Colonialisme vert, une vérité qui dérange

The Conversation - Guillaume Blanc - 08 oct 2020

.           Le « monde d’après » sera écologique ou ne sera pas. La formule n’est pas métaphorique. Sauf changement radical, dans un futur proche, la planète que nous connaissons ne sera plus. Pour prendre l’indispensable virage écologique, beaucoup comptent sur les institutions internationales : le WWF (Fonds mondial pour la nature), l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) ou encore l’Unesco. Pourtant, ces prestigieuses organisations sont loin de remplir la mission qu’elles disent poursuivre.

Là où l’Européen s’adapte, l’Africain dégrade

.           Il est encore, en Europe, des agriculteurs et des bergers qui peuplent et façonnent les montagnes. Ces derniers nous montrent la voie de la sobriété écologique ; à ce titre, les institutions conservationnistes les soutiennent toujours davantage. En France par exemple, dans les Cévennes, en 2011, l’Unesco a classé au Patrimoine mondial de l’humanité des « paysages façonnés par l’agro-pastoralisme durant trois millénaires ». Et depuis, l’organisation plaide pour le « renouveau contemporain de l’agro-pastoralisme » et la « perpétuation des activités traditionnelles (des bergers et des agriculteurs) ». Voici donc une histoire européenne d’adaptation à l’environnement.

Une photo prise le 23 juin 2011 dans le village méridional français de Sainte-Eulalie-de-Cernon, aux confins du plateau du Larzac. Eric Cabanis/AFP

Mais il y aurait aussi des histoires de dégradation. Ici, nous sommes en Afrique. Du nord au sud du continent, bien des montagnes sont également protégées par les institutions internationales de la conservation. Protégées… des agriculteurs et des bergers. Dans les montagnes éthiopiennes du Simien, par exemple, « les activités agricoles et pastorales […] ont sévèrement affecté les valeurs naturelles du bien », nous dit l’Unesco. Selon ses experts, « les menaces pesant sur l’intégrité du parc sont l’installation humaine, les cultures et l’érosion des sols ». Et c’est sur leurs recommandations qu’en 2016, l’Éthiopie a accepté d’expulser les quelque 2 500 cultivateurs et bergers qui vivaient au cœur du parc national du Simien.

Avant : le village de Gich, Simien (2013). Guillaume Blanc, Author provided

Après : le plateau de Gich, après l’expulsion (2019). Guillaume Blanc, Author provided

Le cas éthiopien n’est pas une exception. L’Afrique compte environ 350 parcs nationaux. Au XXe siècle, plus d’un million de personnes en ont été expulsées pour faire place à l’animal, à la forêt ou à la savane. Ces expulsions sont toujours d’actualité. Pis, dans certains cas, les plus atroces, les éco-gardes financés par des ONG occidentales abattent les habitants coupables d’avoir pénétré dans un parc pour y chasser du petit gibier, en temps de disette.

Aujourd’hui encore, dans les parcs africains, des millions d’agriculteurs et de bergers sont punis d’amendes voire de peine de prison pour avoir labouré leur terre, coupé des arbustes ou emmené leur troupeau pâturer en altitude. Voilà ce qu’est le colonialisme vert. Une entreprise globale qui consiste à naturaliser l’Afrique par la force, c’est-à-dire à la déshumaniser.

« Ce que peut l’histoire »

.           À cet égard, malheureusement, les archives ne mentent pas. À la fin du XIXe siècle, les colons qui prennent le chemin de l’Afrique laissent derrière eux une Europe en pleine transformation. Les paysages du Vieux Continent périssent sous les coups de l’urbanisation et de la révolution industrielle, et les Européens sont alors persuadés de retrouver en Afrique la nature qu’ils ont perdue chez eux. Ainsi naissent les premières réserves de chasse qui deviennent, dans les années 1930, des parcs nationaux. Et dans chacun d’entre eux, du parc Albert au Congo jusqu’au Kruger en Afrique du Sud, les colons expulsent les Africains ou au moins, les privent du droit à la terre.

Dans le parc national de Simien. Guillaume Blanc, Author provided

Puis vient l’indépendance. Mis au chômage forcé, de nombreux administrateurs coloniaux se reconvertissent en experts internationaux. Ils sont recrutés par l’Unesco ou l’UICN et, ensemble, ils décident de mettre sur pied une banque dont la première fonction serait de lever des fonds pour « faire face à l’africanisation des parcs », écrit alors Ian Grimwood, un ancien de la Rhodésie et du Kenya. Cette banque voit le jour en 1961 sous le nom de World Wildlife Fund : le WWF.

Ses experts se déploient alors dans tous les parcs d’Afrique où désormais, ils doivent composer avec des chefs d’États indépendants. Pour ces derniers, les parcs et la reconnaissance internationale qui les accompagne sont un moyen efficace de dynamiser l’industrie touristique et, aussi, de planter le drapeau national dans des territoires que l’État peine à contrôler : dans les maquis, chez les nomades, en zones sécessionnistes. Ainsi se tisse l’alliance entre l’expert et le dirigeant. Mais pour l’habitant, l’histoire se répète : expulsion, criminalisation, violence.

Aujourd’hui, le discours a changé. Depuis la fin des années 1980, les nouveaux « consultants » en patrimoine recommandent le « départ volontaire » des occupants des parcs, et la mise en place d’une « conservation communautaire ». Le discours est policé. Il ne peut cependant masquer la continuité des pratiques : tandis qu’en Europe les institutions internationales et leurs experts valorisent l’harmonie entre l’homme et la nature, en Afrique ils réclament encore l’expulsion d’habitants qui seraient trop nombreux, et destructeurs.

Cette réalité est choquante. Pourtant, elle rythme le quotidien des millions d’agriculteurs et de bergers qui vivent dans et autour des parcs africains. Voici, en matière d’écologie, ce que peut l’histoire, pour reprendre la belle formule de Patrick Boucheron. L’histoire peut nous aider à voir ce que l’on préférerait ignorer : le fait que l’Unesco, le WWF ou encore l’UICN conduisent des politiques similaires à celles de l’époque coloniale.

Une cécité de convenance

.           Au moins trois raisons expliquent la méconnaissance de cette histoire, et l’agacement qu’elle suscite chez certains : il y a le mythe ; la science ; et enfin, notre vie quotidienne.

