Conquête de l'Amérique: la question des fautes de l'Église

Le Figaro - Charlotte de Castelnau-L'Estoile – 26 aoû 2022

Conçue comme une guerre de religion contre le paganisme ou comme une conquête spirituelle basée sur la persuasion, l'évangélisation a justifié la colonisation de nouvelles terres. Elle a aussi contribué à remettre en question l'évidence de la domination par la force armée.

Peres, Pedro ; 1850–1923. – “Érection de la Croix à Porto Seguro, Bahia”, 1879. Rio de Janeiro, Fine Art Museum.

.            Lors du Jubilé pour l'année sainte de 2000, Jean-Paul II a parlé de la purification de la mémoire de l'Église : une procédure selon laquelle l'Église était appelée à demander pardon pour les fautes du passé. Parmi les victimes de l'Église étaient cités les Indiens d'Amérique latine et les Africains déportés comme esclaves. Sur le site officiel actuel du Vatican, on trouve ainsi une réflexion sur l'évaluation des fautes du passé. Le texte en appelle à un double jugement, « historique » et « théologique » : au terme d'une « démarche historique rigoureuse », à distance de l'apologie et de la critique outrancière fondée sur des stéréotypes, l'historien est censé expliquer le passé et aider le théologien à prendre la mesure des fautes du passé. L'historien de métier n'adhère pas forcément à cette vision de l'histoire comme tribunal pour la repentance, mais il ne peut ignorer ces débats lorsqu'il tente de proposer une réflexion sur le rôle de l'Église dans la conquête de l'Amérique.

Si la demande de pardon est nouvelle dans l'histoire de l'Église, la question de ses fautes dans la conquête de l'Amérique est ancienne. La célèbre Brevísima relación de la destrucción de las Indias du dominicain Bartolomé de Las Casas, évêque du Chiapas, publiée en 1552, est un violent réquisitoire contre l'horreur des agissements des Espagnols aux Indes au nom de la religion catholique. Le texte a été inlassablement repris par les adversaires des Espagnols, notamment les protestants anglais, qui se présentent dès les années 1580 et pour les siècles suivants comme de bien meilleurs colonisateurs. Face à ce qui est dénoncé par les Espagnols comme une « légende noire », les chroniques apologétiques de l'œuvre missionnaire sont nombreuses et se sont accumulées, dès le XVIe siècle, dans les bibliothèques.

Aujourd'hui, où le passé de la conquête reste un enjeu essentiel en Amérique latine comme en Europe, l'historien cherche à donner des clés pour analyser ce passé, espérant ainsi contribuer à une meilleure compréhension des enjeux du présent.

Pérou, province de Cuzco, Andahuaylillas, l'église baroque couverte de peintures et de fresque baroques de l'École de Cuzco du XVIIe et XVIIIe siècles, considérée comme la Chapelle Sixtine des Andes HUGHES Hervé / hemis.fr

.            Pour expliquer le rôle de l'Église et de la religion catholique dans la conquête de l'Amérique, on doit rappeler que les sociétés ibériques qui ont mené cette conquête sont toutes deux nées de la Reconquista, perçue comme une croisade menée contre les musulmans installés dans la péninsule depuis le VIIIe siècle. Après la reconquête du territoire qui se termine en 1249 pour le Portugal et en 1492 pour la Castille avec la prise de Grenade, l'unité religieuse autour du christianisme reste un objectif. Synagogues et mosquées sont interdites à la fin du XVe siècle, les Juifs qui ne quittent pas la péninsule Ibérique doivent se convertir et deviennent des conversos, les musulmans, des morisques.

La Conquista a dès lors, elle aussi, une dimension religieuse : c'est la continuité de la lutte contre les infidèles hors de la péninsule Ibérique et c'est la volonté d'étendre le christianisme, en prenant à revers l'islam qui est en pleine expansion en Europe orientale. L'objectif est de découvrir des chrétientés cachées, notamment celle du célèbre prêtre Jean (il existe un empire chrétien au-delà des terres musulmanes, au moment où l’affrontement entre l’Islam et la Chrétienté est à son summum depuis que la première croisade, en 1095, s’est soldée par la prise de Jérusalem et par la naissance d’un royaume chrétien), et de convertir les païens, ceux que saint Thomas d'Aquin nomme les gentils (terme qui désigne les nations en latin), c'est-à-dire les ignorants de la loi du Christ avec lesquels on doit user de la douceur et de la persuasion.

