La construction du « SHAPE Village » (1951-1952)

D’après : Gérard Monnier (dir.) - Le temps de l’oeuvre (p. 61-7) © Éditions de la Sorbonne (2000) https://books.openedition.org/psorbonne/476?lang=fr#tocfrom1n1 / Histoire urbaine 2007/3 - Yvan Delemontey - Le béton assemblé, Formes et figures de la préfabrication en France, 1947-1952

Le contexte

.        Au mois de Mai 1951, le quartier général suprême des Forces Alliées en Europe (Suprem Headquarters Allied Powers in Europe, SHAPE) pose au gouvernement Français les conditions de son installation. Il s'agit de construire un village susceptible d'accueillir les 300 familles des officiers et sous-officiers des 12 nations de son état-major. Le délai imparti pour la réalisation des 100 premiers logements était de cinq mois, la totalité de l'opération, soit 263 logements, devant être livrée en moins d'un an.

Le Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme (MRU), désireux de mettre en application ses thèses sur l'industrialisation du bâtiment, se saisit de l'opportunité de construire le « SHAPE village ». Les conditions de réalisation du projet dans des délais extrêmement courts feront du facteur temps un élément essentiel de cette opération.

Le 13 Juin 1951, le site est choisi par le général Eisenhower, commandant des forces suprêmes de l'OTAN, il s'agit du parc du Château d'Hennemont à Saint-Germain-en-Laye, un parc à l'abandon. Le 14 Juin 1951, les géomètres sont au travail et le 15 Juin, Jean Dubuisson, remarqué au concours de Strasbourg, est convoqué dans le bureau de Claudius Petit au Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme.

En connaître plus sur le SHAPE et le contexte du "Shape Village"

Les conditions de la commande

.           La nécessité de concevoir et de réaliser en moins d’un an les 263 logements confère immédiatement à cette opération une dimension expérimentale axée sur la vitesse d’exécution qui sera suivie de près au sein du ministère par le directeur de la Construction en personne, Adrien Spinéta,

.           Jean Dubuisson est alors informé des conditions d'une éventuelle commande : il devra utiliser un principe de construction faisant appel aux techniques de la préfabrication lourde, le procédé Camus, afin de l’éprouver sur une opération d’une certaine importance. Avant d’accepter la commande le jeune architecte, qui va réaliser ici sa première opération, se rend immédiatement au Havre, voir une opération réalisée avec ce procédé avant de rendre compte de sa décision le lendemain au ministre.

.           Le procédé Camus, expérimenté dès 1949-50, dans le quartier du Perrey au Havre, consiste en une préfabrication très élaborée intégrant les murs, portes et fenêtres, les canalisations d’eau, les branchements électriques, l’accès gaz… Ce procédé présente quatre avantages essentiels : la réduction au minimum des joints d’assemblage grâce à la taille importante des éléments ; puis l’économie d’une ossature édifiée habituellement à l’avance ; une fabrication poussée en usine, au point d’incorporer l’ensemble des équipements, garantissant une exécution sur site optimale ; et en conséquence, une diminution substantielle du coût de la main d’œuvre non qualifiée.

Le système Camus n’était cependant pas une nouveauté, puisque dès 1910 l’état-major américain avait employé, pour la construction de ses casernes, de grands panneaux de béton selon le procédé Aiken (ce qui n’a sans doute pas déplu à Eisenhower !). Ce procédé de construction (« préfabrication lourde » en béton armé), développé par l’ingénieur des Arts et Manufactures Raymond Camus et breveté en 1948, a été mis en œuvre à très grande échelle. Il compta parmi les moyens qui permirent au gouvernement français d’atteindre l’objectif très ambitieux de 20.000 logements par mois. Il est ainsi devenu le symbole de la préfabrication lourde « à la française » qui s’exportera dans le monde entier.

.           L'immeuble du Havre est construit avec des panneaux porteurs préfabriqués disposés en façade. Jean Dubuisson est très désappointé. En effet, alors qu’on lui demande de réaliser des appartements de standing modernes, qu’il imagine volontiers largement ouverts sur l’extérieur, profonds et traversants, il se retrouve au contraire devant un bâtiment mince à façades porteuses, percé de petites ouvertures et abritant des logements économiques. Se pose alors pour lui la question de l’adaptation d’un tel procédé afin de réaliser l’architecture moderne qu’il souhaite. Après plusieurs jours de réflexion, il semble avoir trouvé la solution et ne tarde pas à convaincre l’ingénieur Raymond Camus lui-même : il changera la direction des panneaux porteurs préfabriqués pour les disposer perpendiculairement aux façades, dispositif ingénieux et inédit qui lui permet, en libérant l’enveloppe de toute fonction structurelle, non seulement d’assurer une grande profondeur aux logements, mais de conserver une liberté totale de percement en façade.