D’abord, le mythe. L’idée d’un continent exclusivement naturel est aussi absurde que celle selon laquelle l’homme africain ne serait pas rentré dans l’histoire. Seulement, trop de produits culturels continuent de nous faire croire à l’Éden africain : des romans comme Les racines du ciel de Romain Gary jusqu’à Out of Africa ; des magazines et des guides tels que le National Geographic ou le Lonely Planet ; ou encore des films comme le Roi Lion. Tous décrivent une Afrique chimérique : une planète verte, vierge, sauvage. Mais cette Afrique n’existe pas. L’Afrique est habitée, cultivée. Et ses parcs ne sont pas vides : ils ont été vidés.

La puissance du mythe nous renvoie ensuite aux croyances scientifiques. Les forêts primaires sont une illustration criante du phénomène. En réalité, elles n’existent presque nulle part sur le continent, puisque les Africains façonnent les forêts comme les Européens. Seulement, des personnalités comme Al Gore diffusent des chiffres totalement faux, selon lesquels la forêt primaire « africaine » aurait été détruite par ses occupants, siècle après siècle. Et ces chiffres sont pris pour argent comptant par les experts internationaux qui les diffusent, ensuite, dans les parcs africains. La plupart de ces experts ignorent tout des réalités locales. Il n’empêche. Partout, ils recommandent l’expulsion ou au moins la criminalisation d’agriculteurs et de bergers qui ne participent pas, eux, à la crise écologique.

C’est là, enfin, toute l’incohérence des politiques globales de la nature. Avec son livre Une vérité qui dérange, malgré le caractère fantasque de certains chiffres, l’ancien vice-président des États-Unis participe bel et bien à la lutte contre le changement climatique. Il est d’ailleurs l’un des rares « experts » à en décrire si finement les ravages sociaux. En revanche, Al Gore ne dit jamais rien des entreprises polluantes que sont, par exemple, Google et Apple. Car celui-ci finance la première et participe à l’administration de la seconde. Ceux qui protègent sont aussi ceux qui détruisent.

Ce paradoxe n’est pas le fruit d’un complot orchestré par des multinationales malveillantes et des États retords. Il est le résultat de « notre » mode de vie quotidien. Les habitants des parcs africains ne dégradent pas la nature. Ils consomment leur propre nourriture. Ils vont à pied. Ils n’ont ni électricité, ni smartphone. Et pourtant, ils sont les premières cibles des institutions internationales de la conservation. Pourquoi ? Pour nier l’évidence. S’en prendre à ceux qui vivent d’une agriculture de subsistance permet d’éviter de remettre en cause l’exploitation effrénée des ressources de la planète entière. Préserver la nature dans les parcs africains, c’est, en fait, s’exonérer des dégâts que cause partout ailleurs notre mode de vie consumériste et capitaliste. Voici la matrice du colonialisme vert. Et cette vérité dérange car l’accepter, ce serait reconnaître que, pour enfin amorcer le virage écologique, il faudrait s’en prendre non plus à la paysannerie (africaine), mais à nous-mêmes.

Les aires protégées, instrument d’un « colonialisme vert » en Afrique ?

The Conversation -CIRAD (Alain Karsenty & Christian Leclerc & Didier Bazile) -  23 mar 2022

Dans le parc de Waza au Cameroun, une des aires protégées d’Afrique centrale. Amcaja / Wikipedia,

.            Dans un contexte d’accroissement démographique sans précédent sur le continent africain, les moyens de préserver la biodiversité sont au cœur de vifs débats, notamment au sein de la Convention pour la diversité biologique, dont la proposition phare vise à classer 30 % des territoires nationaux en aires protégées, dont 10 % en conservation stricte.

En 2020, dans son essai L’Invention du colonialisme vert, Guillaume Blanc s’en prenait à l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), au WWF (Fonds Mondial pour la Nature) et à l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture) impliqués dans les parcs naturels en Afrique.

Il accuse les gestionnaires de parcs d’exclure et de violenter les populations locales, de créer de la misère pour satisfaire un fantasme de nature vierge au seul profit de touristes occidentaux. Il affirme que :

« Cet idéal d’une nature débarrassée de ses habitants guide la majorité des aires protégées du continent. »

et que :

« Les parcs nationaux ne protègent pas vraiment la nature puisque la consommation touristique nuit à la biodiversité. »

Les parcs nationaux sont ici au cœur du débat et deux grandes questions agitent les milieux de la conservation en Afrique :

  • Est-il légitime de restreindre des droits d’usage pour des motifs de conservation ?
  • Quel modèle d’aire protégée, ou stratégie alternative de préservation de la biodiversité, peut concilier efficacité et prise en compte des droits humains et fonciers ?

Une nature sous pressions multiples

.            Les pressions sur l’environnement sont croissantes du fait de l’augmentation des populations en zones rurales qui accroît la concurrence pour le foncier, des opportunités offertes par la demande agricole mondiale (cacao ou palmier à huile), de la fabrication du charbon de bois, de la demande urbaine en viande de brousse, de la ruée de mineurs artisanaux sur les pierres précieuses ; ou du décalage entre les maigres revenus paysans et la valeur commerciale de l’ivoire ou du bois de rose.

En outre, les communautés locales sont parfois enrôlées dans les réseaux de braconnage. En Afrique, si comme partout ailleurs la demande internationale pousse à la surexploitation de ressources, la majorité des activités portant atteinte à la biodiversité est le fait de petits producteurs, qui produisent pour les marchés locaux tout autant que pour les marchés étrangers.

La création de nouvelles aires protégées reste du domaine des gouvernements africains, même si certains instruments qualifiés d’« échange dette contre nature », par lesquels un pays créditeur réduit la dette d’un pays débiteur, influencent parfois la décision de création.

Le constat général est peu encourageant, avec une majorité d’aires protégées en Afrique sous-financée : peu de recettes touristiques et une gestion défaillante. De plus, les recettes liées aux droits d’accès ont nettement baissé ces dernières années avec la crise sanitaire. Des chercheurs estiment de 103 à 178 milliards de dollars les besoins budgétaires pour atteindre la cible de 30 %.

