Vers la privatisation de l’espace ?

D'après : Le Figaro - Cyril Hofstein – 12 fév 2021

.            Le temps où la course aux étoiles se jouait principalement entre superpuissances semble aujourd’hui très lointain. Le statu quo qui faisait de l’espace un monde réservé aux seuls États nationaux a volé en éclats depuis longtemps. Et une poignée de sociétés privées, portées par le secteur à forte croissance des télécommunications et le marché émergeant du voyage spatial vers l’orbite basse de la Terre, se livrent désormais une véritable guerre économique et technologique.

La majorité d’entre elles sont basées aux États-Unis, ou font partie des Gafam, ces géants du Web parmi lesquels Amazon, Apple, Facebook, Google, Microsoft, etc. qui se sont déjà taillé la part du lion. Toutes ont pour objectif principal de rendre l’espace accessible, de réduire le coût des voyages spatiaux en misant sur la réutilisation des aéronefs et de créer des super-constellations de satellites pour répondre au développement des besoins de connexion des populations, des transports maritimes, routiers ou aériens ou plus largement de l’avènement programmé des objets connectés.

Les grands de la tech en embuscade

.            Dans cet univers ressemblant étrangement à celui du traité de Tordesillas, signé le 7 juin 1494 sous l’égide du pape Alexandre VI, qui a partagé le Nouveau Monde d’alors, entre les deux puissances coloniales émergentes, la Castille et le Portugal, au grand dam des autres puissances maritimes européennes (France, Angleterre, Pays-Bas…), trois personnages principaux s’affrontent: l’homme le plus riche du monde, Elon Musk, le visionnaire britannique sir Richard Branson et Jeff Bezos, l’étrange fondateur d’Amazon. Mais d’autres magnats de la tech, comme Mark Zuckerberg, le cofondateur du site et réseau social Facebook (Meta), sont en embuscade et multiplient les investissements.

Vers la privatisation de l'espace - Diaporama

Le principal tournant de la privatisation progressive de l’espace est pris en 2004 après le retrait de la navette spatiale américaine. La Nasa prévoit alors que le véhicule spatial Orion, développé dans le cadre du programme Constellation, la remplacera pour assurer le transport des astronautes. Mais les retards accumulés et l’annulation de ce programme en 2010 décident l’agence américaine, qui ne dispose plus de moyens de transport pour amener ses astronautes à la Station spatiale internationale (ISS) et doit recourir aux Soyouz russes, à lancer un programme de développement auprès de l’industrie privée pour le transport de fret et celui des astronautes.

« Historiquement, le spatial était une activité entièrement portée et financée par les États à des fins géopolitiques et d’explorations scientifiques, tout en faisant appel à des sociétés privées pour construire lanceurs et équipements de pointe, explique Arthur Sauzay, avocat spécialiste du spatial chez Allen et Overy. Mais, depuis les années 1980, la donne a commencé à changer peu à peu avec le développement d’activités purement commerciales comme le lancement de satellites, à l’image du programme Ariane de l’Agence spatiale européenne (ESA). Aujourd’hui, nous assistons à une transformation profonde qui marque une forte rupture par rapport aux périodes précédentes. Car le privé ne répond plus seulement à la demande du public, mais ambitionne véritablement de prendre la tête de l’ensemble du marché des vols spatiaux habités, puis de celui de l’orbite basse. »

La fin de l’exclusivité de Soyouz

.            Dans ce contexte particulièrement concurrentiel, ce n’est pas un hasard si, pour rejoindre la Station spatiale internationale (ISS), on voyage à bord de la capsule Crew Dragon. Depuis son lancement réussi, en mai 2020, par un lanceur Falcon 9 de la société privée SpaceX, c’est en effet le véhicule développé par Elon Musk pour le compte de la Nasa, qui assure à présent la relève des équipages de l’ISS.

En réussissant à mettre fin à l’exclusivité du Soyouz russe, SpaceX est devenue la première entreprise privée à transporter des humains dans l’espace. Une révolution. Mais le milliardaire (également patron de Tesla et Twitter) qui rêve depuis l’enfance de coloniser la planète Mars, veut aller encore plus loin. Après les fusées, le transport de fret puis d’astronautes, Musk veut devenir le leader incontesté du voyage spatial vers l’orbite terrestre basse, car, assure-t-il, « quand voyager dans l’espace sera devenu aussi banal que voyager en avion, le futur de la civilisation sera assuré. »

.            Baptisé Inspiration4, le premier vol touristique du vaisseau Crew Dragon, opéré par SpaceX pour le compte de Jared Isaacman, un milliardaire américain, pilote et patron fondateur du système de paiement Shift4 Payments a été lancé le 16 septembre 2021. Il a envoyé deux femmes et deux hommes en orbite pour un séjour de trois jours. La mission, commandée par Jared Isaacman lui-même, a emporté trois autres passagers privés, ainsi qu'une charge utile scientifique. Jared Isaacman finance son vol ainsi que celui de ses trois passagers. La capsule Crew Dragon a amerri le 18 septembre. C'est le premier vol spatial habité depuis 2009 (STS-125) ne se dirigeant pas vers une station spatiale.

C’est un début prometteur et l’enjeu est tel que d’autres entreprises développent des projets similaires. Comme Blue Origin, de Jeff Bezos ou Virgin Galactic de Richard Branson.

