Comment le royaume d’Angleterre maintient son règne depuis mille ans

Comment le royaume d’Angleterre maintient son règne depuis mille ans

Le Figaro - Philippe Viguié-Desplaces – 05 mai 2023

Résumer la monarchie britannique à une affaire de diadèmes et de carrosses ne suffit pas à expliquer le succès d'une institution qui, depuis presque un millénaire, convoque la grandeur au chevet de l'Angleterre.

.            Ne ressembler à personne et cultiver l'altérité est une vertu britannique que le poète Novalis résumait d'une formule définitive : « Chaque Anglais est une île. » Il en va ainsi de l'institution qui, depuis presque un millénaire, scelle un pacte entre le peuple et son roi. Une forme de l'État unique en son genre, sans Constitution écrite, mais qui a permis à quelques tribus saxonnes et danoises, égarées sur une île dans la nuit des temps, mêlées à quelques survivants celto-romains, de dominer un tiers de la planète en quelques décennies. Haut du formulaire

Elizabeth Ire, la dernière des Tudor, dans ses habits de couronnement en 1558. Ann Ronan Picture Library/

La croix du pays de Galles qui précédera Charles III lors de la cérémonie du couronnement. CHRISTOPHER FURLONG/Getty Images

Serment, onction, présentation au peuple… Toutes les instructions pour organiser un couronnement ont été consignées, en 1382, dans le Liber Regalis, ou Livre royal, une relique illustrée conservée à l’abbaye de Westminster à Londres. Dirigé par l’archevêque de Canterbury, le déroulement des cérémonies de couronnement des monarques britanniques est resté quasiment inchangé depuis des siècles. Cependant pour la première fois au couronnement de Charles III, le 06 mai 2023, des représentants de cultes non-chrétiens ainsi que des femmes évêques prendront part au service religieux. Des textes seront également lus dans les langues des autres nations du Royaume-Uni. Buckingham a également décidé de se passer d’une tradition, celle de remettre au roi des lingots d’or avant de les placer sur l’autel. Ce choix devrait éviter une image maladroite au vu de la crise qui secoue les Britanniques.

.            Comme un fleuve qui passe, mais ne s'en va jamais, la ­monarchie britannique doit sa durée à l'incroyable souplesse de son outil institutionnel et à l'adaptabilité dont ses rois et reines ont fait preuve, épousant leur époque sans ­jamais donner l'impression d'en être. Du grand art. Une ­curieuse alchimie qui mêle la grandeur à la nostalgie et ­enveloppe dans une même grâce mille ans d'histoire. « La monarchie ravive par son existence le souvenir de la suprématie britannique. Cela est unique en Europe et donne de la ­légitimité à son cérémonial, qui a un seul objectif, taper dans l'œil du reste du monde. Pour toutes ces ­raisons, quand le roi prend place dans le Gold State Coach (le carrosse d'or d'État), à l'occasion de son couronnement, ça fait désuet, mais pas ringard. »

Le gouvernement, fusible du roi

.            On attribue, souvent, à la capacité de « la monarchie britannique à produire du rêve » le fondement de sa pérennité. Une argutie que balaie d'un revers de sceptre l'historien Daniel de Montplaisir, auteur de Quand le lys terrassait la rose. Sept cents ans de victoires françaises sur l'Angleterre (Mareuil Éditions) : « La force de la monarchie britannique a été de comprendre, dès le XVIIIe siècle, que le gouvernement était le fusible qui protégeait le roi, ce que les Français, eux, n'ont ­jamais compris. » Même Louis-Philippe, le plus constitutionnel de nos monarques, aimait à se mêler de tout, ce que la reine Victoria, à la même époque, se gardait bien de faire, encouragée dans ce sens par son époux, le prince Albert.

Elizabeth II en robe de sacre, photographiée par Cecil Beaton en 1953. Cecil Beaton/V&A Images/

Le Gold State Coach, carrosse royal en bois doré conçu par William Chambers et fabriqué par le carrossier Samuel Butler en1762, a été utilisé lors de tous les couronnements depuis celui de Guillaume IV en 1831. Il mesure 7,0 m de long, 3,6 m de haut, et pèse 4 tonnes. Tiré par 8 chevaux, en raison de son âge et de son poids, il n'est jamais utilisé qu'au pas. Il n'existe que deux carosses plus anciens au Royaume-Uni ; le carrosse du président de la Chambre des communes date de 1698, et celui du lord-maire de Londres a été construit en 1758. Mok Yui/PA Wire/ABACA

L'Angleterre n'est donc pas un parc d'attractions dont sa monarchie serait une animation. Fait rare, la Couronne transcende toute la société, de la justice aux champs de courses, des musées d'art aux transports en commun, des écoles aux universités… Rien n'échappe à « l'imprimatur » du souverain, dont on retrouve le chiffre enlacé partout, sur une boîte aux lettres de St James's Street comme sur la poitrine d'un soldat. Et même James Bond, le plus célèbre espion du royaume, l'est d'abord… de Sa Majesté ! « Carolus III Rex », qui succède à « Elizabeth II Regina », scelle le destin d'un peuple, en associant à la force du sceau la fragilité de la cire.

