Les réseaux ferroviaires restent un enjeu stratégique dans le monde et principalement en Europe centrale et orientale où, pendant plus d’un siècle et demi, ils ont structuré les empires puis les États-nations. Héritière de ce passé, l’Ukraine, en conflit avec la Russie, tente ainsi, aujourd’hui, d’adopter l’écartement standard ouest-européen en lieu et place de l’écartement large hérité de Moscou.
La Gare, Hans Baluschek, 1904.
Liberté de choix pour les pionniers du train
. Durant les premières décennies de l’histoire du chemin de fer, les différences techniques et en particulier l’écartement des rails n’avaient guère d’importance. Chaque ligne ou chaque réseau initialement, puis chaque pays, ont fait leurs propres choix dans la mesure où, jusque vers 1880 du moins, on n’envisageait nullement un trafic international et encore moins à l’échelle d’un continent entier.
A plus forte raison le réseau ferré insulaire britannique, qui fut le premier digne de ce nom, en a fait la règle ou plus exactement ... contribué au manque de règle ! Ainsi, de 1838 à 1867, la compagnie Great Western Railway a pu couvrir de 2.300 km de lignes le sud-est de l’Angleterre, dont certaines à 3 files de rails, avec sa fameuse voie de 7 pieds ¼ d’écartement créée, à l’issue d’une véritable guerre des écartements, par l’ingénieur Brunel. Celui-ci est parvenu à persuader les dirigeants du Great Western Railway de briser l’étroite et contraignante norme dite de la voie « normale » de 4 pieds 8 ½ pouces (1.435 mm) pour la remplacer par sa voie large de 2.140 mm, qui devait permettre non seulement la circulation de trains plus grands, mais aussi plus rapides.
Lorsque Cécil Rhodes, fondateur de la British South Africa Company et de la compagnie diamantaire De Beers, veut à la fin du XIXe siècle, unir Le Cap au Caire par le rail et créer une grande ligne qui va développer l’Afrique, il se heurte au problème de la multiplicité des écartements africains et ne songe nullement à transformer les voies des réseaux impliqués dans le projet, mais à les utiliser telles quelles.
Dernier train à voie large, locomotive Dragon, en route pour Penzance, à Taunton (Somerset, England), 20 mai 1892. On distingue le double écartement de la voie, Geof Sheppard Collection.
. Dans ce contexte, que l’on pourrait qualifier d’« a-normalisation », le cas de l’Amérique du Nord d’avant la guerre de Sécession est intéressant. À leurs débuts les nombreuses compagnies ferroviaires ont bénéficié d’une indépendance totale à l’anglaise et choisirent de ce fait des écartements très variés. Une situation qui a en partie contribué, lors de la guerre de Sécession (1861-1865), à la défaite du Sud en compliquant les déplacements des troupes de part et d’autre des « frontières » techniques des différents réseaux.
La plupart des compagnies ferroviaires des États du Sud avaient en effet adopté l’écartement large de 1.520 mm (5’ –pieds-) mais celui-ci laissait toutefois la place à de nombreuses échancrures territoriales au profit de la voie de 1.435 mm. Cette situation prit fin en 1886 avec l’adaptation des derniers 18.500 kilomètres de lignes construites avec l‘écartement large à l’écartement standard (1.435 mm)
Un héritage lourd à porter
. La plupart des grandes lignes nationales se sont constituées par une mise bout à bout de lignes régionales existantes, et même aux États-Unis, on ne voyait pas pourquoi les lignes de certains Etats du Sud se raccorderaient entre elles, ou pire se raccorderaient avec celles des Etats du Nord. Si le milieu du XIXe siècle voit la mise en place des réseaux nationaux, la fin du XIXe siècle marque le passage du trafic ferroviaire à une dimension autre, celle de continents entiers. Et au-delà des écartements, d’autres problèmes de normalisation vont vite apparaître : les roulements, les attelages, les systèmes de freinage, les systèmes d’alimentation électrique. Ce sera entre les deux guerres la mission de l’UIC (Union Internationale des Chemins de fer) créée en 1922.
