P. GrossuttiI “In the Hands of the Italians”– 2014 Sot la Nape - An LXVIII | Avrîl-Jugn 2016 - n° 2 - Gianni Colledani – Michele Bernardon https://metropole.rennes.fr/lodyssee-odorico _ https://musee-devoile.blog

.            Le Foro Italico à Rome, l'Opéra Garnier de Paris, l’église Sainte-Thérèse à Rennes, la Maison bleue à Angers, les bains-douches à Laval, la bibliothèque du Congrès à Washington D.C., la cathédrale St. Patrick à New York, le sol du Victoria and Albert Museum, le Science Museum de Kensington, l'entrée du National Portrait Gallery, le plafond dans le hall d'entrée du London Coliseum, la voûte de la cathédrale de Westminster, le métro entre Hyde Park et Marble Arch, le dôme de Saint-Paul à Londres, le Metropolitan de Chicago, l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem, les basiliques de Notre-Dame de Sion à Jérusalem et à Lourdes, le Palais impérial de Kyoto, le Kawakyu Hotel à Shirahama (Japon), l'hôtel de ville de Rio de Janeiro, le Parlement roumain à Bucarest, le World Trade Center (station du PATH, Ground Zero) à New York, etc…

.            Un seul point commun : toutes les mosaïques qui ornent ces monuments prestigieux, sont l’œuvre de mosaïtes et artisans du granito frioulans.

Un phénomène migratoire.

.            Reconnus partout pour leurs qualités d'artisans-artistes de la pierre et du marbre, les ouvriers du granito (les « terrazzieri ») et les mosaïstes appartiennent à une classe particulière de travailleurs frioulans qui, au fil du temps, ont lié leur fortune et conditionné leurs compétences professionnelles au phénomène migratoire. Cela a progressivement façonné le rythme et les modes de vie dans les régions d'origine : de Sequals à Spilimbergo, de Fanna à Pinzano, de Solimbergo à Arba.

.           L’incomparable tradition mosaïque d’Aquilée et la nature graveleuse de l'environnement de Spilimbergo a caractérisé un mode de vie, qui, dans l’exploitation des clapas (long tas de pierres érigés à la suite du défonçage et de l'épierrement d'une terre), recueillis dans la Meduna et son affluent la Cellina (ces rivières à caractère torrentiel aux immenses lits gravillonnés), a modelé une économie, une culture, un peuple. Du milieu du XVIe siècle à nos jours, des centaines de mosaïstes, d'ouvriers du granito (« terrazzo »), de maçons, de tailleurs de pierre et de commerçants ont quitté leur pays à la recherche de leur propre destin, en direction des pays les plus variés et les plus lointains.

.            La Confraternité des travailleurs du Terrazzo a été créée le 9 février 1582 par le Conseil des Dix, l'un des principaux organes directeurs de la République de Venise. Il ne fait aucun doute que certains de ses membres venaient du Frioul. Un document vénitien de l'époque affirme que les Frioulans sont les véritables maîtres de l'art particulier du travail du granito. Saint Florian, le saint patron local des pompiers, est représenté en train de verser de l'eau sur le feu. Il est très vénéré dans le Frioul car il a été choisi comme patron des ouvriers du granito, l'eau étant un élément essentiel de cet art. D’où le dicton « Aga al téras e vin ai terassêrs » (« l'eau au sol pour le terrazzo et le vin aux ouvriers du granito »).

Entre la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle, les mosaïstes ont commencé à se déplacer en Europe centrale et en Amérique. Paris, Vienne, Prague, Saint-Pétersbourg, Detroit ont été mentionnées comme des destinations proches. Dans ces années-là, de grands artistes et entrepreneurs combinaient habilement l'art et le profit. Parmi les exemples notables, citons Pietro Pellarin aux États-Unis, les Odoricos en France, les Mazziols au Royaume-Uni, les Carneras au Danemark, Ermenegildo Cristofoli à Saint-Pétersbourg, Andrea Avon à Moscou, Francesco Mora à Nîmes et Gian Domenico Facchina à Paris.

Parmi ces héros aventuriers, Gian Domenico Facchina de Sequals occupe certainement une place privilégiée : pionnier de la mosaïque moderne, il est reconnu pour la découverte et la mise en valeur de la « méthode indirecte » (à revers sur papier). Il émigre en France, où il ouvre un atelier et engage de nombreux compatriotes. Parmi les innombrables œuvres qu'il a créées, on peut citer les pavements du Petit Palais et surtout les mosaïques de l'Opéra de Paris qui restent son œuvre la plus importante et célèbre, en reconnaissance de laquelle, il a reçu en 1886 la Croix de la Légion d'honneur et le diplôme "honoris causa" de la Société centrale des architectes français.

L'émigration des mosaïstes et des ouvriers du granito vers l'Europe remonte dès le milieu du XVIe siècle, mais c'est dans les premières décennies du XIXe siècle que le phénomène a explosé lorsqu'un groupe d'artisans a restauré des sols en mosaïque romaine dans le sud de la France. Depuis lors, le "marché" de la mosaïque frioulane est entré dans une période d'expansion, élargissant ses horizons à l'Europe, puis aux régions américaine, africaine, asiatique et transocéanique.

Au XIXe siècle, la présence des mosaïstes et des ouvriers du granito s'est largement répandue du sud au nord de la France, puis en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en Europe de l'Est et, dans les années 80, sur le continent américain. C'est une période caractérisée par une émigration à la fois individuelle et collective : des familles entières de la région se consacrent à cet art et forment de véritables "dynasties" de mosaïstes et de travailleurs du granito à l'étranger, prêtes à rivaliser ou à s'associer. Parmi ceux-ci, on se souvient par exemple de celui des frères Vincenzo et Isidoro Odorico de Sequals. Appelés par la Facchina à Paris sur le chantier de l'Opéra, ils s'installent à Rennes en 1882 et ouvrent leur propre entreprise. Au début du siècle, l'activité d'Odorico se poursuit avec Isidore. Parmi leurs réalisations, il faut noter la décoration en mosaïque de la maison "bleue" d'Angers en 1927.

Un autre Odorico, Vincenzo, également de Sequals, s'est installé à Copenhague en 1884, fondant une entreprise de mosaïques et de granito qui, dans les décennies suivantes, y est devenue très prestigieuse ; une entreprise qui a continué avec ses fils à la mort du père. Dans l'atelier de Vincenzo Odorico, travaille également un certain Andrea Carnera, de Sequals, qui est devenu son gendre après avoir épousé Ida, la fille d'Odorico. A son tour, Andrea Camera a fondé une entreprise florissante de mosaïque et de granito à Copenhague en 1902.

Les mosaïstes et les artisans du granito seront nombreux en Provence entre le XIXe et le XXe siècle, en particulier à Nîmes. Gianni Colledani (co-auteur de l'ouvrage "De la pierre à la mosaïque") parle d'une "colonie" de Frioulans, précisant qu'entre 1895 et 1910 elle a pu compter plus de 200 artisans à Nîmes. Dans cette ville, on se souvient des « sequalsesi » Pellarin, Camera, Odorico, Mander, Crovato, Cristofoli, Del Turco, Partenio, Mora et des « spilimberghesi » Lorenzini, Bortolugsi, Martina, Zavagno, Cimarosti, Dorigo, Pilloni, Brunello, Lizier, De Michiel et bien d'autres. Des noms de famille que l’on retrouvera plus tard, avec d'autres, dans de nombreuses villes européennes et non européennes. Le « solimberghese » Andrea Avon, élève de Facchina, a d'abord travaillé dans l’atelier parisien du maître, puis a émigré dans diverses autres villes européennes, voire en Russie, à Saint-Pétersbourg, à l'invitation du tsar.

Andrea Pellarin a lui émigré aux États-Unis à l'âge de dix-sept ans et y a ensuite ouvert son propre atelier. Parmi ses différentes réalisations, deux références majeures : la bibliothèque du Congrès à Washington D.C. et la cathédrale St. Patrick à New York. A la fin des années 1930, Walter Del Mistro se rend lui aussi sur le nouveau continent. Après avoir étudié à l'école de mosaïque de Spilimbergo, il travailla pendant quelques années dans un atelier parisien, avant d'émigrer au Canada en 1939, avec pour mission de créer les mosaïques d'une basilique.

Une trentaine de mosaïstes de la région (Scodellaro, De Paoli, Basso, Sedran, Rugo, Liva, Fanutti, D'Angelo, Picco, Martina, Castellan, Tambosso, Donolo, Sambuco, Rossi, Chiavotti et Filippuzzi) sont allés dans le Dodécanèse. Sur commande du gouverneur De Vecchi, ils y ont restauré, des sols en mosaïque des périodes grecque et romaine et du début de la chrétienté, provenant des îles de Rhodes et de Kos et replacés dans les différentes salles du château de Rhodes, alors utilisé comme Palais du Gouverneur.

Parmi les nombreux Frioulans de la région qui sont partis à l'étranger après la dernière guerre et dans les années 1950 et 1960, il convient de mentionner, en Irlande, Luciano De Paoli d'Istrago et Romeo Battistella de Tauriano. Parmi les œuvres réalisées, on remarquera les cycles de mosaïques des églises dominicaines de Drogheda et Waterford. Aldo Rossi, également originaire de Tauriano, a émigré en Australie qui a décoré en mosaïque le Parlement de Canberra.

Sequals et ses mosaïstes

.            Sequals est une commune italienne de 2.260 habitants (les sequalsesi), dans la province de Pordenone, région Frioul-Vénétie Julienne.

Berceau de la mosaïque, elle a vu naître de nombreux mosaïstes, carreleurs et décorateurs qui ont laissé des traces de leur savoir-faire à la fin du siècle dernier dans des villes comme Paris, Vienne, Saint-Pétersbourg, Budapest et bien d’autres :

  • Giandomenico Facchina, (1826, 1904) : mosaïste installé à Paris en France,
  • Isidore Odorico père, (1842, 1912), Vincent Odorico père, (1845, 1909), deux frères mosaïstes, installés en France, d'abord à Tours en 1881 puis à Rennes en 1882.
  • Pietro Favret, (1871, 1936= : mosaïste installé à Nevers en France.
  • Les frères Tossut (Giovanni Battista né en 1863 et Luigi né en 1864) : mosaïstes en Algérie.
  • Sante Vallar, (1893 né à Tramonti di Sopra, 1951) ; habita à Solimbergo avant de s'installer comme mosaïste en France à Montereau-Fault-Yonne, puis à Tours.
  • Eugène Tesolin dit Gino, (1907, 8 juin 1978) : mosaïste installé en France à Nancy.

Des mosaïstes et ouvriers du carrelage au Musée de Genève en 1908.

