5-3 – La Chine, des particularités

Lord Macartney à l’assaut de l’« Empire immobile » (1793)

Le Figaro – Sébastien Falletti – 25 jul 2020

.            Au XIX° siècle, les « chinoiseries » sont à la mode en Occident, et le thé, ce plaisir de riche, est devenu la boisson nationale en Grande-Bretagne. L’Occident renoue avec sa vieille obsession d’ouvrir ce monde au commerce. Cherchant à briser cette grande muraille économique, la Grande-Bretagne envoie en 1793 un ambassadeur faire des propositions d’ouverture à l’empereur Qianlong.

.            A la fin du XVIII° siècle, la Chine de la dynastie mandchoue, refermée sur elle-même en ignorant tout des évolutions des barbares européens, forte de sa supériorité économique, exigeait d’être payée en en métal, or et argent, et n’achetait quasiment rien aux Européens, alors que les Britanniques importaient énormément (soie, thé, porcelaine, …).

.            1793. À pas lents, une troupe chamarrée progresse le long de la Grande Muraille, qui serpente sur les crêtes verdoyantes abruptes, au nord de Pékin. À sa tête, Lord George Macartney, parti un an plus tôt, pour ouvrir une ambassade permanente en Chine, croit toucher au but de son long périple, qui doit changer la face du monde. En pleine Révolution française, ce grand aristocrate irlandais a embarqué à Portsmouth, à bord du HMS Lion, prenant la tête d’une flottille hors norme aux ordres de sa gracieuse Majesté George III d’Angleterre. Pendant neuf mois, il navigue de Rio au cap de Bonne Espérance, en faisant escale à Batavia, en Indonésie, avant d’aborder les côtes mystérieuses de l’empire du Milieu. Après de longs pourparlers avec les mandarins venus à sa rencontre, l’ambassadeur a arraché l’insigne privilège de laisser à bâbord Canton, le grand port du Sud, le seul où les marchands « barbares » sont tolérés, par la dynastie manchoue des Qing. Les trois navires ont cinglé vers la mer Jaune, afin d’aborder au plus proche de Pékin, pour mieux délivrer à bon port ses six cents caisses de somptueux présents destinés au « Fils du Ciel ». Ce Lord sorti d’un tableau de Reynolds ou Fragonard a mis toutes les chances de son côté pour séduire l’empereur Qianlong, embarquant dans ses soutes les derniers prodiges de l’Europe des Lumières. Ses trois navires chargés d’artillerie et de 600 caisses de cadeaux, emportent les plus belles porcelaines, un botaniste de renom, des télescopes, un planétarium, et même une montgolfière, pour démontrer les prouesses technologiques de la petite Albion, peuplée alors de 8 millions d’âmes, mais où bourgeonne déjà la révolution industrielle.

Bientôt, Macartney aura enfin le privilège d’apercevoir l’énigmatique Qianlong, dans sa résidence automnale montagneuse de Jehol, maître de la nation la plus peuplée de la planète, forte de 350 millions de sujets. Il doit convaincre cet « Empire immobile », selon la formule d’Alain Peyrefitte, d’embrasser le monde, et le « doux commerce » pour le plus grand profit des deux puissances. Les instructions de Londres sont vertigineuses, mais ne font pas peur à cet ancien gouverneur de Madras, qui a négocié avec la Grande Catherine de Russie, à Saint-Pétersbourg. Il s’agit de percer symboliquement la Grande Muraille, pour établir « une communication libre avec ce peuple, peut-être le plus singulier du globe ». Avec en tête un but précis : établir une ambassade permanente à Pékin, privilège jamais accordé par l’Empire céleste. Derrière ces considérations humanistes, des objectifs mercantilistes sonnants et trébuchants. « L’ambassade Macartney » doit arracher l’ouverture de nouveaux ports au commerce par-delà Canton, où les marchands occidentaux sont coincés, surveillés, interdits même d’apprendre la langue locale par crainte que les « barbares aux cheveux roux » ne percent les secrets de l’empire.

En faisant miroiter ses nouvelles technologies, Londres espère redresser le déficit commercial abyssal de l’East India Company, qui doit se saigner en livres d’argent pour importer la porcelaine, la soie et surtout le thé, alors inconnu de l’empire des Indes, et dont raffolent les salons des Lumières. L’Occident fait déjà face au déséquilibre des échanges avec la première économie mondiale d’alors forte de l’avance technique séculaire dont a longtemps bénéficié la nation millénaire, inventeur de la poudre à canon ou du compas.

Un protocole rigoureux 

.            Un rendez-vous clé de l’histoire se profile, comme un précipice. Depuis la Renaissance, l’Occident rattrape peu à peu son retard technologique et s’apprête à dépasser le mastodonte replié sur son splendide isolement, mais les mandarins, engoncés dans leur suffisance, ne voient rien venir. Dans les salons des Lumières, la « sinophilie » bat son plein, entre chinoiseries et ­récits exotiques des grands navigateurs du lointain, Bougainville ou James Cook, pendant que la Cité interdite se claquemure. Qianlong et sa cour ne savaient presque rien de l’Europe des Lumières du fait de la fermeture de la philosophie de gouvernance et du régime, alors que les classiques confucéens ont eu une influence sur les intellectuels européens, grâce aux traductions des mission­naires. Depuis la dynastie Ming, l’empire s’est enfermé sur lui-même au lendemain des expé­ditions maritimes de l’amiral Zheng He, cet eunuque musulman qui s’embarqua jusqu’en Afrique à bord d’une invincible armada, en 1405.

« L’ambassadeur d’Angleterre vient présenter son tribut à l’empereur », proclament des bannières recouvertes de caractères chinois, donnant le change aux masses chinoises, le long du cortège. Pas dupe, Macartney préfère ne rien dire pour ne pas faire capoter la rencontre avec l’empereur qu’il espérait à Pékin, mais devant lequel il doit ramper à la demande du mandarin en charge du protocole, aussi poli qu’obséquieux.

Macartney entrevoit l’abysse qui sépare toujours l’empire confucéen, fondé sur une vision cosmogonique et hiérarchique de l’univers, et l’émergence d’États nations européens, égalitaire issue des traités de Westphalie. Selon le concept de « tian xia », l’empereur règne sur « tout ce qui est sous les cieux », et la Chine est le centre du monde civilisé, les autres peuples étant relégués au rang de « barbares », voués à payer le « tribut » à leur suzerain.

Le diable se cache dans les détails du protocole. Une question taraude les mandarins anxieux chargés de cornaquer l’importun britannique. Le lord compte-t-il bien se prosterner révérencieusement devant le Fils du Ciel, en s’allongeant front contre terre à neuf reprises, comme l’exige le protocole ? Macartney réplique poliment qu’il ne peut offrir plus qu’il ne ferait devant son propre souverain. Silence crispé. Il concède enfin de mettre un genou à terre en guise de compromis.

Finalement, après des semaines de supplications, l’Irlandais est réveillé en pleine nuit à 4 heures du matin, avant d’être introduit dans l’auguste tente impériale. Après une ultime attente, le souverain, surgit cérémonieusement sur un palanquin dans un silence religieux. Magnanime, Qianlong fait envoyer quelques mets à ses hôtes relégués à une autre table, avant de leur offrir une coupe de vin chaud, selon un rite ancestral. L’entrevue est brève, mais le ­diplomate britannique veut croire qu’il a brisé la glace. Très vite, il doit déchanter : ses hôtes lui ­indiquent poliment qu’avec l’approche de l’hiver, l’heure est venue de décamper vers sa lointaine contrée.

Dépité, l’envoyé de George III insiste lourdement, exige une nouvelle entrevue. Excédés, les mandarins lui imposent une ultime humiliation à la Cité interdite, où on lui fait miroiter une rencontre au sommet. Propulsé dans une vaste pièce, le lord découvre un trône vide, et une simple enve­loppe posée à la place de l’empereur. La missive adressée à George III est cinglante. « Vous ô Roi qui vivez dans la solitude de votre île éloignée, et qui avez humblement souhaité bénéficier des bienfaits de notre civilisation », commence Qianlong. L’ouverture d’une ambassade « est contraire à tous les usages de ma dynastie, et ne peut être même envisagée », continue l’empereur, avant de repousser avec dédain les nouvelles technologies occidentales. « Les objets étranges et coûteux ne m’intéressent pas. Notre Empire céleste possède tous les biens en abondance », insiste l’empereur, sur un ton ­irrité, rappelant à son lointain vassal son « devoir d’obéir ré­vérencieusement » pour avoir la paix. Une menace voilée frisant l’inconscience, alors que les canons de la Royal Navy étaient déjà supérieurs à ceux de l’artillerie impériale.