. En 1925, la Revue Générale des Chemins de Fer (RGCF) recense 38 écartements dans le monde faisant l’objet d’une pratique effective. Certes, d’jà à cette époque, l’écartement normal de 1.435 mm domine (notamment grâce au poids de l’immense réseau des États-Unis), avec 2/3 du kilométrage mondial (745.000 km sur 1.110.000) des voies l’utilisant. Ainsi :
- L’écartement standard (1.435 mm) est quasi-généralisé en Europe de l’Ouest, en Amérique du nord, en Chine, etc. A partir des années 1980, il sera partout adopté pour les nouvelles lignes à grande vitesse.
- L'écartement large de 1.520 mm (4’ 11"5/6) « à la russe » a été développé en Russie pour donner aux trains davantage de stabilité dans des conditions climatiques extrêmes. Il est encore utilisé dans les anciens pays de l’Union soviétique, en Finlande et en Mongolie. Le réseau russe est resté fidèle aux techniques du changement des essieux, en se dotant toutefois de voie standard pour l’interconnexion de ses lignes à grande vitesse avec le reste de l’Europe.
- Dans la péninsule ibérique, où les échanges extérieurs de l’Espagne et du Portugal ont longtemps privilégié le mode maritime l'écartement standard des rails est, depuis les conseils de l’ingénieur Brunel, de 1.672 mm (5’ 5"⅔) -6 pieds castillans-. Cet écartement dit « ibérique » outre l’Espagne et le Portugal est aussi utilisé en Argentine, au Chili et en Inde.
- L'écartement étroit, entre 600 mm et 1.067 mm, est utilisé dans certaines régions montagneuses ou dans des réseaux ferroviaires à faible trafic. Cette dernière voie étroite de 1.067 mm dite “métrique anglais” ou “métrique du Cap”, est historiquement un écartement colonial réservé aux pays dont les possibilités de développement semblaient, au XIXe siècle, alors très limitées.
- Malgré le triomphe de l’écartement standard de Stephenson (1.435 mm), le Royaume-Uni construira de nombreux réseaux en voie étroite, notamment au pays de Galles (610 mm). L’Irlande, pour sa part, se verra interdire la construction de lignes autres qu’à l’écartement 5’ 3", un curieux écartement de 1.600 mm avec lequel elle avait commencé à construire son réseau. L’empire britannique n’appliquera guère la standardisation, et l’Inde, par exemple, recevra un écartement de 1.676 mm, le plus grand appliqué à un pays entier dans le monde.
- Le continent australien est profondément handicapé par une concurrence désordonnée entre colonies rivales jalouses de leur propre écartement. Cette situation qui a ruiné le chemin de fer australien n’a jamais été réglée, laissant, aujourd’hui, la route et ses camions “road-trains” à remorques multiples assurer la plus grande partie des transports continentaux. Le réseau néo-zélandais est à voie de 1.067 mm.
- Le continent sud-américain, non plus, n’a pas été épargné par cette “maladie” de la diversité des écartements, surtout l’Argentine avec un réseau pourtant soigné, mais construit avec trois écartements (1678, 1435 et 1000 mm) ruinant toutes les chances de performances à l’échelle du continent. Aujourd’hui son utilité est réduite à presque rien. Même situation au Brésil, ce qui pose moins de problème dans la mesure où les réseaux sont géographiquement très séparés et sont loin d’être en cohérence.
Cette carte montre qu’en 1971, la situation n’a pas changé, et, aujourd’hui, elle reste identique à elle-même. Document RGCF.
- En Asie, outre le gigantesque réseau indien à voie large de 1.668 mm, la voie métrique anglaise étroite de 1.067 mm irrigue historiquement le Japon. Avec l’arrivée du Shinkansen en 1966, le pays s’est aussi doté d’un réseau à grande vitesse à voie standard avec de nombreux points de contact avec le réseau classique. Au nord du Vietnam enfin, la voie métrique héritée de la colonisation française cohabite avec la voie standard venue de Chine...
Modèle de rail (reliant ancien et nouveau réseau) sur lequel circule le Shinkansen, près de Kakogawa, Japon.
- À côté de ces écartements conventionnels, il en existe encore de nombreux autres dans le monde, tels que 750 mm, 1.000 mm, 1.066 mm, 1.676 mm, 1.850 mm, 2.000 mm, 2.140 mm.
. Ainsi, dans les années 1960, la standardisation n’a pas encore triomphé en Europe où l’Espagne, le Portugal (1.668 mm), la Russie (1.520 mm), la Finlande (1.524 mm) et l’Irlande (1.600 mm) sont coupés du réseau européen (1.435 mm).