Photos tirées de "Spilimbergo, Terra tra i fiumi" dans "Le Tre Venezie", a. VI (1999), n° 5.

 .            Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il a été décidé d'ouvrir une école à Sequals pour enseigner les méthodes et transmettre l'expérience de la « diaspora » acquise au cours des siècles. La Società Anonima Cooperativa Mosaicisti del Friuli a été créée le 18 septembre 1920. En janvier 1922, elle a été transférée à Spilimbergo.Peu de temps après, elle est devenue la Cooperativa Anonima Laboratorio e Scuola Mosaicisti del Friuli.

Coupon d'action émis à l’occasion de l’ouverture de l’école de mosaïque du Frioul, avec son siège à Sequals (1921)

Spilimbergo, la capitale des mosaïques

France 2, France Télévision - A. Mikoczy, F. Crimon, L. Ainouz, A. Donadinis – 03 fév 2021

.            C'est dans une bourgade discrète du Moyen-âge, dont les arcades et trottoirs sont ornés de carreaux de mille couleurs, que sont formés les plus grands maîtres de la mosaïque. Ici se côtoient une soixantaine d'ateliers et une école de grande renommée - mais surtout la seule au monde. On y enseigne depuis 1922 l'étrange métier de mosaïste, selon des techniques romaines, byzantines, grecques, mais aussi plus contemporaines, à des étudiants venus de 22 pays différents.

Le cursus dure trois ans ; l'occasion pour les élèves de se confronter au choix des matériaux (verre, marbre, et bien sûr les galets récupérés dans le fleuve Tagliamento qui borde Spilimbergo), des instruments, des gammes chromatiques ou encore l’andamento (manière de les disposer les tesselles), en plus des classiques cours de dessin, de géométrie ou de modélisation numérique. "100 % des élèves ont une garantie d'emploi en sortant de la formation ! Néanmoins, l'entrée est très sélective et tout le monde ne parvient pas à faire les trois années" assure Stefano Lovison avec fierté.

Au terme de l'aventure, la renommée de l'école a permis à leurs oeuvres d'embellir aujourd'hui les églises, palais, mosquées, gares de Bucarest, New-York, Buenos Aires, Tokyo ou encore de l'Opéra de Paris.

Les oeuvres des élèves sont exposées sur les murs de l'école et peuvent être achetées par les visiteurs, ce qui contribue à financer l'école.

Voir la video (2 mn 11) :

https://mobile.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/architecture/mosaique-en-italie-une-ecole-pour-les-futurs-maitres-mosaistes_4282189.html#xtor=CS2-765&xtref=http://m.facebook.com/

Les mosaïstes et ouvriers du granito frioulans à Londres

.            Londres et la Grande-Bretagne en général n'ont jamais été les plus populaires des destinations pour les migrants frioulans. Avant la Grande Guerre, la grande majorité des migrants frioulans était formée de maçons, d'ouvriers de briqueterie et d’ouvriers agricoles qui se déplaçaient, de façon saisonnière, année après année, des montagnes, des collines et des plaines du Frioul vers ce qu'on appelait les Germanie, mais n'avaient que rarement traversé la Manche. Ceux qui sont partis vers Londres ou d'autres villes d'Angleterre dans les années 1880 étaient des mosaïstes et des ouvriers du granito, venant des contreforts alpins du Frioul occidental, de Sequals, Fanna, Orgnese et Cavasso Nuovo.

Le granito, également appelé sol vénitien, est un type de dallage en pierre très courant dans la ville lagunaire. Il est composé de morceaux de marbre et de pierre, d'un diamètre maximal de 40 millimètres, qui sont liés par du calcaire ou du ciment mélangé à du sable fin et à de l'opus signinum (mortier rose, à base de tuileaux). Le granito peut être considéré plus simple que la mosaïque, bien qu’il soit lui aussi fait de marbre et de galets de différentes couleurs. Les sols en mosaïque et granito requièrent un polissage, qui se faisait traditionnellement à la main avec un outil spécial, le ors ou galera, qui consiste en un morceau de grès attaché à un fer avec un long manche. Le ors était utilisé pour frotter la surface du sol jusqu'à ce qu'elle soit brillante et lisse.

Les mosaïstes de la fin du XIX° siècle.

Les Frioulans

.            Les artisans frioulans se sont spécialisés dans les sols et murs parés de mosaïques en marbre, ou parfois en verre. En Angleterre, les premiers mosaïstes frioulans dont on a connaissance sont arrivés à Londres dans les années 1870, et ils ne venaient pas directement du Frioul, mais via Paris. L'un d’eux était certainement Pietro Mazziol, né à Sequals le 6 octobre 1850. Pietro avait travaillé à Paris avec son parent Giovanni Battista Mazziol, qui, avec Gian Domenico Facchina, a réalisé les mosaïques de l'opéra du Palais Garnier.

.            Dès le début des années 1860, Giovanni Battista Mazziol, né à Sequals le 21 septembre 1828, et son concitoyen mosaïste Del Turco, également de Sequals, étaient les propriétaires d'une entreprise de mosaïques à Paris, au 170, rue Saint Dominique. En 1880, l’Entreprise Générale de Dallages en Mosaique Vénitienne et Romaine Mazzioli et Del Turco, alors propriété de Jean Mazzioli (le fils de Battista Giovanni) et d’un certain Chauviret, avait une succursale à Londres. Les bureaux se trouvaient dans l'arrondissement de Westminster, au 23 Gresse Street, Rathbone Place, et elle était dirigée par Pietro Mazzioli (né Mazziol), un parent de Jean.

Selon les mémoires de la famille Mazzioli, Pietro est arrivé à Londres en 1875. Début 1881, Pietro Mazzioli retourne au Frioul où, le 21 février, il a épousé Antonia Lizier d'Usago (Travesio). Quelques mois plus tard, Pietro est retourné à Londres et y a été rejoint par sa femme Antonia en 1883. Leurs enfants sont nés à Londres : Louis en 1886, Dominique (connue sous le nom de Tina) en 1889, Joseph en 1891 et Adam en 1894. Pietro Mazzioli est mort prématurément le 14 mars 1896, à Londres.

.            Mazzioli et les autres mosaïstes de Sequals qu'il avait emmenés à Londres ont réalisé les mosaïques pour le maître autel de la cathédrale St George à Southwark, pour l'ancien Scotland Yard, pour les bâtiments de la Baltic Exchange et pour ceux de l’hôpital dentaire de Leicester Square. Le cabinet parisien de Gian Domenico Facchina a lui réalisé les mosaïques sur le dôme de la cathédrale St Paul de Londres, qui a été conçu par Sir William Richmond.

William Henry Burke

.            Pourtant, un industriel du marbre William Henry Burke a affirmé qu'il était à l’initiative de l'introduction de la mosaïque moderne en Angleterre au début des années 1870. Dans un article publié dans les années 1890, Burke écrit :

Il est vrai que l'auteur de cet article a été le premier à proposer d’adopter en Grande-Bretagne des trottoirs en mosaïque, et que, grâce à ses relations avec les architectes et les artistes, la mode s'en est rapidement imposée, de sorte que en quelques années, les surfaces posées se mesuraient par dizaines de milliers de pieds (entre 1872 et 1880, la firme de l'auteur a réalisé une surface totale de près d'un million de pieds carrés -100.000 m2-), et il est certain que s'il ne l’avait écrit lui-même, un autre l’aurait fait ; son seul mérite est d'avoir compris que le moment était arrivé ; il a saisi l'occasion avec enthousiasme, et a accéléré un mouvement qui était déjà lancé. Les Italiens, déjà engagés à l’époque dans cette industrie, manquaient totalement d'éducation ; peu d'entre eux savaient lire, et moins encore pouvaient écrire, même leur langue maternelle ; tout ce qu'ils savaient quant à la réalisation de la mosaïque venait de l'observation et de l'auto-apprentissage.

Burke, cependant, a omis de souligner que "Les Italiens, déjà engagés à l’époque dans cette industrie" exécutaient des mosaïques de sol depuis plus de deux cents ans, car les artisans employés dans ce secteur durant la deuxième moitié du XIXe siècle appartenaient aux mêmes familles que celles qui avaient œuvré à Venise au XVIe siècle. En outre, Burke ne précise pas le lieu d'origine des artisans qui ont exécuté les mosaïques réalisées par son entreprise. Il est cependant clair qu'ils étaient italiens car, à l'époque, il n’y avait pas de main-d'œuvre locale capable d'effectuer ce travail à Londres ou en Grande-Bretagne. Dans une autre partie de son essai, Burke souligne en fait que :

Les hommes qui se sont impliqués dans cet art et en ont fait aujourd'hui moins un art qu'un métier, provenaient de villages des environs de la ville d'Udine, une ville de la Vénétie mentionnée par Pline parmi les municipalités de ce pays, une ville importante au Moyen-Âge en tant que capitale de la province de Friule. Ces hommes voyageaient d'une ville italienne à l'autre, exerçant leur artisanat à la manière des artisans du Moyen-Âge.

En 1872, Burke and Co. était installée au 17 Newman Street à Londres, à quelque cent mètres de la  filiale anglaise de l’entreprise Mazzioli & Del Turco. Bien que le propriétaire était anglais, l'entreprise s'inspirait d'œuvres italiennes et disposait d'une main-d'œuvre italienne, en particulier du Frioul.

À cette époque (1870), de nombreux édifices publics et églises étaient construits en Angleterre ; des architectes comme le regretté William Burges, dont la renommée en tant qu'artiste ne se limite pas à son propre pays, et feu George Edmund Street, architectes des nouveaux tribunaux de Londres, sollicitaient les conseils de spécialistes qui avaient consacré leur temps à l'étude des éléments artistiques du secteur du bâtiment. Encouragé par les promesses de soutien de ces architectes parmi d'autres, l'auteur a fait de nombreux voyages en Italie, visitant et séjournant dans les villes où subsistent des dallages romains.

Diespeker & Co

.            En 1881, l'entrepreneur Luigi Odorico (né à Vienne en 1855, fils d'Odorico Odorico de Sequals), propriétaire d'une entreprise de mosaïque et granito à Francfort qui employait une centaine de travailleurs frioulans, a envoyé un de ses employés à Londres, un certain Giovanni Mariutto (né à Orgnese, Cavasso Nuovo en 1856). Mariutto, qui était probablement accompagné de son directeur Sigmund Diespeker, était chargé d’évaluer les possibilités offertes par le marché anglais, et de chercher une opportunité d’ouvrir une succursale à Londres. Rapidement, Diespeker et Mariutto décidèrent de créer une entreprise de revêtements de sol en mosaïque ; cependant, ils l'ont fait de manière indépendante, et non pas en tant que filiale d'Odorico à Francfort. La nouvelle société a été baptisée Diespeker & Co. Ltd.