Une gestion de plus en plus « déléguée » à des opérateurs privés

.            Compte tenu de ces difficultés financières, certains États optent pour une « gestion déléguée » des parcs à des ONG spécialisées. Face à la montée en puissance de réseaux de braconnage parfois lourdement armés, on observe parallèlement une tendance à la « militarisation » de la conservation dans certains parcs. Des actes de violence sur les populations de la part d’éco-gardes ont été rapportés en Afrique.

La gestion déléguée échoit souvent à African Parks, une ONG sud-africaine habituée aux contextes difficiles, mais la militarisation est vécue différemment par les populations selon les contextes. D’après une enquête de 2020 sur la gestion du parc national de Zakouma (Tchad), les populations locales sont demandeuses de protection vis-à-vis des groupes armés qui les rackettent, et elles collaborent avec l’ONG pour signaler les incursions des Janjawid soudanais.

Quant à l’efficacité, plusieurs publications montrent que les ressources fauniques sont mieux préservées dans les aires protégées avec de hauts niveaux de protection. En outre, difficile de ne pas évoquer les expériences de conservation basée sur les communautés : Conservancies en Namibie, programme Campfire au Zimbabwe, Village Land Forest Reserves en Tanzanie, et certaines forêts communautaires sans exploitation du bois d’œuvre. Ces espaces à gestion communautaire ou participative peuvent être vus comme des alternatives ou des compléments aux aires protégées à protection stricte. Néanmoins, leurs résultats en matière de conservation sont parfois jugés moins solides et il y a, au moins en Afrique australe, une tendance à la recentralisation de la gestion sous l’influence d’ONG internationales.

Le déplacement de populations pose un problème auquel il faut se garder d’apporter une réponse tranchée a priori. Dans tous les pays du monde, les expropriations sont considérées légitimes pour réaliser des infrastructures (routes, barrages…), dès lors que des indemnisations financières correctes sont versées aux ayants droit.

Mais ce statut d’ayant droit est source de contentieux au sein des aires protégées où l’on trouve des migrants fuyant l’insécurité ou attirés par des terres et des ressources perçues comme disponibles. Les détenteurs de droits fonciers coutumiers peuvent avoir accepté ou subi l’installation de ces familles. Les politiques des gestionnaires d’aires protégées vis-à-vis des migrants vont varier, allant d’un « cantonnement » toléré à des actions d’éviction pure et simple.

Une diversité d’outils et d’approches pour les aires protégées

.            Réduire les aires protégées à un outil de spoliation, c’est oublier la diversité de leur statut et de leur gouvernance. L’UICN classe les 200.000 aires protégées recensées dans le monde en 6 catégories.

Adapté des données IUCN, Fourni par l'auteur

Seules les catégories de 1 à 3 sont dédiées à une conservation stricte, car c’est parfois la seule option pour protéger des espèces menacées d’extinction. Les autres catégories incluent des activités économiques. La catégorie 4 est la plus fréquente en Afrique, et les catégories 5 et 6 dépendent des interactions avec les humains. Les parcs nationaux eux-mêmes peuvent être de catégorie 2, 4 ou 6. Outre ces catégories de gestion, le mode de gouvernance précise qui prend les décisions.

Adapté des données IUCN, Fourni par l'auteur

Les trois dernières catégories sont majoritaires même si des spécificités existent : en Afrique du Sud, 56 % des aires protégées sont privées tout comme l’est majoritairement le foncier.

Les aires protégées ne visent donc pas à « protéger un Éden où l’homme est exclu ». La majorité des aires protégées créées depuis une trentaine d’années intègre des activités humaines. Une évaluation des projets d’appui à des aires protégées financées entre 2000 et 2017 par l’AFD (Agence française de développement) montre qu’une double finalité de conservation et de développement est toujours privilégiée.

Dans le monde, seulement 15 % des espaces sont des aires protégées et beaucoup d’autres initiatives de conservation existent. Si l’on retient l’objectif mondial de 30 %, il serait peu réaliste de viser 30 % d’aires protégées « excluantes » au niveau de chaque État, mais plutôt considérer 30 % d’espaces où l’objectif de conservation encadre des activités de production compatibles avec un haut niveau de préservation de la biodiversité.

Ne pas se cantonner aux aires protégées

.            Sur cet objectif particulier de 30 %, il faudrait revenir sur les « autres mesures de conservation efficace par zone » (AMCE) que de précédentes négociations (COP14) avaient défini comme « zone géographiquement délimitée, autre qu’une aire protégée, qui est réglementée et gérée de façon à obtenir des résultats positifs et durables à long terme pour la conservation in situ de la diversité biologique […] ».

L’UICN précise que « si les aires protégées doivent avoir un objectif de conservation primaire, cela n’est pas nécessaire pour les AMCE. Les AMCE peuvent être gérées pour de nombreux objectifs différents, mais elles doivent aboutir à une conservation efficace ». Par exemple, une politique de protection des bassins versants peut conduire à une protection efficace de la biodiversité.

Un compromis possible consisterait ainsi à intégrer les AMCE dans la cible des 30 %, ce qui rendrait non seulement ce seuil plus acceptable, mais qui permettrait aussi sa hausse régulière.

Les aires protégées ne peuvent répondre seules à l’ensemble des défis que pose la crise de la biodiversité. Une réflexion sur l’ensemble du territoire d’un pays considérant l’interface entre les différentes activités est nécessaire pour renouveler notre point de vue sur la nature et redéfinir des stratégies de conservation de la biodiversité plus efficaces.

En Tanzanie, des Masaï expulsés de leurs terres au nom de la protection de la faune sauvage et du tourisme

Le Monde - Marine Jeannin - 20 juin 2022

Selon des experts de l’ONU, quelque 150 000 personnes risquent d’être déplacées « sans leur consentement libre, préalable et éclairé ».

Une femme masai marche dans la réserve naturelle de Ngorongoro, dans le nord de la Tanzanie, en 2007. JOSEPH EID / AFP

.           C’est une nouvelle étape dans le bras de fer qui oppose depuis des années, au nom de la protection de la nature, les Masaï au gouvernement tanzanien. Jeudi 16 juin, une vingtaine de familles masaï ont quitté la réserve naturelle de Ngorongoro dans le cadre d’un programme qualifié de « relocalisation volontaire » par les autorités mais d’« expulsions » par les militants des droits humains. Ces populations d’éleveurs semi-nomades vivent depuis 1959 dans le cratère de Ngorongoro, site classé au patrimoine mondial de l’Unesco, dans le nord de la Tanzanie. Mais leur croissance démographique exponentielle – ainsi que celle de leurs troupeaux – les met en concurrence directe avec la faune sauvage, selon les autorités.