Ignorance et entêtement 

.            Le rendez-vous entre la grande Chine et les Lumières, ainsi que la révolution industrielle qui pointe déjà, est irrémédiablement manqué. « Qianlong était plein d’arrogance, bercé par l’illusion que son Empire céleste dominait le monde. Par ignorance et entêtement, il a raté l’opportunité d’échanges entre l’Orient et l’Occident, une erreur regrettable qui pèsera sur les générations futures ». Engoncée dans ses rites, la dynastie Qing laisse passer le train de l’histoire, par peur d’en perdre le contrôle. Car offrir un statut d’égalité à des « barbares » revenait à ébranler l’ordre du monde, et à saper à terme la légitimité intérieure de la dynastie. « Les Chinois voulaient le bénéfice du commerce, mais sans aucune influence étrangère chez eux », juge John Pomfret, auteur de The Beautiful Country and the Middle Kingdom. Une équation politique qui résonne aujourd’hui dans la Chine rouge du président Xi Jinping, qui renforce le contrôle sur l’information sur internet, les ONG, religions ou médias étrangers dans le pays.

Macartney rentre bredouille à Londres. « La mission Macartney n’a rempli aucun de ses objectifs car le fossé des perceptions était simplement trop large », écrit Henry Kissinger (De la Chine, 2011) qui réussira, lui, cette percée historique au nom de Richard Nixon, près de deux siècles plus tard auprès d’un autre empereur, Mao. Entre-temps, l’Angleterre, sortie vainqueur des guerres napoléoniennes, perd patience face à l’Empire céleste. Bientôt, la reine Victoria reviendra à l’assaut de la Grande Muraille, mais cette fois armée de canonnières.

.            Les Anglais se souviendront en effet de l’humiliation subie un demi-siècle plus tôt, lorsqu’un stock de 1.000 tonnes d’opium sera détruit sur le territoire chinois. Cela déclenchera la première guerre de l’opium (1839 – 1842), qui tourna à l’avantage des Britanniques et aboutit au traité de Nankin, avec, en particulier, la concession de Hong-Kong au Royaume-Uni.

La Chine marquée par un siècle d’humiliation

Le Figaro – Sébastien Falletti - 26 jul 2020

.            Au XIXe siècle, les puissances coloniales dépecèrent l’empire déclinant des Qing, à coups de traités inégaux.

.            Un samedi matin poisseux, à Osaka, les deux dirigeants les plus puissants de la planète sont en plein marchandage, dans une pièce à l’abri des regards. Ce 18 juin 2019, le président Donald Trump fait monter les enchères auprès de Xi Jinping, en pleine guerre commerciale, en marge du sommet du G20 qui se déroule dans la métropole japonaise. Brusquement, le président chinois prend son adversaire à contre-pied. « À brûle-pourpoint, Xi réplique qu’un accord inégal avec nous reviendrait à une “humiliation” digne du traité de Versailles, qui avait offert au Japon la péninsule du Shandong jusque-là contrôlée par l’Allemagne », raconte John Bolton, alors conseiller à la sécurité nationale du président américain, rare témoin de la scène. Le « prince rouge » met en garde contre un « accès de colère patriotique » en Chine, si Washington se montre trop gourmand. « Trump n’avait manifestement aucune idée de quoi parlait Xi » ajoute malicieusement l’auteur de l’explosif ouvrage The Room Where it Happened, racontant son expérience à la Maison-Blanche, au côté du turbulent président. Après 80 minutes de palabres, les deux fauves acceptent d’enterrer temporairement la hache de guerre commerciale, et Trump salue son partenaire d’une embarrassante exultation. « Vous êtes le plus grand dirigeant chinois depuis 300 ans ! » Ses conseillers lui soufflent à l’oreille que l’histoire chinoise se compte plutôt en millénaires.

Cette anecdote savoureuse révèle les stigmates toujours à vif à Pékin, de ce « siècle d’humiliation », quand les puissances coloniales dépecèrent l’empire déclinant des Qing, à coups de traités inégaux, marquant le chapitre le plus sombre de l’histoire tourmentée des relations millénaires entre la Chine et l’Occident. « Les Européens n’ont jamais formulé la moindre excuse pour les guerres de l’Opium ou le sac du Palais d’été. Ce silence résonne encore aujourd’hui lorsque les Occidentaux donnent des leçons aux Chinois sur les droits de l’homme », explique Yangwen Zheng, professeure à l’université de Manchester.

Assauts coloniaux  

           En 1839, l’Angleterre victorienne, inaugure la diplomatie de la canonnière, en déclenchant la rapace « guerre de l’Opium ». « Une nation n’a pas d’alliés permanents, elle n’a que des intérêts », proclame alors lord Palmerston. Les gratte-ciel vertigineux de Hongkong aujourd’hui, sont le fruit lointain de cet assaut naval contre une dynastie mandchoue engoncée dans ses rites ancestraux et sa suffisance, et qui avait snobé les ouvertures diplomatiques européennes depuis des décennies.

Déjà, le commerce est le nerf de la guerre. Les marchands londoniens, « cantonnés » par l’empereur, dans le port méridional de Canton, précisément, se saignent de tonnes d’argent venues du Mexique pour acheter les soieries, porcelaine et le thé de Chine si prisés des salons européens. Pour éponger leur déficit, ils exportent en contrebande l’opium du Bengale, où le thé est alors encore inconnu. Cela ne suffit plus. Manu militari, l’Angleterre, arrache l’ouverture au commerce de cinq ports chinois, dont Shanghaï, et la légalisation de l’opium. Sans oublier, un rocher couvert de jungle situé stratégiquement dans le delta de la rivière des Perles : Hongkong­. Assoiffés de marchés et de prestige, la France, l’Allemagne, la Russie, les États-Unis et le Japon de l’ère Meiji s’engouffrent dans la brèche, piétinant « l’Empire céleste » à coups de baïonnette. Ultime sacrilège, en 1860, les soldats français et britanniques saccagent le « Palais d’été », la résidence du « Fils du Ciel », au nord de Pékin, et se taillent des concessions dans les grandes métropoles comme Shanghaï. Ces coups de butoir, longtemps camouflés par les mandarins de la cour impériale, ébranlent les nouvelles générations de lettrés chinois, dont nombre partent étudier à l’étranger les recettes de l’Occident triomphant. Les assauts coloniaux mettent à bas une vision cosmogonique du monde, où l’empire du Milieu règne sur « tout ce qui est sous les cieux, sa civilisation étant naturellement supérieure à toute autre », juge Chaotian, nom de plume d’un historien d’une grande institution universitaire à Pékin. « L’effondrement de ce rêve, va accoucher du nationalisme chinois moderne », juge le spécialiste chinois.

Comme les guerres napoléoniennes ont nourri le nationalisme allemand, les tragédies coloniales du XIXe siècle ont accouché d’un patriotisme chinois, incarné par la figure tutélaire de Sun Yat-sen, fondateur du parti Kuomintang. Le président de l’éphémère République de Chine établie en 1911 sur les ruines de l’empire millénaire promet de moderniser le géant blessé pour « effacer l’humiliation » coloniale. La formule, dont l’origine exacte demeure incertaine, fait mouche chez les jeunes Chinois nationalistes, pour dénoncer les compromissions de l’empire manchou face aux conquêtes du Japon impérial du Meiji, qui grignote l’empire du Milieu après avoir avalé la Corée, ancien royaume tributaire. La libération nationale devient le mot d’ordre du généralissime Tchang Kaï-chek, engagé dans un bras de fer avec les communistes pour recueillir le mandat du Ciel. Mao Tsé-toung l’emporte finalement en 1949. « Le peuple chinois s’est levé ! » proclame-t-il en hissant la faucille et le marteau sur la place Tiananmen affirmant mettre un terme à une « humiliation de cent ans ». Mais le timonier inscrit sa fierté patriotique dans la geste révolutionnaire avec pour horizon l’avènement du communisme planétaire. Tendue vers l’avenir, la Chine rouge veut dépasser les humiliations du passé, à coups de plans quinquennaux et d’endoctrinement. Ce messianisme totalitaire s’échoue dans les fracas de la Révolution culturelle.

« Rêve chinois de renaissance nationale » 

.            Cinquante ans plus tard, les blessures enfouies sont remises en scène avec force par la deuxième puissance mondiale renaissante, sous la houlette de Xi Jinping, engagé dans un bras de fer stratégique avec Washington. « Le retour de Hongkong à la mère patrie, a lavé un siècle d’humiliation nationale », déclare le dirigeant le plus autoritaire depuis Mao, le 1er juillet 2017, devant la majestueuse baie pour célébrer le vingtième anniversaire de la rétrocession du rocher arraché par les Britanniques à l’issue de la première guerre de l’Opium.