. Les différences d’écartement de rails sont à l’origine de pertes de temps importantes entre les réseaux. Au début, le transbordement d’un train à l’autre est la règle. Il l’est demeuré entre la France et l’Espagne, tout comme jusqu’en 1914 entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Russie (hors le réseau du « Varsovie-Vienne »). À défaut de transborder voyageurs et marchandises, on emploie différentes techniques, toutes très coûteuses :
- Changement de bogies (ensemble roues-essieux), comme à Brest-Litovsk,
- Trains à double écartement avec deux ensembles de bogies,
- Essieux à écartement variable (entre la France et l’Espagne),
- Voies à écartement variable,
- Transbordeurs, pour le transfert des wagons d’un train sur un autre train.
Embranchement triple à deux écartements (1435 et 1000 mm) imbriqués dans la sucrerie de Wawvre en Belgique. La complexité de cet appareil de voie est évidente !
Le premier écartement normalisé : celui de 4 pieds 8 1/2 pouces (1.435 mm)
. Entre 1854 et 1892, la voie large (2.140 mm), fut progressivement remplacée par la voie standard (4’- 8"½, 1.435 mm), l’utilisation temporaire de voies à écartement variable facilitant la transition.
La Locomotion de George Stephenson marque l’adoption de la voie de 4 pieds 8 pouces et demi (1.435 mm) comme futur écartement standard mondial. Elle fut la première locomotive du monde à être engagée sur une ligne publique, la Stockton & Darlington Railway, en 1825.
The Rocket de Stephenson, 1929
Il est intéressant de noter que le premier règlement du concours de Rainhill gagné en 1929 par la « fille » de la Locomotion, la Fusée de Stephenson, avec une vitesse de 50 km/h, ne fait aucune mention d’un écartement des rails, et que l’écartement imposé n’est mentionné que dans un additif publié ultérieurement. Le concours se tient sur une portion de la ligne de Liverpool à Manchester, alors en cours de construction sous la direction de Stephenson, et c’est ce qui impose l’écartement de 4 pieds 8 ½ pouces à tous les candidats … dont Stephenson lui-même qui se trouvait à la fois juge et partie ! Héritage des Romains qui construisaient leurs chars avec un écartement de 1.435 mm environ (1 pas romain), cette "norme" fut conservée par les charrons au fil des siècles. Les premiers trains ont été construits par des charrons qui ont conservé leurs habitudes.
C’est comme fournisseur des réseaux anglais et européens que George Stephenson impose, avec ses locomotives, l’écartement de 4 pieds 8 ½ pouces dont on dit qu’il l’aurait choisi un peu au hasard en allant mesurer celui des roues d’une charrette dans une grange voisine de son atelier. Ce n’est d’ailleurs qu’une légende : nous savons que Stephenson voulait des écartements normalisés en chiffres ronds : 2, 3, 4, 5 pieds, mais à Killingworth la place manquait dans les bâtiments industriels pour installer une voie en 5 pieds, alors il choisit 4 pieds et demi (ou 4 pieds 6 pouces) pour avoir les plus grosses locomotives possibles, et ajouta ultérieurement un 2"½ pour augmenter le jeu dans les courbes, obtenant le mythique 4’ 8″½, soit les 1.435 mm dont il n’avait aucune idée, ignorant les mesures métriques.
En 1845 le gouvernement britannique est contraint de se préoccuper du problème des écartements : dans un pays où l’on compte 13 écartements, le 4’ 8″½ domine du fait de l’influence de Stephenson qui a fourni des locomotives à une majorité de réseaux (et qui oblige par la force des choses les futurs fournisseurs de ces mêmes réseaux à adopter le même écartement) tandis que le fameux 7 pieds (2.140 mm) préconisé par l’ingénieur Brunel arrive en deuxième position avec environ 275 miles construits, soit plus de 12 % des 2.225 miles du réseau anglais de l’époque.
Quand les écartements ferroviaires deviennent des enjeux diplomatiques
. Sur le continent européen, l’expérience anglaise de l’anarchie des écartements ne sert guère de leçon, et l’on trouve de nombreux écartements différents. On peut noter que l’Europe de l’époque est encore très enfermée dans ses frontières et ses pratiques nationales, et qu’un grand réseau international, s’il est espéré par les esprits les plus ouverts et les plus entreprenants, n’est pas ce qui dicte les choix de chaque pays européen. L’adoption commune de l’écartement de Stephenson est essentiellement un fait technique lié à l’achat de ses locomotives.