Les autres entreprises

.            Aux côtés de Diespeker & Co. Ltd et Burke and Co, les autres entreprises de mosaïque et de granito opérant à Londres dans les années 1890 étaient celles qui appartenaient à l’Autrichien Ebner, à la Belge Degrelle Hudrette, et à l'Anglais Simpson. Il y avait aussi quelques petites entreprises italiennes comme Mongiat & Son et Polombo de Little Britain Street. L'industrie de la construction était en expansion, mais les ouvriers frioulans de la mosaïque et du granito n'avaient pas encore réussi à créer un solide réseau d'entreprises : elles réalisaient essentiellement des travaux pour le compte d'entreprises anglaises et étrangères.

La colonie italienne de la fin du XIX° siècle.

.            En janvier 1895, l'agent d'affaires de l'ambassade d'Italie à Londres, cav. Giulio Silvestrelli, a présenté un rapport intitulé La colonia italiana in Londra (La colonie italienne à Londres), qui a été publié dans le Bollettino del Ministero degli Affari Esteri (Bulletin du ministère des affaires étrangères). Silvestrelli y observait que « de nombreux ouvriers italiens travaillent, exclusivement sous la direction d'employeurs anglais, à réaliser des sols en mosaïque, dont l’usage se répand à Londres ».

Holbron - Soho

.            Il énumère cinq détaillants italiens de verrerie et de mosaïques dans la capitale et mentionne que, dans la classe ouvrière du quartier de Holborn, il y avait 130 mosaïstes. Holborn, le plus ancien quartier italien de Londres « abrite des joueurs d’orgue de barbarie dans les rues, des vendeurs de glaces, des modèles d'artistes, des marchands ambulants, des producteurs et vendeurs de statuettes en plâtre, des vendeurs de fruits, des épiciers, des cordonniers, des tapissiers, des ébénistes, des opticiens et des fabricants d’instruments de musique ». La communauté italienne de Soho, plus récente que celle de Holborn, est par contre " faite de cuisiniers, de serveurs, d'aides de cuisine et de domestiques, de coursiers, d'enseignants, d’artistes, de tailleurs, de commerçants, de bijoutiers, de restaurateurs et d’hôteliers ». Cette nouvelle colonie est plus importante que l'autre, tant du point de vue du nombre, que des activités industrielles et de la richesse.

En effet, à Soho et dans le West End, il y avait 2.500 serveurs italiens et domestiques, 1.200 garçons de cuisine et 900 cuisiniers et apprentis ; à Holborn les Italiens contrôlaient le commerce ambulant avec un millier d’orgues de barbarie et 2.000 vendeurs de glaces, de pommes de terre et de châtaignes. La majorité de la communauté italienne de Londres était donc employée dans la restauration et comme colporteurs, et ce sont là les domaines d’activité stéréotypés des Italiens. Cependant, l'importance et la contribution des mosaïstes et des ouvriers du granito ne doit pas être sous-estimée.

Trois « classes »

.            En juillet 1900, la revue La Riforma Sociale (La réforme sociale), éditée par Francesco Saverio Nitti et Luigi Roux, a publié une série d’articles sur les Italiens en Angleterre par Giuseppe Prato, économiste et historien du Piémont. Prato a révélé « l'absence d’homogénéité de la composition, de l'origine et du contexte, qui divise la colonie italienne en trois classes clairement séparées et distinctes, avec des contacts entre eux rares et, il faut le dire, pas toujours fraternels ».

Au sommet de la colonie, selon Prato, il y avait des artistes, des riches commerçants, des chefs d'entreprise et industriels, « la classe la moins nombreuse mais aussi, il est honteux de le dire, celle qui préserve et défend le moins les traditions de la patrie ». Elle a été également celle qui a été plus touchée que les autres par « les tristes facteurs qui, en Angleterre plus qu'ailleurs, ont promu et intensifié le processus d'une rapide et douloureuse dénationalisation ».

Au niveau inférieur de la colonie italienne, il y avait les colporteurs et les vendeurs ambulants – « le déshonneur et le mépris de notre nom », ajoute Prato, le genre de personnes « qui sont les seuls à mériter, et pas seulement en Angleterre, les critiques sévères qui ont toujours ont été faites contre les migrants italiens par des écrivains qui ne sont pas tous biaisés ni partiaux ». Prato souligne que les fabricants de glaces et les vendeurs de châtaignes « ne méritent pas d'être confondus, comme ils le sont par certains, avec la honteuse bande des autres vagabonds ».

Entre les membres les plus aisés et les intellectuels de la communauté et les vagabonds et les colporteurs, il y avait les ouvriers et les artisans « dont le nombre se multiplie et dont le moral et le niveau de vie augmente de jour en jour ». Ce sont surtout ces travailleurs et artisans qui ont le plus souffert de la résistance et de l'opposition des travailleurs et des syndicats anglais. Prato écrit :

L'opposition féroce et implacable des syndicats, et la méfiance des industriels, qui sont convaincus qu'aucun travailleur immigré n'est capable de rivaliser avec la population locale, rend presque impossible pour les Italiens de trouver un emploi dans les importantes industries qui alimentent la prospérité du Royaume-Uni. Cependant, on peut constater qu'un certain nombre d'entre eux sont employés, avec des conditions avantageuses, dans des usines exclusivement anglaises, telles que les importants ateliers de mécanique Maxim and Nordenfelt, ou ceux de la coutellerie renommée de Sheffield, ainsi que dans des entreprises appartenant à des industriels qui vendent des produits italiens, tels que les fabricants de mosaïques ou de dallages vénitiens.

Néanmoins, la majorité des artisans et travailleurs italiens constituaient un sous-groupe qui était « homogène et visible, composé de salariés travaillant dans les hôtels, les restaurants et les cafés, et tous ceux dont l'emploi est d'une manière ou d'une autre liée au fonctionnement de ces services, employés exclusivement par toutes les auberges et petits restaurants italiens, mais aussi recherchés dans les établissements gérées par les Anglais tels que clubs et maisons privées, ayant créé une sorte de monopole de ces métiers ». Le contrôle exercé par les Italiens sur certains secteurs de l'économie londonienne est confirmé par le périodique Pearson's Weekly, qui le 7 juillet 1900 déplore que certaines industries de la métropole, notamment celles de l'hôtellerie et de la restauration ainsi que celle du pavage en mosaïque, étaient entièrement entre les mains des étrangers, en particulier des Italiens.

Main d’euvre étrangère vs locale

.            Dans le secteur de la mosaïque et du granito, il n'y avait pas une telle concurrence entre la main-d'œuvre indigène et la main-d'œuvre migrante. En 1903, dans l’Annual Report for the Medical Officer of Health de Finsbury, un district au nord de la City de Londres, on pouvait lire ce qui suit :

Il semble qu'il n'y ait pratiquement pas de mosaïstes anglais, l'ensemble du travail étant entre les mains des Italiens... De tels sols en mosaïque sont de plus en plus réalisés pour les bureaux et les bâtiments publics, les couloirs, les toilettes, etc. Une seule entreprise, du centre de Londres peut employer 80 à 100 Italiens dans ce type de revêtement de sol. L'été est la saison la plus chargée, le travail étant plus rare en hiver. Le travail n'est bien sûr pas limité à Londres. Beaucoup de ces mosaïstes italiens sont envoyés en province pour des périodes plus ou moins longues. Les salaires sont les mêmes que pour l'asphaltage, de 4 à 4 shillings 6 pence par jour.

Les salaires des ouvriers et artisans italiens étaient conformes aux salaires perçus par les travailleurs locaux. Comme l'a écrit Giuseppe Prato :

Les très rares travailleurs italiens qui, de manière exceptionnelle, ont réussi à se faire embaucher dans des ateliers anglais, ont perçu les mêmes salaires assez élevés que ceux payés aux locaux (6 à 10 pence et plus par heure), et généralement ont fini par adopter leur niveau de vie relativement élevé. La plupart des autres, en revanche, même s'ils se contentent d’un salaire journalier équitable, parviennent cependant à économiser davantage et ainsi accumuler de petites sommes, qui sont des ressources précieuses pour leur retour au pays.

Les plus chanceux d'entre eux, selon les chiffres de Heath (le journal italien du consulat), sont les bijoutiers et les orfèvres, dont les revenus oscillent entre 60 et 100 shillings par semaine ; ils sont suivis de près par les tapissiers, les mosaïstes et les marbriers, les cordonniers, les tailleurs et les coiffeurs, avec une moyenne de 30 à 40 shillings ; viennent ensuite les menuisiers avec 25 à 35, et les miroitiers avec 20 à 30, ... Parmi les employés d’hôtel, les cuisiniers sont très demandés et très bien rémunérés, leur salaire hebdomadaire atteignant 200 shillings et plus ; les serveurs et les garçons de cuisine des petits restaurants sont généralement bien payés, pouvant compter sur des gains de 20 à 100 shillings.

Selon Prato, les salaires relativement élevés des artisans et des travailleurs italiens et leur situation économique satisfaisante ont été la cause de la distance que ces groupes de migrants observaient envers ce qu'ils appelaient la "sette sovversive" (sectes subversives), c'est-à-dire les groupes anarchistes « dont les penchants hargneux constituent un danger permanent pour la réputation et la paix des autres compatriotes qui se sont installés au Royaume-Uni ».

Les mosaïstes du début du XX° siècle.

Du social

.            La Société mutuelle pour le progrès des travailleurs italiens à Londres (Note 1) avait été enregistrée sous le nom de Friendly Society dès mai 1864 avec le noble objectif de promouvoir le progrès moral et économique de la collectivité italienne à Londres. Elle est communément appelée "Mazzini e Garibaldi".  C'est la plus ancienne institution italienne du Royaume-Uni.

Les artisans frioulans ne semblent pas avoir fait partie de ces Italiens qui ont rejoint des groupes anarchistes à Londres. Cependant, entre 1900 et 1901, des ouvriers frioulans spécialisés dans la mosaïque et le granito créent la "Società operaia dei mosaicisti" (Société des mosaïstes) qui, un an après sa fondation, comptait déjà plus de 120 membres. Le fait que les travailleurs de la mosaïque italienne aient établi leur propre « syndicat » est significatif, car ce groupe était de taille modeste. Parmi les Italiens de Londres, seul le groupe plus ambitieux et nombreux des travailleurs de l'hôtellerie et de la restauration avait alors créé ses propres organisations : en 1886, la Società di mutuo soccorso e collocamento (Société d'entraide et d'emploi) par les hôteliers et restaurateurs et le Circolo italiano d'arte culinaria (Cercle italien de l'art culinaire), en 1894 par les aubergistes.

