Entrepreneurs sous le Second Empire

Les Japy père (1749 / 1812), fratrie & 5 fils

.            L’empire horloger des rois de la quincaillerie.

.            Japy : un nom qui ne se réduit pas à une figure d’entrepreneur exceptionnel, fût-ce celle du fondateur mythique, Frédéric Japy (Beaucourt, auj. territoire de Belfort, 22 mai 1749 – Badevel, Doubs, 4 janvier 1812). L’entreprise est une affaire de famille réunissant, après Frédéric, une fratrie puis ses enfants : frères, beaux-frères et cousins forment ainsi une étrange tribu d’entrepreneurs qui, pendant un siècle, va développer et renforcer une société aux productions multiples. L’empire industriel des Japy, centré sur le pays de Montbéliard, est à cheval sur l’Alsace, même si le siège de la société, Beaucourt, sera rattaché en 1871 au territoire de Belfort, et la Franche-Comté où sont localisées les autres usines. Les treize « châteaux Japy » construits à Beaucourt ont longtemps été le symbole de leur puissance industrielle.

Leur fortune initiale s’est faite dans l’horlogerie, activité pionnière de la « mécanique automatique moderne ». Très tôt, les Japy se sont efforcés de remplacer l’homme par la machine. À l’horlogerie va s’ajouter au fil du temps la quincaillerie (dont la serrurerie), la fabrication des vis et boulons, puis des ustensiles de ménage, et enfin la construction de pompes en attendant la machine à écrire, les casques des poilus, etc.

Comme le souligne Julien Turgan dans sa série sur les grandes usines : « Beaucourt n’est pas seulement le spécimen d’installations industrielles spéciales, mais le modèle à étudier et à suivre d’une organisation ouvrière fonctionnant depuis près de cent années à la satisfaction mutuelle des parties intéressées. Le nombre des ouvriers, la multiplicité des opérations exécutées, la variété des produits donnent à Beaucourt une vitalité puissante, sans cesse accrue par de nouvelles entreprises. Pour assurer à leur population ouvrière un travail constant, malgré l’inégalité naturelle de la demande, MM. Japy sont sans cesse à la recherche de nouveaux articles qui puissent remplacer immédiatement les objets démodés qui n’ont plus la faveur du commerce. »

Installée à Beaucourt depuis le XVIe siècle, la famille est entrée dans le monde de l’artisanat au XVIIIe siècle. Frédéric Japy (1749-1812) avait étudié l’horlogerie en Suisse avant de fonder son entreprise qui emploie une cinquantaine d’ouvriers en 1780 et près de 500 personnes en 1806. Il était revenu à Beaucourt faute de pouvoir s’installer à Montbéliard où les corporations s’opposaient à toute innovation technologique.

Homme d’affaires talentueux, il réussit à mécaniser la fabrication des ébauches de montre et multiplie les brevets « pour des machines capables d’exécuter différentes pièces d’horlogerie ». Peu importe qu’il n’en soit pas l’inventeur, il est celui qui va leur donner une application industrielle. Le grand bâtiment qu’il fait édifier abrite non seulement les ateliers mais aussi les logements des ouvriers et de la famille Japy, « familistère » avant l’heure. La lecture de la Bible fait également partie de l’organisation du temps à Beaucourt.

L’irrésistible ascension de la société Japy frères

.            Ses cinq fils vont constituer la société Japy frères. Ses filles lui permettent de nouer des alliances industrielles notamment avec les frères Peugeot.

En 1806, le père retiré, Fritz (Montbéliard, 19 avril 1774 – Beaucourt, 16 octobre 1854), Louis Frédéric (Montbéliard, 27 février 1777 – Beaucourt, 14 mars 1852) et Jean Pierre (Beaucourt, 20 mars 1785 – Beaucourt, 17 janvier 1863) se répartissent les rôles : l’aîné est « chargé de la partie commerciale et financière », le second s’occupe de la « partie technique et de la création des machines-outils » tandis que le plus jeune devient « l’homme de l’atelier, surveillant, dirigeant le personnel et vérifiant la bonne qualité de la fabrication ». Les deux benjamins, Jean-Charles et Frédéric dit Fido, ancien officier de l’Empire, ne feront qu’un bref passage dans l’entreprise familiale.