Les industriels anglais, dans leur ensemble, Stephenson compris, produiront bien à la demande des locomotives pour des pays qui ont, pour diverses raisons techniques, choisi des écartements différents. Mais il est certain qu’au début des réseaux continentaux, là où Stephenson a carte blanche, il livre des locomotives avec son écartement « maison » : c’est le cas pour la première ligne belge de Bruxelles à Malines à partir de laquelle se constituera le réseau de ce pays, ou encore de la première ligne allemande de Nuremberg à Furth (locomotive Der Adler qui n’est autre qu’une Stephenson « Patentee »), ou de la première ligne italienne (locomotive Bayard), etc. C’est donc beaucoup plus la norme maison d’un constructeur qui a fait l’unité des écartements européens plutôt que la volonté politique des pouvoirs publics.
. Au-delà de l’intérêt stratégique du chemin de fer démontré par... son absence durant la guerre de Crimée (1853-1856) et par ses obstacles techniques lors de la Guerre de Sécession, les tentatives de (plusieurs !) normalisations se sont rapidement trouvées être des enjeux politiques et diplomatiques.
Les historiens des techniques noteront que la défaite des Sudistes face aux Yankees est aussi liée à l’absence de normes dans un autre domaine, celui des calibres des armes. Les ingénieurs Wallering et Flanders sauront tirer un enseignement de cette leçon : la nécessité des normes en matière d’armement et l’appliqueront aux machines-outils de l’industrialisation américaine de la fin du siècle, en particulier à la production en masse (Ford T).
. L’Union des Administrations Ferroviaires Allemandes ou VDV (Verein Deutscher Einsenbahn Verwaltung), créée en 1847 en vue d’unifier le réseau ferroviaire allemand, s’est ensuite donnée l’objectif de réunir les réseaux européens continentaux avec la « technique allemande ». Son impact sera considérable puisque tous les chemins de fer d’Europe centrale et orientale, quels que soient leurs écartements, adopteront des règlements identiques de circulation, de sécurité et des systèmes de signalisation basés sur la technologie du block électromécanique Siemens-Halske.
En 1914, les réseaux adhérents au VDV regrouperont plus de 113.000 kilomètres de lignes dont près de la moitié située hors Allemagne. Encore aujourd’hui, les règles de circulation et de signalisation restent très proches entre Allemagne (DB), Pologne (PKP), Hongrie (MAV), République tchèque (CD), Roumanie (CFR) et Slovaquie (SZ). Jusqu’à l’ex-Yougoslavie et à la Grèce., voire le Luxembourg et les Pays-Bas qui ont appartenu à l’association avant 1918.
. La Conférence Européenne des Horaires (CEH) est la première institution internationale vouée à normaliser les réseaux ferroviaires. Créée en 1873 à Cologne aux lendemains de la défaite française, elle témoigne de l’emprise allemande sur les réseaux ferrés européens. Elle se fixe pour objectif d’harmoniser les horaires des trains internationaux et va conduire à la normalisation internationale de l’heure et à la création des fuseaux horaires, officialisée par l'International Prime Meridian Conference, en 1884 à Washington.
. Mais la géopolitique et la diplomatie ont parfois, à l’inverse, l’objectif … d’empêcher la normalisation pour des raisons d’équilibre.
Ce fut le cas en 1878 quand l’empire austro-hongrois mit la main sur l’administration de la Bosnie-Herzégovine. Une première ligne de pénétration y avait été construite en 1872 avec un écartement standard. Mais la cession de la Bosnie-Herzégovine n’étant consentie qu’à titre « provisoire », le congrès de Berlin du 20 janvier 1878 obligea les autorités de Vienne à n’y construire que des lignes à voie de 0,76 mètre afin de maintenir une séparation entre la province et le reste de l’empire ! En dépit de cet écartement hors-norme, le réseau bosniaque se trouva quand même géré selon les principes du VDV... et en 1908, la province fut unilatéralement annexée par l’Autriche-Hongrie.