.            Entre 1450 et 1530 a eu lieu un processus rapide et gigantesque de désenclavement planétaire. Par la navigation océanique, les Européens parviennent à relier de manière régulière les continents africain et asiatique et à atteindre un nouveau monde qu'on ne soupçonnait pas. La thèse monogéniste selon laquelle il n'y a qu'une seule lignée humaine car tous les hommes descendent d'Adam est affirmée explicitement par le pape Paul III dans une bulle sur les Indiens en 1537. Le pape ajoute que toutes les nations sont appelées à être sauvées dans le Christ et toutes sont aptes à la foi, ce qui sous-entend clairement que tous les hommes ont une âme. Certes, il paraît étrange que les Amérindiens aient été tenus si longtemps à l'écart du message de la Révélation, et certains supposent que l'apôtre saint Thomas, l'apôtre du doute, a bien accosté en Amérique mais que son message a été perdu, à la fois par la faute des hommes et par l'action pernicieuse du diable.

.            L'homme de la découverte des Indes occidentales en 1492, finalement dénommées Amérique, Christophe Colomb, est un homme profondément religieux, inspiré par le franciscanisme, au point de se faire enterrer dans une bure. À partir de 1501, il signe ses lettres du nom de « Porteur de Christ » jouant sur le sens de son prénom. L'or qu'il cherche avec avidité, est, à ses yeux, le signe de la protection divine sur sa personne et son entreprise. Il déclare dans la préface au Livre des prophéties : « J'ai déjà dit que pour l'exécution de l'entreprise des Indes, la raison, les mathématiques et la mappemonde ne me furent d'aucune utilité. Il ne s'agissait que d'accomplir ce qu'Isaïe avait prédit. » Cette prédiction annonçait le retour du Messie quand l'ensemble du monde serait découvert. On voit combien la grille de lecture pour comprendre les découvertes et justifier la domination sur ces nouvelles terres est prioritairement religieuse.

Pérou, province de Cuzco, Andahuaylillas, l'église baroque couverte de peintures et de fresque baroques de l'École de Cuzco du XVIIe et XVIIIe siècles, considérée comme la Chapelle Sixtine des Andes, détail d'une fresque représentant l'enfer. HUGHES Hervé / hemis.fr

Chez les Portugais, l'entreprise maritime a une double dimension religieuse et commerciale. En arrivant à Calicut en 1498, Vasco de Gama avait résumé, en une phrase, le but de l'extraordinaire voyage qu'il venait d'accomplir sur mer : « trouver des chrétiens et des épices ».

La concurrence entre Européens

.            Dans cette Europe que l'on dénomme encore la chrétienté, il y a une concurrence entre les différentes nations (Portugais, Castillans mais aussi Normands et Anglais) pour les routes maritimes, pour le commerce qu'elles permettent et les terres auxquelles elles mènent. La papauté, qui est, malgré ses faiblesses, l'instance de droit supranational reconnue par l'ensemble de la chrétienté occidentale, intervient dans ces querelles et accorde aux souverains ibériques le monopole qu'ils sont seuls capables de réclamer, en échange du devoir d'évangélisation des populations rencontrées sur ces terres lointaines. En janvier 1455, les Portugais obtiennent ainsi du pape Nicolas V le droit de pratiquer le commerce sur le littoral africain, et notamment le commerce des captifs, terme classique dans les bulles de croisade ; le texte prévoit que ces captifs devront être évangélisés dans les terres chrétiennes où ils seront amenés.

En 1493, le pape Alexandre VI (Rodrigo Borgia) accorde aux Castillans le monopole sur les terres de l'Ouest. En échange, les souverains doivent y envoyer « des hommes bons, craignant Dieu, doctes, sages et experts, afin qu'ils instruisent dans la foi catholique les susdits naturels et habitants ». La négociation, en 1494, de la ligne de démarcation entre les deux zones d'influence, castillane et portugaise, aboutit au traité de Tordesillas. Mais en 1500, des terres sont découvertes au sud-ouest : la terre de la Sainte-Croix, rapidement rebaptisée Brésil, du nom du bois de teinture qu'on y collecte. Avec elle, la zone portugaise englobe une partie du continent américain.