La propagande et les manuels scolaires soulignent lourdement les drames coloniaux pour mieux exalter le « rêve chinois de renaissance nationale » du président Xi, dont la « pensée » est désormais inscrite dans la Constitution. « Aujourd’hui, Xi Jinping emploie un discours plus nationaliste que le Kuomintang, son adversaire historique », pointe Yangwen Zheng. Cette instrumentalisation du passé, répond à un impératif politique vital pour le Parti, en quête d’une nouvelle légitimité, afin de justifier sa mainmise politique absolue sur le pays le plus peuplé du monde, mise à mal par l’effondrement du communisme. Ce virage nationaliste est récent, et remonte aux années 1990 dans la foulée de la répression de Tiananmen pointent les historiens. « À l’époque le Parti désemparé par la désertion de la jeunesse, ressuscite le thème du “siècle de l’humiliation”, en lui donnant un prisme anti-occidental, pour orchestrer une éducation patriotique », rappelle John Pomfret, auteur de l’ouvrage The Beautiful Country and the Middle Kingdom. « Le régime avait besoin de désigner un adversaire », ajoute cet ancien correspondant du Washington Post à Pékin. Deux décennies plus tard, Xi récolte les fruits de ce lavage de cerveaux opiniâtre en posant ses griffes sur Hongkong, sous les applaudissements des masses continentales, et affirme sans complexe la Chine comme contre-modèle à la démocratie libérale à l’échelle planétaire.

Désillusion vis-à-vis de l’Occident 

.            Pourtant, le patriotisme chinois n’était pas foncièrement anti-occidental à l’origine. Pendant longtemps au XIXe siècle, la nouvelle garde intellectuelle a vu l’Occident comme un modèle plutôt que comme un adversaire. Contrairement au récit de la propagande actuelle, le sac du Palais d’été est perçu comme un coup de butoir opportun porté contre une dynastie manchoue occupante, aux yeux de nombre d’intellectuels éclairés pointe John Pomfret. Ces lettrés révèrent même George Washington pour avoir libéré son pays d’une monarchie étrangère.

La désillusion vis-à-vis de l’Occident ne grandit qu’à la fin du XIXe siècle, nourrie notamment par les actes racistes et lois discriminatoires aux États-Unis, comme le Chinese Exclusion Act en 1882, qui ferme la porte aux migrants chinois, héros malheureux de la conquête de l’Ouest. En Chine, la révolte des Boxers en 1901 menée par des sociétés secrètes xénophobes rejetant l’Occidentalisation et ses missionnaires chrétiens illustre ces tensions croissantes. La Première Guerre mondiale scelle le divorce. « L’aliénation vis-à-vis de l’Occident date du traité de Versailles. Cela coïncide avec popularité grandissante du communisme », juge Pomfret. La jeune République de Chine sort flouée des négociations, au profit du Japon, qui étend ses conquêtes. Les nouvelles générations éduquées se tournent alors vers le socialisme, auréolé par la révolution russe de 1917. Dans la concession française de Shanghaï, est fondé le Parti communiste chinois, en 1921. Un siècle plus tard, ces tours et détours de la grande Histoire échappent sans doute à Donald Trump, mais son adversaire Xi Jinping a sonné l’heure de la revanche.

La Grande Muraille de Chine

Le Figaro - Cyrille Pluyette – 27 jul 2017

La Grande Muraille de Chine accueille chaque année près de 16 millions de visiteurs.

.            Véritable fortification, la Grande Muraille, mise en place pour protéger la frontière nord de la Chine est composée de barrières naturelles, montagnes et rivières, de tranchées, de murs d’environ 6 m de largeur fortifiés et ponctués de tours. C'est la plus vaste réalisation architecturale de l'histoire, celle qui a demandé le plus de temps, de matériaux et de main-d'œuvre. L'un des plus beaux exemples d'harmonie entre une production humaine et la nature, aussi, tant la Grande Muraille de Chine épouse fidèlement le relief souvent accidenté du nord de l'empire du Milieu. Son tracé le plus connu, celui bâti sous la dynastie des Ming, part de la passe de Shanhaiguan, sur les rives du golfe de Bohai, au nord-est de Pékin ; coupe en biais la boucle du fleuve Jaune ; et suit le couloir du Gansu jusqu'au fort de Jiayuguan, à l’ouest, aux confins de l'Asie centrale. Elle culmine à 3.000 mètres d'altitude et descend jusqu'à 2,50 mètres sous le niveau de la mer, servant alors de digue. Le mur est toutefois trop étroit pour être visible depuis la Lune, malgré une légende tenace.

 

Construction militaire à l'origine pour protéger une gigantesque frontière des attaques des redoutables cavaliers nomades du Nord, les Barbares, cette barrière mentionnée au début de l'hymne chinois ou représentée dans le bureau du président Xi Jinping, est devenue au XXe siècle le symbole de la puissance de la Chine. Elle était composée de frontières naturelles, comme des montagnes ou des rivières, ainsi que de tranchées et de fortifications ponctuées de tours destinées à la surveillance et d'abris pour se protéger. L'ouvrage sert à présent le discours nationaliste du régime communiste, « en montrant la capacité de l'État chinois à travers les âges à construire des choses immenses, durables et qui impressionnent les autres peuples », souligne le sinologue Vincent Goossaert, professeur à l'École pratique des hautes études. Source de fierté nationale, ce rempart s'est aussi transformé en attraction touristique, visitée par des millions de personnes chaque année, venues de Chine et du reste du monde. Il a également donné son nom à des marques de vin, de voiture, d'ordinateur ou d'assurance-vie.

Une longueur totale de 21.000 kilomètres

.            Mais, malgré sa notoriété, ce monument classé comme valeur universelle exceptionnelle depuis 1987 au patrimoine mondial de l'Unesco n'a pas fini de surprendre. Contrairement à ce qui est parfois admis, il n'existe pas une seule Grande Muraille mais plusieurs, bâties au long de deux mille ans et qui ne suivent pas nécessairement les mêmes itinéraires. La longueur de ces pans de muraille mis bout à bout dépasse les 21.000 kilomètres en comptant les portions disparues, selon les dernières recherches des autorités chinoises. Cet ouvrage ne se résume pas non plus aux limites de la Chine actuelle. « Je me suis rendu compte au cours de mes expéditions qu'elle était aussi présente en Mongolie, dans le désert de Gobi : là-bas, ils l'appellent le mur de Gengis Khan », du nom de l'illustre empereur mongol, explique William Lindesay, un géographe britannique qui arpente le mur depuis trente ans.

Tout commence vers 500 avant notre ère, mais surtout à partir de -300, lorsque des royaumes rivaux élèvent des murs pour se défendre contre des hordes de guerriers septentrionaux. Mais c'est à l’empereur, Qin Shihuangdi (-221/-210), que l'on doit la véritable version initiale de ce chantier pharaonique. Peu après avoir unifié la Chine, il lance « la longue muraille de 10.000 lis » - soit quelque 5.000 kilomètres - intégrant des parties déjà existantes. Le souverain, qui a conquis des territoires aux dépens des tribus Xiongnu, dans l'actuelle Mongolie intérieure, cherche à s'en protéger. L'ouvrage, essentiellement constitué de terre battue, est prolongé vers l'ouest sous les Han : il subsiste encore des fragments de ce tronçon. Au Ve et au VIe siècle, d'autres dynasties élèvent de nouvelles protections plus au nord.

La Grande Muraille de Chine à Nanchang, dans la province de Jiangxi. Xiao yi/Xiao yi - Imaginechina

Outil de communication

.            Après plusieurs siècles de statu quo, la construction repart sous les Ming (1368-1644), pour parer les offensives des Mongols. C'est à cette époque que la Muraille prend sa dernière forme, sur plus de 8.800 kilomètres. On trouve ses parties les mieux conservées à proximité de Pékin, à Badaling ou Mutianyu. L'économie du pays doit fournir un effort colossal pour fabriquer des milliards de briques et des pierres de taille. Elles sont assemblées par un mortier contenant du riz gluant, ce qui accroît sa résistance.

Le dispositif est impressionnant. Des centaines de milliers de soldats chinois abrités derrière des murs hauts de 7 à 10 mètres légèrement inclinés peuvent décocher des flèches à travers des meurtrières ou envoyer des bombes par de petites ouvertures. Les cols d'accès les plus difficiles sont défendus par des forteresses et certains endroits stratégiques par un rideau de murailles. Quelque 20.000 bastions, espacés de 120 mètres environ, servent d'abri et de tour de guet.

Les concepteurs du mur en ont aussi fait un formidable outil de communication. Des tours d'alarme éloignées de quelques kilomètres permettent de faire circuler rapidement des informations sur de longues distances jusqu'aux postes de commandement grâce à des signaux de fumée, mais aussi au son des gongs et des tambours. En cas d'alerte, des cavaliers viennent alors en renfort à bride abattue, le chemin de ronde étant assez large pour que cinq chevaux y circulent de front.

A plusieurs reprises partiellement détruite puis reconstruite, la Grande Muraille, dont on construisit en 1598 un dernier tronçon, dans le Gansu, a le plus souvent joué son rôle sur le plan défensif. Mais elle ne s'est pas révélée totalement imprenable. Au XIIIe siècle, les Mongols parviennent à conquérir la Chine. Et, au XVIIe siècle, ce sont les Mandchous qui s'emparent du pouvoir, sans presque avoir eu à combattre, profitant de l'effondrement des Ming. Étant eux-mêmes des envahisseurs du Nord, les Qing se désintéressent de l'ouvrage. À l'époque moderne, le mur sera d'une faible utilité contre l'armée japonaise, dans les années 1930.