L'association des travailleurs de la mosaïque était elle aussi une société d'entraide, son principal objectif étant l'amélioration des conditions de travail de ses membres. Dans une lettre envoyée au bulletin du Segretariato dell'emigrazione (Bureau de l'émigration) à Udine, GioBatta Toffolo, un ouvrier socialiste du granito, né à Fanna en 1871 et venu à Londres dans les dernières années du XIXe siècle avec sa femme, également de Fanna, met en lumière les réalisations de la Société des mosaïstes. Dans un article intitulé "Mosaicisti-Terrazzai unitevi !" (Les mosaïstes et les travailleurs de Granito s'unissent !), Toffolo a écrit :

En ce qui concerne la tentative faite à Londres en 1901 à laquelle j'ai également participé, je dirai qu'en moins de deux ans depuis la création de la société, et sans même une grève, l’encadrement a concédé une réduction de nos heures sans réduction de salaire.

Trois mois plus tôt, le 15 janvier 1910, Leonida Giannese, qui venait de Sequals et était un collègue de GioBatta Toffolo, a confirmé les progrès réalisés par les mosaïstes grâce aux actions de la Société. Dans les pages du bulletin du Segretariato dell'Emigrazione à Udine, Giannese écrit :

En 1901, une union entre les mosaïstes et les travailleurs manuels a été scellée à Londres, ce qui a rapidement entraîné une amélioration, à la fois en raison d’une propagande active et en raison de la grande différence de traitement par rapport aux autres catégories de travailleurs anglais. Il est à noter que jusqu’à sa création, nous avons travaillé douze heures par jour (c'est-à-dire 72 heures par semaine) : après deux ans d'activité et de lutte, nous avons obtenu une semaine de 56 heures maximum. Un autre succès notable a été la reconnaissance du temps travaillé au-delà de la durée normale, considéré comme des heures supplémentaires payées 50 % de plus. La même année, nous sommes allés jusqu'à exiger que les entreprises n’embauchent pas ceux qui n'étaient pas membres de la Société ; mais sur ce point, la lutte s’est avérée difficile et nous avons dû recourir à la grève. Au bout de deux semaines, la société londonienne Art Pavements & Decoration Ltd, a mandaté son patron Orazio Tramontin, du hameau de Petrucco dans la municipalité de Fanna, pour résoudre cette grave situation. Tramontin se mit au travail : il convoqua une douzaine de personnes parmi les grévistes les plus âgés, et fit de grandes promesses qu’il n’exécuta pas… La société mourra liquidée, brisée par la grève !

La "Società operaia dei mosaicisti" a été dissoute en 1903, mais en 1904 une centaine d'artisans italiens ont créé la "Mosaic Workers Cooperative Society” et ont élu Angelo Busolini de Sequals comme président. « Celui-ci a également mal terminé » a écrit Toffolo en 1910. Pour cette deuxième défaite, il a avancé les arguments suivants :

Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles cela n'a pas fonctionné, mais à mon avis, le plus important est que parmi les travailleurs des différentes entreprises, il reste un certain esprit de clocher. Il y a aussi un manque de « penseurs » leaders, un faible esprit de coopération, et enfin, il y a cet égoïsme particulier qui existe malheureusement parmi les travailleurs frioulans, qui s'attachent surtout à accumuler un peu d'argent pour pouvoir rentrer au pays.

Pour la plupart des migrants frioulans, l'objectif principal de s’expatrier pour travailler était de gagner suffisamment pour faire vivre leur famille qui était restée au village. Cependant, certains, surtout parmi les ouvriers spécialisés de la mosaïque et du granito, ambitionnaient d’ouvrir leur propre entreprise, un objectif toutefois difficilement conciliable avec les luttes des syndicats ouvriers. À Londres, comme aux États-Unis, le succès commercial de certains de ces artisans qualifiés a mis en arrière-plan leur enthousiasme pour le mutualisme syndical.

Les réussites

.            À Londres, il y a eu de nombreux cas de travailleurs de mosaïque et de granito qui sont devenus des entrepreneurs à succès. Au début du XXe siècle, par exemple, le frioulan Giovanni Mariutto est devenu l’unique propriétaire de la société Diespeker & Co. et Pietro d'Agnolo de Fanna dirigea la société Art Pavements & Decorations, (auparavant connue sous le nom de Degrelle Hudrette). Aux côtés de Burke & Co., propriété de l'anglais William Henry Burke, ce furent les trois entreprises les plus importantes du secteur de la mosaïque et du granito. Ces trois entreprises, qui employaient principalement des travailleurs frioulans, ainsi que les petites entreprises de mosaïque et de granito avec des ouvriers frioulans, ont réalisé pratiquement tous les chantiers de mosaïque et de granito de Londres. Parmi les travaux les plus importants réalisés entre le XIXe et XXe siècles on notera :

  • le revêtement de sol en mosaïque du Victoria and Albert Museum,
  • le Science Museum de Kensington,
  • l'entrée du National Portrait Gallery,
  • la mosaïque du plafond dans le hall d'entrée du London Coliseum,
  • la mosaïque sur la voûte de la cathédrale de Westminister,
  • la mosaïque de sol de l'immeuble de la Midland Bank sur Gracechurch Street,
  • le foyer du London Opera House (démoli en 1957),
  • le Queen's Hall (détruit par les bombardements allemands en 1941),
  • la London General Post Office,
  • le quartier général de la Brigade of Guards à Wellington Barracks,
  • l'hôtel Headland à Newquay (Cornouailles),
  • et un certain nombre d'immeubles de bureaux dans le quartier de King’s Cross.

Les mosaïstes après la Grande Guerre.

« L’industrialisation »

.            Au cours des années qui suivirent la Grande Guerre, l'usage des sols en mosaïque a eu tendance à diminuer, principalement en raison de coûts excessifs. De plus, la guerre a retardé l'introduction en Grande-Bretagne d'un dispositif mécanique pour le lissage et le polissage des granitos, qu'un entrepreneur frioulan, Marco Rosa, avait introduit en Allemagne en 1912. Avant cela, ces tâches pénibles étaient effectuées manuellement. A partir de la seconde moitié des années 20, à Londres et dans le reste de la Grande-Bretagne, l'utilisation de la machine à lisser a permis de travailler de grandes surfaces à un prix relativement bas, propulsant ce travail essentiellement artisanal à l'échelle industrielle. Outre la généralisation des machines à polir, l'élément qui a complètement renouvelé le commerce et a soutenu son expansion était le "granito préfabriqué", composé de panneaux préparés en usine puis installés sur place. Les avantages du granito préfabriqué sont dans ses nombreuses applications : il peut être utilisé pour les sols, les murs de séparation, les escaliers, les façades des bâtiments, ainsi que plafonds, colonnes, piliers, balcons, etc. La demande de sols en granito allait alors connaître son apogée durant les années 1920/1930.

Le « business »

.            Dans les années 20 et 30, deux entreprises se faisaient concurrence sur le marché londonien du granito : Art Pavements & Decorations Ltd. et Diespeker & Co. Ltd. Le frioulan Giovanni Mariutto n'était plus le propriétaire de Diespeker ; il l'avait vendue vers 1923 à la holding Hollybush Trust Limited, qui était à l'époque associée au grand producteur de ciment Bigspan. En 1924, le Hollybush Trust a confié à Joseph Mazzioli, le fils de Pietro, la responsabilité de Diespeker et a imposé une diversification des produits et une stratégie marketing plus dynamique. Joseph est devenu le responsable de la production et peu après, au début des années 30, la société est passée d'environ 25 (en 1924) à plus de 400 employés, dont la plupart étaient des ouvriers frioulans du granito. En 1931, en plus du siège central de Londres sur la Holborn Viaduct, Diespeker avait des branches à Birmingham, Hull, Liverpool, Manchester, Glasgow et Belfast.

Dans les années 30, au moins 600 ouvriers frioulans du granito opéraient à Londres. Ils venaient de Sequals et d'Orgnese, mais aussi de Fanna et Solimbergo, et certains de Cavasso Nuovo, Arba et Colle. Ceux de Sequals et Orgnese ont surtout travaillé pour Diespeker et Co. Ltd. et sont arrivés à Londres sur proposition de Joseph Mazzioli, qui était également de Sequals. Ceux de Fanna étaient employés par Art Pavements & Decorations Ltd, le directeur des travaux étant Pietro D'Agnolo, également de Fanna.

Jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale, le secteur du granito ne souffrit pas de la crise économique mondiale. Dans sa tentative de lutte contre le chômage, le gouvernement britannique a financé la construction de bâtiments publics (hôpitaux, écoles, logements, gares, casernes, bureaux gouvernementaux), et les entreprises de granito ont même eu de la peine à satisfaire à la demande. En outre, les sociétés de développement immobilier telles que British Land ont financé la construction de grands hôtels (comme le Dorchester et le Grosvenor) et des appartements de luxe, où les sols sont en mosaïque et granito ce dernier étant très largement utilisé. Tout comme déjà à l'étranger, aux États-Unis et au Canada, le granito est devenu populaire au Royaume-Uni parce qu'il offre de nombreux avantages : des qualités d'hygiène élevées, une variété de couleurs, et des applications étendues. Techniques innovantes et nouvelles tendances esthétiques sont arrivées à Londres et au Royaume-Uni, venant des Etats-Unis, à l'époque le plus important marché mondial pour le granito. Pour exploiter ce marché, les mosaïstes frioulans ont profité des réseaux des membres de leur famille et des habitants de leurs villes implantés au-delà de l’Atlantique. Peter Mazzioli, fils de Joseph, responsable de la production chez Diespeker, s'en souvient :

Mon père était en contact avec Del Turco, Pellarin et d'autres de ses compatriotes de Sequals qui travaillaient dans le secteur du granito aux Etats-Unis Il était donc au courant des innovations dans le secteur du granito américain. Dans les années 20, en Angleterre, nous utilisions des machines à polir Cassani, qui étaient fabriquées en Italie et ne disposaient que d'une seul disque pour le polissage. Dans la décennie suivante, Diespeker a commencé à importer des machines fabriquées aux États-Unis qui, par rapport aux italiennes, avaient plus de disques polisseurs et étaient donc plus efficaces.

