Un marché en expansion, et réorienté

Un marché de plus en plus restreint d’acheteurs (oligopsone)

.            Les câbles peuvent être commandités par des acteurs privés qui en ont seuls l’usage ou qui louent une partie de leurs capacités. Mais aussi par des consortiums rassemblant différents acteurs copropriétaires.

.            Les grands consortiums, avec de nombreux associés, sont de plus en plus délaissés au profit de regroupements plus réduits qui permettent de pouvoir conserver un monopole décisionnel. Si les propriétaires historiques des câbles sous-marins étaient les entreprises privées ou publiques des télécoms, les géants du numérique, depuis 2016, investissent massivement et possèdent ou louent aujourd’hui plus de la moitié de la capacité des câbles sous-marins. Soumis aux aléas du marché et à la loi du plus fort, les câbles sous-marins deviennent progressivement la propriété d’une minorité d’acteurs qui disposent ainsi d’un pouvoir et d’une influence grandissantes sur les États et les entreprises.

.            Alors que le projet Africa Coast to Europe (ACE), ouvert en 2012, appartient à un consortium de 19 entreprises des télécoms, le câble Marea reliant les États-Unis à l’Espagne n’appartient qu’à Facebook, Microsoft et Telxius. Le chantier colossal 2Africa du câble le plus long du monde de Facebook, 45.000 km, lancé en 2018, et déployé sur tout le pourtour du continent africain pour en connecter une trentaine de pays à tous les pays d’Asie et d’Europe, n’est porté que par 8 acteurs. Google va encore plus loin : le géant fait construire ses propres câbles ; ainsi, le câble Dunant qui relie depuis janvier 2020 les États-Unis et la France lui appartient en totalité.

.            Ayant besoin de toujours plus de bande passante pour diffuser des vidéos, des photos et d'autres données entre leurs centres de données mondiaux, les entreprises comme les GAFAM préfèrent avoir une capacité dédiée pour leur propre usage. Les GAFAM participent probablement à 60-70% des projets en cours. Google est bien évidemment très actif, investissant dans pas moins de 13 câbles sous-marins via des consortiums. Il va aussi déployer son premier câble privé baptisé Curie à destination du Chili. On estime qu'à mesure que les technologies des câbles sous-marins s'améliorent, de telles entreprises construiront de plus en plus de nouveaux itinéraires plus rapides entre les continents.

Les GAFAM tentaculaires

.           Depuis Unity, premier câble à fibre optique transpacifique, entre le Japon et les Etats-Unis, dans lequel Google a embarqué en 2011, une décennie aura suffi pour bouleverser la hiérarchie mondiale dans les infrastructures télécoms internationales. Historiquement détenues par les opérateurs télécoms, ces infrastructures sont désormais aux mains de groupes américains, essentiellement Alphabet (Google), Meta (Facebook) et, dans une moindre mesure, Microsoft.

L’élément déclencheur a été la volonté des opérateurs télécoms, au début des années 2010, de facturer aux GAFAM l’utilisation de leurs réseaux. La riposte n’a pas tardé. Plutôt que de voir leurs coûts variables s’envoler et devoir dépendre des services de sociétés tierces, les multinationales américaines sont passées à l’offensive. En 2015, leur part de marché dans les câbles sous-marins était nulle. En 2019, elle est passée à 50 % et, en 2022, elle sera de 80 % pour atteindre 95% en 2024. Les opérateurs télécoms, tels que Orange, Deutsche Telekom, Telecom Italia… sont dès lors réduits au rang de simples partenaires minoritaires dans de grands projets portés essentiellement par les GAFAM.

.           Cette bascule dans la stratégie s’explique avant tout financièrement. Les poches des GAFAM sont bien plus profondes que les leurs pour soutenir leurs investissements dans les infrastructures qui leur sont stratégiques, et ce d’autant que les opérateurs télécoms concentrent leurs investissements sur les réseaux domestiques pour assurer la connexion de leurs abonnés dans les pays. La frontière entre les opérateurs télécoms et les GAFAM est de plus en plus fluctuante. Même si pour l’heure, c’est encore aux opérateurs télécoms que revient la charge de déployer les câbles continentaux.