Rempart contre les agressions extérieures, la Grande Muraille n'a cependant jamais constitué une ligne de démarcation rigide, à mesure que l'empire du Milieu s'étendait ou rétrécissait. « Depuis le début, elle a toujours été une frontière extrêmement floue. Des marchands, des agriculteurs, des artisans s'installaient au-delà, de même que des colonies militaires », souligne Vincent Goossaert.

Symbole d'oppression

.            Mais, si certains hommes ont prospéré à proximité de cette forteresse, les souffrances terribles subies par les millions d'autres (militaires, forçats, travailleurs forcés) qui l'ont étendue et défendue, parfois au milieu du désert, et y ont souvent laissé leur vie, ont marqué la mémoire collective. « Le folklore chinois garde la trace d'une relation ambivalente à la Muraille. Elle symbolise aussi l'oppression exercée par l'État impérial, qui force le peuple à travailler à sa grandeur. On retrouve ce sentiment tout au long de l'histoire, et même encore aujourd'hui », souligne Vincent Goossaert.

Une légende très célèbre en Chine raconte l'histoire d'une jeune femme, Meng Jiang Nu, qui, à l'époque du premier empereur, traverse tout le pays à pied pour rejoindre son mari, enrôlé pour construire le mur. Mais à son arrivée, elle apprend que son époux est mort et pleure si fort qu'un pan entier de l'édifice s'écroule, découvrant la dépouille qui y était enfouie.

Grâce aux sacrifices du peuple chinois et à la qualité de sa conception, la Grande Muraille a survécu jusqu'à nos jours. Elle est toutefois menacée : près du tiers de la portion construite sous les Ming a disparu, soit près de 2.000 kilomètres, selon une étude nationale publiée en 2015. Seuls 8 % sont en bon état de conservation. Le mur subit les attaques de la nature, du vent, de la pluie ou du gel, sous des climats hostiles. Mais l'homme a aussi participé activement à sa destruction. Sous Mao Tsé-toung, beaucoup de paysans pauvres se sont servis des briques de ce trésor national pour construire des maisons, consolidant parfois des villages entiers. Ces pratiques sont désormais passibles d'amendes de 5.000 yuans (645 euros), mais des bouts du mur continuent d'être volés, pour être vendus au marché noir pour quelques yuans.

Les autorités chinoises ont promulgué depuis une dizaine d'années des réglementations guidant la restauration de ce musée en plein air. Mais la qualité du travail est inégale, en fonction du type de briques et de liant utilisés. Si certaines portions ont été réaménagées grâce à des techniques traditionnelles, à d'autres endroits, le gouvernement n'a pas toujours fait des choix heureux.

Un empire fermé. L’Amphitrite.

.            La présence des Européens en Chine, demeure épisodique jusqu'au XVIIe siècle. Comme le Japon, c’est un empire fermé au commerce avec les étrangers, qui ne laisse aucune liberté aux Européens quant aux points d'entrée sur son territoire.

Depuis les découvertes portugaises du XVIe siècle, l'espace maritime asiatique constitue un monde fascinant pour les Européens car il leur ouvre les portes de l'Inde, de la Chine ou du Japon. Ils se retrouvent face à des civilisations maritimes à l'activité commerciale très ancienne, échappant complètement à « l'économie-monde » de l'Occident. Entre Europe et Asie, la voie maritime a joué un rôle déterminant à partir du moment où les navigateurs ont substitué aux routes traditionnelles terrestres, tracées par Marco Polo, et maritimes, avec le passage de la Mer Rouge utilisé par les marchands arabes, des voies autonomes contournant l'Afrique (Vasco de Gama en 1498) ou traversant le Pacifique (Galion de Manille reliant les Philippines espagnoles à la Nouvelle Espagne américaine dès 1564).

La Chine, pays continental et de très vieille civilisation, admet difficilement de commercer avec les étrangers. L'« Empire du Milieu » (les Chinois estiment être le centre de la civilisation, donc au milieu du monde) considère les Européens comme des barbares voulant à tout prix les christianiser. De plus, afin d'endiguer la piraterie, sous la dynastie des Ming, un blocus continental a été imposé en 1542. Les échanges avec la Chine seront, de plus, freinés par une crise intérieure qui aboutira à la chute de l'empire des Ming en 1644, ce qui plongera le pays dans une guerre civile.

.            Très rares sont les marchands qui sont parvenus jusqu'à Pékin : les Européens restent dans les ports, principalement Macao, au XVIe siècle (comptoir portugais depuis 1554), puis Formose au XVIIe siècle (établissement hollandais datant de 1634). Les Chinois préfèrent utiliser l'intermédiaire des ports indonésiens et philippins pour vendre leurs produits aux Européens plutôt que de les vendre chez eux. Manille, aux Philippines, va ainsi devenir l'un des rares centres de contact commercial entre marchands européens et chinois.

           En vertu du monopole défini par le traité de Tordesillas de 1494, les Portugais avaient reçu le bénéfice de la zone allant de la côte Est africaine à la mer de Chine. Entre 1600 et 1664, pour financer des expéditions coûteuses et risquées, les grands pays européens créeront leur propre compagnie dite "des Indes", d'abord l'anglaise, puis la néerlandaise, la danoise et la française ; des entités créées pour commercer avec les Indes d’où étaient ramenés le poivre (de Malabar) et des textiles (les indiens), ce pays maîtrisant le tissage du pur coton et l'impression sur étoffe.

.            Les Chinois accepteront le commerce des Portugais, les seuls européens autorisés, depuis un siècle à pénétrer l'espace maritime et commerçant chinois, moyennant l’acquittement de taxes. Puis il faudra attendre les années 1680, pour voir la Chine s'ouvrir davantage au négoce avec l'Europe, conséquence indirecte des rivalités de plus en plus fortes entre Anglais et Hollandais en Indonésie (en 1682, les Hollandais s'emparent du port britannique de Bantam sur l'île de Java et coupent la route indonésienne du thé aux Anglais).

La liberté de commerce sera proclamée en 1684 par l'empereur Kangxi, mais les échanges resteront difficiles et ce n’est qu’à partir de 1699 et l’ouverture du port de Canton aux Européens, que les échanges se développeront réellement.

Cependant, les Européens restent dépendants des autorités chinoises qui leur imposent les points d'entrée dans le pays. Au sud du pays, les ports de Macao et Canton sont jugés peu intéressants car éloignés du grand fleuve Yang Tsé Kiang (sur lequel arrivent la soie et la porcelaine) et loin de la ville de Nankin (débouché des grandes régions productrices de thé). Les négociants européens vont donc tenter de remonter vers le nord mais ils en sont vite dissuadés par les mandarins locaux (hauts fonctionnaires de l'Empire) qui prélèvent des droits exorbitants sur les marchandises. À la fin du XVIIe siècle, le port de Macao décline et son activité se limite à l'expédition de soie vers les Philippines ; Canton devient la principale porte d'entrée en Chine et les Anglais vont y diriger tous leurs navires à partir de 1711. Les anglais vont alors effectuer des voyages directs vers la Chine et y envoyer une quarantaine de navires marchands entre 1700 et 1715. Une unique porte jusqu’en 1860 !

.            Les Français se sont également engagés à leur tour dans ce nouveau trafic : une compagnie de Chine est même créée en 1698. Malgré un retard de deux siècles par rapport å l'arrivée des Portugais en Chine, les Français seront finalement à l'heure, en 1699, avec le voyage de l'Amphitrite.

L'histoire commence en Chine avec Joachim Bouvet, un religieux missionnaire jésuite français entré au service de l’empereur Kangxi en 1690, qui l’avait chargé de diverses tâches, dont celles de précepteur scientifique, d'interprète et de cartographe avec mission de recruter des missionnaires français pour découvrir de nouveaux savoirs en astronomie entre autres choses. En 1681, Bouvet rencontre Louis XIV qui l’oriente vers la compagnie des Indes laquelle refusera, puis vers des sponsors qui armeront l'Amphitrite. Sous le commandement du chevalier de la Roque, les cales du navire de 500 tonneaux seront alors chargées en miroirs, marqueterie, pendules, montres et liqueurs à des fins de troc

Après un voyage de quatorze mois, ponctué d'erreurs de navigation, avec des problèmes de taxes å l’arrivée, les Français gagneront Canton d’où un pilote leur fera remonter la rivière des Perles pour atteindre les entrepôts et ainsi effectuer leurs emplettes.

A son retour à Port-Louis (Morbihan) le navire ramènera des marchandises rares comme la soie, le thé, la porcelaine, le laque, des épices, du rotin, des éventails et autres "chinoiseries" qui furent vendues aux enchères.