De nouveaux « emigrante »

.            Les spécialistes du granito percevaient les salaires les plus élevés, de 3 à 7 livres par semaine ; les polisseurs manuels gagnaient 2,5 livres tandis que ceux qui utilisaient les machines gagnaient entre 3 et 3,5 livres, ce qui était le salaire d'un ouvrier non qualifié, les entreprises garantissant 60 heures de travail par semaine. Si au début, les artisans du granito étaient majoritairement frioulans, par la suite, ceux-ci n’étaient plus les seuls Italiens à travailler dans le secteur du granito. Les Frioulans effectuaient les travaux qui requéraient le plus de qualifications tandis que les polisseurs, étaient désormais souvent originaires de Plaisance et de la région de Parme lesquels avaient auparavant travaillé dans la restauration (en particulier poissonneries et boutiques de frites), dont beaucoup au Pays de Galles. Lorsque la crise économique a contraint de nombreuses entreprises de restauration à fermer, les migrants de Parme et de Plaisance s’étaient en effet dispersés dans tout le Royaume-Uni, inondant Londres, où ils ont trouvé du travail de polisseur. Ces ouvriers peu qualifiés n'ont cependant pas suffit à satisfaire la demande de main-d'œuvre spécialisée dans le secteur en pleine expansion de la mosaïque et du granito, et les restrictions à l'immigration adoptées par le gouvernement britannique pour certains groupes de travailleurs étrangers ont provoqué les protestations des architectes et des entrepreneurs de construction. En 1927, la revue Architect's Journal a souligné les dommages que de telles barrières ont causé au secteur, notamment dans l'"art de la mosaïque" qui avait quasiment "disparu en Angleterre par manque de travailleurs italiens, qui connaissent le secret de cet art." Suite à ces vives protestations, le ministère de l'emploi a accepté de laisser entrer en Angleterre, à titre exceptionnel, un certain contingent italien de mosaïstes et d’ouvriers du granito, à condition que chacun d'entre eux enseigne son métier à un apprenti anglais. Un grand nombre de travailleurs frioulans du granito sont ainsi arrivés en Angleterre entre 1928 et 1930. L'Architect's Journal affirme que "si ce système absurde de restrictions avait été mis en place dans le passé, l’Angleterre, qui, dans tous les domaines, a fait appel au talent et à l'initiative des Italiens et d'autres étrangers, serait aujourd'hui encore à l'âge de pierre ".

Ainsi, les Italiens, et les Frioulans en particulier, ont contribué à embellir les principaux bâtiments à Londres et dans le reste de la Grande-Bretagne avec des mosaïques et des granitos. En octobre 1933, dans la période de plus grand développement du secteur du granito, la Fédération Nationale des Spécialistes du Granito et de la Mosaïque a été fondée (cependant, certains responsables londoniens du granito, dont Peter Mazzioli, affirment que la Fédération a été créée en 1929). Elle fédérait toutes les entreprises les plus importantes du secteur opérant au Royaume-Uni.

Les mosaïstes et la WWII.

Le drame

.            Pour les Italiens de Londres et dans le reste de la Grande-Bretagne, l'entrée en guerre de l'Italie a été un tournant qui a laissé une profonde cicatrice dans la communauté. En juillet 1940, la police s'est présentée aux ateliers de la Diespeker Company, Graham Street, Islington, N1, et a arrêté presque tous les travailleurs italiens : certains envoyés au Canada, d'autres en Australie, et un groupe a été confiné à l'île de Man ; ceux nés en Angleterre de parents italiens furent enrôlés et envoyés au front. D'une manière ou d'une autre, Diespeker s'est retrouvé sans aucun travailleur, et le même sort fut réservé aux autres entreprises de mosaïque et de granito qui employaient des artisans italiens. Parmi les travailleurs frioulans de Diespeker qui ont été arrêtés en 1940 et envoyés au Canada, au moins quatre sont morts lorsque le SS Arandora Star, torpillé le 2 juillet 1940, a coulé (446 Italiens ont péri) ; il s'agissait de Domenico Cristofoli, Renato Cristofoli, Antonio Bertin et Ettore Cristofoli – Note 1 -, tous de Sequals. D'autres Frioulans ont également perdu la vie dans la catastrophe, dont la plupart étaient employés dans le secteur du granito, comme Luigi Bertoia (de Montereale Valcellina), Riccardo Tramontin (de Cavasso Nuovo), Matteo Fossaluzza – Note 2 - (de Orgnese, Cavasso Nuovo) et Antonio Santuz, Giovanni Maria Stellon et Marco Carlo Maddalena, tous trois de Fanna.

Pierres tombales au cimetière de Sequals.

Pendant la guerre, le secteur de la mosaïque et du granito a été pratiquement immobilisé par manque de main-d'œuvre ainsi que de matériaux, notamment fer et marbre.

Les mosaïstes après la seconde guerre mondiale.

.            A l’issue du conflit, les fils des Italiens et des Frioulans du secteur de la mosaïque et du granito, qui avaient été enrôlés dans l'armée britannique n'ont pas, en règle générale, repris le travail de leurs pères. Par contre, les artisans qui étaient revenus des camps de prisonniers de guerre, eux souhaitaient poursuivre leur commerce, mais ils avaient du mal à trouver des matériaux. Pour ceux de Plaisance, le plus simple était de se remettre à la restauration.

Après 1952, la demande de sols en granito a montré les premiers signes de reprise et, à partir du milieu des années 50 et principalement dans les années 60, le secteur a connu une véritable régénération. Le marché était dans une situation similaire à celle du début des années 20 : le manque de main-d'œuvre. Une fois de plus, le gouvernement britannique a autorisé la venue de travailleurs étrangers, limitée toutefois à certaines professions particulières. On connaît le cas d’immigrants siciliens, arrivés cachés dans des tonneaux, pour monter un commerce de denrées alimentaires italiennes ! Quelques ouvriers frioulans du granito sont arrivés à Londres, de Belgique, d'autres directement d'Italie. Ils ont créé de nombreuses nouvelles entreprises : environ 57 entreprises enregistrées auprès de la Fédération Nationale des Spécialistes du Granito et de la Mosaïque dans la seconde moitié des années 50.

Le cas de Peter Mazzioli en tant qu'homme d'affaires est particulièrement significatif. Il est né à Londres le 30 juillet 1922, petit-fils de Pietro, pionnier du granito, et fils de Joseph, le directeur de Diespeker. Une fois terminé son service militaire à la fin de 1946, Peter a été engagé par Diespeker. Un an plus tard, avec deux associés anglais, il a créé la société Arcanum Granito and Tile Company, qui a été active jusqu'en 1956. En 1957, avec son beau-frère Anthony Griso et John Lenarduzzi (également connu sous le nom de Lenard), il créa la Alpha Mosaic and Terrazzo Company Ltd., qui employait essentiellement des travailleurs frioulans. Au début des années 60, Peter et Antonio sont devenus les uniques propriétaires de la société. La société Alpha Mosaic and Terrazzo Company Ltd. a réalisé des travaux dans tous les quartiers de Londres, en particulier pour l'University College, l’Imperial College of Science, Technology and Medicine, le London College of Communication, le Commonwealth Institute, le Royal Masonic Hospital, King’s College Hospital, le Royal National Throat, Nose and Ear Hospital, et la Finchley synagogue. La société a également travaillé pour le métro de Londres. Sur les murs et les sols des couloirs du métro entre Hyde Park et Marble Arch, la société a appliqué environ 14.000 mètres de mosaïques et granitos : un ouvrage considéré comme le plus grand de ce type en Europe.

.            Au début des années 70, la crise économique généralisée a frappé l'industrie de la mosaïque et du granito, ce qui a conduit à une restructuration complète du secteur. De nombreuses entreprises ont fait faillite, d'autres ont fusionné et ont réussi à survivre, mais elles ont été contraintes d'étendre leur activité au marbre et à la céramique. La Alpha Mosaic and Terrazzo Company Ltd. a cependant étendu ses activités hors du Royaume-Uni vers l'Arabie Saoudite, le Bahreïn, le Qatar, la Libye, la Gambie et le Nigeria. Tout comme Londres et Paris avaient été les destinations des mosaïstes frioulans dans la seconde moitié du XIXe siècle, Riyad, Dhahran, Doha, Abu Dhabi et Dubaï ont été les nouveaux horizons des entreprises de mosaïque et de granito dans les années 1970. Peter Mazzioli, anglais descendant du père fondateur venu de Sequals, a exporté le granito dans le monde entier. Depuis trois générations, les Mazzioli ont réalisé mosaïques et granitos en Grande-Bretagne, et comme beaucoup d'autres, ont laissé à Londres la marque de la créativité entrepreneuriale des artisans d'une petite communauté des Préalpes frioulanes.

Note 1 – Ettore Cristofoli, le grand-père maternel de mon épouse habitait Duncan Terrace, N1. Mosaïste chez Diespeker, il était également trésorier de la Friendly Society (Société mutuelle pour le progrès des Italiens de Londres) et membre de l’Association of the Combatti de Clerkenwell. Son corps n’a jamais été retrouvé ou identifié.

Note 2 – Matteo Fossaluzza, né le 25 nov.1897 à Cavasso a été enterré, là où son corps a échoué le 10 août 1940, au cimetière d'Easkey, Co Sligo, North West Ireland, où sa pierre tombale existe toujours. Son corps a été rapatrié chez lui par des proches après la guerre.

L’épopée des mosaïstes et des ouvriers du granito en Amérique du Nord

Les origines

.            La réalisation, en 1880, des mosaïques de la villa de l'armateur néerlandais Cornelius Vanderbilt (qui bâtit sa fortune dans la construction maritime et les chemins de fer) à New York, peut être considérée comme le début de la grande aventure des mosaïstes et des ouvriers du granito frioulans en Amérique du Nord. Cette année-là, le millionnaire Vanderbilt qui faisait construire sa résidence à Manhattan sur la 5e avenue, après avoir beaucoup voyagé en Europe et en Italie, voulait que des mosaïques vénitiennes soient exécutées sur les murs et les plafonds des chambres. À l'époque, l'art de la mosaïque était pratiquement inconnu en Amérique, de sorte que l'entreprise de construction a dû se rendre en Europe. Après un long échange de correspondances, le travail a été confié à Gian Domenico Facchina de Sequals, alors à Paris, qui a détaché deux de ses meilleurs mosaïstes : Luigi Zampolini de Baseglia et Filippo Crovato de Sequals.

Propagation rapide de la mosaïque et du granito

.            Dans le sillage de ces deux premiers pionniers, de nombreux autres Sequalsesi ont rejoint la côte Est des États-Unis. L'un des précurseurs fut sans doute Giuseppe Pasquali, qui fut également le premier à y créer sa propre entreprise. En 1885, c'est le tour de Pietro Pellarin qui s'installe à Detroit, suivi en 1887 par Onorio Pasquali, qui deviendra lui aussi, plus tard, professeur à l'école de mosaïque créée par la ville de New York. Parmi les travaux réalisés par ces premiers mosaïstes, on peut citer : la Bibliothèque du Congrès dans la capitale fédérale, un splendide bâtiment de style Renaissance italienne, et la cathédrale Saint-Patrick à New York.