.            Les décrets pontificaux, de 1455 et de 1493, sont fondamentaux car ils sont la base de la domination des Ibériques sur une grande partie du continent jusqu'au début du XIXe siècle, lors des indépendances des nations latino-américaines. Les autres nations européennes ne s'installeront en Amérique qu'à partir du XVIIe siècle et uniquement dans les espaces non occupés par les Ibériques. Ces décrets lient également de manière durable colonisation et évangélisation. Juridiquement c'est parce qu'ils s'engagent à évangéliser les populations que les souverains ibériques justifient leur droit à posséder ces terres. L'Église occupe donc une place importante dans ces mondes d'outremer ; ce sont d'ailleurs les souverains qui la financent et prélèvent donc la dîme, ils auront ainsi souvent tendance à considérer les religieux comme des agents au service de la Couronne.

Église et fontaine inca sur la Place des Armes à Cusco, Pérou Alamy/Jesse Kraft

.            Christophe Colomb dans son premier récit évoque les autochtones comme étant sans religion, et donc susceptibles de se convertir rapidement ; se croyant en Asie, il pense au modèle du gentil sans secte et sans loi, qui a été créé par le franciscain Raymond Lulle à la fin du XIIIe siècle, à partir des descriptions de la religion des Mongols.

Mais rapidement, les descriptions idylliques laissent la place à une dure réalité : la guerre, la captivité des Indiens, leur mortalité. Très peu encadrés par la Couronne, les aventuriers qui quittent l'Espagne pour tenter leur chance dans le Nouveau Monde sont obsédés par l'or, ils exigent des Indiens des corvées épuisantes avec le système de l'encomienda (regroupement sur un territoire de centaines d'indigènes que l'on obligeait à travailler sans rétribution ; un « pseudo-servage »), qui est transféré de la péninsule en Amérique et qui consiste à confier à des Espagnols la seigneurie des tribus indiennes. Ces Indiens sont censés travailler pour les encomenderos en échange de leur évangélisation et de leur protection. La chute de population est vertigineuse, sous l'effet des épidémies, de la désorganisation de la vie sociale, de la violence des colons.

.            Dans l'Église, il y a une prise de conscience du problème du traitement des Indiens et du non-accomplissement du devoir d'évangélisation. En 1511, à Santo Domingo, le dominicain Montesinos dénonce les Espagnols « qui vivent et meurent en état de péché mortel ». Le jeune clerc Las Casas, dont le père Bartolomé avait participé au deuxième voyage de Colomb, se convertit, renonce à son encomienda et devient prêtre.

La chute des empires

.            À partir de 1519, les Espagnols passent sur le continent et découvrent les empires pluriethniques aztèque puis inca, des richesses fabuleuses, des villes majestueuses. Sur le plan religieux, les Indiens apparaissent non plus comme des gens sans secte, mais comme des idolâtres bien organisés avec un panthéon, un clergé, des temples. La peur des sacrifices humains est racontée par le soldat Bernal Díaz del Castillo.

.            Le conquistador Hernán Cortés se pense investi d'une mission sacrée, il détruit systématiquement les idoles ; une fois victorieux, il met à terre le Templo mayor de Tenochtitlán dont les ruines serviront à la construction de la cathédrale de Mexico. En 1524, il accueille avec grande cérémonie les douze franciscains réformés, premiers missionnaires de la Nouvelle-Espagne ; il s'agit de montrer aux Indiens leur importance, malgré la pauvreté de leurs habits. Ces religieux, qui croient au retour imminent du Christ sur Terre, engagent le dialogue avec les prêtres aztèques, tout en détruisant leurs objets de culte et en cherchant à leur prouver la défaite de leurs dieux.

Passé le temps de la sidération devant cette catastrophe cosmologique, les Indiens viennent en masse se faire baptiser par ces nouveaux prêtres qui se présentent en protecteurs.

Certains missionnaires, comme Bernardino de Sahagún, apprennent les langues locales, comme le nahuatl, et se passionnent, en savants, pour la religion en voie de disparition des Aztèques, qu'ils consignent. Sûrs de la supériorité de leur Dieu, les missionnaires s'intéressent aux dieux vaincus des autres qu'ils perçoivent comme des simulacres de dieux inspirés par le diable. D'autres ordres mendiants, dominicains, augustins, débarquent et ne partagent pas toujours les mêmes choix d'évangélisation, notamment sur le baptême de masse. La Nouvelle-Espagne commence à se couvrir de couvents décorés de fresques exécutées par des peintres indiens sous la direction de frères, alliant images européennes et amérindiennes. Ces réussites culturelles sont cependant contemporaines de terribles épidémies, notamment de variole, au terme desquelles la population amérindienne est littéralement décimée.