Entre 1700 et 1793 ; le trafic maritime français vers la Chine est estimé un peu plus de 150 navires, ce qui est faible par rapport aux 2.550 voyages effectués par la Compagnie des Indes anglaise. Il est vrai qu'à cette période les Britanniques étaient devenus de gros consommateurs de thé dont la Chine était l'unique producteur au monde.

La Révolution française et le blocus international viendront interrompre le trafic commercial pendant vingt-cinq ans. D’après les archives, å partir de 1734, entre 200 et 300 milliers de porcelaines chinoises furent proposées à la vente annuelle de Lorient, des opérations qui contribueront au développement de la ville.

Zheng He et la marine des Ming.

.            Dès la fin du XIV° siècle, bien avant Christophe Colomb, l'Empire Chinois dominait toutes les mers du globe ... Dans les années 1400, la Chine possédait la plus grande flotte que les mers du globe aient jamais connue : au sommet de sa gloire, plus de 3.500 bateaux (à titre de comparaison, la marine des États-Unis possède 430 navires à l'heure actuelle), avec certains navires qui étaient jusqu'à quatre fois plus volumineux que les plus gros bateaux qui étaient construits en Europe à cette même époque. Et pourtant, plutôt que de conquérir le monde, dès 1530, la totalité de la flotte des « baochuan » (les «bateaux-trésors » de la dynastie), la Chine a décidé de détruire toute sa flotte. Les Chinois étaient prêts à accomplir la circumnavigation du globe, ils auraient été capables d'accomplir le premier tour du monde plusieurs décennies avant les Européens, mais au lieu de cela la dynastie Ming se replia sur elle-même et entra dans une période de stagnation qui dura 200 ans.

Un empereur qui voit loin

.            L'empereur Yongle a porté la dynastie Ming à son apogée et considérablement renforcé la Chine. Mais il ne s'en tient pas là et veut nouer des échanges avec un maximum de souverains étrangers. Dès la fin du XIVe siècle, les échanges d'ambassades se mutiplient entre Nankin et les petits royaumes d'Extrême-Orient et d'Asie du Sud-Est. L'empereur projette aussi de grandes missions d'exploration outre-mer en vue de développer le commerce et de faire reconnaître le prestige de l'empire des Ming aussi loin qu'il est possible.

Les Chinois s'étaient lancés sur les mers dès les environs de l'An Mil. Plus tard, les conquérants mongols avaient fait construire à l'embouchure du Yangzi de grandes flottes en vue d'envahir Java. Autant dire que les ambitions ultramarines de l'empereur n'ont rien d'extraordinaire ... Elles n'ont rien non plus d'irréfléchi. Dès 1391, plus de 50 millions d'arbres sont plantés dans la région de Nankin en vue de la construction des navires.

Les chantiers navals du bas-Yangzi sont mobilisés pour construire les deux cents navires de la flotte des Trésors. Les quelques milliers de travailleurs de ces chantiers navals sont renforcés par 400 familles de charpentiers.

L'amiral Zheng He, auquel est confié le commandement de la flotte, est un géant originaire du Yunnan, une province du sud de la Chine. Il appartient à une minorité de confession musulmane, les Hui. Il est né vers 1371 sous le nom de Ma He dans une famille spécialisée dans l'organisation de voyages vers La Mecque. Sans doute a-t-il lui-même fait le voyage à La Mecque avec son père. 

Capturé par les Chinois lors de l'invasion du Yunnan, il a eu la vie sauve en raison de sa jeunesse et de ses aptitudes mais a été émasculé. Entré comme eunuque au palais de l'empereur Hong-wou, il a gagné la confiance de celui-ci ainsi que de son fils Yongle et a reçu le surnom de Zheng.

Pour la navigation lointaine, Zheng He peut compter sur des innovations déjà anciennes, comme le compas, inventé par les Chinois eux-mêmes au XIe siècle. Ces compas placés dans une capsule d'eau permettent aux marins de se repérer en plein océan.

Des jonques jusqu'en Afrique !

.            Le grand départ a lieu le 11 juillet 1405 du port de Longkiang, à l'embouchure du Fleuve bleu, le Yangzi. Deux cents navires emportent - si l'on en croit les chroniques – 27.800 personnes : marins, soldats, mais aussi interprètes, médecins, savants...

Toujours selon les chroniques, le vaisseau amiral, le plus grand de tous, aurait 140 mètres de long et 58 de large, avec 12 mâts et une jauge de 1.500 tonneaux... Ces dimensions font passer la Santa Maria de Christophe Colomb, longue de 28 mètres, pour une coque de noix... mais paraissent très exagérées !

Le gros bateau, c'est celui de Zheng He. Le petit rafiot à côté, c'est une réplique à l'échelle de la caravelle utilisée par Christophe Colomb...

Si elles surpassent en taille les caravelles et les caraques occidentales, ces jonques n'ont pas leur maniabilité. Elles ne louvoient pas et naviguent obligatoirement vent arrière. Pour cette raison, elles ne peuvent sortir de la zone des moussons, attendant d'une saison à l'autre que les vents s'orientent dans l'un ou l'autre sens.

– Première expédition :

La flotte des Trésors se rend jusqu'au sud de l'Inde et atteint l'île de Ceylan (Sri Lanka). Elle établit les premiers contacts avec les royaumes locaux.

– Deuxième expédition :

En 1407-1409, Zheng He consolide ses implantations côtières par une nouvelle expédition. Il fait dresser des stèles à Calicut, Cochin et Ceylan afin de confirmer les liens de ces États avec l'empire des Ming.

– Troisième expédition :

Zheng He repart en 1409-1411 vers le Siam, Malacca et l'île de Ceylan, où il inflige une défaite militaire à l'armée du roi de Kandi.

– Quatrième expédition :

En 1413-1415, Zheng He s'embarque avec 30.000 hommes jusqu'au golfe Persique, en vue de ramener les pierres précieuses qui font la réputation de la ville arabe d'Ormuz.

Une partie de l'expédition profite de l'occasion pour explorer les côtes de l'Afrique orientale jusqu'aux environs de Zanzibar. L'expédition rentre à Nankin avec des représentants d'une trentaine de royaumes, tous porteurs de tributs pour l'empereur de Chine, y compris même une girafe.

– Cinquième et sixième expéditions :

Les deux voyages suivants ont lieu dans les mêmes régions de la péninsule arabe et de la côte africaine des Somalis en 1417-1419 et en 1421-1422.

Mais la mort de l'empereur Yongle en 1424 et l'intronisation de son fils interrompent le cycle des expéditions. La Chine commence à se détourner de la mer comme l'illustre le transfert de la capitale, de Nankin (Nanjing, « capitale du sud »), au-dessus du delta du Yangzi Jiang (Yangtsé, le « Fleuve bleu »), à Pékin (Beijing, « capitale du nord »), à la limite de la steppe...

– Septième expédition :

La dernière expédition est commanditée en 1433 par le petit-fils de Yongle, l'empereur Xuande, en vue de restaurer des relations pacifiques avec les royaumes du Siam et de Malacca, dans le Sud-Est asiatique. Une partie des navires se rendent de Calicut à Djeddah, le port de La Mecque, en Arabie.

Ces expéditions africaines ont, à l’occasion, été mises à profit pour développer la traite négrière vers la Chine, alors que des esclaves noirs avaient été introduits en Chine dès le VII° siècle et qu’au XII° siècle, ils formaient déjà une petite communauté à Canton, même s’ils demeuraient rares dans le reste de l’empire.

.            La trace de Zheng He se perd à ce moment. Après sa mort, les empereurs Ming renoncent aux explorations maritimes bien que celles-ci eussent atteint leurs objectifs et contribué au rayonnement international de la Chine et au développement de son commerce.

À ce sujet, les historiens ont plusieurs explications plausibles. Selon certains, l'empire chinois était embourbé dans une guerre avec les Mongols sur la terre ferme, un conflit coûteux pour lequel il était inutile de disposer d'une imposante marine de guerre. L'effort de guerre aurait alors été dirigé en priorité vers les unités terrestres, au détriment de l'entretien de ces coûteux bateaux qui auraient fini par se dégrader et pourrir sur place. D'autres pensent que les coûts exorbitants de la Flotte-Trésor n''étaient pas du tout rentables en comparaison des butins et des produits rapportés par les expéditions.

Mais ces théories n'expliquent pas tout : il semble, en effet, qu'il y ait eu une volonté de l’élite politique de l'époque de volontairement détruire des bateaux et tous les document techniques relatifs à la marine et aux expéditions, comme si on avait voulu rendre plus difficile la mise en place de nouvelles grandes expéditions dans le futur, pour ne pas « inspirer » les aspirants navigateurs étrangers. C'est pourquoi Angus Deaton, économiste et prix Nobel, propose une théorie différente : selon lui, les Chinois auraient détruit leur flotte... pour tenter de contrôler le commerce avec l'étranger, en clair, par peur du libre-échange, ce qui est cohérent avec le renfermement de l’empire sur lui-même et la période de stagnation qui commencent dès la fin du XV° siècle.

