Années 70’s : les années militantes

Ça m'intéresse – 03 mar 2022.

Souvenir des Trente Glorieuses de Pierre Delannoy, anthropologue et journaliste, ex-hippie, grand reporter à Paris Match et GEO.

.            Le dessinateur Gébé, rédacteur en chef du journal satirique Hara-Kiri, s’attaque à son grand œuvre : L’An 01. En 1970, cette BD cultissime annonce une ère nouvelle : « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste. » Tous les thèmes chers aux post-soixante-huitards passeront sous le crayon de Gébé. L’amour libre, l’écologie, la vie en communauté, le rejet de l’autorité, de la propriété privée, du travail.

J’ai les cheveux sur les épaules et une grosse barbe. J’hypothèque mon avenir, dit ma mère. Moi, je suis sûr qu’il sera radieux. La génération du baby-boom est en train de prendre le pouvoir. On a fait nos premières armes dans les concerts de rock et sur les barricades de mai. « Tout ce que nous voulons, c’est tout », titrait l’année précédente le journal du groupuscule « maoïste libertaire » Vive la révolution (VLR).

Emergence de nouveaux mouvements sociaux.

.            Dans la foulée de 1968, naissent ce que les sociologues appelleront les « nouveaux mouvements sociaux » : MLF (Mouvement de libération des femmes, 1970), Fhar (Front homosexuel d’action révolutionnaire, 1971), CAP (Comité d’action des prisonniers, 1972), Gisti (Groupe d’information et de soutien aux immigrés, 1972) … Les années 1970 inaugurent une profonde révolution de la politique et des mœurs. Nous n’avons pas de programme. Sinon « jouir sans entraves ». Et faire exactement le contraire de ce que faisaient nos « vieux ». Ils portaient des chemises-cravates, on préfère les tuniques, même pour les garçons. Ils dînaient assis sur des chaises autour de la table familiale, on bouffera par terre. Ils faisaient l’amour dans le noir, maintenant c’est à n’importe quelle heure et avec qui on veut. Le désir est le maître-mot. On a abandonné la lecture de Marx pour celle d’Herbert Marcuse et de Wilhelm Reich. Et de Lacan aussi. On découvre l’antipsychiatrie. Il faut en finir avec les murs de l’asile. Nous aussi, on est fous.

Mai 1970, Woodstock, le film, est présenté à Cannes. La révélation. Des sourires, du rock, des corps nus jouant dans l’eau, des shiloms (petite pipe pour fumer le haschich), une véritable vision du bonheur. Ce mois-là, sort aussi le premier numéro d’Actuel, une revue fondée par Jean-François Bizot. On a enfin notre bible « underground ». De retour de Californie, Edgar Morin parle du paradis des hippies comme d’« une terre en transe, tête chercheuse du vaisseau spatial Terre ». On va changer le monde. C’est inéluctable.

.            Un joint à la main, on oublie facilement les morts. Victimes de l’abus de drogues (Jimi Hendrix le 18 septembre, Janis Joplin le 4 octobre), ou de la répression : le 4 mai, quatre étudiants sont abattus par la garde nationale sur le campus de la Kent State University (Ohio, États-Unis) alors qu’ils manifestaient contre l’intervention américaine dans le Sud-Est asiatique. Le 25 février 1972, Pierre Overney, un « mao-spontex », est tué par un vigile de l’usine de Renault de Boulogne-Billancourt. L’été venu, pendant les JO de Munich, des extrémistes palestiniens exécutent 11 athlètes israéliens. De plus en plus d’anciens gauchistes vont passer au terrorisme : la Bande à Baader en Allemagne (1967-1968), les Brigades rouges en Italie (1970), Action directe en France (1977).

Les années 1970 n’ont jamais été cette « parenthèse dorée » que le mythe a forgée.

.            L’aventure hippie s’est soldée par un échec cuisant que les punks ont sublimé. À défaut d’espoir, la destruction. Après « Peace and Love », « No Future ». Les « Trente Glorieuses » (Jean Fourastié) touchent à leur fin. Sans le savoir. Au début des seventies, outre-Atlantique, le « Flower Power » est à l’agonie. En Angleterre, les Beatles se séparent. Lennon chante The Dream is Over. Dans notre village gaulois, on ignore tout de ce reflux de l’utopie. Alors, « on continue le combat ».