Rhétorique chrétienne de Fray Diego Valadés. 1579. Gravure. Collection particulière.

.            La dimension religieuse est aussi présente dans la conquête du Pérou. L'histoire a retenu la rencontre de Cajamarca, en 1532, entre l'empereur Atahualpa et Francisco Pizarro accompagné d'un moine, le frère Vicente de Valverde. Celui-ci lit le Requerimiento, un document officiel rédigé par le juriste Palacios Rubios en 1513, qui contient une explication de la conquête, mais qui est une fiction juridique car les Indiens ne peuvent le comprendre. Il y est dit que les Indiens doivent reconnaître l'autorité du pape puis l'autorité du roi et enfin accepter l'évangélisation des prêtres. En cas de refus, une guerre sans merci leur sera menée, avec la mort des hommes, l'esclavage des femmes et des enfants, la dispersion des biens. Après cette lecture, frère Vicente de Valverde donne sa bible à l'empereur qui la jette à terre. Pizarro profite de cet incident pour lancer l'attaque sur les Indiens désarmés et s'emparer de l'empereur.

.            La Conquista a donc bénéficié d'une collaboration directe de l'Église. Elle a aussi une dimension de guerre de religion que les guerres civiles qui éclatent à partir de 1562 en France auront aussi. La violence y est exacerbée par la peur d'un adversaire, assimilé, en Amérique, au paganisme, au diable, aux sacrifices humains. Il y a le sentiment de vivre une guerre sacrée contre le camp du mal. Les conquistadors ont des apparitions sur les champs de bataille, de saint Jacques Matamore rebaptisé Mataindios, de la Vierge. Les conquistadors partagent la violence des « guerriers de Dieu », selon la belle expression de Denis Crouzet, pour désigner les combattants des conflits religieux en France. En Amérique, les chapelains accompagnent souvent les troupes de guerre, mais même sans représentants du clergé, on retrouve cette dimension de guerre de religion.

Les critiques des religieux

.            Pourtant, ce sont aussi les religieux, notamment les Dominicains, qui représentent la plus forte opposition à la violence de la conquête. Cette opposition est faite non pas au nom des droits de l'homme et de la liberté de conscience, mais au nom des droits du converti. Le principe du devoir d'évangélisation est maintenu. Pamphlets, dénonciations, procès sont utilisés de part et d'autre. Les missionnaires comme Las Casas évoquent des biens mal acquis, ils utilisent l'arme redoutée de l'excommunication et du refus de l'absolution sur le lit de mort pour exiger des conquistadors la restitution des richesses extorquées aux Indiens. Las Casas part en Espagne défendre à la Cour ses positions et obtenir une législation de protection des Indiens.

La lutte contre l'esclavage des Indiens est un autre front des religieux. Les juristes et théologiens de Salamanque s'en emparent et discutent pour savoir si la notion de « guerre juste » de saint Augustin et de saint Thomas d'Aquin peut s'appliquer à la conquête, et interrogent les fondements de la légitimité de la domination de l'Espagne aux Indes. Finalement, Francisco de Vitoria, le dominicain de Salamanque, rejette l'idée que détenir la « vraie » religion serait une raison suffisante pour conquérir les autres peuples mais défend, puisque les Espagnols sont désormais implantés, le droit de circulation et celui d'évangélisation, corollaire de celui des Indiens d'accepter ou non la religion proposée. Dans un premier temps, les missionnaires sont victorieux sur le plan politique : le Requerimiento est abandonné, l'esclavage des Indiens, vassaux de l'Espagne, est interdit d'abord par le pape Paul III (1537) puis par l'empereur Charles Quint (1542). Cependant, l'esclavage des Indiens rebelles est maintenu et le principe d'achat d'esclaves en Afrique est accepté car ils ne sont pas vassaux des souverains ibériques, mais ont été réduits en esclavage ailleurs. Aux quelques religieux qui ont des scrupules, les autres répondent que sans l'esclavage, ces Africains n'auraient pas pu recevoir le bénéfice de l'évangélisation.