En 1815, un détachement de hussards hongrois vient piller et brûler tout l’établissement industriel, brisant les mécaniques. Il s’agissait de punir des fidèles de l’Empereur qui avaient organisé un corps de partisans dans les montagnes du Jura. C’est une perte inattendue et catastrophique qui n’abat pas l’entreprise qui va renaître de ses cendres. Les établissements situés dans le Doubs voisin ont été épargnés, et en huit mois, Beaucourt est reconstruit sur une échelle encore plus large.

Les trois frères élèvent leurs enfants dans le respect de l’héritage paternel : « sens du devoir, application au travail, vie simple empreinte d’une morale austère, surtout sensibilité aiguë à la valeur de l’argent et aux intérêts communs ». La société en nom collectif (1837) accueille six nouveaux associés : deux fils et deux gendres de Fritz, deux fils de Jean-Pierre. En 1855 la société associe nom collectif et commandite par actions : les commanditaires finançant tandis que les associés solidaires sont les gérants « qui forment le véritable organe de décision de la société ». Fils ou gendre n’accèdent pas automatiquement à la gérance : « Quand par son zèle, son activité et ses connaissances acquises, il aura mérité la confiance entière du conseil de gérance, des attributions plus sérieuses lui seront désignées qui pourront le placer dans la situation à laquelle tout fils d’un sociétaire doit espérer. »

En 1807, Louis-Frédéric a inventé des machines qui permettent de fabriquer des vis à bois : il s’agissait au départ de faciliter la fabrication de vis d’horlogerie. Les vis à bois permettent de remplacer le clou et la pointe. Il crée ainsi une activité nouvelle en France. La production des vis l’emporte sur l’activité horlogère. La production de boulons s’ajoute à celle des vis. En 1849, la production d’articles filetés est exportée en Espagne, en Italie, Allemagne, Turquie, Afrique et Amérique. En 1850, les Japy installent de nouvelles machines, entièrement construites dans les ateliers de la maison, dues à un inventeur américain mais améliorées par un ingénieur maison : désormais une seule ouvrière peut surveiller 15 à 18 machines au lieu d’une ouvrière par machine selon l’ancien procédé. Les vis étant en forme de vrille peuvent pénétrer très facilement dans le bois tendre.

Les frères rachètent un procédé de fabrication « qui consiste à remplacer le fer blanc par le fer battu » : l’établissement de La Casserie, installé à Dampierre-les-Bois, doit être complété par un second établissement, Rondelot, à Fesches-le-Châtel, et un troisième à Bart (Doubs), fabriquant des « ustensiles en fer battu, étamés, vernis et émaillés » : poêles à frire, casseroles, plats, marmites, assiettes, seaux à charbon. Les articles domestiques vont faire la réputation de l’entreprise. À l’aide d’huile de lin, on donne même à la tôle polie la couleur du bronze florentin pour imiter les ustensiles en cuivre rouge. Les ustensiles obtenus sont plus hygiéniques, plus solides, plus légers, plus faciles à s’échauffer et bien sûr, meilleur marché.

En 1850, ils emploient 400 ouvriers employés dans 5 usines utilisant 4 machines à vapeur, 9 turbines et 6 roues hydrauliques. En multipliant les productions, ils évitent les problèmes de chômage liés à l’activité horlogère.

L’industrie horlogère n’est pas abandonnée pour autant et gagne la commune de Badevel, voisine de Beaucourt mais de l’autre côté de la frontière départementale, où près de 600 ouvriers sont occupés. Ingénu Japy, fils de Fido, révolutionne la fabrication des mouvements de pendule. Les Japy cherchent à imposer une montre « démocratique » à bon marché. Comme le souligne Audiganne : la réputation des Japy « tient à la fois à la masse énorme de leur production, à la perfection de leur outillage, à la bonne qualité et au bas prix de leurs articles. »

Les Japy sont devenus les plus importants industriels du Doubs. Un des fils de Louis Frédéric, Louis Japy, a développé sa propre entreprise dans les établissements d’Hérimoncourt et Berne (commune de Seloncourt) : 580 ouvriers sont employés dans les deux usines produisant « mouvements de pendules, templets mécaniques, métronomes et jouets mécaniques » pour Besançon, Paris, l’Alsace et la Suisse.

La famille a eu le souci d’utiliser les sites hydrauliques, renforcés dès 1829 à Beaucourt, par des machines à vapeur. La proximité du canal du Rhône au Rhin favorise l’implantation dans la vallée de la Feschotte et à L’Isle-sur-Doubs. Les Japy s’intéressent de près au tracé des lignes de chemins de fer en construction sous la monarchie de juillet. Ils ont ainsi développé un grand nombre d’établissements dans le pays de Montbéliard.