Le 5 avril 1971, Le Nouvel Observateur publie le Manifeste des 343 salopes. Les signataires demandent la levée de l’interdiction de l’avortement. Toutes avouent y avoir eu recours clandestinement. Elles risquent la prison. Deux films me bouleversent : Orange mécanique, de Kubrick, et Mort à Venise, de Visconti. Ultra-violence, décadence, j’aime ce côté « malsain ». Les Stones sortent Sticky Fingers, une ode aux drogues dures. Moi, pour le moment, je carbure au LSD. J’écoute du rock psychédélique, Grateful Dead, Jefferson Airplane. L’époque est au mysticisme, à l’ésotérisme. Je m’emballe pour Artaud et son voyage chez les Indiens Tarahumaras, Chrétien de Troyes et sa quête du Graal, van Vogt et ses romans de science-fiction. D’autres mondes nous appellent. Le 26 septembre 1971, s’ouvre au cœur de Copenhague la communauté de Christiania. Un millier de « brothers and sisters » – et 300 chiens – s’installent dans cette enclave « libre » de 22 hectares. C’est notre grande affaire : vivre ensemble. Pour en finir avec la famille et l’égoïsme. Au plus fort de la vague, on dénombrera un peu plus de 500 communautés en France. Certaines regroupent de 5.000 à 10.000 personnes, avec des pointes jusqu’à 50.000 pendant les vacances.

J’en monte une avec des copains à Noizay, sur les bords de la Loire. C’est une ancienne habitation troglodyte. Avec les tapis qu’on a achetés à Amsterdam, ça ressemble à un caravansérail. L’Orient nous attire. Je bosse deux mois au service des photocopies de la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux. Je me fais 2.000 francs, soit près de 400 dollars. Largement de quoi tenir entre quatre et six mois sur la route. La veille de notre départ, on apprend la mort à Paris, par overdose, de Jim Morrison, le charismatique chanteur des Doors. « This is the end ».

.            C’est de mauvais augure. J’étais déjà parti il y a deux ans. J’avais été ébloui. Cette fois, je suis écœuré. Fini les discussions sur un monde meilleur dans la fumée des « maisons à thé ». La plupart des routards sont des freaks, des « horribles » qui ne sont intéressés que par les ampoules de morphine en vente libre. Rien à foutre des populations et de la culture locales. Les hôtels de Kaboul sont squattés par des cadavres en sursis. Mes deux potes ne valent pas mieux, ils se plaignent tout le temps. La bouffe, le froid, les mendiants. Une fois rentrés à la « communauté », j’explose de rage. C’est le bordel total. Personne n’a passé un coup de balai depuis des lustres. Maurice roupille des jours durant, Marie couche avec tous les premiers venus. Pierre écoute en boucle John Coltrane. Patrick a horreur du free jazz. Ils s’engueulent. Personne ne bosse. La caisse commune est vide. Je vends à un bon prix mes couvertures de renard bleu rapportées de l’Hindou Kouch, et je me réfugie dans la lecture des œuvres complètes de Céline. Puis je me tire. La durée moyenne des communautés est de un an et trois mois.

.            Je m’inscris en ethno, à Paris-7, là où officie Robert Jaulin, l’anthropologue qui a été initié par une tribu africaine et qui a développé le concept d’ethnocide. Je veux comprendre les « Autres ». Ces sociétés que la croyance occidentale dans le progrès est en train d’éliminer. À commencer par nos propres paysans. Je fais ma maîtrise d’ethnologie rurale sur le village gascon de ma mère. Le retour à la campagne est à la mode, ainsi que les pratiques néo-communautaires qu’on appelle « alternatives ». Il se crée de plus en plus de « coopératives », pour faire les achats en commun, échanger des services, organiser des fêtes ou des sorties.

.            En 1973, la guerre du Kippour entre Israël et l’Égypte associée à la Syrie va doper la tendance. Dans la foulée, les pays arabes producteurs de pétrole provoquent une flambée des cours. Le baril passe de 3 à 12 dollars. Les Pays-Bas interdisent la circulation automobile le week-end. Sous une hallucinante photo d’une autoroute complètement déserte, un titre de Paris Match fait dans l’angoisse : « Est-ce la fin de la société de consommation ? » Libération est né en février, sous le patronage de Jean-Paul Sartre. En septembre, le général Pinochet prend le pouvoir par la force au Chili. La lutte entre le bien et le mal s’intensifie.