La communauté frioulane dans la « Big Apple »

.            Dans la deuxième décennie du XXe siècle, les Frioulans installés dans le "Petit Frioul", au cœur de Manhattan, ont formé un grand village à eux seuls. Leurs origines : Meduno a compté 235 présences ; Fanna 200 ; Cavasso Nuovo 200 ; Sequals 150 ; Pordenone 150 ; Cordenons 90 ; Flambro 90 ; Arzene 80 ; San Daniele 110 ; Spilimbergo 150 ; Maniago 70. Ils étaient, dans leur grande majorité, des mosaïstes et des ouvriers du granito. À cette époque, Federico Patrizio, né à Sequals en 1889, a également débarqué sur les rives de l'Hudson. Il est devenu plus tard un dirigeant syndical influent de la Mosaic and Terrazzo Workers Association of New York & Vicinity, le prestigieux syndicat des travailleurs de la mosaïque et du granito à New York.

Au fil des ans, beaucoup d'entre eux sont devenus des hommes d'affaires. Dans la seule ville de New York, dans les années 1920, il y avait au moins cinq entreprises de mosaïque et de granito dont les propriétaires étaient originaires de Sequals : Del Turco & Fr. ; United States Mosaic & Terrazzo Corp. de Patrizio Antonio ; Foscato V. ; Atlas Mosaic & Tile Co. de C. Foscato ; Del Turco Angelo.

Affiches publicitaires des entreprises de terrasses et de mosaïques V. Foscato et Del Turco Bros.

La diffusion de la mosaïque vers l’intérieur des Etats-Unis

.            En même temps, d'autres artisans sequalsesi ont fait leur chemin vers l'intérieur du pays et l'art de la mosaïque et du granito s'est rapidement répandu dans toutes les grandes villes des Etats-Unis :

Pittsburgh, Patrizio Art Mosaic Co. et Fort Pitt Tile & Mantel Co.

Philadelphie, Roman Mosaic & Tile Company d'Angelo Trevisan.

Cleveland, The Cleveland Marble Mosaic Co. de P. Pasquali et la « zavagno ».

Cincinnati, Cassini Mosaic & Tile Co. de R. Cassini et Cincinnati Mosaic & Tile Co. de A. Cassini.

Saint-Louis, J. Pellarin & Co. de Giovanni Pellarin.

Milwaukee, American Marble Mosaic Co. de V. Foscato

Virginie occidentale, Jos de Pasquali,

Alabama, d'Agostin et Angelini.

Les mosaïstes sequalesi en France

Gian Domenico Facchina

.            Il naquit le 13 octobre 1826, à Sequals, (dans l'actuelle province de Pordenone, dans la région Frioul-Vénétie Julienne, alors dans le Royaume lombard-vénitien).

.            Alors qu'il était encore un jeune garçon, il a déménagé à Trieste chez un oncle qui lui a appris le dessin. Il y travaille comme apprenti pendant la journée, et le soir, il fréquente l'école de dessin. À dix-sept ans, il participe à la restauration des mosaïques de la cathédrale San Giusto. Ce travail aura un impact décisif, qui allait marquer son destin et celui de l'art de la mosaïque. Immédiatement après, il a travaillé à la restauration des mosaïques de Saint-Marc à Venise, puis des mosaïques du sol de la basilique d'Aquilée et enfin à la Villa Vicentina (province d’Udine), dans le palais de la princesse Baciocchi, sœur alors décédée de Napoléon Bonaparte. Il y découvre les mosaïques romaines antiques.

En 1847, il se trouve à Montpellier où il réalise ses premières restaurations en utilisant une technique innovante, inspirée des mosaïstes vénitiens, pour extraire les tesselles de mosaïques antiques à reprendre, puis à les replacer dans leur position initiale après les avoir collées sur du papier ou de la gaze.  D'autres interventions similaires ont suivi à Nîmes, Lillebonne, Narbonne, Lescar et Béziers, ce qui suscita l'admiration des commissaires. Il fera breveter son procédé sous le n° 36416 à l'Institut national de la propriété industrielle en France, le 23 mars 1858.

.            En 1852, Facchina ouvre un atelier de granito et de mosaïque à Béziers où il développe une nouvelle technique, conséquence logique de la précédente, la « méthode indirecte » (à revers sur papier) qui permet une préfabrication des mosaïques en atelier et qui facilite le travail des mosaïstes. Dans cette technique par inversion, les tesselles de la mosaïque sont pré-assemblées et collées à l'envers sur un carton souple en atelier ; le support destiné à accueillir la mosaïque est alors recouvert de mortier frais et la mosaïque déposée en une seule fois, in situ, par panneaux de 50 x 50 cm. Les avantages pratiques et économiques de la nouvelle méthode ont considérablement réduit le coût de la mosaïque et, par conséquent, encouragé la demande d'œuvres en mosaïque. Cette technique, encore utilisée aujourd’hui, rencontre un grand succès lors de l'Exposition universelle de 1855 et se répand rapidement. Elle permet à Facchina d'obtenir de nombreuses commandes, d’autant qu’installé à Paris depuis 1860, il participe à l'Exposition universelle de 1867 où il rencontre l'architecte Charles Garnier qui lui confie l'imposante décoration de l'Opéra. Cette œuvre est apparue dans toute sa splendeur le 5 janvier 1875, le jour de l'inauguration du théâtre.

Carte d'exposant avec la signature autographe de Gian Domenico Facchina pour l'Exposition universelle de Paris en 1878.

.            Après la décoration de l'Opéra de Paris, on lui propose la direction de l'école de mosaïque récemment fondée à Paris en 1876. Il déclinera cette offre. Il préfère exploiter son succès et son expérience à la réalisation et à l’exposition des œuvres de ses travailleurs frioulans. En 1887, il ouvrira un atelier à Venise où travaillent des ouvriers et des apprentis de son village natal Sequals.

.            L'atelier de Facchina produit des œuvres extraordinaires pour des lieux prestigieux sur les cinq continents. Il faut citer, entre autres, le dôme de Saint-Paul à Londres, le Metropolitan de Chicago, la Villa Vanderbilt à New York, les basiliques de Notre-Dame de Sion à Jérusalem et à Lourdes, et le Palais impérial de Kyoto. Ses autres œuvres se trouvent à Alger, Buenos Aires, La Haye, Bucarest, Saint-Pétersbourg et dans les grandes villes françaises. À Paris, il convient de mentionner, entre autres, les décorations du Grand Palais au Trocadéro et du Sacré Coeur à Montmartre.

.            L'artiste n'a pas oublié l'église de Sant'Andrea à Sequals, dont il a confectionné tout le dallage à Paris et a assuré, à ses frais, la livraison et la pose.

Paris, 9 avril 1894. Gian Domenico Facchina, cinquième à partir de la gauche, assis au deuxième rang, pose parmi ses ouvriers devant sa maison-atelier 47, rue Cardinet.

.            En 1886, il a reçu la croix de Chevalier de la Légion d'honneur et le diplôme honoris causa de la Société centrale des architectes français (actuelle Académie d’architecture). Pour la finesse et la luminosité des œuvres qu'il a présentées, il a reçu la médaille d'or à l'Exposition universelle de Paris en 1878 et à celles d'Amsterdam en 1885 et 1889.

.            Giandomenico Facchina a fondé à Sequals la première école de mosaïque, aujourd'hui l'hôtel de ville. En 1922, l'école a été déplacée à Spilimbergo.

.            Il était considéré comme le mosaïste le plus célèbre de son temps.

Il meurt à Paris le 26 avril 1903 à l'âge de 76 ans et est enterré au Père Lachaise, le cimetière des artistes et autres célébrités.

La tombe de Gian Domenico Facchina à Paris, cimetière du Père Lachaise (boulevard n° 2, champ n° 41).

Maison natale à Sequals

.            Sa vie est bien résumée sur la plaque commémorative que la municipalité a apposée sur sa maison natale à Sequals : L’ARTE SUA CONDUSSE A INSUPERATI TRIONFI ONORANDO NEL MOND SE STESSO E LA PATRIA. (« Son art a conduit à des triomphes inégalés, à son honneur mondial et à celui de sa patrie. »)

.            Sur cette façade de la Piazza Cesarina Pellarin à Sequals, en plus de la déesse Minerve (emblème des arts décoratifs) au-dessus de la porte d'entrée, sur quatre panneaux de mosaïque, l'art de la mosaïque et du dessin sont représentés : les tesselles et la palette de couleurs, les outils du terrassier et du mosaïste : l'équerre et le compas entrelacés, le marteau, la truelle, le seau, le rouleau, le maillet, le fer à battre, etc ...

Motifs décoratifs en mosaïque de la maison de Facchina à Sequals, avec Minerve, patronne des arts, et les outils du mosaïste.

L’aventure de l’opéra Garnier

.            Paris, soirée du 14 janvier 1858, alors que Napoléon III et sa femme Eugénie se rendent à l'ancien Opéra, rue Le Peletier, ils échappent aux trois bombes lancées à proximité de leur carrosse par le révolutionnaire et patriote italien Felice Orsini, qui le considérait comme coupable des tristes conditions politiques en Italie. Les souverains s'en sortent miraculeusement indemnes, mais 56 personnes sont blessées dont 8 mortellement.

Après l'attaque, Napoléon III décide de construire un nouveau théâtre, plus grand et plus beau, qui, du nom de son concepteur, sera communément appelé Opéra Garnier.  L'architecte Jean-Louis-Charles Garnier (1825-1898) a participé au concours pour la construction du Nouveau Théâtre en 1860. Il fut le premier des 171 concurrents et consacra quinze ans à la construction de cet imposant palais, qui exerça une grande influence, bien au-delà de la France, sur l'architecture de ce type, par l'audace et l'ampleur de sa conception et par la nouveauté de son splendide décor de mosaïques, enrichi de polychromies et de dorures, inspiré des souvenirs de son séjour en Italie et en Orient.

.            Vers le milieu du XIXe siècle, l’intérêt pour les mosaïques romaines découvertes en Provence, à Montpellier, Nîmes, Beaucaire, Tarascon, Uzès, Béziers, a relancé la mode des sols en mosaïque, attirant de nombreux sequalsesi dans la région. Parmi les mosaïques les plus célèbres, on trouve « Alceste et Admète » (8,89 x 5,93 m, 53 m2 !), trouvée à Nîmes en 1883 et restaurée et mise en place par Francesco Mora de Sequals.