. Le développement des relations ferroviaires internationales stimula la normalisation de certaines techniques sans gommer les différences, en dépit des efforts de l’Union Internationale des Chemins de fer, créée en 1922. La plus grande confusion persista ainsi en Afrique en raison de profondes rivalités entre les puissances coloniales. Hormis les pays d’Afrique du Nord et l’Égypte, qui avaient des réseaux à voie standard, les voies ferrées d’Afrique se partagent essentiellement entre la voie métrique « pure » (1 mètre) et la voie métrique « à l‘anglaise » (1.067 mm, 3’ 6"). Même lorsqu’au tournant des XIXe et XXe siècles, le Britannique Cecil Rhodes imagina un axe ferroviaire panafricain qui irait symboliquement « du Cap au Caire », il n’envisagea pas l’unification des écartements des réseaux existants dans les territoires traversés.
Un siècle et demi de bataille des écartements au Centre-Est de l’Europe
. La bataille principale, relancée avec la guerre d’Ukraine, s’est jouée durant un siècle et demi aux confins de l’Europe centrale et orientale entre la voie standard de 1.435 mm « européenne » et la voie large « russe » de 1.524 mm. Deux écartements qui se partagent jusqu’à aujourd’hui les réseaux ferrés de cette partie de l’Europe, la voie « russe » concernant, outre la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie, les réseaux des trois Pays baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie) et de la Finlande, tous membres de l’Union européenne. S’ajoutent les lignes de l’enclave russe de Kaliningrad (ex-Prusse-Orientale).
Changement de bogies à Brest-Litovsk (frontière biélorusse avec la Pologne)
Dans ces pays, la voie large est un héritage à la fois technique, historique et géopolitique de l’empire des tsars et de l’Union soviétique. Une réalité que l’éclatement de l’Union soviétique n’a pas effacée.
Dans ce domaine comme dans d’autres, les idées fausses ont la vie dure. C’est le cas des nombreuses interprétations du choix de cet écartement ferroviaire russe différent de celui qui prédominait déjà partout ailleurs en Europe à partir de la seconde moitié du XIX° siècle. On a longtemps évoqué ici, comme d’ailleurs dans le cas de l’Espagne et du Portugal, la nécessité d’une protection stratégique.
En réalité, ce choix puise ses racines ... aux États-Unis, d’où était originaire George Washington Whistler (1800-1849). Cet ingénieur né dans l’Indiana fut l’un des concepteurs de la ligne Moscou-Saint-Pétersbourg en 1842. Plutôt que l’écartement standard déjà répandu dans le reste de l’Europe, il recommanda l’écartement de 5 pieds tout simplement comme celui qui prédominait dans le Sud des Etats-Unis, qui de surcroit semblait mieux adapté aux climats extrêmes.
Les ouvriers sous les ordres de l'officier Koltchak réparent la voie ferrée, 1919.
Le choix fut approuvé par le tsar Nicolas Ier le 14 février 1843. Mais il fallut attendre mars 1860 pour qu’un oukase impérial en fasse l’écartement officiel des chemins de fer russes. Une décision qui intervint alors que le réseau ferroviaire russe était en pleine expansion. La justification stratégique s’avère donc très postérieure puisqu’elle n’apparaîtra qu’avec les premières interconnexions de réseaux d’écartements différents. Cet écartement historique de 1.524 mm soit 5’ a été légèrement réduit dans les années 1960-1970 sur l’ensemble du réseau de l’Union soviétique pour des motifs inconnus.
Dans la partie occidentale de l’empire russe, ces interconnexions attendront la seconde moitié du XIXe siècle, alors que la « Compagnie du Varsovie-Vienne », à voie standard, dessert dès 1847 le cœur du « Royaume du Congrès », la Pologne annexée par la Russie, et la relie aux réseaux standards allemand et austro-hongrois. En 1863, c’est la voie large russe qui arrivera à Varsovie avec le « Chemin de fer Varsovie-Pétersbourg ».
Gardien du chemin de fer à Khotkovo, Ilia Répine, 1882, Moscou, galerie Tretiakov.
Train à grande vitesse EMU EVS Sapsan sur la ligne ferroviaire Moscou - Saint-Pétersbourg (2014).
De la sorte, jusqu’en 1914, la voie large et la voie standard cohabitent dans le Royaume du Congrès avec la mise en place de gares d’échanges entre les deux écartements.
À l’intérieur et aux frontières extérieures avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.
. Durant les années 1910-1914 la pression russe se fait plus forte afin de convertir à la voie large l’ensemble des lignes polonaises à voie standard, donc de les... « russifier » ! Le 22 novembre 1911, la Douma russe adopte ainsi la mise à voie large du « Varsovie-Vienne ». Pour des raisons nationalistes (c’est le seul réseau ferré au monde sur lequel la langue utilisée n’est pas celle de l’État !) et stratégiques (empêcher les trains allemands d’aller directement à Varsovie).