Le nombre de Masaï vivant à Ngorongoro est passé de 8.000 en 1959 à plus de 100.000 aujourd’hui, tandis que leur cheptel a augmenté encore plus rapidement, passant d’environ 260.000 têtes en 2017 à plus d’un million actuellement. « Ngorongoro est en train de se perdre », a déclaré l’an dernier la présidente tanzanienne, Samia Suluhu Hassan. De leur côté, les Masaï accusent les autorités de vouloir les expulser de leurs habitats historiques pour les transformer en zones de safaris ou de chasses privées.

Dernièrement, ces tensions ont culminé à Loliondo, une zone proche du parc du Serengeti, à 125 km au nord de Ngorongoro. Des heurts y ont opposé la police à la communauté locale, qui protestait contre la pose de « balises » séparant les zones d’habitat humain et celles réservées aux animaux sauvages. Des centaines de membres des forces de sécurité ont été déployés.

Gaz lacrymogène et tirs à balles réelles

.           Dans la nuit du 9 au 10 juin, les Masaï se sont réunis à la faveur de l’obscurité pour ôter les balises et sont restés sur place pour garder le site. Les forces de sécurité sont revenues et se sont mises à les asperger de gaz lacrymogène. Puis la police s’est mise à tirer à balles réelles et les Masaï ont répliqué par des tirs de flèches. Le bilan : trente blessés par balles côté masaï et deux morts, un Masaï et un policier.

Seul le décès du policier a pour l’heure été confirmé par le gouvernement. Vingt habitants de Loliondo ont été inculpés pour ce meurtre, comme le rapporte un communiqué de la Coalition tanzanienne des défenseurs des droits humains. D’après leurs avocats, ils auraient été torturés pendant leur détention. L’affaire devrait être jugée à la fin du mois.

Dans un communiqué publié le 15 juin, neufs experts indépendants nommés par l’ONU ont dénoncé le projet des autorités tanzaniennes visant à transformer 1.500 km2, sur les 4.000 qui composent la zone contrôlée de Loliondo, en aire réservée aux safaris, à la chasse aux trophées et à la conservation. Selon eux, la décision a été annoncée par le commissaire régional d’Arusha à l’issue d’une réunion à huis clos et sans consultation des représentants masaï. Pourtant, cette « sanctuarisation » entraînerait l’expulsion des 70.000 habitants de quatre villages, Ololosokwan, Oloirien, Kirtalo et Arash. Une opération qualifiée par Amnesty International d’« expulsion forcée illégale », « choquante à la fois par son ampleur et sa brutalité ».

Pour les experts de l’ONU, en cumulant les projets de Ngorongoro et de Loliondo, ce sont même 150.000 Masaï qui risquent d’être déplacés « sans leur consentement libre, préalable et éclairé ». « Cela causera un préjudice irréparable et pourrait équivaloir à une dépossession, une expulsion forcée et un déplacement arbitraire interdits par le droit international », ont-ils averti.

L’appétit d’une riche société émiratie

.           En 2018, un an après une vague d’expulsions à grande échelle à Loliondo, la Cour de justice d’Afrique de l’Est avait émis des ordonnances temporaires contre les autorités locales, valables jusqu’au mercredi 22 juin. A cette date, la cour est censée se prononcer sur un recours en justice contre l’expulsion des Masaï. Les événements récents de Loliondo, en violant ces ordonnances, témoignent, selon Joseph Moses Oleshangay, d’un « manque flagrant de respect pour cette institution en particulier, et pour la loi et l’ordre en général », de la part du gouvernement tanzanien.

En février, l’Assemblée nationale tanzanienne a tenu une session spéciale pour débattre du droit des Masaï à habiter leurs terres ancestrales, pourtant garanti par la loi depuis 1959. Dans la foulée, pour appuyer son programme de relocalisation « volontaire », le gouvernement a accentué la présence policière dans les villages masaï et gelé le financement des structures publiques, « en particulier sanitaires et éducatives », dénonce Joseph Moses Oleshangay : « Aujourd’hui, toutes les infrastructures sont paralysées afin de forcer les habitants à quitter les lieux. »

La faune sauvage de Loliondo a éveillé de très longue date l’appétit d’une riche société émiratie, Otterlo Business Corporation (OBC). En 2009 déjà, des milliers de familles avaient été expulsées de la zone pour permettre à OBC d’y organiser des séjours de chasse privée. La société émiratie a des appuis dans les plus hautes sphères du gouvernement tanzanien : un de ses actionnaires n’est autre qu’Abdulrahman Kinana, le secrétaire général du premier parti du pays, Chama cha Mapinduzi (CCM), au pouvoir en Tanzanie depuis son indépendance, en 1962.

En 2017, après une décision de la Commission tanzanienne des droits humains, le gouvernement avait décidé de supprimer la licence d’OBC – certains voyant dans cette décision le résultat de désaccords politiques entre M. Kinana et le président d’alors, John Magufuli. « Mais Kinana semble avoir retrouvé son influence auprès de la présidence, tout comme OBC, résume Joseph Moses Oleshangay. Ce sont ces liens étroits entre les intérêts émiratis et les autorités tanzaniennes qui sont à la source du conflit actuel. »

La taille des aires protégées, un critère déterminant

The conversation -  Pierre-Cyril Renaud & Hervé Fritz & Paul Scholte - 24 mars 2022

Un gardien et son troupeau, dans le parc national de Waza, au Cameroun. Paul Scholte, CC BY

.            Le déploiement d’un réseau d’aires protégées reste aujourd’hui le principal outil à disposition des États pour développer des politiques visant à inverser la courbe du déclin de la biodiversité.

Identifier des territoires ayant de forts enjeux écologiques et leur donner un statut de protection plus ou moins contraignant n’est pas nouveau.

En 1960, on comptait environ 10 000 aires protégées qui s’étendaient sur environ 2 000 000 km2. En 2010, la base de données sur les aires protégées de l’IUCN (WDPA) recensait 177 547 zones ayant un statut de conservation sur 17 millions de km2 des terres émergées (12,7 % des continents et îles, hors antarctique) et 6 millions de km2 dans les océans et côtes (1,6 % de leur surface).