Ainsi, selon lui, la Flotte-Trésor a été littéralement sabordée à partir de 1430 par les élites politiques qui se trouvaient alors à la cour de l'Empereur, et qui ont commencé à s'inquiéter de l'émergence d'une toute nouvelle classe sociale de très riches marchands qui mettraient en péril leur pouvoir.

.            Sous la pression des lettrés confucéens, qui croient assurer de la sorte la tranquillité de la Chine, les empereurs se replient à l'intérieur de leurs frontières... Mauvais calcul. En agissant ainsi, ils laissent la Chine démunie face aux agressions des Mandchous et des Japonais ainsi qu'aux appétits des marchands européens. L’Europe occidentale acquit ainsi toute liberté pour faire émerger sa révolution industrielle quelques siècles plus tard.

Zheng He lui-même a laissé de tels souvenirs en Asie du Sud-Est qu'il y est encore par endroits divinisé sous le nom de Sanbao miao. Zheng He fait ainsi partie d'un culte religieux qui existe encore aujourd'hui sur le nord de l'île de Java, en Indonésie, où il est considéré comme une sorte de divinité. Et des historiens pensent, même s'il ne s'agit là que de théories, qu'il aurait aussi découvert la côte ouest des États-Unis, l'Australie et même l'Antarctique bien longtemps avant les expéditions européennes !

La Cité interdite

National Geographic - Verónica Walker - 13 août 2024

            L’accès à ce vaste complexe, domaine de l’empereur de Chine et de sa cour pendant près de 500 ans, composé de palais grandioses, de jardins luxuriants et de pavillons sacrés était interdit à la plupart des sujets de la Chine impériale qui ne pouvaient qu’imaginer la grandeur qui se cachait derrière ces portes.

Pavillon de l’Harmonie Suprême - Culminant à une trentaine de mètres au-dessus de la grande cour centrale, le plus grand édifice de la Cité interdite abrite uniquement le trône du Dragon, siège cérémoniel du pouvoir impérial des empereurs des dynasties Qing et Ming durant cinq siècles. Age Fotostock

            Au cœur de l’actuelle Pékin se trouve le plus grand complexe palatial du monde, un lieu assez grand pour contenir 50 palais de Buckingham et qui s’étire sur plus de 720.000 m2 : la Cité interdite. Celle-ci servit de centre symbolique et politique de la Chine impériale entre 1420 et 1912. La rudesse de son nom reflète combien l’enceinte de ses murs fut inaccessible à la plupart des sujets de l’empire.

Le complexe est constellé de palais, de jardins, de cours et d’habitations. Il fut construit par l’empereur Yongle (r.1402-1424), troisième souverain de la dynastie Ming. Il se déclara lui-même empereur et consolida son pouvoir à Pékin, en y déplaçant la capitale, Nankin, distante de 1 000 km, en 1403. Selon certaines sources, la construction du complexe, à l’endroit même où Kubilai Khan (petit-fils de Gengis Khan, il prit le contrôle de la Chine du Nord avant d’anéantir les Song du Sud en 1279. La Chine, de nouveau réunifiée, fut englobée dans l'immense empire mongol) avait précédemment fait ériger son célèbre palais, aurait nécessité la participation de 100.000 artisans et d’un million d’esclaves entre 1406 et 1420.

Ces caractères chinois signifient Zijincheng, c’est-à-dire « cité pourpre interdite », nom complet du complexe palatial de Pékin.

Zijincheng, nom mandarin de la Cité interdite, signifie littéralement « cité pourpre interdite ». En Chine, l’on considère que la couleur pourpre est de bon augure, elle symbolise la divinité et l’immortalité, mais aussi l’étoile polaire. La Cité interdite fut la demeure et le siège du pouvoir de 29 souverains : 17 de la dynastie Ming (1368-1644) et 12 de la dynastie Qing (1644-1912). Quand les empereurs mandchous de la dynastie Qing renversèrent les Ming, ils ajoutèrent à la Cité de nouveaux édifices et de nouveaux jardins, mais l’importance du complexe demeura inchangée.

Géométrie sacrée

            La Cité interdite forme un rectangle de plus de 950 mètres de longueur sur 750 de largeur. Son mur d’enceinte mesure plus de 7 mètres de hauteur et est entouré d’une douve dotée d’une source d’eau artificielle, la Rivière d’or. Son agencement suit les préceptes du feng shui (l’art chinois de placer objets et édifices de sorte à favoriser la circulation des énergies positives). Le complexe palatial est aligné selon l’axe Nord-Sud et est symétrique afin d’imiter l’équilibre de l’Univers. Il est de coutume de dire que la Cité interdite abrite 9.999,5 pièces. Seul le Dieu du ciel avait droit à 10.000 pièces ; pas son fils impérial sur Terre. Le nombre 9.999 est favorable dans la culture chinoise : il est associé à l’empereur et il se prononce de la même manière que le mot mandarin signifiant « éternel ».

Cette tempéra sur soie du 15e siècle représente les innombrables palais, pavillons et cours de la Cité interdite. Fine Art, Album

Au sein de la Cité interdite, les espaces principaux furent répartis le long d’un axe central qui scindait le domaine en deux. Vu du dessus, le complexe prend une forme qui coïncide avec l’ordre cosmique idéal de l’idéologie confucéenne et qui évoque un point d’équilibre situé entre le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest. Sur ce point d’équilibre central se tient le pavillon de l’Harmonie suprême qui héberge le principal trône impérial, le trône du Dragon. Le placer ainsi au centre de la Cité interdite, c’était faire symboliquement de l’empereur le centre même de l’Univers, le point focal de toute la hiérarchie sociale et naturelle autour de laquelle l’empire tout entier tournait.

Selon la tradition chinoise, ceux qui se trouvent au nord et qui regardent vers le Sud jouissent d’une position supérieure. De même, ceux qui se trouvent à l’intérieur d’un bâtiment ou dans un espace élevé sont supérieurs à ceux qui se trouvent à l’extérieur ou dans un espace plus bas. Ces relations spatiales furent répercutées de manière explicite dans l’architecture de la Cité interdite. L’empereur se tenait toujours dans le cadre d’une porte ou dans une salle surélevée et regardait en direction du Sud depuis sa position avantageuse, tandis que ses sujets se tenaient en contrebas dans des cours à ciel ouvert et regardaient en direction de l’empereur, vers le Nord.

Les appartements privés de l’empereur se situent dans la cour intérieure, à l’extrémité septentrionale de la Cité ; en plus de sa souveraine personne, seules des femmes et des eunuques y étaient admis. Les salles d’État, où l’empereur accordait des audiences et menait des travaux officiels en compagnie de ses ministres, étaient au sud, dans la cour extérieure. C’est là que la cour impériale chinoise régentait ses rapports avec le monde extérieur, en se servant de l’architecture magnifique de la Cité interdite comme d’une scène pour afficher le pouvoir de l’empereur.

Cérémonies et rituels

            Dans la tradition impériale chinoise, on considérait l’empereur comme le seul habitant officiel de la Cité interdite ; les ministres et les nobles qui représentaient le peuple n’étaient vus que comme de simples visiteurs. Cette distinction avait son importance lorsque l’on organisait des cérémonies - l’accession de l’empereur au trône, les vénérables audiences qu’il accordait, ses fêtes d’anniversaire et la publication de décrets gouvernementaux.

Les cérémonies de ce type suivaient la même organisation rituelle. L’empereur ouvrait la marche pour se rendre là où la cérémonie allait avoir lieu, ses ministres et les nobles suivaient en franchissant des portes et en traversant des ponts en respectant un ordre strict prescrit par la hiérarchie sociale. Nulle part, à aucun moment, qui que ce soit était autorisé à se tenir au nord de l’empereur.

Les descriptions historiques des audiences impériales reflètent la façon dont ces protocoles stricts soulignaient l’ordre social. Les participants se rassemblaient à l’aube à l’extérieur de la cour du pavillon de l’Harmonie suprême. Les membres de la famille de l’empereur se tenaient sur les marches menant au pavillon, placés selon leur proximité de sang avec l’empereur. Officiers militaires et civils formaient des rangées dans la cour extérieure, de nouveau selon leur rang. Tous regardaient en direction du Nord vers l’empereur qui, vêtu des plus beaux atours impériaux, ornés de la silhouette d’un dragon, était conduit au trône par une procession. Une fois tout le monde en place, au cri de « Kowtow ! » les participants s’agenouillaient et rendaient hommage à l’empereur en touchant le sol de la tête trois fois, effectuant trois séries de trois prosternations.

L’empereur assistait en personne aux cérémonies les plus importantes. En son absence, le trône du Dragon était vénéré et traité comme son substitut. De même, lorsque l’empereur publiait un décret, le document impérial lui-même était traité avec beaucoup de pompe. Chacune de ces cérémonies dénotait, par leur caractère rituel, la vision d’un Univers composé de strates hiérarchiques distinctes. Ainsi la Cité interdite consolidait le pouvoir et la mainmise de chaque dynastie sur la Chine.