Vers un tourisme spatial

.            Si Elon Musk a plutôt misé sur une amélioration constante des lanceurs existants en s’associant aux grands programmes internationaux, Blue Origin et Virgin Galactic ont fait le pari inverse de réussir à développer un véhicule uniquement dédié au tourisme spatial. Le 14 janvier 2021, Blue Origin a ainsi procédé avec succès au quatorzième vol de New Shepard, son petit lanceur surmonté d’une capsule conçu pour du tourisme suborbital. Après l’échec, fin décembre 2020, d’un vol d’essai de son prototype d’avion spatial suborbital SpaceShip 2, Virgin Galactic a de son côté annoncé la reprise des tests, à partir de la mi-février 2021. La compagnie prévoit à terme d’emmener au moins huit passagers, capables de payer des centaines de milliers de dollars pour flotter quelques minutes en apesanteur à la frontière de l’espace. L’an dernier, la société annonçait 8000 personnes sur liste d’attente.

.            Axiom Space, une start-up fondée en 2016 par un ancien de la Nasa, est aussi dans la course. En partenariat avec SpaceX qui a mis à disposition Crew Dragon, Axiom a lancé le 8 avril 2022 quatre personnes à bord de l'ISS pour un séjour touristique privé de dix jours. Dans un autre registre, la start-up berlinoise PTScientists, partenaire allemand du projet d’atterrisseur lunaire porté par ArianeGroup, peine à lever des fonds, mais poursuit néanmoins le développement de son atterrisseur Alina, qui devrait être lancé vers la Lune en 2021 par SpaceX afin d’étudier les conditions d’une exploitation du minerai lunaire.

« L’autre versant de la nouvelle conquête spatiale à laquelle nous assistons est celui des futures constellations de satellites, majoritairement pour des besoins de télécoms (58 milliards de dollars) et d’observation de la Terre (51 milliards de dollars), estimations sur dix ans, précise Sylvain Drilholle, consultant chez Euroconsult, De nombreuses entreprises privées de plusieurs pays sont très actives sur le marché des satellites en orbite terrestre basse, poursuit l’expert, et leur contribution au développement de l’exploration spatiale non gouvernementale a ouvert la voie à une intense compétition.»

Et de fait, l’orbite terrestre n’a jamais été aussi accessible. Grâce à la miniaturisation, de petits satellites de quelques kilogrammes sont fabriqués rapidement et, dans les années 2010, les opérateurs de satellites pour internet ont investi massivement dans des projets de méga-constellations supposées fournir des connexions à haut débit depuis l’espace. Certains avec succès, d’autres non.

42.000 satellites en orbite basse

.            À présent, après une phase de recherche et de développement, la concurrence est devenue féroce entre les trois principaux acteurs, l’américain OneWeb, Starlink du mastodonte SpaceX d’Elon Musk et le Project Kuiper, d’Amazon de Jeff Bezos.

Repris en juillet 2021 par le gouvernement britannique en consortium avec le groupe indien Bharti, l’opérateur de satellites Oneweb va pouvoir disposer des fonds nécessaires pour lancer une flotte de 648 satellites, fabriqués en Floride grâce à une coentreprise avec l’avionneur Airbus, d’ici à la fin de 2022. Oneweb a déjà 110 satellites en orbite, après en avoir lancé 36 supplémentaires en décembre 2020.

De son côté, pour son Project Kuiper, Amazon a obtenu l’approbation des autorités américaines pour déployer une constellation de plus de 3.000 satellites, pour plus de 10 milliards de dollars d’investissement, et se bat bec et ongles contre Elon Musk qu’il accuse « d’étouffer la compétition ». Une compétition de plus en plus sauvage, justement, qui soulève inquiétudes et critiques à travers le monde en raison de risques accrus de collision dans l’espace et de l’apparition de monopoles difficilement contrôlables.

Bien plus avancé, Starlink a commencé son déploiement en 2018 ; son plan prévoit le déploiement initial de 12.000 satellites en orbite basse (entre 500 et 1.200 km au-dessus de la Terre), mais, à terme, la société mise sur 42.000 unités avec l’orbite géostationnaire. Elon Musk a pour objectif de devenir un fournisseur d’accès à internet, ce qui expliquerait notamment le soutien qu’il a reçu d’Alphabet, la maison mère de Google, qui est actionnaire de SpaceX depuis 2015. Effectivement, disponible dans 53 pays (mai 2023), Starlink compte déjà 1,5 million d’abonnés. Il promet des débits élevés et une latence faible (20-25 millisecondes en orbite basse et 250-280 millisecondes en orbite géostationnaire), grâce à une constellation de 3.543 satellites (à la date du 19 mai 2023) en orbite basse. Fin décembre 2022, Starlink comptait 10.000 abonnés à son service en France, contre 6.500 en septembre, soit une augmentation de plus de 50% en trois mois. Cela reste marginal si l’on compare aux 18,1 millions de Français connectés à la fibre à la fin 2022. Mais c’est non négligeable étant donné le lancement récent, en mai 2021. De par sa conception, ce service est destiné « aux clients résidentiels et aux entreprises dans les zones reculées et difficiles d’accès ». Ainsi 50% des clients français vivent dans des communes de moins de 5.000 habitants.

Après Galileo et Copernicus, en réaction, l’Union européenne compte lancer « rapidement » sa propre constellation de satellites, Iris 2, pour proposer de la connectivité sur le Vieux Continent. Le consortium Airbus, Thales, Eutelsat, Hispasat, SES a pour objectif de disposer d’un réseau pleinement opérationnel dès 2027. Destinée à fournir de l’internet à haut débit, elle doit permettre à l’Europe d’assurer son « autonomie », de disposer de communications sécurisées grâce à la technologie quantique et d’obtenir la maîtrise de son destin dans le traitement des données, « l’or » de l’économie du futur. Mais pour l’heure, le Vieux Continent peine à avancer à la même cadence que les conquistadors du « nouveau » Nouveau Monde.