L’homogénéisation se fera, mais dans l’autre sens, durant la Première guerre mondiale, quand l’offensive allemande à l’Est conduira les armées du Kaiser à convertir à l’écartement standard plus de 6.000 kilomètres de lignes à voie large de Varsovie (Pologne) à Vitebsk (Biélorussie) et de Riga (Lettonie) et Tallinn (Estonie) à Odessa (Ukraine).
En 1921, la paix de Riga qui mit fin à la guerre russo-polonaise, précédée d’un accord de même type avec les Pays baltes, stabilise les frontières entre la Russie soviétique et les nouveaux États issus des traités de Versailles et de Trianon ; frontières également ferroviaires puisqu’elles entérinent une avancée significative de la voie standard au détriment de la voie large dans une vaste zone du Centre-Est de l’Europe.
. Moins de vingt ans plus tard, le pacte de non-agression germano-soviétique (appris le 23 août 1939) relance la bataille des écartements, avec une nette avancée de la voie large sur des milliers de kilomètres de lignes dans les Pays baltes, l’Est de la Pologne et la partie orientale de la Roumanie. Avancée qui ne dure qu’un temps puisque l’attaque allemande contre l’URSS le 22 juin 1941, suivie de la rapide avancée de la Wehrmacht, s’accompagne à l’arrière d’un considérable bouleversement ferroviaire.
Jusqu’en 1943, dans les territoires soviétiques conquis par l’armée allemande, celle-ci convertit à la voie standard près de 11.000 km de lignes. Elles sont sillonnées par des locomotives et des matériels roulants raflés par les Allemands dans toute l’Europe occupée. On voit ainsi des locomotives de la SNCF (série 140 H) passer de Brest (Finistère) jusqu’à ... Brest-Litovsk, aux confins polono-biélorusses ! Ceci avant que la victoire soviétique ne ramène - pour quelques mois - la voie large jusqu’à Berlin.
Ce paysage ferroviaire se stabilisera pour quelques décennies avec la création d’une vingtaine de gares frontières de contact entre les deux écartements dont trois très grands complexes assortis de deux grandes pénétrantes à voie large en Pologne et en Slovaquie. L’éclatement de l’URSS en 1991 maintiendra cette organisation.
. Aujourd’hui, la guerre d’Ukraine devrait toutefois rebattre les cartes du fait de la volonté ukrainienne de mettre en place un lien ferroviaire à voie standard jusqu’à Lviv puis ensuite jusqu’à Kjiv. Avec pour objectif à plus long terme de convertir l’important réseau ukrainien à la voie normale « européenne ». Pays baltes et États d’Europe centrale rejettent également l’écartement ferroviaire large « à la russe ». Les uns et les autres approuvent le passage à l’écartement standard pour le Réseau Transeuropéen de transport (Trans-European Transport Network, TEN-T) promu par Bruxelles. Ce qui se joue avec cette relance de la bataille des écartements, c’est un nouveau « rideau de fer » entre l’Union européenne et le « monde russe » !
Une explication loufoque ?
Au XIX° siècle, la norme dite de la voie « normale » définit l’écartement entre deux rails de chemin de fer égal à 4 pieds et 8,5 pouces, soit 143,5 cm. Pourquoi les Anglais ont-ils adopté ce standard que l’on retrouvera quasi-généralisé en Europe de l’Ouest, en Amérique du nord, en Chine, etc. ?
Les premières lignes de chemin de fer ont été construites par les ingénieurs des tramways, et les constructeurs de tramways étaient les mêmes que les constructeurs de chariots. En reconduisant l'écartement standard des charrettes et chariots, ils assuraient une reconversion plus aisée et à moindre coût des chariots en wagon.
Mais pourquoi les chariots utilisaient-ils un tel écartement ? En Europe et en particulier en Angleterre, les routes avaient des ornières et qu'un espacement différent aurait causé la rupture de l'essieu. Cet espacement est celui des premières grandes routes construites par l'Empire romain, pour faciliter le déplacement des ses légions et de ses chariots de guerre. A force de trafic, les dalles des routes se sont creusées pour dessiner des ornières.