.           Assuré alors de pouvoir réaliser une belle opération, il accepte la commande du MRU. Il n'avait cependant pas encore informé Raymond Camus de la manière dont il allait utiliser le procédé ; la rapidité avec laquelle il devait faire part de sa décision au MRU l'obligeait à prendre ce risque. Il lui faudra ensuite trois jours et trois nuits pour convaincre Raymond Camus de bien vouloir utiliser son procédé de la manière dont il l'avait imaginé.

.           Après la Deuxième Guerre mondiale la question de l'architecture était abordée dans sa dimension sociale, il fallait répondre aux besoins d'une population désireuse de trouver un logement. Même si le programme ne répond pas à la demande des Français puisqu'il s'agit d'une opération destinée aux seuls militaires étrangers, le MRU voit dans la réalisation de ce projet le moyen d'expérimenter des techniques qu'il pourra appliquer à d'autres programmes. Jean Dubuisson toutefois lutte contre cette seule dimension sociale donnée à l'architecture. Il entend aussi donner à son projet une dimension esthétique. Il intègre immédiatement les données techniques comme critères de conception mais il les fait évoluer pour que la technique serve l'esthétique du projet.

Les marchés.

.           Jean Dubuisson commence l'étude seul ; il propose un plan masse : huit bâtiments implantés sur le haut du terrain à la cote 103 et un bâtiment courbe implanté à la cote 90. Ce plan masse est immédiatement accepté.

Plan masse général.

.           Le caractère urgent de l'opération nécessite de brûler les étapes. Adrien Spinéta adjoint donc à l'opération un second architecte expérimenté, qui a suivi l’enseignement de l'École nationale supérieure des Beaux-Arts, Félix Dumail (1883-1955). Il réalisera le bâtiment courbe (bât. 1), de 344 m de longueur, comprenant 100 logements. Jean Dubuisson, formé à la même école, de son côté, réalisera les 8 bâtiments numérotés de 2 à 9 comprenant 163 logements de 7 types différents. Il ne s’agissait aucunement de mettre en compétition les performances ni le génie de deux professionnels, mais, tout en répartissant la lourde charge du projet sur deux têtes, avant tout de comparer deux méthodes de construction.

.           Le financement de l'opération est concrétisé par décret le 5 juillet 1951, accordant à titre d'avance 1,4 milliard Fr (2,1 millions €) à imputer sur le chapitre « Constructions expérimentales par l'Etat d'immeubles d'habitation », et autorisant l'application de l'article 24 du décret du 6 avril 1942 qui permet la passation des marchés sur commande. Ce qui revient à dire qu'il n'y a pas eu d'appel d'offre. Les marchés sont passés sr la base de prix provisionnels établis d'après les adjudications les plus récentes et d’une surface estimée approximative. Le coût considéré était d'environ 20.000 Fr le m2 (30 €).

.           Les deux architectes se mettent immédiatement au travail, le temps de l'étude est extrêmement court. Fin juin, les plans d'ensemble sont prêts, soit 15 jours après la visite de Jean Dubuisson à Claudius Petit.

.           Dans ce type d'opération, la durée de la phase étude aurait dû normalement être au moins cinq fois supérieure à ce qu'elle a été. Les études ont précédé de très peu toutes les phases d'exécution, et les conditions d'exécution réagissant elles-mêmes sur les études ultérieures, les architectes seront contraints de modifier et d'adapter leurs plans à un rythme effréné.

Le projet de Jean Dubuisson.

.           Jean Dubuisson applique donc le procédé Camus de préfabrication lourde, la mise en œuvre de panneaux porteurs et de planchers préfabriqués. Un mois plus tard les plans de montage sont terminés. La construction, dont a la charge un groupement d’entreprises constitué des sociétés Dumez, Froment-Clavier et Camus, s’organise en deux phases.