Et puis, la prédominance des GAFAM dans les câbles sous-marins est facilitée par un autre phénomène : l’arrêt d’exploitation des câbles les plus anciens, détenus essentiellement par les opérateurs télécoms. Moins performants que les installations les plus récentes, les tuyaux historiques sont peu à peu abandonnés pour des raisons économiques. Leur coût d’exploitation ne leur permet pas de rester compétitifs face aux nouveaux venus, disposant de capacités supérieures.

Conscients que les liaisons sous-marines ne suffiront pas à faire face à l’explosion de la consommation de contenus en ligne, les sociétés américaines, de plus en plus, greffent des structures terrestres à leurs dispositifs de câbles. Leur puissance dans les data centers est connue, avec Amazon et Google en tête de pont. Mais cela va au-delà, avec le déploiement « d’emplacements en périphérie », ou caches, qui servent à stocker au plus près des consommateurs les informations les plus recherchées. Google dispose de 146 emplacements de périphérie, dont 9 en France - qui est un grand pays pour l’atterrissement des câbles sous-marins, 7 à Londres, 2 en Pologne… Netflix s’en est fait une spécialité, parsemant les réseaux des fournisseurs d’accès internet de serveurs, afin de décharger les circuits de transport ou d’interconnexion du trafic considérable des contenus Netflix.

Des stratégies de pleine expansion

.           Le nombre des systèmes de câbles sous-marins augmente régulièrement : il y en avait environ 263 en 2014, 378 en 2019 et 406 en 2020, 552 existants ou en projet mi-2023. Mi-2021, on en dénombrait 473, dont 448 opérationnels, parmi lesquels plus de 300 câbles en fibre optique connectés à 1.300 stations d’atterrissement ; 25 traversent l’océan Atlantique et 22 le Pacifique. La France est reliée par 51 câbles sous-marins. La longueur actuelle estimée des câbles optiques sous-marins est de 810.000 miles, soit 1,3 million de km, 33 fois le tour de la Terre, plus de 3,4 fois la distance Terre-Lune. Certains, plus puissants que d'autres, sont appelés "mégacâbles". Le plus court mesure 131 km ; le plus long plus de 40.000 km. Le tracé du réseau est en réalité ancien, reprenant les routes empruntées au XIXe siècle par le télégraphe, puis au XXe siècle par le téléphone.

 Avec 36 nouveaux câbles, l’année 2020 fut marquée par un nombre record de déploiements.

 .            Après plusieurs dizaines d’années très cycliques, le marché semble ne plus connaître la crise. La croissance est soutenue, car alimentée par les GAFAM, lesquelles modifient sensiblement les pratiques du secteur en intensifiant outrageusement les commandes. En 2015, les GAFAM  avaient 5 % de parts de marché dans la zone de l’Atlantique Nord, là où le trafic est le plus dense. En 2025, ils devraient en détenir 90 % ! Auparavant, on avait un projet important tous les 12 à 15 mois ; désormais, chaque année connait 3 ou 4 projets d’envergure. En septembre 2023, encore, Google annonce la construction de Nuvem, une nouvelle liaison transatlantique entre la Caroline du Sud, les Bermudes et le Portugal. L’augmentation de capacité constatée est telle que, pour l'instant, elle dépasse la demande ; seuls 30 % environ de la capacité potentielle des principaux câbles sous-marins sont actuellement utilisés, alors que plus de 60 nouveaux câbles sont mis en service en 2020-2021.

.            La plupart des câbles sous-marins de communication les plus longs actuellement en service sont déjà âgés d'une vingtaine d'années, à l’image du FLAG Europe-Asia (FEA), initialement Fibre-optic Link Around the Globe (FLAG), long de 28.000 km et mis en service en 1997 pour desservir 15 pays entre le Japon et l’Angleterre.