Au lieu de les combler, les Romains ont imposé cet espacement des roues. En effet, les chariots étaient tirés par deux chevaux qui, galopant côte à côte, étaient suffisamment séparés pour ne pas se gêner. Par ailleurs, pour assurer une meilleure stabilité du char, ses roues ne devaient pas être dans la continuité des pieds des chevaux galopants ; et ces mêmes roues ne devaient pas être trop espacées afin d'éviter une collision lors du croisement de deux chars.
Ainsi l'écartement dit « normal » des rails s'explique parce qu’il y a 2.000 ans, les chariots romains étaient construits en fonction de la taille de l'arrière-train des chevaux !
Le gabarit, l’autre grande donnée
. Avec l’écartement, le gabarit est l’autre condition technique et la norme fondatrice du chemin de fer : largeur et hauteur maximales admises garantissant que le matériel roulant ne viendra pas buter contre une installation fixe comme un quai de gare, un pont, un tunnel, un bâtiment jouxtant la voie, ou un train en sens inverse sur une voie parallèle ! Les premiers véhicules ferroviaires sont, pour le matériel remorqué, une pure et simple transposition des véhicules routiers de l’époque.
Les premières lignes comportent de nombreux tunnels dictés par la nécessité de respecter les faibles déclivités qui sont l’avantage essentiel du chemin de fer qui demande, par rapport à la route, des efforts de traction dérisoires dix à vingt fois moindres, et en autorisant des vitesses plusieurs fois supérieures.
L’écartement standard de 1435 mm est considéré comme la norme permettant des largeurs de caisse des véhicules n’excédant guerre l’écartement, les roues étant, en somme, les éléments les plus larges du véhicule. C’est le cas pour les nombreux tombereaux et autres wagons primitifs qui se montrent comme directement issus de la tradition minière et routière.
Chemin de fer primitif avec rails plats à rebord intérieur et traction par chevaux, au Royaume Uni, vers 1810. Le gabarit en largeur n’excède guère l’écartement et les techniques de roulement sont celles du charronnage routier.
Bien vite, la stabilité excellente sur les rails par rapport à l’instabilité et aux versements fréquents sur les routes sera un élément encourageant pour oser dépasser, en largeur, l’écartement des roues, et se permettre aussi des hauteurs plus importantes offrant un gabarit plus généreux, donc plus rentable. Vers 1840, la cause est entendue : les caisses du matériel roulant peuvent être plus larges que les châssis.
Toutefois, au Royaume-Uni, où l’on a construit très rapidement un réseau national et de qualité, de très nombreux tunnels interdisent tout élargissement des caisses comme ils interdisent de gagner en hauteur. Le réseau est prisonnier de son infrastructure, et il le restera.
Prévenus, les ingénieurs britanniques, qui construiront de nombreuses lignes sur le continent et dans le monde, bien souvent ne pourront pas échapper au particularisme jaloux de chaque compagnie qui s’efforce, pour marquer sa différence et son territoire, d’utiliser des gabarits « personnalisés », choisissant des largeurs et des hauteurs de caisse particuliers.
Ce n’est que le 10 mai 1886 que se réunit à Berne une conférence internationale destinée à « arrêter les bases d’une unité technique des voies et du matériel » où sont représentés les réseaux de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, d’Autriche-Hongrie, et de la Suisse, mais pas celui du Royaume-Uni ! La largeur des voies entre les bords intérieurs des rails est fixée à 1.435 mm avec un sur-écartement en courbe pouvant atteindre 1.465 mm. Mais cette conférence ne se préoccupe pas des gabarits extérieurs du matériel roulant.
En France, à l’époque, les réseaux ont des gabarits différents se situant entre 2,70 et 2,76 m. pour la largeur des caisses, et ces largeurs passeront à 2,90 puis environ 3,00 m vers la fin du siècle, chaque réseau ayant ses propres pratiques.
En ce qui concerne la voie dite « à écartement normal » (1.435 mm), le premier gabarit international sera adopté en 1914 par la fameuse convention de Berne qui a beaucoup aidé, juste à temps, l’Allemagne, grande utilisatrice stratégique du chemin de fer, pour ses invasions … Le gabarit international de Berne est aussi connu sous le nom de « gabarit passe-partout international » (PPI). Sa largeur est de 3,150 m, sa hauteur de 4,280 m au-dessus de la surface du rail. Tout véhicule ferroviaire respectant le gabarit PPI est apte à circuler sur toutes les voies normales européennes, à l’exception des voies britanniques, évidemment.