Les Japy tentent de limiter la concurrence en favorisant l’entente commerciale. La société Japy frères et Lalance (1850) rassemble les principaux propriétaires de casseries « pour contrôler la production et surtout les prix de ses associés ». La société Japy, Roux, Marti & Cie rassemble les plus importantes fabriques d’ébauches et de pendules pour « contingenter leur production et aligner le prix de leurs articles sur des tarifs communs ». Cette politique de cartellisation atteint son apogée avec le Comptoir des quincailleries réunies de l’Est qui regroupe plusieurs maisons du haut-Rhin, de Haute-Saône et des Vosges ; et où Japy est majoritaire.

Jusqu’en 1875, la société conserve sa structure familiale, l’épargne familiale permet de rassembler une trésorerie abondante. Le capital social, qui était de 900 000 francs en 1837 est de 5 375 000 francs en 1863. L’expansion de la société s’est faite en multipliant les associés. Mais cette structure est fragile, des gérants soulignant : « Nous vivons grâce au bon vouloir des associés et à l’aide des fonds qu’ils veulent bien laisser en comptes courants ». Le chiffre d’affaires dépasse cependant 10 millions de francs pour l’exercice 1869-1870. Ils ont profité des défaillances de leurs concurrents, notamment les Peugeot, pour racheter leurs usines. Ils se sont alliés matrimonialement avec toutes les familles du petit monde des affaires du nord-est de la Franche-Comté.

La politique sociale des Japy

.            Comme le souligne Turgan, qui voit dans l’entreprise « une vaste horloge », « on dirait que l’horlogerie… ait marqué son empreinte sur la maison toute entière. ».  L’empire Japy emploie près de 5000 ouvriers dans ses neuf usines à la fin du Second Empire. 2600 travaillent dans l’horlogerie contre 600 dans la visserie et boulonnerie beaucoup plus automatisée, et 1300 à la casserie.

Les Japy se succèdent à la mairie de Beaucourt de 1800 à 1897, un Japy est maire de Dampierre-les-Bois sous Napoléon III, un autre maire de Badevel. Ces fidèles du Premier Empire ont su s’adapter aux régimes successifs. Louis-Philippe comme Napoléon III décoreront de la légion d’honneur des industriels dont « l’autorité paternelle » s’exerce sur la population ouvrière. Ils sont fiers de n’avoir jamais licencié d’ouvriers, même pendant les périodes de crise, n’hésitant pas à distribuer la soupe, la viande et le pain aux indigents durant les années de disette (1817, 1847). Ils sont dans l’héritage du fondateur, Frédéric Japy, qui déclarait : « Je veux que mes ouvriers ne fassent avec moi et les miens qu’une seule et même famille. Mes ouvriers doivent être aussi mes enfants et en même temps mes coopérateurs. »

Protestant fervent, Fritz Japy accorde une grande importance « à la religion comme soutien et guide moral de la population », « outre la première instruction » il encourage à l’école « des leçons de religion, de morale et de dévouement au souverain ». Les Japy financent la construction d’un temple (1812-1814), développent des logements ouvriers et mettent en place des caisses de secours pour subvenir « aux frais médicaux et pharmaceutiques », une société de secours mutuels. Avec l’augmentation du nombre des ouvriers catholiques, une chapelle est construite en 1857 qui devient une église succursale en 1859.

Turgan est admiratif devant le paternalisme Japy.

.            « Le personnel appartient aux deux cultes, desservis par une chapelle catholique et un temple protestant. Dès 1818, Be       aucourt possédait une école mutuelle, dont la maison Japy subventionnait les instituteurs (…) D’autres écoles, des salles d’asile ont été fondées depuis dans les usines succursales ; une société de patronage secourt les enfants pauvres et orphelins. Comprenant l’action civilisatrice de la musique, les chefs de l’établissement avaient fondé, dès 1830, une de ces sociétés instrumentales qui, sous le nom de fanfares sont devenues, depuis quelques années, si nombreuses et si florissantes. Depuis 1845, MM. Japy ont établi une boulangerie qui livre au personnel de la maison le pain et la farine au prix de revient ; et depuis 1854, pour soustraire l’ouvrier à la rapacité des petits commerçants, ils ont annexé à cette boulangerie un magasin (qui) fournit non seulement l’épicerie et les principaux comestibles mais encore le bois de chauffage, la houille, les chaussures et certains vêtements appropriés aux besoins des ouvriers. »