FEA

.            Le Sea-Me-We3 (SMW3) est le plus long système de câble sous-marin au monde avec une longueur totale de 40.000 km. Il relie 40 stations terrestres dans 33 pays de 4 continents, l'Asie, l'Australie, l'Afrique et l'Europe. Ce câble est la propriété d’un consortium qui regroupe 92 investisseurs. Actuellement le câble est dirigé par France Télécom & China Telecom. Sa mise en service a eu lieu en mars 2000 avec une capacité initiale de 20 Gb/s pour chacune de ses deux paires de fibre. SMW3 a déjà connu quatre augmentations de capacité majeures, la capacité par paire de fibres variant désormais, selon les besoins et les contraintes physiques, entre 20 Gb/s et 250 Gb/s grâce à la densification du multiplexage en longueur d'onde.

Sea-Me-We 3 (SMW3)

.            Le Southern Cross construit par Fujitsu et Alcatel, relie l'Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis. Il est entré en service en novembre 2000 et s'étend sur une longueur de 30.500 kilomètres (dont 1.600 terrestres) à travers le Pacifique.

Southern Cross

.            Microsoft et Facebook en commun, ont réalisé Marea. Reliant la Virginie aux Etats-Unis à Bilbao en Espagne, d'une longueur de 6.600 km, ce câble fibre optique est doté d'une capacité de 160 To/s de bande passante. Les travaux de pose, réalisés par Telxius (filiale de l'opérateur télécom Telefonica) ont été achevés en 2017. Autre projet « partagé », Echo dans lequel Google et Meta sont associés pour cette fibre longue de 17.000 km, qui s’étend de la Californie à la Malaisie en passant par Java (Indonésie)

.            Propriété de Google, Dunant, l’autoroute de 6.600 kilomètres de 12 paires de fibre optique d’une capacité unitaire de à 30 térabits de données par seconde, atterri à Saint-Hilaire-de-Riez, en Vendée, en mars 2020, raccorde la France à la côte Est des Etats-Unis à Virginia Beach. (Les côtes françaises n'avaient plus accueilli de câbles transatlantiques depuis le TAT-14 mis en service en 2001). Orange, "landing party" chargé en particulier d'assurer la maintenance de la station d’atterrissement sur la côte française, a obtenu un droit irrévocable d’usage de 2 des 12 paires de fibres d’une capacité unitaire de 30 Tbit/s pour son propre usage.

Ce câble fait entrer les « dorsales de l'internet mondial » dans une nouvelle génération, grâce à ses capacités décuplées. Google estime qu'il peut transmettre tout le contenu de la bibliothèque du Congrès de la Virginie vers la France trois fois par seconde.

Il fait partie (bien sûr !) des câbles sous-marins espionnés par le GCHQ, le service de renseignement britannique chargé de la surveillance des télécommunications.

.            Amitié, un réseau de 6.783 km de long, co-investi entre Facebook, Microsoft, Orange et Vodafone, construit par Alcatel Submarine Networks (ASN, premier fabricant européen de câbles sous-marins de fibre optique), achevé le 21 juillet 2023, reliera via l’Angleterre (Bude), le Massachusetts (Boston) à la France (Le Porge, près de Bordeaux). Avec 16 paires de fibres et 400 Tbps, Amitié est le câble de communication transocéanique de plus grande capacité jamais déployé. L'américain Equinix ouvrira son premier data-center hors de la région parisienne afin d'héberger ce câble, une autoroute quatre voies, monstre de puissance avec ses 16 paires de fibre optique. Orange, opérateur en partenariat avec Facebook et Vodafone, disposera là aussi de deux paires de fibres pour son propre usage, parmi les 16 d’une capacité unitaire maximale de 23 Tbit/s, et agira également en qualité de "landing party". Il a coûté 250 millions de dollars, dont près de 200 millions à la charge de Meta et Microsoft, et à peine 40 millions à la charge d’Orange et Vodafone. Avec ces coopérations (Orange, par exemple, est partie prenante dans 40 consortiums de câbles sous-marins), les opérateurs gardent un pied dans la fibre optique sous-marine, pour assurer leurs propres besoins … et ceux des GAFAM.