Depuis sa création en 1922, l’Union internationale des chemins de fer (UIC) a défini les 4 gabarits actuellement en vigueur au niveau international : le gabarit international (PPI), le gabarit GA qui sert de base du réseau ferré français, le gabarit GB qui affecte certaines lignes, et le gabarit GC pour les nouvelles lignes grande vitesse en Europe. Il faut ajouter à cet ensemble UIC le gabarit GB1 permettant le transport de conteneurs de grandes dimensions. Ces gabarits ont tous la même largeur, 3,15 m ils ne diffèrent que dans les parties hautes, 4,32 m pour les GA et GB, 4,65 m pour le GC.
La Grande-Bretagne constitue un cas particulier car elle a conservé un gabarit réduit tant en hauteur qu’en largeur. La largeur est notamment réduite au niveau des quais, ce qui explique le profil particulier aux rames Eurostar de première génération, plus étroites en bas de caisse.
Certains réseaux ont choisi un gabarit encore plus généreux. Aux États-Unis ou au Canada, et surtout en Russie, par exemple, les chemins de fer ont été construits dans des zones vierges sans expropriations, mais avec une demande forte en matériaux volumineux et pas ou peu d’autres moyens de transport. Il est ainsi très spectaculaire de voir, aux USA, des trains entiers de wagons dits « double-stack » portant deux conteneurs posés l’un sur l’autre, tandis que les trains de l’AMTRAK ont des voitures à deux niveaux très spacieuses.
Les bienfaits du gabarit américain : le transport des conteneurs chargés les uns sur les autres, pratique dite du « double stack ».
Mystérieux prototype russe de locomotive à sept essieux moteurs, type 272, dit « A-Andreev », essayé pendant la seconde guerre mondiale. La hauteur du gabarit russe, soit 5,24 m, est plus qu’évidente en la comparant à celle des hommes.
Écartements, gabarits, règlements, signalisation : l’impossible normalisation ?
. Si l’écartement de la voie reste un sujet majeur de différenciation entre différents réseaux ferroviaires, d’autres caractéristiques techniques comme le gabarit des convois (leur « contour transversal »), la signalisation et les postes d’aiguillages, les systèmes d’attelage et de freinage des trains ou des fonctionnalités majeures comme les règlements de sécurité et de circulation jouent aussi un rôle non négligeable. Ces divergences limitent singulièrement les possibilités d’« interopérabilité » des réseaux dans un même continent et parfois à l’intérieur d’un même pays.
Aussi, dès la seconde partie du XIXè siècle un effort considérable a été entrepris par les exploitants ferroviaires afin d’adopter un socle de normes communes concernant les matériels roulants passe-frontières appelés à circuler sur plusieurs réseaux. Des mesures imposées par le développement des trains internationaux dont le plus prestigieux reste l’« Orient-Express » lancé en 1883 par le Belge Naegelmakers, créateur de la Compagnie des wagons-Lits.
. En tout état de cause, unifications et normalisations sont complexes et coûteuses. Ainsi, le retour à la France du réseau ferré d’Alsace-Lorraine en 1918-1919 ne s’est pas accompagné d’une modification des règlements de circulation ni d’un changement des techniques de signalisation. Afin d’effacer les frontières techniques principalement celles entre les sens de circulation (à gauche dans l’« intérieur » et à droite en Alsace et en Moselle) une série d’ouvrages d’art dits « saute-mouton » (passage d’une voie au-dessus de l’autre) ont été construits aux abords des anciennes gares frontalières et certaines gares sont devenues des lieux de changement de sens avec la mise en place de voies banalisées.
. Alors qu’en Grande-Bretagne et en dépit du nombre de compagnies (plus de 140 avant 1914), la signalisation a été très tôt unifiée, il a fallu attendre 1935 en France avec l’adoption du « Code Verlant » pour adopter des normes communes dans ce domaine. Notamment le choix de la couleur verte pour indiquer la voie libre alors que certains réseaux utilisaient le blanc créant ainsi une source de confusion avec l’environnement lumineux extérieur. Aujourd’hui l’ERTMS (European Railways Management System) associé à la radio sol-train numérique GSM-R, a l’ambition d’unifier la signalisation en Europe.
D' après : Herodote.net - Michel Chlastacz – 17 mars 2023 / https://trainconsultant.com