.           Le soubassement formant rez-de-chaussée des immeubles sera d’abord construit de manière traditionnelle, pendant que sera installée l’usine de préfabrication. Ce procédé de construction du rez-de-chaussée est en réalité contradictoire avec les principes adoptés pour la construction des étages préfabriqués. Question de temps. L’entreprise de préfabrication Camus ne pouvait dans le temps imparti réaliser une chaîne de montage qui intégrerait nombre d'éléments différents qui doivent s'adapter à la configuration du terrain.

.           L'atelier de préfabrication est implanté à Colombes dans les locaux de l'ancienne usine Amiot ; son installation ne fut pas sans quelque rebondissement et durera 3 mois de juillet à fin septembre 1951. L'étude des plans fait apparaître 7.055 éléments à préfabriquer. Ces éléments, en tenant compte de tous les accidents, trous pour passage de canalisations, taquets de scellement, revêtements différents, se répartissent en 467 types différents. La moyenne de répétition qui est de 15,1, est très faible, mais cet inconvénient est compensé une conception qui permet d'utiliser seulement deux sortes de coffrages standards pour les planchers et les allèges.

De surcroit, le temps alloué pour les études ne lui permet pas de réaliser totalement l'opération avec le degré de préfabrication espéré. Il ne pourra pousser l’incorporation du second œuvre dans les éléments préfabriqués à son maximum ; il devra se limiter à quelques éléments comme le carrelage, les taquets de scellement et le passage pour les fluides. La surface de l'usine (2.000 m2) permet une production journalière pour 360 m2, soit deux logements, avec un effectif de 185 hommes en pointe.

.           Les fondations sont entreprises le 24 juillet et les sondages de sol ne débutent que le 21 août, une fois les fouilles achevées et tous les plans de montage réalisés. Mais les sondages font état d'une mauvaise portance du sol, ce qui entraînera un surcoût pour la réalisation des fondations. S’ajoutant à cet imprévu, le climat détestable pendant la réalisation des fondations a obligé architecte et ingénieurs à mettre au point une méthode improvisée de coulage des fondations. C'est Jean Dubuisson qui a proposé à l'ingénieur de chez Dumez de couler les fondations au fur et à mesure de l'avancement des fouilles afin d'éviter que les pluies torrentielles ne remplissent les fouilles et ne provoquent des gonflements du terrain.

.           Le 21 septembre 1951, les premiers éléments verticaux préfabriqués seront montés sur site pour la réalisation des étages supérieurs. La cadence de montage dépend essentiellement de la production de l'usine ; il faut un synchronisme parfait entre la préfabrication livrée site et le montage. Le transport des éléments préfabriqués de l’usine au chantier a nécessité l'emploi de 200 camions pour assurer une bonne rotation.

.           Au final, avec 370 hommes employés au montage en période de pointe, les premiers appartements seront livrés en janvier 1952. Les derniers le seront dès le mois de mai, soit 11 mois seulement après le début des études.

Montage des éléments verticaux.

.           Le graphites G1 et G2 qui traduisent les effectifs respectivement en usine et sur site, montrent des discontinuités, mais surtout de montées en puissance, certes courtes, mais très longues relativement à la durée totale du chantier. Les contraintes de montage, avec les nombreuses révisions de plans ont perturbé la fabrication en usine, perturbations qui en retour ont pénalisé l’avancement des travaux de montage.

Graphique représentatif de l'activité d'ensemble de l'usine et du chantier pour les bâtiments construits suivant le procédé Camus.

Le projet de Félix Dumail

.           Le principe de construction retenu pour le bâtiment Dumail-ESCA est le procédé traditionnel évolué : murs banchés, linteaux et planchers préfabriqués en place. Il s'agit d'un bâtiment d'un seul tenant, de 344 m de longueur à trois niveaux, il comprend seize cages d'escalier. Les moyens mécaniques et humains mis en œuvre sont très importants : 5 grues à portée variable capables de desservir les deux façades ont été utilisées ; 500 personnes sont intervenues pour construire le bâtiment.

.           Les fondations sont entreprises le 15 juillet ; le 01 septembre, les premiers planchers préfabriqués sont posés et les travaux de second-œuvre débutent ; le 15 octobre (80 jours après le démarrage des travaux), chauffage, plomberie et électricité sont terminés ; le premier logement est achevé le 15 octobre (3 mois après le démarrage des travaux) ; 18 des 100 logements sont achevés le 31 octobre (105 jours après le démarrage des travaux) ; le 15 janvier 1952 (6 mois après le démarrage des travaux), la totalité des 100 logements est livrée.