En 2021, 16,6 % des terres et des écosystèmes aquatiques intérieurs (env. 22,5 millions km2), bénéficient d’un statut de conservation, contre 7,7 % pour les milieux maritimes et côtiers (env. 28 millions km2).

Carte présentant la répartition des aires protégées au niveau mondial. Actuellement, plus de 22,5 millions de km² sur terre et 28 millions de km² en milieux marins et côtiers sont aujourd’hui protégés. protectedplanet.org, CC BY-NC-ND

À chaque État de construire sa stratégie

.            Chaque pays adopte sa propre stratégie nationale pour la délimitation de ses aires protégées. Ce faisant, les dénominations et les niveaux de protection de la biodiversité peuvent fortement fluctuer d’un pays à l’autre.

Afin de pouvoir évaluer l’efficacité des aires protégées sur la conservation de la biodiversité, l’IUCN propose un classement en fonction du niveau de protection qu’elles assurent. Sur les 6 classes proposées, les 3 premières (réserve naturelle intégrale/zone de nature sauvage, parc national et monument naturel) impliquent que la législation nationale doit prévoir une exclusion de toute action humaine en dehors de certaines activités touristiques.

La première classe implique même une limitation très stricte des entrées dans la zone, souvent exclusivement pour des motifs d’études scientifiques. Les trois autres classes (aire de gestion des habitats/espèces, paysage terrestre/marin protégé et zone de gestion de ressources protégées), incluent des espaces où la conservation de la biodiversité est assurée par des pratiques d’utilisation des ressources naturelles réglementée afin d’en assurer la durabilité (agriculture, urbanisme, collectes, chasse).

Ainsi, chaque État peut construire sa propre stratégie en fonction de ses contraintes législatives, sociales, économiques et écologiques, tout en s’assurant qu’il respecte bien les orientations de la Convention sur la bioversité biologique (CDB), ratifiée par 196 pays.

La question centrale de la taille des aires protégées

.            Construire un réseau national d’aires protégées dépend de nombreux facteurs comme la représentativité de la diversité des écosystèmes, l’endémisme et/ou le statut de conservation des espèces, les interactions avec les autres modes d’utilisation des terres, la dimension symbolique et patrimoniale de certains espaces ou, parfois, espèces, les moyens institutionnels et financiers du pays…

Toutefois, un grand nombre d’aires protégées historiques a été délimité en se basant sur les paradigmes de l’écologie insulaire, théorisant la taille minimum d’une population et la diversité d’une communauté pour assurer le bon fonctionnement de l’écosystème.

Vu sous cet angle, la géométrie, notamment la taille et la forme des aires protégées ont souvent été des éléments de choix décisifs.

D’autant plus que les objectifs d’Aichi, issue de la Convention sur la diversité biologique, mettent l’accent sur la surface minimum en aires protégées que les pays signataires s’engagent à classer. Fixée à 17 % pour 2020, elle sera revue à 30 % à horizon 2030 lors de prochaines négociations (COP15), régulièrement reportées à cause de la pandémie.

Même si la communauté internationale s’accorde à dire que la surface en aires protégées n’est pas le seul indicateur permettant de s’assurer de l’efficacité des politiques de conservation de la biodiversité, il est massivement utilisé et pilote l’évaluation des pays en matière de volonté à contribuer à la lutte globale contre l’érosion de la biodiversité.

Il paraît ainsi pertinent de se demander si cet indicateur n’a pas eu, dans certains cas, un effet négatif sur la capacité des États à mettre en place une politique cohérente et appropriée de conservation et gestion de leur patrimoine écologique.

Des initiatives à double tranchant dans les pays pauvres

.            Pourquoi cette question, apparemment irrévérencieuse ? Gérer une aire protégée coûte de plus en plus cher. Mettre en place des activités économiques qui permettraient à ce territoire de jouer son rôle dans l’économie nationale peut devenir un vrai fardeau, voire une tâche insurmontable pour certains pays ayant déjà du mal à organiser l’accès aux services essentiels pour sa population.

Bien que toutes les aires protégées n’impliquent pas une exclusion totale des activités humaines, notamment l’agriculture ou la collecte de ressources naturelles, elles restent un frein réel au développement de certaines activités considérées comme les plus destructrices (mine, infrastructures lourdes, villes, agriculture intensive…), mais qui sont aussi celles qui pourraient potentiellement être les plus intéressantes au développement des pays les plus pauvres.

Au-delà donc des coûts de gestion et de valorisation de ces espaces, les conflits d’usages issus d’arbitrages socio-économiques en faveur de la conservation de la biodiversité peuvent venir contredire les impératifs de développement local sur de larges espaces nationaux, voire nier la dimension culturelle et traditionnelle de ces écosystèmes.

Ces ambiguïtés sont particulièrement saillantes dans les pays les moins développés de la zone tropicale. La pression internationale pour qu’ils atteignent les objectifs de surface d’aires protégées est maximale, car ils abritent une grande partie des points chauds de biodiversité.

Cobes de Buffon dans le parc national de Waza (Cameroun). Paul Scholte, CC BY

En Afrique, des dizaines de milliers de km² à gérer

.            Pour certains pays, gérer efficacement ces espaces, immenses et souvent isolés, se révèle être totalement illusoire tant leurs moyens budgétaires et humains sont structurellement insuffisants.

C’est notamment le cas sur le continent africain. Malgré cette équation complexe, la zone subsaharienne a atteint les objectifs d’Aichi, avec 16,4 % des territoires classés en aires protégées. Mieux, la moitié de ces pays ont un taux de couverture en aires protégées supérieur au taux global. Sept d’entre eux, dont la République centrafricaine, pays parmi les plus pauvres de la planète, ont même déjà atteint l’objectif qui sera fixé pour 2030.

Dans le même temps, les indices de développement humain (IDH) du continent figurent parmi les moins élevés. En dehors de trois pays (Afrique du Sud, Botswana et Gabon), tous les états ont un IDH révélant un développement humain moyen à faible. Si certains pays d’Afrique australe et de l’Est ont réussi à valoriser leurs aires protégées, ce n’est pas le cas en Afrique centrale où, en dehors du secteur de la chasse sportive, les opportunités économiques sont quasi inexistantes ou très localisées.