Cité interdite (1900-1901) - Wikipedi

La Cité interdite nos jours

            Malgré les défis rencontrés pendant des siècles, qu’il s’agisse de bouleversements politiques extrêmes et de guerres brutales ou d’incendies majeurs, le complexe est toujours là. Après la chute de la dynastie Qing, le dernier empereur chinois, Puyi, vécut dans la Cité interdite jusqu’en 1924, année où il en fut expulsé par Feng Yuxiang, chef de guerre et plus tard cadre du Kuomintang, le parti nationaliste chinois. L’année suivante, la République de Chine fit du site un musée national.

En 1949, du haut de la porte de la Paix céleste (Tiananmen), Mao Zedong décréta la création de la République populaire de Chine. En 1966, durant la révolution culturelle, Mao Zedong donna l’ordre à des gardes rouges de se poster à cette même porte. En 1987, la Cité interdite fut inscrite avec d’autres monuments au Patrimoine mondial de l’UNESCO sous le nom de « Palais impériaux des dynasties Ming et Qing à Beijing et à Shenyang ». Au printemps 1989, les manifestations pro-démocratie de la place Tiananmen, plus vaste espace public du monde, située dans l’ombre élancée de la Cité interdite, fascinèrent le monde entier.

La Cité interdite est ceinte d’un mur de plus de sept mètres de hauteur. À chacun de ses quatre coins se tient une tour raffinée telle que celle-ci, érigée au nord-ouest. Mirko Kuzmanovic, Alamy, ACI

La cour intérieure

Franchir la porte du midi

La porte du midi, vue de la place Tienanmen

            Wufeng Lou (la tour des Cinq phénix) est l’imposante entrée méridionale de la Cité interdite. On l’appelle également « porte du Midi », car on croyait que la ligne méridienne de Pékin traversait le complexe palatial. C’est dans cet endroit des plus auspicieux que l’empereur publiait ses décrets. Cette entrée se situe au centre du mur extérieur et des ailes s’étirent de part et d’autre. Son style est conforme à celui qui servait à décorer les entrées des palais, des temples et des tombes lors de la dynastie Zhou (11- 3e siècles avant notre ère).

 

La porte du Midi est l’entrée principale de la Cité interdite, elle est située à son extrémité méridionale. Ici, le mur ceignant le complexe atteint une hauteur de plus de douze mètres. Xiaolei Wu, Alamy, ACI

Cinq portes s’ouvrent dans la tour de la porte du Midi qui permettent d’accéder au complexe. La porte centrale était réservée à l’empereur. Les seules exceptions étaient faites pour l’impératrice le jour de son mariage et pour les trois meilleurs étudiants de l’empire. D'une hauteur de près de 40 mètres, la structure centrale mesure près de 60 mètres de long et possède un double toit de tuiles vernissées. À chaque extrémité se trouvent des supports de cloches et de tambours. Chaque fois que l'empereur quittait la Cité interdite pour se rendre à l'autel, les cloches sonnaient. Lorsque les cérémonies les plus importantes étaient célébrées dans le pavillon de l'Harmonie Suprême, les tambours se joignaient aux cloches.

Traverser la Rivière d’or

            Selon les principes du feng shui, de l’eau doit s’écouler devant chaque montagne. La zone qui se trouve au-delà de la porte du Midi est fidèle à ce principe. La cour qui s’y trouve est divisée d’ouest en est par la Rivière d’or, qui s’écoule devant la monumentale porte de l’Harmonie suprême. La rivière artificielle entre dans la cité depuis le nord-ouest et se jette dans la douve au sud-est. Large de 4,50 mètres environ, la Rivière d’or est peu profonde mais ses eaux avaient une raison d’être aussi pratique que symbolique. En effet, elle servait aussi de réservoir en cas d’incendie, une menace à prendre au sérieux pour une ville principalement faite de bois.

À l’endroit où la Rivière d’or passe devant la porte de l’Harmonie suprême, elle prend la forme d’un arc mongol. Cinq ponts enjambent la rivière, chacun symbolisant l’une des cinq vertus confucéennes que l’empereur attendait de ses sujets : bienveillance (ren), rectitude (yi), sagesse (zhi), fiabilité (xin) et droiture rituelle (li). Les cinq ponts sont comme cinq flèches qui font émaner ces vertus du centre impérial pour irradier le monde. En plus de leur valeur symbolique, ces ponts servaient à rappeler la stricte hiérarchie sociale de la civilisation chinoise : le pont central ne pouvait être franchi que par l’empereur, les deux qui l’encadraient par la famille royale, et le plus éloigné était réservé aux fonctionnaires de la cour.

Pavillons sacrés de l’harmonie

            Au centre de la Cité interdite, érigés sur une terrasse de marbre à trois étages, se trouvent les trois plus importants édifices du complexe : le pavillon de l’Harmonie suprême, le pavillon de l’Harmonie centrale et le pavillon de l’Harmonie préservée. Ces trois pavillons de la cour extérieure possèdent un toit en tuiles vernissées jaunes ; le jaune est la couleur impériale. Chaque pavillon est doté d’un trône duquel l’empereur présidait aux cérémonies et aux célébrations. Le plus important était le pavillon de l’Harmonie suprême, qui abritait le trône du Dragon. Des rituels publics y prenaient place, intronisations et mariages royaux y compris.

Le pavillon de l’Harmonie centrale, plus petit et plus septentrional, était utilisé dans le cadre d’actes impériaux, par exemple pour recevoir des hommages ou pour l’examen de documents gouvernementaux. Plus au nord encore se trouve le pavillon de l’Harmonie préservée, nom qui fait référence à la fonction impériale du partage de l’harmonie sous les cieux. Sous les Ming, il servit à l’empereur de lieu où se parer de ses habits de cérémonie. Sous les Qing, on y donnait des banquets en compagnie de chefs d’État, de nobles et de ministres.

Royaume du dragon

            Dans de nombreuses cultures, on voit les dragons comme des monstres cracheurs de feu, mais les dragons chinois sont de puissants et bienveillants donneurs de vie, des créatures suprêmes contrôlant les eaux et la pluie. Dans la longue histoire chinoise, on a également associé le dragon au pouvoir impérial, et ce dès le règne du premier empereur de la Chine unifiée, Qin Shi Huangdi (r. 221-210 avant notre ère). Le rapport entre empereurs et dragons est rendu manifeste à l’intérieur du pavillon de l’Harmonie suprême où se trouve le trône du Dragon. L’empereur Jiajing de la dynastie Ming (r. 1521-1567) aurait été le premier souverain à s’en servir.

Entouré de dragons, le trône surélevé est richement décoré avec de l’or et des pierres précieuses. Cinq dragons enroulés figurent à l’arrière, ils représentent les cinq éléments (métal, bois, eau, feu et terre). Derrière se trouve un panneau sculpté où figurent neuf dragons. Juste au-dessus, l’image d’un dragon enroulé orne un plafond à caissons sophistiqué. Quand un empereur, vêtu d’une robe de cérémonie ornée d’un emblème figurant un dragon, prenait place sur le trône, il était considéré comme se trouvant au centre de la Chine, mais également au centre du monde civilisé. Cela se reflète dans le nom de la Chine : Zhongguo, « pays central » ou « empire du milieu ».

Derrière le Jardin impérial se trouve une porte monumentale, la porte de la Divine puissance. Cet édifice propitiatoire conduisait aux appartements privés de l’empereur situés à l’extrémité septentrionale de la Cité interdite. Shutterstock

Balade dans le jardin impérial

            Au nord du complexe palatial se trouve un jardin décoratif de bambous, de cyprès et de pins qu’émaillent des édifices tels que de petits pavillons. Le Jardin impérial fut construit au 15e siècle lors du règne de Yongle pour que le souverain suprême et son épouse officielle s’y divertissent. Conçu comme un espace paisible permettant de se rapprocher de la nature, le jardin fut par la suite agrandi et finit par couvrir près de quatre hectares. Il s’agit de l’un des quatre jardins du complexe et ses coins accueillent quatre pavillons qui représentent les quatre saisons.

L’un d’eux, le pavillon des Dix-Mille Printemps est dédié au printemps. Sa base carrée représente la terre, tandis que son toit arrondi est le ciel orné de dragons et de phénix. Au milieu de cet environnement tranquille se tient le pavillon de la Paix impériale, un temple taoïste où les empereurs Ming pratiquaient l’alchimie et la divination. Le pavillon principal était dédié à Xuanwu (ou Zhenwu en version occidentale), puissant dieu de la guerre taoïste associé au Nord et à l’eau. Ce pavillon est le seul temple taoïste situé sur l’axe principal de la Cité interdite.