Le mariage d’Admète

.            Vu les grandes perspectives de travail, Gian Domenico Facchina s'installe en Provence et ouvre un atelier à Béziers en 1852. En 1860, sur les conseils de quelques architectes dont il reçoit d'importantes commandes, il quitte la Provence et s'installe définitivement à Paris. C'est là qu'il rencontre, en 1867, l'architecte Garnier, qui construit le nouvel Opéra et qui cherche désespérément à décorer le dôme de la salle avec des mosaïques.  Les différentes entreprises de Venise et de Rome requièrent de nombreuses années de travail (environ dix ans) assorties d’une somme colossale : 3.000 francs par mètre carré. Facchina, en revanche, se présentant avec les villageois Giacomo Mazzioli et Angelo del Turco, propose de recouvrir de mosaïque tous les sols du théâtre et la voûte du foyer (plus de 300 m2) sans engager une somme exorbitante, et de réaliser les travaux en quelques mois dans son atelier de la rue Legendre dans le 17ème arrondissement, où, si cela s’avérait nécessaire, il pourrait compter sur une équipe de 120 mosaïstes, dont de nombreuses femmes.

Afin de rendre la mosaïque accessible à une clientèle plus large, et pas seulement à quelques rares privilégiés, la Facchina avait développé la « méthode inverse sur papier », une méthode de travail qui permettait une économie considérable de temps et d'argent. Grâce à cette précieuse innovation, le revêtement en mosaïque a coûté 162 francs par m2 au lieu des 3.000 requis par les concurrents, et les travaux ont effectivement été achevés en quelques mois. On sait aujourd'hui que, sans l'aide de la Facchina qui a travaillé en étroite collaboration avec Antonio Salviati (1816-1890), né à Vicence mais vénitien d'adoption, Garnier n'aurait jamais pu utiliser ce type de décoration. Facchina a, en effet, été l'un des premiers à comprendre que sans une innovation dans la façon de travailler la mosaïque, un nouveau développement de cet art aurait été impossible. C'est donc à lui et à sa méthode de travail révolutionnaire qu'il revient de donner le crédit de l'heureuse renaissance des mosaïques monumentales, qui a eu lieu vers la fin du XIXe siècle en Europe et aux États-Unis.

.            Les mosaïques de l'Opéra, basées sur des croquis d'Alfred de Curzon (1820-1895), ont connu un succès retentissant, provoquant en peu de temps une extraordinaire diffusion de l'art de la mosaïque en France. L'inauguration du Théâtre National de l'Opéra, nom officiel, avec 2.156 places, a eu lieu le mardi 5 janvier 1875 en présence de Marie-Edme-Patrice Mac Mahon, Maréchal de France et Duc de Magenta qui, malgré sa responsabilité incontestable dans la catastrophe de Sedan cinq ans plus tôt, était désormais présent en tant que Président de la République. Étaient également présents Alphonse XIII et Isabelle II d'Espagne, Louis-Philippe Albert d'Orléans, les éminents musiciens et compositeurs Charles-Ambroise Thomas et Clément-Léo Delibes et d'autres personnalités encore.

.            On peut imaginer Gian Domenico, fier et heureux de la grande tâche accomplie et qui, dans un certain sens, lui a garanti l'immortalité. Pour Facchina, surnommé le Mosaïste de l'Opéra, c'est le début de la renommée mondiale presque légendaire dont il jouit. Garnier lui-même, très reconnaissant, a voulu qu'à l'intérieur du grand théâtre, à côté des figures d'anges personnifiant les arts traditionnels, il y ait aussi un ange mosaïste, avec un morceau d'émail dans la main gauche et un marteau dans la droite. Cet ange est presque une métaphore et un miroir du lion debout dans les armoiries de Sequals, tenant le marteau du mosaïste dans une jambe et la truelle du carreleur dans l'autre, pour rappeler comment la tradition séculaire de la mosaïque et du carrelage a son berceau juste à côté de la Meduna, fertile en graviers et en pierres.

L'Opéra fut l'apothéose de la mosaïque, mais aussi de la polyvalence de Facchina dont le nom, avec celui de Salviati, de Curzon et de Garnier, est encore aujourd'hui écrit en caractères grecs anciens parmi les décorations et les médaillons de la voûte et parmi les panneaux représentant, selon le goût de l'époque, de célèbres personnages mythologiques liés à la musique, tels qu'Orphée et Eurydice, Psyché et Hermès.

La saga Odorico

.            Rennes a sa piscine Saint-Georges et son immeuble Poirier, Angers, sa Maison bleue, Laval, ses Bains douches ... Tels des Petits Poucets de l'Art déco, les Odorico ont semé leurs carreaux de mosaïque dans tout le Grand Ouest. Arrivés à la fin du XIXe de Sequals, province de Pordenone (Frioul), le berceau de la mosaïque italienne, pour fuir la crise économique qui touche cette région pauvre du nord de l'Italie, leurs mosaïques ont marqué l'histoire architecturale de la région.

Leur art se distingue par les dégradés de couleurs, les volutes, les motifs végétaux. Les artisans découpent à la main les tesselles, ces petits carrés de granit, de marbre ou de pâte de verre pour répondre le plus souvent à des commandes de clients fortunés ou d’architectes. Leur production courante, principalement en marbre, est faite de décors au sol dans les entrées, sur les paillassons, ... et sur les façades pour des immeubles, des commerces, des constructions diverses.

Ouvriers d’art ou artistes industriels, les Odorico ont assisté à la renaissance de la mosaïque à la fin du 19e siècle, accompagné son virage Art déco entre les deux guerres, avant la grande vogue du modernisme.

Une dynastie

.            Isidore Odorico, père, (1842-1912) et son frère Vincent (1845-1909) viennent donc de Sequals, Ils participent au chantier de l'Opéra Garnier inauguré en 1875 à Paris sous la direction du mosaïste italien réputé Giandomenico Facchina (1826-1904), né également à Sequals. Ils s'installent ensuite en famille à Tours en 1881. En 1882, les frères s'associent pour fonder leur propre entreprise à Rennes, leur spécialité déclarée étant la «pose de mosaïque vénitienne et romaine, mosaïque de marbre pour dallage, la mosaïque en émaux et or. »

.            Deux générations se sont succédées. D'abord, les frères Isisdore et Vincent, arrivés au début des années 1880, de leur Frioul. Puis les fils d’Isisdore, appelés également Isidore (1893-1945) et Vincent, qui ajouteront au savoir-faire familial d'artisans, des études aux Beaux-Arts.

Dans une région n'ayant aucune tradition de mosaïque, ils importent une technique venue de leur province d'origine. Le coût de fabrication est depuis récemment réduit grâce à la technique de la pose par inversion de leur compatriote Giandomenico Facchina, (la « méthode indirecte à revers sur papier » : la mosaïque est posée à l’envers sur un support provisoire, en atelier, puis est fixée in situ, par panneaux de 50 x 50 cm) technique d'abord utilisée à l'Opéra Garnier et inspirée par les procédés de restauration des mosaïques antiques (Mora à Arles). Cette méthode, simplifiant le travail, permet de réduire considérablement les coûts. De plus, les fabricants mettent au point des « émaux dimensionnés », réduisant au minimum la coupe des tesselles, donc le temps de travail. De ces innovations naît la mosaïque « industrielle » qui permet de répondre à la demande grandissante.

.            Au début de la Troisième République, sous l’action combinée des sociétés savantes et d’une bourgeoisie ambitieuse, les architectes sont de plus en plus nombreux à venir s’installer à Rennes. Par ailleurs, on n’a jamais autant bâti et reconstruit qu’à cette époque : églises, halles, mairies, écoles… Un monde nouveau sort de terre et les affaires des architectes rennais sont fructueuses. Le premier d’entre eux, Arthur Régnault, transformera notamment les églises paroissiales en édifices de grande valeur, et sera le partenaire le plus régulier d’Odorico père.

La mosaïque, cet artisanat ancien devenu luxueux, connaît ainsi un véritable renouveau ; non seulement elle devient le symbole de l'hygiénisme, d'un matériau facile d'entretien qui la font adopter par les commerces de bouche, les boucheries, les épiceries et les poissonneries, mais c’est surtout un signe de modernité rentré dans les mœurs et les usages quotidiens en devenant industrielle.

Pourtant, le marché de la mosaïque est encore pratiquement inexistant dans l’Ouest. Mais leur considérable savoir-faire des deux frères, associé à la diminution des coûts et à la vogue des décors colorés dans la seconde moitié du 19e siècle, va faire leur réussite. Très bons artisans, reproduisant des motifs, voire des toiles de Maîtres, ils proposent à leur clientèle toutes sortes de motifs à la mode du moment – façon antique, Renaissance puis Art nouveau – en s’inspirant des catalogues diffusés par les fabricants de matériaux de parement. Ils répondent en particulier à des commandes passées par des architectes notamment pour les diocèses d'Ille-et-Vilaine et des Côtes-du-Nord (actuel Côtes-d'Armor), dans la lignée des grands décors des basiliques mariales de la fin du XIXe siècle : Notre-Dame de la Garde à Marseille, Fourvière à Lyon, etc.

Equipe de l’atelier Odorico Frères, Rennes, vers 1910 – Marque du domaine public – Collection musée de Bretagne

Isidore fils, le créatif

.            Mais le style Odorico et, par là même, la notoriété de l'entreprise prennent réellement leur essor après la Première Guerre mondiale, avec les deux fils, également prénommés Vincent et Isidore, qui, revenus du front, succèdent à leur père fondateur, décédé en 1912 et fondent en 1918 la société Odorico Frères (au 7, rue Joseph-Sauveur, à Rennes, où l’on peut encore admirer une maison entièrement parée de mosaïques jaunes).

.            Vincent assure la gestion ainsi que les relations avec la clientèle ; Isidore, la direction des équipes et la conception des projets. Doté d’un véritable bagage artistique acquis à l’école des beaux-arts de Rennes de 1908 à 1913, ce dernier insuffle à l’entreprise une inépuisable capacité de création pure. En phase avec les goûts de son époque, Isidore fils abandonne le figuratif et pratique un art moins conventionnel, plus déstructuré et coloré que celui de son père en s’inspirant des cercles et volutes de l'Art déco alors en vogue. Enchevêtrements de motifs floraux et géométriques, camaïeux de couleurs vives, dégradés complexes, sa vitrine ornementale Art déco apporte la touche de couleur attendue dans le paysage urbain. C’est une nouvelle étape particulièrement fructueuse qui s’ouvre pour l’entreprise.