Entre difficulté d’accès, insécurité régionale et manque de capitaux pour investir, le secteur touristique n’a jamais réussi à réellement percer. Fait aggravant, probablement reflet historique dans l’imaginaire collectif des grands espaces sauvages, l’Afrique (et particulièrement l’Afrique centrale) organise son réseau d’aires protégées autour de zones immenses dont la surface donne le vertige.

Plus de 20 % des aires protégées de plus de 10 000 km2 se trouvent en Afrique. Les parcs Manovo-Gounda St Floris et Bamingui Bangoran, formant une partie du complexe d’aires protégées du Nord de la République centrafricaine font, à eux seuls, plus de 28 000 km2, soit la taille de la Belgique.

Au total, selon nos calculs, ce sont plus de 42 000 km2 qui ont un statut de conservation, soit presque la moitié de la superficie des deux préfectures du Nord de la RCA.

La bataille des herbivores

.            Dans ce contexte, est-il raisonnable d’imposer un modèle de conservation basé sur une surface minimale à protéger ?

Le projet Afrobiodrivers a permis l’analyse des données d’inventaires fauniques dans les principales aires protégées de savane d’Afrique centrale montrant que ces vastes territoires se sont progressivement vidés de leurs grands herbivores. En dehors du parc national de Zakouma au Tchad, la biomasse d’herbivores a été divisée par un facteur 2, 3 voire 4 au cours des 50 dernières années.

Pour certains parcs nationaux, la faune sauvage se retrouve isolée dans des petites poches de biodiversité, avec quelque centaines ou milliers d’individus comme reliquat de communautés jadis prospères pouvant avoir plusieurs centaines de milliers d’individus il y a 60 ou 70 ans.

Parallèlement, l’activité touristique associée à ces espaces a aussi été drastiquement réduite, hypothéquant la principale voie de valorisation de la faune sauvage afin que les États puissent financer le développement rural et assumer sa responsabilité dans la gestion de ces zones.

Le constat est donc sans appel : ces espaces jadis considérés comme l’archétype d’une Afrique sauvage, riche en diversité biologique et culturelle, sont maintenant quasi vidés de leurs animaux sauvages emblématiques, laissant place à des groupes armés ou des éleveurs. L’inversion de la biomasse d’herbivores sauvages au profit des herbivores domestiques est devenue la norme dans quasiment toutes les aires protégées des savanes d’Afrique centrale.

La doxa écologiste face aux réalités africaines

L'historien africaniste Bernard Lugan dénonce dans sa lettre Afrique réelle 177 (septembre 2024) les dégâts provoqués en Afrique par la « transition écologique » européenne. Ainsi, la fabrication des batteries pour véhicules électriques conduit à une forte demande de cobalt. Il s'ensuit un désastre environnemental et humain au Congo (RDC), qui renferme plus des deux tiers des réserves mondiales de ce minerai.

Il déplore aussi l'inconséquence des écologistes allemands qui, au nom de la sauvegarde à tout prix des éléphants, empêchent le Botswana de gérer avec sagesse ses troupeaux qui représentent le tiers des effectifs africains...

L'historien aurait également pu évoquer les dommages causés à l'Afrique par la fast-fashion, qui conduit à la fabrication en Asie de vêtements jetables destinés aux Européens et voués à finir dans des décharges au Kenya et ailleurs.

             Au nom de la transition énergétique prônée par l’Occident « vertueux », l’Afrique subit d’énormes dégâts environnementaux. Qu’importe puisque l’on peut désormais nager dans la Seine… Quant aux Européens qui viennent en Afrique pour y observer les éléphants, ils ne comprennent pas que les Africains sont condamnés à vivre au quotidien avec des géants qui dévastent leurs cultures…

L’exploitation du cobalt, utilisé dans la construction de batteries à l’usage des véhicules électriques, tout à la fois point alpha et oméga de la « transition écologique » voulue par les nantis de l’Occident - moins de 500 millions d’habitants sur plus de 8 milliards d’humains -, cause d’énormes dégâts environnementaux dans un pays comme la RDC qui possède entre 60 et 70% des réserves mondiales de ce minerai.

Or, au nom de l’écologie les « vertueux » pays du Nord, ferment les yeux sur l’exploitation anarchique contraire à toutes les règles et à toutes les normes environnementales. Partout d’énormes trous sont produits par l’exploitation des minerais. Partout des mines sauvages opèrent un véritable mitage de la forêt et le déversement de leurs déchets polluent définitivement les cours d'eau. Un massacre environnemental et sanitaire justifié au nom de l’insolite impératif moral du « sauver la planète » …

Toujours au nom de l’écologie, mais sous sa facette du « réchauffement climatique », les « vertueux » nantis des pays du nord ont donc banni les moteurs thermiques … Pour le plus grand profit des épavistes africains qui importent par centaines de milliers les véhicules privés de ces vignettes colorées permettant, tels les octrois de jadis, de pénétrer dans les « bobolands » urbains afin de ne pas y heurter les délicates narines de leurs habitants...

Peu importe à ces derniers que les villes africaines suffoquent sous les nuages de millions de véhicules dont le Nord s’est débarrassé puisqu’il est désormais possible de pédaler le long des voies sur berges parisiennes…

Les nantis d’Europe ou d’Amérique du Nord viennent en Afrique pour y observer les éléphants en ne comprenant pas que les Africains, eux, doivent vivre au quotidien avec ces derniers.

Or, si le braconnage indigène a quasiment éliminé ces géants d’une grande partie de l’Afrique, les quelques pays (Afrique du Sud (Note), Botswana, Namibie, Zimbabwe, Tanzanie, Kenya) qui ont véritablement et efficacement décidé de les protéger sont face à une réalité que les Marie-Chantal de l’écologie ne peuvent comprendre. En effet, et comme l’a dit si justement Mokgweetsi Masisi, président du Botswana « Nous payons le prix de la préservation de ces animaux pour le monde entier ».

En effet, à peine plus grand que la France, le Botswana est un exemple de préservation de la faune sauvage, 40% de son territoire étant classé comme espaces naturels protégés, et il compte à lui seul près d'un tiers de la population mondiale d'éléphants, soit 130.000 individus. Le résultat de cette politique est qu’aujourd’hui, le Botswana est un pays sinistré par les éléphants qu’il protège et où leur nombre a triplé depuis le milieu des années 1980.