.            Amitié et Dunant cumulés, auront une capacité supérieure à celle de tous les systèmes existants en service sur le front transatlantique. Ces câbles sont conçus pour évoluer au même rythme que les futures générations de technologies de transmission optique, et sont supposés être en mesure de maintenir un niveau de performances élevé pour au moins pendant les 20 prochaines années. Orange bénéficiera avec les 4 paires de fibres de ces deux systèmes transatlantiques d’une capacité d’une capacité unitaire de 23 Tbit/s, ce qui permet le chargement simultané de 15 millions de films HD. Orange enrichit ainsi son panel de clients partout dans le monde et l’empreinte de son réseau mondial qui relie plus de 300 points de présence grâce à 45.000 km de fibres à travers l’Europe, les États-Unis, l’Afrique et l’Asie.

.            Essentiellement porté par la Chine, qui considère sa société propriétaire, Hengtong, comme un modèle d’« intégration civilo-militaire », le câble Pakistan and East Africa Connecting Europe (PEACE, tout un symbole !), a atterri sur les côtes marseillaises à l’automne 2021. Long actuellement de 12.000 km, il relie la France à l’Afrique (Mombasa au Kenya) d’une part, et à l’Asie (Gwadar au Pakistan) d’autre part. Des ramifications sont prévues dans un second temps du Kenya vers l’Afrique du Sud, ainsi que vers les îles Maurice et Seychelles. PEACE atteindra alors les 15.000 km. Il entrera en service en 2022 et permettra à l’opérateur Orange d’augmenter ses capacités dans l’océan indien et aussi … aux géants chinois Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi de développer leurs activités en Afrique et en Europe.

PEACE

.            Google déploie également le titanesque câble Equiano qui bordera toute la côte ouest du continent africain, sur plus de 12.000 km, pour relier Lisbonne (Portugal) à Cape Town (Afrique du Sud). Selon Google, Equiano offrira une capacité de réseau de 150 Tb/s, environ 20 fois plus importante que les câbles qui desservent actuellement la région, grâce à l’emploi de la technologie de multiplexage par répartition spatiale - Space-Division Multiplexing (SDM). La première phase, déployée par Alcatel Submarine Networks devrait être achevée en 2021. Neuf “unités de branchement” sont prévues tout au long du câble afin de pouvoir connecter d’autres pays du continent africain ultérieurement.

Il s’agit du 15ème câble télécom sous-marin dans lequel Google investit depuis 2010 et le cinquième qu’il finance intégralement. Le géant américain se flatte d’avoir déjà injecté 47 milliards de dollars dans l’amélioration de son infrastructure au cours des trois dernières années.

.            Google fait ainsi concurrence au projet 2Africa de Facebook (qui a déjà investi dans une dizaine de câbles), au sein d’un consortium d'entreprises télécoms. Ce câble, l'un des plus longs au monde, reliera l'Europe de l'ouest au Moyen-Orient et à 16 pays d'Afrique, parcourant la Méditerranée, la mer Rouge, le golfe d'Aden, la côte africaine de l'océan Indien jusqu'au cap de Bonne-Espérance, pour remonter l'océan Atlantique jusqu'en Grande-Bretagne. Une seconde branche part, elle, en direction de l’Inde et de la péninsule arabe. Sur 45.000 kilomètres le câble, fabriqué par Alcatel, renfermera 16 paires de fibres optiques, chacune étant exploitée indépendamment par chacun des opérateurs du projet. La mise en service est prévue en 2023 ou 2024. Il permettra à Meta de sécuriser les accès vers de grands pays utilisateurs de ses services et de mettre un pied en Afrique.

Câbles Equiano (Google) -à gauche- et 2Africa (Facebook) –à droite-, en cours de déploiement autour du continent africain (source : Telegeography).

.            En mars 2021, Facebook et Google ont annoncé la construction de deux câbles sous-marins qui reliront l’Amérique du Nord à Singapour et l’Indonésie, le projet Apricot, visant à connecter le Japon, Singapour et d'autres pays de la région APAC d'ici à 2023. De leurs côtés, Amazon et Microsoft sont entrés sur le marché des câbles sous-marins avec notamment de gros enjeux pour AWS, filiale de services numériques d’Amazon et leader des technologies « Cloud ».

.            Dunant pourrait ne pas rester le plus rapide pendant longtemps. Le géant japonais de la technologie NEC affirme disposer d'une technologie qui permettra d'installer des câbles sous-marins longue distance comportant 16 paires de fibres optiques pour des capacités de 12 Pétabit/s, d’ici à 2024.