. Tokugawa Iemoch (avant-dernier shogun 1858-1867) souhaite emprunter à la France ses techniques, notamment militaires, afin de remporter la partie contre l’empereur et les seigneurs dissidents. Napoléon III lui envoie ses meilleurs instructeurs, dont Jules Brunet qui avait réalisé des exploits six ans auparavant lors de la campagne du Mexique. La mission est de taille : il faut former 1.000 fantassins, 350 cavaliers et 650 artilleurs aux techniques de guerre moderne.
En retour, le shogun accorde à la France l’ouverture de quatre ports : Hakodate, sur l’île d’Hokkaido, Kanazawa, au nord, Nagasaki, au sud, et Yokohama, près de Tokyo. Les hommes d’affaires français se frottent les mains : le potentiel économique de l’archipel est considérable, et sur place, l’ambassadeur Léon Roches fait office de représentant pour des entreprises françaises.
Dans ce pays qui le fascine, Brunet s’adapte vite. Instructeur en artillerie, il fraternise avec ses élèves et découvre la culture japonaise. Le militaire se montre enthousiaste et curieux. Il s’intéresse surtout aux samouraïs, qui savaient si bien manier l’épée comme la plume : l’officier français est lui-même dessinateur. Durant la campagne du Mexique, ses qualités avaient même été repérées par Le Monde illustré, un hebdomadaire populaire qui a reproduit ses croquis.
La fin du shogunat
. Mais sa bonne volonté ne peut rien contre une situation politique chaotique. Des révoltes éclatent contre les gaijin (étrangers) qui installent leurs champs de manœuvre sur les terres agricoles. Les militaires occidentaux sont bientôt détestés par la population. Et la situation délicate dans laquelle se retrouve le shogun n’arrange pas les choses.
En effet, l’empereur Komei décède en 1867, laissant un fils de 14 ans, Tenno Meiji, soutenu par des seigneurs qui réclament la fin de la domination shogunale. Le 3 janvier 1868, un coup de force proclame la restitution de tous les pouvoirs à l’empereur et à lui seul. Vent de panique chez les Français qui craignent de perdre leur point d’ancrage dans le pays : l’ambassadeur Roches, soutenu par Napoléon III, concocte alors un plan pour arrêter les impériaux à Odawara. Mais, face à l’armada déployée par les partisans de l’empereur, l’armée de Tokugawa est vaincue dès le début des hostilités. Par respect pour son souverain, le shogun préfère capituler et lui remettre le pouvoir gouvernemental dont il était investi. Une nouvelle ère s’ouvre pour le pays.
Pour les Français, la mission japonaise semble bel et bien terminée… L’ambassadeur Roches est rappelé à Paris et l’équipe française fait son paquetage. Mais quitter l’archipel est impensable pour Brunet : après avoir servi le shogun durant des mois, noué des liens solides d’amitié avec ses hommes, le lieutenant veut prolonger l’aventure. La veille du départ, lui et huit autres officiers désobéissent et embarquent sur une frégate commandée par le vice-amiral Enomoto Takeaki, dernier fidèle du shogun. Brunet laisse une lettre à son supérieur et ami Jules Chanoine : « Devant l’hospitalité chaleureuse du gouvernement shogunal, il me fallait répondre dans le même esprit. […] J’ai décidé de rejoindre les serviteurs de l’ancien régime et mes élèves, qui aiment leur patrie. »
Brunet utilisé comme agent double
. Il aurait pu être fusillé … Mais à Paris, l’acte de Brunet n’est pas considéré comme une désertion. Le ministre de la Guerre, le maréchal Niel, lui accorde un congé sans solde et l’autorise à résider au Japon, à condition qu’il ne se prévale pas du statut d’officier français. Pourquoi une telle clémence ? La diplomatie française utilise Jules Brunet comme un agent double. Certes, le shogun s’est retiré de la vie politique, mais plusieurs clans lui restent fidèles, notamment au nord du Japon. Ne sachant trop quelle partie va finalement l’emporter, la France choisit de garder un homme en réserve, au cas où le vent tournerait… Brunet rejoint Hokkaido, l’île du Nord. Les partisans du shogunat y ont instauré la République sécessionniste d’Ezo, dirigée par le vice-amiral Takeaki, qui a refusé de remettre sa flotte au pouvoir impérial. Brunet reprend l’instruction de ses soldats et organise la défense de l’île.
Durant toute cette période, il reste couvert par sa hiérarchie, mais tout en gardant son uniforme français ; Brunet n’a jamais endossé l’armure médiévale. Pour autant, l’implication de Brunet n’empêche pas la chute de la République d’Ezo. L’empire a réussi à fédérer tous les seigneurs du Japon, et leurs troupes se rapprochent dangereusement des côtes d’Hokkaido. Paris craint que Brunet ne soit torturé par la justice impériale : le militaire et ses camarades sont exfiltrés vers Yokohama en juin 1869. Son aventure aura duré moins de trois ans. La France félicite aussitôt l’empereur victorieux et l’informe que Brunet a été révoqué de l’armée après être passé en conseil de guerre. Mais il n’en est rien : il n’est mis à pied que quatre mois et onze jours avant d’être nommé directeur de la manufacture d’armes de Châtellerault.
Brunet décède en 1911. Seize ans plus tôt, il avait reçu une autre distinction, celle de grand officier du Trésor sacré du Mikado. Grâce à son armée moderne et bien formée, le Japon venait de battre la Chine à plate couture. L’empereur Meiji, magnanime, tenait à remercier Brunet pour son rôle dans la modernisation de ses troupes …