George V, le premier vrai roi constitutionnel

.            On ne le sait pas toujours, mais 10 dynasties se sont succédé sur le trône d'Angleterre depuis 1066 (puis du Royaume-Uni à partir de 1801), plus ou moins liées les unes aux autres : Anglo-Saxons, Normands, Plantagenêt, Lancastre, York, Tudor, Stuart, Orange-Nassau, Saxe-Cobourg-Gotha et Windsor. Paradoxe so British… Aucune d'entre elles n'est vraiment anglaise. Et il faut remonter au XIe siècle pour trouver des souverains 100 % made in England. Dans les veines de Charles III lui-même coule plus de sang étranger que britannique. Les petits trafics patronymiques de son père n'y auront rien changé. Le prince Philip de Grèce, futur duc d'Édimbourg, était en effet né Schleswig-Holstein-Sonderbourg-Glücksbourg, mais il adopta, juste avant son mariage avec Elizabeth, le nom de famille de sa mère, Alice de Battenberg, ce dernier, jugé trop allemand, avait été, en 1917, anglicisé en Mountbatten.

Le couronnement de la reine Victoria, à qui échut le trône par défaut, en 1838. akg-images / WHA / World History Archive

La même année et pour les mêmes raisons, et pour insuffler un peu plus d'Angleterre dans la maison royale, George V, petit-fils de la reine Victoria, abandonna quant à lui son patronyme de Saxe-Cobourg-Gotha et le remplaça par celui de Windsor, nom du château élevé par Guillaume le Conquérant (un peu comme si les Bourbons s'étaient appelés Versailles).

Cette faculté à s'adapter, jusqu'à renoncer à son propre nom de famille, pour le bien de l'Angleterre est à mettre en parallèle avec la France, où le comte de Chambord, petit-fils de Charles X, préféra en 1871 renoncer à restaurer le trône de ses ancêtres plutôt que d'adopter le drapeau tricolore en lieu et place du drapeau blanc. Outre-Manche, on fit moins de manières. George V fut le premier roi à s'en tenir au strict rôle de souverain constitutionnel et à s'extraire des luttes politiques au quotidien. Grâce à cela et à l'empathie qu'il manifesta à son peuple ­durant la Première Guerre mondiale, la monarchie britan­nique sortit grandie du conflit et devint celle du peuple.

Autour de la reine Victoria (ici en 1899), sa descendance avec trois générations de rois d'Angleterre. Bridgeman Images

Le respect des pouvoirs et du « chacun à sa place » fut toujours la règle de conduite des souverains britanniques. Même si certains monarques lui menèrent la vie dure, le Parlement conserva en toutes circonstances son autorité. Le gouvernement aussi. Jusqu'au début du XXe siècle, les ­dames d'honneur de la reine étaient nommées par le premier ministre et se recrutaient donc dans le parti majoritaire aux Communes. Alors qu'à la cour d'Autriche, par exemple, seul un nombre suffisant de quartiers de noblesse ouvrait la porte des appartements de l'impératrice. Et c'est au nom du respect porté à l'expression démocratique que le roi George V nomma sans ciller, en 1924, comme premier ­ministre Ramsay MacDonald, le premier issu du Parti ­travailliste, la gauche anglaise, dont les chefs furent par la suite les plus ardents défenseurs de la monarchie. Jusqu'à Tony Blair, dont on dit que dans son entreprise de modernisation de la « Firme », il « blairisa » la monarchie. Son prédécesseur, le conservateur John Major, avait mené une vraie révolution dès 1993 en obligeant la reine à se soumettre à l'impôt sur le revenu. Ce qu'elle fit sans montrer le moindre signe de protestation.

Le Ier juillet 1969, Charles devint prince de Galles, au château de Caernarfon. Mirrorpix / Bridgeman Images

C'est assurément grâce à ces concessions successives que l'Angleterre maintint son institution. Des renoncements qu'elle accompagna avec une clairvoyance remarquable, ce qui ne donna jamais l'impression qu'ils lui furent imposés. Ce qui en Europe ne fut pas le cas d'autres royautés, comme la Suède. En 1975, une réforme retira au roi Carl XVI Gustaf tous ses pouvoirs, le reléguant à un seul rôle honorifique et le privant de nommer les premiers ministres et de signer les lois. Pire ­encore, en 1980, une autre réforme constitutionnelle changea cette fois les règles de succession, de primogéniture agnatique à une primo­géniture équitable, pour permettre à la couronne d'être transmise à l'aîné des enfants, quel que soit son sexe. Appliquée rétroactivement, la jeune Victoria de Suède devint l'héritière du trône, destituant ainsi son frère cadet, Carl Philip. En comprenant qu'il fallait mieux anticiper les réformes, plutôt que de les subir, la ­couronne britannique s'affranchit de telles humiliations. Ce fut, à n'en point douter, une part de son génie.