Le Jardin impérial abrite un autre édifice remarquable, le Kiosque de la neige cramoisie, qui tire son nom des pommiers sauvages en fleurs qui poussaient là autrefois ; en tombant, leurs pétales évoquaient, dit-on, des flocons de neige rougeâtres (de nos jours, des seringats de Pékin [Philadelphus pekinesis] y sont plantés). Deux empereurs Qing en particulier, Kangxi (r.1661-1722) et Qianlong (r. 1735-1796) appréciaient tant la beauté de la pergola qu’ils la considéraient comme leur endroit favori pour composer des poèmes.

Devant la porte

            Construite en 1420, la porte de la Divine puissance (Shenwumen) est l’entrée septentrionale de la Cité interdite. Elle ouvrait sur la résidence privée de l’empereur et était empruntée par les personnes qui travaillaient au palais, par les concubines de l’empereur et par les membres de la famille impériale. D’abord nommée porte de la Tortue noire (Xuanwumen), elle changea de nom au 17e siècle parce que le nom de naissance de l’empereur Kangxi, de la dynastie Qing, était Xuanye. Il était tabou de donner à quoi que ce fut un nom à la sonorité trop proche de celle du nom de l’empereur.

La porte de la Divine puissance est rectangulaire, mesure 30 mètres de hauteur et se laisse traverser en trois points. Elle repose sur une base Xumi de jade blanc, fondation typique des tours bouddhistes. Une tour au toit en tuiles vernissées jaunes surmonte d’ailleurs la porte. Une cloche et un tambour étaient conservés dans la tour. Lors des dynasties Ming et Qing, on sonnait la cloche 108 fois à la tombée du jour. Ensuite, on faisait résonner la cloche et le tambour toutes les deux heures de sept heures du soir à cinq heures du matin. À l’aube, la cloche sonnait de nouveau. Mais quand l’empereur était chez lui, seul le tambour était frappé. En 1924, c’est par cette porte que l’on expulsa le dernier empereur Qing, Puyi. Quand le complexe fut transformé en musée en 1925, on plaça au fronton de la porte un panneau sur lequel on pouvait lire « Musée palatial ».

Les mathématiques et la Chine impériale

bbc.com - Marcus du Sautoy - 07 jan 2020

.            De la mesure du temps à la navigation sur les mers, les mathématiques étaient le pivot dont dépendaient les anciennes civilisations. Après le déclin de ces civilisations en Égypte, en Mésopotamie et en Grèce, le progrès mathématique s'est arrêté en Occident. En revanche, en Orient, il atteindra de nouveaux sommets dynamiques.

Dans la Chine antique, les mathématiques étaient la clé des calculs qui allaient permettre d'ériger la Grande Muraille, qui s'étendait sur des milliers de kilomètres.

Et les chiffres étaient si importants qu'ils jouaient un rôle vital dans la gestion des affaires de la cour impériale.

Planification mathématique de l'amour


Le système impérial chinois de harem a tenté de maximiser les chances de succession.

.            Le calendrier et le mouvement des planètes influencent toutes les décisions de l'empereur, jusqu'à la façon dont ses jours - et ses nuits - sont planifiés. Les anciens conseillers impériaux ont mis au point un système pour s'assurer que l'empereur dormait parmi le grand nombre de femmes de son harem. Il était basé sur une idée mathématique appelée progression géométrique.

Selon la légende, en l'espace de 15 nuits, l'empereur devait dormir avec 121 femmes :

  • L'impératrice
  • 3 partenaires expérimentées
  • 9 épouses
  • 27 concubines et
  • 81 esclaves.

Chaque groupe de femmes étant trois fois plus important que le groupe précédent, les mathématiciens ont pu rapidement établir un tour de rôle pour s'assurer qu'en l'espace de 15 nuits, l'empereur couchait avec toutes les femmes du harem.

Endurance impériale

.            La première nuit était réservée à l'impératrice. La suivante était pour les trois compagnes d’expérience. Les neuf épouses venaient ensuite, puis les 27 concubines étaient choisies à tour de rôle, neuf chaque nuit.

Puis finalement, sur une période de neuf nuits, c’était le tour des 81 esclaves, par groupes de neuf.

La rotation assurait que l'empereur couchait avec les femmes de plus haut rang les plus proches de la pleine lune, lorsque leur yin, leur force féminine, serait à son plus haut niveau et pourrait égaler son yang, ou force masculine.

Être le souverain exigeait certainement de l'endurance, mais l'objectif est clair : obtenir la meilleure succession impériale possible.

Fascination mathématique

.            La cour de l'empereur n'était pas la seule à dépendre des mathématiques. Elle était au centre de la gestion de l'État. Les anciens Chinois étaient attirés par les modèles en nombre et croyaient qu'ils avaient une signification cosmique.

La Chine antique était un vaste empire en pleine expansion, doté d'un code juridique strict, d'une fiscalité étendue et d'un système normalisé de poids, de mesures et de monnaie.

Selon la légende, le premier souverain de la Chine, l'empereur jaune, a fait créer les mathématiques par une de ses divinités en 2800 avant J.-C., croyant que les nombres avaient une signification cosmique.

Les Chinois utilisaient un système décimal environ 1.000 ans avant que l'Occident ne l'adopte, et résolvait des équations d'une manière qui n'est apparue en Occident qu'au début du XIXe siècle.

Aujourd'hui encore, les Chinois croient au pouvoir mystique des nombres. Les nombres impairs sont considérés comme des hommes, les nombres pairs comme des femmes.  Le nombre quatre est à éviter à tout prix. Le nombre huit apporte la bonne fortune.

Les anciens Chinois ont été attirés par les modèles de nombres, développant leur propre version du sudoku.

Au 6e siècle de notre ère, le théorème du reste chinois était utilisé dans l'astronomie chinoise ancienne pour mesurer le mouvement des planètes, et il a encore aujourd'hui des utilisations pratiques, par exemple, dans la cryptographie sur Internet.

La Chine à Montargis !

.            Après la première guerre mondiale, la Chine qui s’estimait oubliée, voire lésée, par le traité de Versailles voulait sortir de son isolement et participer au débat d’idées révolutionnaires qui agitait l’Europe, et se familiariser avec les nouvelles techniques et connaissances qui s’y développaient alors. Cela correspondait aussi au désir des pays européens, saignés par la guerre, qui manquaient de main d’œuvre.

C’est ainsi que dans les années suivant cette guerre 4.000 Chinois sont en France avec, parmi eux, 400 jeunes intellectuels qui ont passé quelque temps à Montargis pour travailler et étudier dans le cadre de l'association "Travail-Etude".

.            C’est également à Montargis que ces ouvriers découvrirent les idées marxistes au contact des syndicats ouvriers. On ne peut pas avancer que le Parti Communiste Chinois (PCC) de la Chine Nouvelle (Gong Chandang, en chinois) fondé en 1921 par Mao Zédong soit né à Montargis, mais il est incontestable que la mouvance qui s’y était développée fut l'une composantes de la création de ce parti.

Deux de ces Chinois ont connu à leur retour en Chine des carrières politiques remarquables. Il s'agit d'une part de Zhou Enlai, premier ministre de 1947 à 1976 de la seconde République Chinoise mise en place par Mao Zedong en 1949, et d'autre part de Deng Xiaoping qui prit la tête de la République populaire de Chine de 1978 à 1992. Mao Zedong ne fit pas partie du voyage, mais on dit qu'il accompagna et encouragea le groupe en partance tout en estimant qu'il était préférable pour lui de rester dans son pays où il pensait qu'il avait plus et mieux à faire. On sait ce qu'il advint.

.            Deng Xiaoping ne revint pas à Montargis. Lors d'un séjour en France en 1975 il avait exprimé le désir, qui ne put être satisfait, d'y aller, mais en 1982, Max Nublat le maire de Montargis fut invité en Chine avec un groupe de maires. II eut l'honneur d'un entretien particulier avec Deng Xiaoping au cours duquel celui-ci évoqua les souvenirs de son séjour.

On ne sait pas quelle expertise le jeune homme de 16 ans, nommé alors Teng Hihien et devenu Deng Xiaoping, obtint dans la fabrication des galoches qui étaient fabriquées dans l'usine Hutchinson de Montargis, mais il semble bien que son séjour, baignant dans le climat révolutionnaire de l'époque qu'il partageait avec ses concitoyens, ait contribué à sa formation politique.

Montargis ne l'a pas oublié et en 2014, la place de la gare a été baptisée place Deng Xiaoping et a été inaugurée par Madame Liu Yan Dong, vice-première ministre de Chine, accompagnée de douze ministres chinois, avec la présence, entre autres, du préfet de Région, de l'ambassadeur de Chine, du sous-préfet de Montargis et du député-maire de Montargis.

C'est ainsi que l'histoire d'une paisible ville française a participé à l'évolution du destin d'une nation entière, et qu'elle est citée dans les livres d'histoire chinois, où on la nomme l'un des "berceaux de la Chine nouvelle".