.            Les critiques sur la conquête armée sont virulentes. L'évêque de Mexico, le franciscain Juan de Zumárraga, dénonce en 1537 les « boucheries » inutiles. En 1550, le Conseil des Indes suspend toute licence de découvertes et de conquêtes dans l'attente d'une nouvelle réglementation et convoque la célèbre assemblée de Valladolid, où Las Casas et Sepúlveda s'affrontent, non pas comme on le croit souvent sur le fait que les Indiens ont ou non une âme (ce point est acquis), mais sur la légitimité de la conquête armée et sur l'existence d'un esclavage naturel, devant l'élite des théologiens espagnols.

Juan Ginés de Sepúlveda est un grand humaniste, ordonné prêtre et précepteur du prince Philippe. Il n'a jamais été en Amérique mais il trouve ses arguments dans la Politique d'Aristote qu'il a traduite. Pour lui, les Indiens sont les hommes inférieurs, esclaves par nature, qui ont été décrits par Aristote ; ils ont besoin d'être civilisés et christianisés par des hommes sages et prudents. L'existence d'un esclavage par nature avait cependant déjà été réfutée par la bulle de 1537 de Paul III évoquant l'unité du genre humain. Sepúlveda justifie aussi la conquête armée et des formes de tutelle. S'il n'a jamais représenté le point de vue officiel de l'Église ni de la Couronne, Sepúlveda est le porte-voix de nombreux colons d'Amérique et aussi d'ecclésiastiques.

Las Casas s'oppose à lui et réussit à ce que le livre de l'humaniste, Democrates alter, ne soit pas imprimé, tandis que lui-même publie la Brevísima relación de la destrucción de las Indias, écrite dix ans auparavant. Même si la controverse reste en suspens, les théologiens et conseillers de l'empereur penchent plutôt du côté du dominicain et la référence à la conquête continue d'être interdite. À partir de la fin des années 1560, la « pacification » devient le leitmotiv de la politique d'organisation, de stabilisation et d'exploitation, menée aux Indes occidentales par le roi Philippe II. Les expéditions guerrières se poursuivent cependant pour mater les rébellions indiennes aux frontières : Indiens chichimèques au nord du Mexique, Indiens araucans au sud du Chili défient la colonisation espagnole, dont les limites territoriales reculent même. La conquête armée se maintient dans ces régions, périphériques mais importantes pour la Couronne espagnole, les mines d'argent du nord du Mexique et le détroit de Magellan étant des zones à protéger.

La « conquête spirituelle »

.            L'Église d'Amérique contrôle désormais le territoire, découpé en diocèses et en paroisses d'Indiens ou d'Espagnols. Le concile de Trente qui s'achève en 1563 s'applique immédiatement en Amérique, souvent plus tôt qu'en Europe ; des conciles se tiennent à Lima et à Mexico. Les Jésuites, déjà présents au Brésil, s'installent en 1571 en Amérique hispanique ainsi que les tribunaux inquisitoriaux. Le temps des « bricolages » missionnaires est en principe terminé, un message clarifié et orthodoxe est délivré aux Indiens, des catéchismes dans les langues autochtones sont composés. Le temps des critiques ouvertes à la politique de la Couronne est aussi terminé, les livres de Las Casas sont désormais interdits. La population amérindienne stabilisée est dorénavant soumise à une domination, elle aussi, plus ordinaire : corvée de travail et paiement du tribut rythment la vie des communautés qui ont été bouleversées par la chute démographique. La rupture avec le passé d'avant les Espagnols est désormais définitive. Les Indiens participent à la vie religieuse de paroisses qui leur sont réservées, ils se regroupent en confréries, certains deviennent des dévots, mais la prêtrise leur reste inaccessible. Des procès pour idolâtrie sont régulièrement intentés par l'Église qui tente de contrôler ces néophytes ; les procès montrent que les anciennes croyances se maintiennent et se mélangent au christianisme devenu autochtone.