 Graphique d'utilisation de la main-d’œuvre pour chacun des corps d'état secondaires.

.           Les courbes des effectifs du chantier Dumail-ESCA montrent une parfaite continuité, en partie dûe à l'emploi d'une main-d’œuvre qualifiée qui venait de réaliser le même type de chantier. Sur ce chantier les bons rendements ont été atteints beaucoup plus rapidement, la période d'adaptation étant beaucoup plus brève.

Conclusion

.           Le planning Dumail prévoyait l'intervention simultanée de tous les corps d'état. Spinéta voulait démontrer que la coordination est un facteur déterminant dans la réduction du délai de réalisation d’un chantier. Celui-ci à été réalisé en 6 mois. La démonstration est faite ; le « traditionnel évolué » est capable d'une cadence très rapide, étant admis que les effectifs nécessaires aient pu être réunis.

Adrien Spinéta en tirera un certain nombre de conclusions :

  1. Dans toute la période d'injection de main d'œuvre destinée à accroître les effectifs, en vue d'atteindre les objectifs d'une production, l'amélioration du rendement d'une fabrication industrielle est lente et difficile. L'amélioration de productivité est d'autant plus faible que l'injection de main d'œuvre est rapide.
  2. Dans le cadre d'une opération de courte durée, si les délais d'études ont été insuffisants, la période d'adaptation est tributaire à la fois de l'inaccoutumance des hommes et des mises au point des études. La période utile pendant laquelle on bénéficiera de bons rendements en sera d'autant plus réduite.
  3. Il sera possible de tirer des avantages de la préfabrication en usine que si la période utile est d'une durée au moins égale à 4 ou 5 fois la somme des périodes de mise en route et de fin de chantier.

Cette expérience du chantier du SHAPE sera pour Adrien Spinéta le moyen de mettre en œuvre le secteur industrialisé du MRU en 1952 et de vérifier ses thèses sur la préfabrication en réalisant des projets de très grande envergure. L'ère des grands ensembles naissait.

.           L’opération « SHAPE village » (ainsi que celle du même type de Marcel Lods à Fontainebleau), s’inscrira dans la politique expérimentale entreprise après 1947 par le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU). La réussite architecturale des chantiers pilotes de Jean Dubuisson et Félix Dumail va conforter l’État dans son choix d’une préfabrication poussée afin de répondre aux enjeux de la reconstruction et de la crise du logement à venir et constituera un jalon essentiel dans l’avènement du logement de masse des Trente Glorieuses.

Malheureusement, de cette magistrale leçon de construction, on ne retiendra bien souvent que les gains de productivité obtenus grâce à ces nouvelles méthodes, et non pas les préoccupations esthétiques et le soin apporté à chaque détail qui animaient le travail des architectes.

.           Le souci que Jean Dubuisson (1914-2011) a eu du détail, la générosité dont il a fait preuve dans l'élaboration des plans, le grand intérêt qu'il a porté à la qualité de l'exécution, ont fait de cette opération un exemple de la trop rare qualité qu'ont pu atteindre par la suite des constructions réalisées à partir d'éléments de préfabrication lourde.

Les bâtiments construits par Jean Dubuisson en utilisant le procédé Camus.

.           Sur le plan architectural, l’opération est une réussite dont le MRU se servira abondamment pour promouvoir l’industrialisation de la construction. Cette réussite, qui tranche avec tout ce qui avait été réalisé jusque là dans le cadre des chantiers expérimentaux, revient pleinement à Jean Dubuisson qui, parvint à dépasser le conflit entre technique et esthétique qui se posait à lui. Sa géniale intuition lui a permis d’anticiper l’évolution typologique du logement de la décennie suivante

L'intérêt qu'il a porté aux usages et donc à l'inscription sociale des projets, la culture technique qu'il a intégrée très vite dans son processus de conception au service d'une nouvelle esthétique en ont fait l’un des grands architectes de l'après-guerre. Cela ne l’empêchera pas, finalement plus favorable à la préfabrication du second œuvre qu’à celle du gros œuvre, d’utiliser ici le procédé Camus pour la première... et dernière fois.

.           Aujourd’hui, cette réalisation, renommée Village d'Hennemont, est labellisée patrimoine du XXe siècle.