Or, les éléphants ne sont pas comme les chevaux que l’on peut garder dans de grasses prairies entourées de jolis rubans blancs. Ce sont des animaux impossibles à cantonner dans des réserves et qui circulent donc librement, tuant du bétail, piétinant les récoltes, arrachant les arbres fruitiers et provoquant des incidents régulièrement mortels avec les malheureux paysans voulant défendre leurs maigres récoltes. Dans le delta de l’Okavango des milliers de villageois subissent ainsi les nuisances et les dangers liés à la présence de ces éléphants maraudeurs mais totalement protégés. A telle enseigne que dans certains secteurs, l’agriculture est devenue impossible, ce qui prive des villages entiers de leurs moyens de subsistance.

Aussi, sous la pression des communautés locales, en 2019, le président Mokgweetsi Masisi a donc décidé de rétablir des quotas limités de chasse à l’éléphant, comme avaient déjà été contraints de le faire auparavant la Namibie et le Zimbabwe pour les mêmes raisons.

L'objectif affiché était certes de réduire le nombre des éléphants, mais, compte tenu des très faibles quotas d’abattage décidés, le but principal était surtout de les éloigner des villages tout en faisant rentrer des devises.

La chasse produit d’énormes effets induits : travail offert aux communautés villageoises, transport, vivres, pisteurs, accompagnateurs, taxes et nombreux frais dont un onéreux permis de chasse s'élevant à plusieurs dizaines de milliers de dollars, sans compter une taxe d’abattage d’environ 35.000 dollars par éléphant. Mais une chasse extrêmement limitée et contrôlée puisqu’elle ne porte que sur un total de 70 éléphants pour une population de 130.000.

Un abattage de 70 éléphants qui a rapporté deux millions de dollars en 2020, somme qui a permis, entre autres, de dédommager les agriculteurs et de les décourager d’empoisonner les points d’eau afin de se débarrasser d’animaux qu’ils considèrent comme des prédateurs.

Il est évident que les chasseurs, souvent des Allemands, ayant payé de telles sommes désirent tout naturellement rentrer chez eux avec leurs trophées. Or, Bruxelles interdit l'importation de trophées comme la tête, la peau ou les défenses d'animaux protégés. Une excellente mesure quand elle s’applique à des trophées non issus d’une chasse officielle, ce qui permet de bloquer les achats de contrebande.

En revanche, il s’agit d’un non-sens quand ces trophées proviennent d’animaux contingentés tirés dans des territoires gérés par des guides professionnels et dont les permis ont été délivrés officiellement.

Or, sous la pression des « Verts », le ministre allemand de l'Environnement a évoqué la possibilité d’interdire l'importation de tels trophées, même provenant d’animaux, certes protégés à l’échelle continentale, mais surabondants dans certains pays où ils ont été officiellement chassés. Cette décision pénalisant le Botswana, son président a écrit dans la revue Bild que si cette mesure était appliquée, il offrirait 20.000 éléphants à Berlin pour que « les Allemands commencent à comprendre ce que les Botswanais vivent au quotidien ». Selon lui, la chasse est en effet le seul moyen de réguler le nombre d'éléphants avec lesquels la cohabitation est de plus en plus difficile.

Régulièrement plongées dans l’irénisme, les « associations » assurent que d'autres moyens existent pour contrôler les populations d’éléphants, notamment l'immuno-contraception qui permet de bloquer la fécondation de l'ovule chez la femelle. Certes, mais les éléphants vivant plusieurs dizaines d’années, il s’agit d’une mesure qui pourrait, peut-être, avoir des effets sur le long terme.

Dans l’immédiat, si rien n’est fait, les agriculteurs des pays concernés qui n’ont pas l’intention de mourir de faim pour obéir aux oukazes néo-coloniaux des groupes de pression écologistes, vont refaire ce qu’ils faisaient il y a encore une vingtaine d’années : pour sauver leurs cultures, ils vont empoisonner les points d’eau… et toute la faune qui vient s’y abreuver disparaîtra…

Note -  En Afrique du Sud, les éléphants sont à ce point nombreux que tout l’écosystème du parc Kruger est menacé car les éléphants déracinent les arbres pour en consommer les feuilles. Comme il est impossible de déplacer - et par quels moyens ? - ces mastodontes qui finissent toujours par revenir sur leur territoire en ravageant tout sur leur passage, seul l’abattage sélectif et raisonné peut éviter que dans une à deux décennies, le parc Kruger ressemble à la savane malienne. Or, les associations exercent un chantage sur les autorités sud-africaines chargées de la conservation : si les abattages reprennent, les subventions seront interrompues. Le parc Kruger et ses millions d’animaux peuvent donc mourir au nom de la religion écologiste.

« En Afrique, on chasse des populations de leurs terres au nom de la protection de l’environnement »

Le Figaro - Adrien Jaulmes -16 nov 2024

Guillaume Bonn est un témoin direct des transformations dramatiques du continent depuis trois décennies. Il regrette que l’écologie devenue une industrie florissante, ne fonctionne pas. Photographe et écrivain, est né à Madagascar et a longtemps vécu en Afrique de l’Est, notamment au Kenya. Son sixième livre, Paradise Inc. aux Éditions Hemeria, est une réflexion photographique, magnifique et poignante, sur un monde sauvage en train de disparaître, en même temps qu’un appel à l’action.

 « Aucune politique de protection de la faune sauvage ne réussit à long terme sans que la population locale y soit étroitement associée. » Ambroise Tézenas

 Des zèbres devant un pont ferroviaire, un lion dans une carrière, des phacochères au bord de la piscine d’un hôtel de luxe: pourquoi photographiez-vous les animaux sauvages dans ces environnements inhabituels ?

             Guillaume BONN. - Ces juxtapositions peuvent sembler incongrues, mais elles sont la réalité: celle d’un ancien conflit, entre l’homme et la vie sauvage, qui arrive aujourd’hui à son terme, avec la disparition probablement prochaine de la grande faune sauvage en Afrique. Les parcs nationaux, créés pour protéger les animaux, contribuent à présent largement à leur perte. L’un des récents exemples de cette crise se déroule actuellement en Tanzanie, où les Massaïs qui vivent dans le parc national du Serengenti sont chassés de leurs terres ancestrales au nom de la protection de l’environnement, alors que leur présence a contribué à la survie de la faune sauvage.