.            C’est paradoxalement à ce moment-là, où l’opinion publique et les grands médias commencent à s’interroger sur la nécessité profonde de « changer la vie », que les hurluberlus chevelus à l’origine de cet espoir le récusent et basculent dans le vide. Pourquoi ai-je abandonné mes sabots pour des platform boots en chevreau de dix centimètres de haut ? Pourquoi ai-je délaissé mon rustique shilom pour une shooteuse bleu nuit avec une aiguille à embout rose ? La fête se poursuit, mais elle sera beaucoup plus noire. Les New York Dolls ont ouvert le bal en 1973. « Leur rock est un cri, le constat qu’il n’y a plus rien à faire », dit la critique. 1974, Lou Reed, ancien du Velvet Underground, sort Rock’n’Roll Animal. Il a les cheveux ras, le teint blafard et les lèvres peintes en noir. Il revendique l’usage de l’héroïne. Le 13 décembre 1974, 5.000 fans de Tangerine Dream, le groupe planant allemand, se réunissent dans la cathédrale de Reims. Quand le concert s’achève à l’aube, le sol est recouvert de seringues.

.            Révolution des œillets au Portugal, élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence, majorité à 18 ans, invention de la carte à puce par Moreno, attentat de Carlos au drugstore Saint-Germain, on s’en fout. On a échoué à créer un monde meilleur, on se réfugie dans les marges et la nuit. Qui seront bientôt très fréquentées par les tribus des désenchantés. Il n’y a guère que Les Valseuses avec Depardieu, Dewaere et Miou-Miou qui nous arrachent un sourire.
1975, mort de Franco, départ des Américains du Vietnam, vote de la loi Veil sur l’IVG, accords d’Helsinki sur le rapprochement Est-Ouest, bien sûr on s’en réjouit. Sans plus.

La France compte désormais plus d’un million de chômeurs.

.            La « crise » fait la une des journaux. Je vis d’expédients, de petits trafics et de vacations universitaires. C’est la « galère ». Octobre 1975 : Actuel se saborde, une grosse larme coule sur la couverture du dernier numéro. Novembre : premier concert des Sex Pistols. Tout est dit. Le punk déferle. On se coupe les cheveux et on remet les vestes de nos 15 ans agrémentées d’un maximum d’épingles à nourrice. Bière, speed, poudre. Retour au rock’n’roll et à la rage. Le 12 novembre 1976, boulevard Raspail, premier concert de Téléphone. C’est quand même mieux que le vieux Johnny qui vient de déclarer qu’il était « un chanteur de rock revu et corrigé par la variété ». Je n’ai toujours pas de télé, je lis Libé quand j’ai les moyens de me le payer. On vit « à côté ». Les événements se succèdent sans m’altérer. 1976, morts de Mao Zedong et de Jean Gabin ; 1977, d’Elvis Presley ; 1978, de Claude François, Jacques Brel et Keith Moon, le batteur des Who. Le punk s’essouffle dans le chaos. Il faudra attendre l’album Sandinista ! des Clash en 1980. Pour l’heure, déchéance totale : le disco, la musique à danser, triomphe. Rue du Faubourg-Montmartre, à Paris, Fabrice Emaer ouvre le Palace qui devient le night-club en vogue. Je porte des sandalettes chinoises avec un pantalon pied-de-poule jaune et noir, et un tee-shirt siglé Mugler ou Castelbajac. Les « jeunes créateurs » (l’expression date de cette époque) investissent le champ culturel. Les fringues comme utopie !

1979 : rappel à l’ordre. L’imam Khomeyni prend le pouvoir en Iran. J’applaudis au nom de la « cause ». Mais le « Grand Satan » doit payer ! Sous la pression de Téhéran, le baril passe à 40 dollars. Près de quinze fois ce qu’il valait au début de la décennie. L’inflation frôle les 15%. La crise ne quittera jamais plus le quotidien des Européens. Le grand film de l’année, signé Francis Ford Coppola, l’un des maîtres avec Martin Scorsese (Taxi Driver, 1976) du nouveau cinéma américain, s’appelle Apocalyse Now. Moi, je viens de trouver un petit boulot de baratineur dans une association qui s’occupe d’action sociale. Elle s’appelle « Ouverture sur la vie ».