.            En 1922, Isidore épouse Marcelle Favret, fille du mosaïste Pietro Favret, lui aussi né à Sequals en 1871, installé à Nevers en France. Dès lors, il collabore à de nombreux chantiers avec son beau-père. Isidore Odorico collabore par ailleurs avec différents architectes travaillant dans le Grand Ouest : Jean de La Morinerie (Le Petit Carhuel à Étables-sur-Mer), Emmanuel Le Ray (crèches pour la Ville de Rennes, palais du commerce), Pierre Laloy (postes de Saint-Lunaire, Tréguier, Rennes-République, etc.), Hyacinthe Perrin (église Sainte-Thérèse à Rennes), Roger Jusserand (la Maison bleue à Angers), Georges Robert Lefort (grand séminaire de Saint-Brieuc), Léon Guinebretière (Bains-douches à Laval).

La famille Odorico, vers 1930. Assis sur le pare-chocs, à l'avant de la voiture, Isidore. À l'extrême-droite, son frère Vincent. (©Rennes, Musée de Bretagne, collection Pierre Tressos.)

.            L’entreprise perdure sous le seul nom d’Isidore à la mort de Vincent, en 1934. Débute une période faste pour l’entreprise, correspondant au plein épanouissement de l’Art déco des années 1920-1935. Le goût d’Isidore pour la couleur et l’ornement est en phase avec l’époque et ses mosaïques s’adaptent avec bonheur à toutes sortes d’édifices, publics ou privés. Il sait également allier son art aux exigences économiques et à la fonction spécifique des bâtiments. Des succursales sont ouvertes à Angers, Nantes et Dinard. Avec une centaine de salariés et trois usines, l'entreprise Odorico devient l'une des plus importantes de l'Ouest. Rennes devient un des grands centres de production de mosaïque de France.

L'équipe de la succursale d'Angers, sur le chantier d'une poissonnerie, en 1934. (Rennes, Musée de Bretagne, collection Pierre Tressos.)

.            En 1945, à la mort d'Isidore, Marcelle, son épouse, s'associe avec une entreprise belge. En 1958, un certain Pierre Janvier prendra le relais. « Il délaisse l'aspect artistique pour faire de la production de masse. L'époque est aux grands travaux, il faut répondre à la demande. » Les tesselles sont désormais fabriquées de manière industrielle et sont plus régulières.

.            Périclitant après la Seconde Guerre mondiale, laissant un siècle de bijoux architecturaux derrière elle, en 1978, l'entreprise Odorico baisse le rideau, définitivement. La mosaïque ne résiste pas à la crise, ni à la mode qui lui préfère le lino et le carrelage. En 1979, Pierre Janvier fait don au Musée de Bretagne de 999 dessins, esquisses, calques, créés par la famille Odorico et ses successeurs (Fonds Odorico-Janvier)

.            On remarquera que Isidore Odorico fils, footballeur et ancien président du Stade Rennais FC (1931-1938) contribua au plan national à la mise en place du premier championnat de France professionnel en 1932. Il mettait à profit ses déplacements sportifs pour voir ce qui se faisait ailleurs et renouveler ainsi son art.

.            On recense des œuvres de l'atelier Odorico dans 122 villes du Grand Ouest. À ce jour, seulement à Rennes, quarante programmes de leur production sont répertoriés : sols d’entrées, plaques de maisons, sols de boutiques, détails d’architecture, ornements d’églises.

Quelques réalisations :

La maison sobre d’Odorico construite en 1939, rue Joseph-Sauveur.

La devanture de l'ancien magasin Valton, rue d'Antrain, avec ses smaltes et pâtes de verre colorées

La crèche Papu à Rennes, construite en 1934, Emmanuel Le Ray et Yves Lemoine, architectes. (Rennes, Musée de Bretagne, collection Alain Amet)

La Maison bleue d'Angers (Rennes, Musée de Bretagne, collection Alain Amet)

1 - Cité universitaire, boulevard de Sévigné, Rennes – CC BY SA – Cliché A. Amet

2, 6 - L’immeuble Poirier, avenue Janvier, emblématique lui aussi est classé par les Monuments historiques

3 - Poissonnerie, place Sainte-Anne, 1930-1931 (Collection privée)

4 - La piscine Saint-Georges,1925, l'oeuvre emblématique de la famille Odorico à Rennes.

5 - Un marbre comme sol d'entrée d'un immeuble, rue Dupont-des-Loges à Rennes (DR)

7 - Sous les arcades de l'opéra, le sol de certaines boutiques porte encore la trace de la 2e génération Odorico.

Et aussi des Italiens au Pays de Galles

https://nation.cymru/ - 10 Jul 2021

Image: St Fagans et le projet ACLI-Enaip Italian Memories in Wales

.            Il ne le savait pas à l'époque, mais Giacomo Bracchi allait entrer dans les annales de l'histoire galloise en tant que pionnier. Le nom de famille de ce propriétaire du café d'Italie allait être utilisé pour décrire les Italiens qui se sont installés au Pays de Galles et ont créé des cafés et des magasins de glace ou encore de poisson-frites.

La plupart de l'immigration italienne au Pays de Galles a eu lieu au XIXe et au début du XXe siècle et Bracchi a été le premier à lancer une entreprise de café, dans la vallée de Rhondda, à l’époque une prospère région d'extraction de charbon, dans le sud du Pays de Galles.

Arrivé à Londres en 1881, comme beaucoup de ses compatriotes, il gagne d'abord sa vie avec son orgue de barbarie, une vocation populaire italienne. Bracchi, âgé de 20 ans, a accumulé suffisamment d'argent pour partir s’installer au Pays de Galles. Puis, dans les années 1890, après avoir peut-être travaillé dans une mine de charbon pendant une courte période, il a ouvert le premier café italien et magasin de crèmes glacées dans le pays.

.            Les Bracchis faisaient partie d'une vague d'immigrants italiens qui ont afflué dans le sud du Pays de Galles à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ouvrant des cafés et vendant des glaces dans les villes des vallées industrialisées et dans les communautés côtières de la région.

Guiseppi Bracchi a rapidement construit un petit empire.

À son apogée, il exploitait une chaîne de 9 magasins. Sa renommée fut telle que les cafés italiens étaient souvent appelés "Bracchis". Son exemple fut bien vite contagieux et des groupes de magasins créés par d'autres familles entreprenantes ont vu le jour et ont prospéré dans cette vallée du sud du Pays de Galles. Le nombre des cafés italiens au Pays de Galles était de plus de 300 avant la Seconde Guerre mondiale, engendrant des entreprises bien connues. Telle celle des frères Frank et Aldo Berni, qui ont débuté leur activité à Merthyr Tydfil, et ont ensuite fondé la chaîne Berni Inn.

.            Le mot fut renvoyé en Italie qu'une aide était nécessaire. C'était un exemple classique de ce que l'on a appelé la « migration en chaîne », où des liens étroits sont établis entre différentes parties du monde.

Les immigrants au Pays de Galles venaient de toute l'Italie, mais, en particulier, de la région du nord des Apennins, 80 % d'entre eux des environs de Bardi.

Les autres venaient du sud de l'Italie, notamment de Picinisco et d'Atina. Les noms de ces nouveaux arrivants sont depuis entrés dans le folklore gallois et italien. Il s'agissait des Sidolis, Bracchis, Gambarinis, Contis ou encore Antoniazzis, autant de gens qui deviendront bientôt célèbres dans tout le Pays de Galles, leur patrie nouvellement adoptée. Ils avaient échappé aux mauvaises conditions de leurs terres agricoles. On leur avait raconté les histoires selon lesquelles les travailleurs du Pays de Galles étaient payés en or (« l'or noir » de l'extraction charbonnière). La nouvelle du boom industriel du sud du Pays de Galles était arrivée à Bardi !

.            Cependant, la Seconde Guerre mondiale a été une période périlleuse pour les immigrants italiens au Pays de Galles, comme dans toute la Grande-Bretagne. Ceux qui n'avaient pas la citoyenneté britannique ont été déclarés étrangers-ennemis et un certain nombre ont été internés sur l'île de Man ou déportés au Canada. 53 Italiens gallois ont ainsi perdu la vie dans le naufrage du navire Arandora Star le 02 juillet 1940 (Un mémorial a été placé dans la cathédrale métropolitaine de Cardiff en 2010 pour commémorer la tragédie et une chapelle commémorative a été construite dans le cimetière de Bardi).

Dans les années qui ont suivi la deuxième guerre, il y a eu une nouvelle vague d'immigration italienne venant pallier le manque de main-d’oeuvre de l'industrie britannique, notamment dans les secteurs de l'exploitation minière, de l'étamage et de l'agriculture. Bien sûr, ils ont continué à tenir des cafés, des établissements qui étaient alors aussi courus qu'ils l'avaient été dans les jours d'avant-guerre.

.            La plupart des sources font référence aux Bracchis, aux Bernis et aux Rabaiottis comme les premiers Italiens du sud du Pays de Galles au tournant du 19e siècle. Il y eut cependant des Italiens auparavant, mais ceux-ci furent les premiers Italiens à ouvrir des buvettes et des confiseries dans la région.

Il fut un temps où chaque petite ville et communauté du Pays de Galles avait un café italien et un glacier. Bien que beaucoup d'entre eux sont maintenant disparus, dépossédés ou remplacés par des chaînes multinationales, les souvenirs restent, non seulement des cafés, mais aussi des personnes qui les dirigeaient et fournissaient un service unique aux hommes, femmes et enfants du Pays de Galles. Dans ces cafés, les adultes pouvaient s'asseoir et discuter des problèmes du jour.Les enfants pouvaient plonger avec enthousiasme sur les cornets de crème glacée et les gaufrettes.Et, en arrière-plan, l'énorme machine à café argentée sifflait et grondait.

Chaleureusement accueillis lorsqu'ils ont ouvert des cafés dans les vallées animées du sud du Pays de Galles les Italiens ont apporté une contribution importante et significative à la vie galloise.

Ils ont ajouté à la culture et apporté de la couleur et, parfois, du luxe à un peuple qui en avait bien besoin. Ils font tout simplement partie du Pays de Galles. Entrer dans ces cafés qui subsistent encore, c'est comme entrer dans un morceau d'histoire. Dans de nombreux cas, ils sont un grand héritage du passé industriel du Pays de Galles. Ils représentent les bastions d'une tradition unique. Ils ont en commun un sens de la familiarité, puisé dans une histoire commune.

Aujourd'hui, cependant, il ne reste que quelques-uns des cafés d'origine affaires familiales dirigées par des Italiens gallois de deuxième, troisième et quatrième génération, mais ce sont encore des entreprises vivantes et florissantes qui font désormais partie intégrante du tissu des communautés qu'elles servent depuis des générations.