.            José de Acosta, jésuite espagnol qui séjourne longuement au Pérou, consigne dans un ouvrage savant en latin, De procuranda Indorum salute (A la recherche du salut des Indiens), publié en 1588, ses réflexions sur l'évangélisation et sur l'usage de la violence dans la société coloniale, notamment par les colons. S'il condamne les abus des Espagnols qui sont responsables des révoltes des Indiens, il propose, pour les Indiens d'Amérique, que les missionnaires exercent une forme médiane de prédication, pacifique, faite de douceur et de persuasion comme celle des apôtres des premiers temps ; mais en même temps coercitive, une prédication encadrée par un pouvoir militaire, les « serviteurs » de Dieu ne portant pas d'armes mais étant protégés. La persuasion suppose chez les missionnaires une bonne connaissance de la langue et des coutumes des Indiens. En 1640, l'expression de « conquête spirituelle » (La Conquista espiritual) qui sert de titre au livre d'un autre jésuite, missionnaire chez les Indiens guaranis, le père Montoya, résume parfaitement l'aboutissement de 150 ans de réflexion sur les excès de la conquête et ses violences et le constat qu'une domination mesurée est nécessaire.

.            Le Brésil, portugais, est un monde à la fois différent et proche, le substrat indigène diffère mais les acteurs coloniaux, notamment les religieux, présentent de fortes similitudes avec le monde hispanique. Les sociétés autochtones des basses terres de l'Amérique ne sont pas constituées en empires, ni même en puissantes chefferies, mais ont une organisation politique souple et fluide. Les tribus semi-nomades ne s'allient en confédérations que pour les besoins de la guerre. Il n'y a pas de pouvoir central à abattre et à remplacer, mais les Portugais se heurtent à une forme de résistance continue. La conquête reste inachevée, la violence se maintient. L'évangélisation est l'œuvre d'abord des Jésuites à partir de 1549, puis des Franciscains aussi. Comme dans les îles des Caraïbes, les missionnaires considèrent avec étonnement chez ces Indiens une absence apparente de religion et croient à la facilité de remplir la page blanche avec les croyances chrétiennes, pour finalement se désoler de ce qu'ils dénomment l'inconstance des Indiens, une forme d'inaptitude à l'adoption de croyances. Le père jésuite Manuel da Notera prône dans le Dialogue sur la conversion du gentil (1557) une tutelle sur les Indiens pour les transformer avant de les évangéliser, en les forçant à travailler et à abandonner leurs coutumes.

.            Les Jésuites s'engagent dans le combat contre l'esclavage des Indiens et dénoncent l'utilisation abusive du motif de la « guerre juste » par les chasseurs d'Indiens. Ils prônent un regroupement dans leurs villages missionnaires de la population autochtone, là aussi décimée, pour constituer ainsi une force de travail pour eux et une force militaire pour la sécurité de la colonie. Mais ils défendent aussi le recours à l'esclavage africain. Avec leurs confrères installés en Angola, « conquête » portugaise depuis 1575, ils pratiquent un commerce lucratif d'esclaves qui, se défendent-ils, leur permet de financer les collèges de la Compagnie de Jésus au Brésil et donc d'œuvrer à l'évangélisation des Indiens. L'usage du mot conquête est donc fréquent dans le monde portugais, il n'est pas censuré comme dans le monde hispanique et renvoie toujours à une forme de violente prise de possession au nom du roi et sous les auspices de la religion catholique, comme en 1615 lors de la « conquête du Maragnan » sur les Indiens et leurs alliés français installés au nord du Brésil.

.            Ainsi l'histoire de l'Église et de la conquête est-elle une histoire complexe et contrastée. La conquête de l'Amérique prend place dans un monde où le religieux est omniprésent. Certains membres de l'Église ont été des acteurs de premier plan de la conquête. Celle-ci peut d'ailleurs être définie comme une forme de guerre de religion, non pas contre des voisins hérétiques mais sur des païens étrangers. D'autres religieux ont au contraire été les fers de lance de la critique de la conquête et ont réussi à remettre en question l'évidence de la domination brutale par la force armée. Les Jésuites incarnent une voie médiane en défendant la « conquête spirituelle », une évangélisation fondée sur la persuasion mais qui se place dans le cadre d'une domination politique. Toutes ces positions diverses partagent néanmoins la même conception positive de l'évangélisation. Celle-ci apporte le salut à des hommes qui en étaient jusque-là privés car il est précisé que, hors de l'Église, il n'y a pas de salut possible, de vie au-delà de la mort. C'est sans doute l'incertitude régnant à ce sujet dans l'Église actuelle depuis le concile Vatican II qui l'a amenée à prendre du recul sur cette histoire.