Le braconnage et la chasse traditionnelle, qui sont considérés de façon un peu simpliste comme l’un des principaux dangers pour la survie de la faune africaine, constituent un problème moindre que la croissance de la population humaine, qui dévore tout: la terre, la végétation, la vie sauvage. La conservation de la faune sauvage en Afrique est une question qui doit intégrer ce paramètre. Or, elle ne le fait pas.

Votre livre est-il une suite à l’œuvre du photographe Peter Beard, dont vous avez été l’ami et le collaborateur, et qui lançait déjà un signal d’alarme sur l’avenir de la faune sauvage ?

             En quelque sorte, oui. Dans la seconde édition de La Fin d’un monde, paru dans les années 1970, Peter Beard décrivait déjà, en texte et en photo l’hécatombe de 30.000 éléphants dans le parc du Tsavo, au Kenya, morts de faim à cause de la mauvaise gestion de leur population dans un espace trop petit pour eux. Ce livre, plusieurs fois réédité et augmenté, documente une triste évolution, celle de la disparition progressive de la faune africaine. Les parcs sont aujourd’hui des enclaves dont les animaux ne peuvent plus sortir.

L’Afrique sauvage des documentaires animaliers n’est qu’une illusion ?

             Les magnifiques ouvrages ou films sur la faune sauvage africaine contribuent en tout cas à donner une vision imaginaire qui occulte la réalité. Il y a une complète déconnexion entre ces images et le monde tel qu’il est aujourd’hui. Ce mythe d’une Afrique rêvée est une illusion, qui n’aide pas à comprendre ce continent et les enjeux actuels. C’est pour cette raison que j’ai décidé de photographier d’une autre façon cette réalité, pour en saisir la beauté mais aussi la fragilité. Pour essayer de capturer cela, j’ai utilisé des objectifs grand angle, qui montrent le monde sauvage tel qu’il est plus que comme on l’imagine.

La protection de l’environnement a-t-elle échoué ?

             La compétition entre l’homme et la faune sauvage est l’une des grandes questions de la modernité. Romain Gary l’avait déjà posée dans son grand roman, Les Racines du ciel, où le héros signe la fameuse Lettre à l’éléphant, qui lie l’avenir de l’homme à celui de ce grand mammifère. Or, la protection de l’environnement telle qu’elle est pratiquée depuis cinquante ans ne fonctionne pas. Les organisations non gouvernementales et les institutions internationales qui prétendent défendre le monde sauvage contribuent souvent plus au problème qu’elles n’aident à le résoudre. Et pourtant l’argent coule à flots. Des milliards de dollars ont été dépensés, mais ces sommes servent à financer de grandes organisations dans des capitales étrangères, tout en alimentant la corruption.

Les ONG ont dépossédé les gouvernements africains d’une partie de leurs responsabilités, tout en développant une caste d’experts extérieurs souvent déconnectés du terrain. Beaucoup font plus de mal que de bien. La faune n’a quasiment pas été protégée, et ne subsiste bientôt plus que dans des parcs qui ne sont que des zoos à ciel ouvert. Parallèlement, l’écologie et la protection de la planète se sont développées pour devenir une industrie florissante. C’est le sens du titre du livre Paradise Inc, qui désigne cette industrie comme une multinationale qui vend un paradis alors qu’il est en train de disparaître.

La chasse est-elle une solution ?

             L’avenir des parcs naturels en Afrique est connu: c’est celui d’une enclave clôturée, comme l’est déjà le parc Kruger en Afrique du Sud. Et la faune des parcs clôturés doit être régulée dans son nombre, généralement par la chasse. Mais la chasse professionnelle n’est pas non plus une solution, puisqu’elle génère de l’argent, et donc de la corruption.

Y a-t-il des alternatives ?

             Oui, certains projets fonctionnent, et méritent d’être aidés. Ce sont généralement des initiatives qui associent les habitants, comme par exemple dans le parc national d’Amboseli, à la frontière entre la Tanzanie et le Kenya, où un couloir de 800 mètres de long et de 85 mètres de large a été aménagé grâce aux Massaïs, et permet aux éléphants et à la faune sauvage de sortir du parc pour aller se nourrir. Ce genre de projet a un réel impact.

Mais ces projets sont le plus souvent locaux, et menés par des gens qui n’ont pas accès aux sommes dont bénéficient les institutions et les ONG internationales. Ils sont souvent seuls, et ne sont pas aidés par une volonté politique.

Y a-t-il une solution ?

             Ce qui est sûr, c’est que l’on ne peut pas continuer à reproduire le modèle actuel de protection de l’environnement, qui ne fonctionne pas. On parle de protéger l’environnement, mais sans dire comment faire. Les mouvements d’opinion mondiaux que l’on voit apparaître, comme celui incarné par Greta Thunberg, se nourrissent de l’indignation contre l’inaction internationale et gouvernementale. Mais ils font généralement abstraction de toute réflexion, et n’aboutissent généralement qu’à alimenter le même système. Or, ce n’est pas en consacrant plus d’argent à la protection du monde sauvage qu’on le sauvera, c’est même plutôt l’inverse.

Faut-il cesser de verser de l’argent ou le dépenser différemment ?

             L’échec à fournir une meilleure aide est avant tout politique, et non pas économique. Il faudra des années, voire des décennies, pour sortir de la culture de l’aide des programmes politiques. En attendant, des solutions immédiates pour la conservation doivent être mises en œuvre. Il faut agir sur plusieurs fronts: la transparence et la responsabilité des audits financiers sont essentielles pour rendre l’argent plus efficace. Il est crucial de réduire l’influence des experts et des universitaires, trop centrés sur les données, et de renforcer le pouvoir des populations locales, seules à posséder les connaissances et l’expérience nécessaires pour obtenir des résultats concrets. Elles doivent avoir leur mot à dire. Il est temps de s’opposer aux systèmes qui n’ont pas servi nos intérêts, ceux de notre environnement et de notre faune. L’aide internationale doit être plus qu’un geste généreux: elle doit s’attaquer aux causes profondes et devenir plus intelligente.