Victoria invente le concept de famille royale

.            Dans l'époque moderne qui a façonné la monarchie, telle qu'elle existe aujourd'hui, un grand souverain domine. Une femme qui a transcendé le régime et imposé, par une stature et une longévité exceptionnelle, la figure idéale du monarque, telle que les Anglais la chérissent, c'est la reine Victoria. Comme Elizabeth II, elle est montée sur le trône par défaut. George IV et son frère Guillaume IV n'ayant pas eu de descendance, c'est à Victoria, la nièce de ces derniers, qu'échut le trône. La jeune fille a 18 ans quand elle accède à la magistrature suprême. Elle gardera le poste pendant soixante-trois ans. Et de son union avec le prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, son cousin, naquirent neuf enfants, dont les alliances inon­dèrent la quasi-totalité des dynasties royales européennes. Les liens de parenté du roi Charles III avec toute l'Europe viennent en partie de là. Victoria, c'est aussi le temps de la révolution ­industrielle, l'ère de la prospérité et des conquêtes. La reine portait une trentaine de couronnes, comme celle de l'Inde, dont elle devint l'impératrice. Les derniers rois « hanovriens », auxquels elle succéda, par leur extravagance, avaient fini par ternir l'image de la monarchie. Victoria, au contraire, substitua à ces agités de la Couronne un mode de vie sage et familial, presque bourgeois. Elle fut l'auteur d'un nouveau concept, dont le succès aura dépassé – sans doute – ce qu'elle en avait imaginé : la famille royale. Autrement dit, une monarchie incarnée, où montrer les siens permet aux classes moyennes de s'identifier à elle. Par l'austérité de sa vie personnelle, dénuée de toute fantaisie, Victoria inspira encore une nouvelle définition du souverain, clé de voûte morale de la société, imitée avec mesure par la reine Elizabeth II, qui ­n'hésita pas, par exemple, à sacrifier le bonheur de sa sœur Margaret plutôt que de l'autoriser à épouser un divorcé. Pour autant, Victoria comme Elizabeth II demeurèrent toujours sur un piédestal, dont elles descendirent rarement et avec une certaine difficulté. Ce qui n'obéra jamais leur popularité.

En juillet 1999, soucieux de désenclaver les Windsor, le palais organisa une visite dans une HLM de Glasgow. Un cliché montre la souveraine en conversation avec une locataire qui lui sert un thé, tandis qu'en arrière-plan le fils de la maison se cure abondamment le nez ! Rien d'autre qu'une certaine gêne dans les deux parties se dégage de la photo et The Guardian de conclure : « La probabilité d'une telle rencontre est égale à celle de deux éléphants assis l'un à côté de l'autre dans un autobus. » Buckingham Palace comprit alors qu'il était inutile de faire passer la reine pour ce qu'elle n'était pas. Quant aux Britan­niques, ils n'en demandaient pas tant. Personne n'ignorant que leur souveraine était une personne snob, qu'une vie ­entière dans un palais de 800 pièces n'avait jamais spécialement rapprochée des classes populaires. Malgré tout, sans jamais céder à la moindre démagogie, Elizabeth II fut la souveraine la plus aimée de toute l'histoire du Royaume-Uni. Concentré sur son devoir et observant une neutralité qui ne fut jamais trahie, le chef d'État le plus médiatisé au monde, durant plus de soixante-dix ans de règne, fut aussi le moins clivant du XXe siècle.

Pas plus de 25 personnes ne peuvent être membres en même temps de l'ordre de la Jarretière, dont le roi, ici barré du célèbre ruban. PA Photos/ABACA

Une stature enviée par les neuf autres monarchies européennes (11 si l'on ajoute Andorre et le Vatican), avec lesquelles, à une ou deux exceptions près, la couronne britannique cousine et qu'elle éclipse de son trop puissant rayonnement. Aucune d'entre elles ne put jamais rivaliser, pas même le Danemark, pourtant la plus ancienne monarchie européenne dans une même famille, ni l'Espagne, dont la restauration par Juan Carlos fut spectaculaire. Le Siècle d'or ­espagnol, moment où le pays est à son apogée, du début du XVIe jusqu'à la fin du XVIIe siècle, est trop éloigné de notre époque pour que le royaume ibérique en tire le moindre avantage, ce qui n'est pas le cas au Royaume-Uni, dont le souvenir de la grandeur, entretenu par le Commonwealth, continue de servir le prestige de la Couronne.

Dans les républiques, où l'on a si souvent recours à l'exemple de la monarchie pour dénoncer les excès de pouvoir des gouvernants, on pourrait jeter un œil par-dessus la Manche et tendre l'oreille. On y entendrait peut-être, d'une voix venue des profondeurs de l'Histoire, que la monarchie anglaise, entre autres qualités, sert aussi à empêcher un homme politique de se prendre pour un roi !