La veuve de Jean-Pierre Japy a respecté les volontés de son mari ce qui aboutit, en 1864, à la fondation d’une société immobilière pour faciliter l’accès à la propriété des ouvriers, le terrain étant donné gratuitement : les maisons coûtant 2000 francs sont remboursées en onze années. Turgan oppose les maisons ouvrières de Beaucourt à « l’aspect lugubre des cités ouvrières ». En trois ans, 85 maisons sont construites. Pour le Jury de l’Exposition de 1867, les ouvriers « contractent de plus en plus, avec le goût de la propriété celui de l’épargne, élément efficace de bien-être et d’harmonie ».

Mais derrière cette image triomphante et idyllique, l’empire commençait de se fissurer même si Adolphe Japy (Beaucourt, 27 février 1813 – Paris, 12 février 1897) a succédé à son père Jean-Pierre. La fortune des Japy reposait avant tout sur l’innovation technique et la solidarité de tous les membres de la famille. En 1875, deux clans se constituent et vont s’affronter, annonçant le déclin d’une des plus puissantes entreprises françaises.

Antoine Herzog père (1786 / 1861) & fils

.            Des bâtisseurs d’usines, dynastie d’entrepreneurs qui révolutionna le textile en Alsace… jusqu’au Sénégal !

.            Le patronat alsacien était majoritairement constitué de familles patriciennes protestantes. L’ascension sociale pour un jeune homme d’origine modeste n’était donc pas des plus facile. En 1860 la Société industrielle de Mulhouse s’était penchée sur le sujet et deux de ses membres éminents, Auguste Dollfus et Charles Thierry-Mieg, soulignaient « la difficulté qu’éprouve à s’établir et à devenir chef d’entreprise un ouvrier rangé, laborieux, intelligent mais sans fortune… ». La réussite de l’ouvrier catholique Antoine Herzog (Dornach, 25 janvier 1786 – Wintzenheim-Logelbach, 5 novembre 1861) n’en apparaît que plus méritoire. Elle s’est inscrite dans le temps grâce au talent de son fils Antoine II Herzog (Guebwiller, 6 août 1816 – Logelbach, 11 avril 1892) qui devait consolider l’acquis paternel. Père et fils ont été, tout au long de leur carrière respective, d’infatigables bâtisseurs d’usines.

Un ouvrier devenu patron

.            Fils d’ouvrier et catholique, Herzog père est à tous égards, un cas à part, même s’il n’est pas unique, dans le patronat alsacien. L’identification entre éthique protestante et esprit du capitalisme, chère à Max Weber, était telle en Alsace que la rumeur publique faisait d’Antoine Herzog le fils naturel d’un Schlumberger. Ce qu’il n’était aucunement bien sûr.

Son père était ouvrier de fabrique. Né dans la banlieue de Mulhouse, il commence lui-même à travailler à six ans chez Dollfus père, fils & Cie, une des plus anciennes filatures de coton d’Alsace.

Il est remarqué par Jean-Henri Dollfus qui a été frappé par son intelligence, son ardeur au travail, la régularité de sa conduite. Il entrevoit ses capacités et décide de l’envoyer, à ses frais, faire des études au tout nouveau Conservatoire National des Arts et Métiers. Le choc culturel est grand pour le jeune homme qui ne parle pas un mot de français. Il étudie la mécanique. Mais si Dollfus espérait en faire un collaborateur, il devait être déçu.

Après avoir travaillé dans des usines textiles de la vallée de la Bièvre et à Saint-Quentin, Herzog rentre en Alsace en 1806. Il prend la direction de la filature Lischy & Zurcher de Bollwiller. En 1809, il fait la seconde rencontre décisive de son existence. Nicolas Schlumberger, à la demande de son beau-père l’industriel Bourcart, cherche un site pour y établir une filature mécanique de coton. Il l’embauche et lui demande de monter l’établissement à Guebwiller. En 1813, l’affaire prend le nom de Nicolas Schlumberger & Cie et va devenir une des filatures remarquables d’Alsace. Antoine Herzog y reste dix ans comme « chef des travaux » ce qui en fait quasiment le directeur à la tête de 600 ouvriers. Il est désormais en mesure de faire un beau mariage et, en 1813, épouse Françoise Ehret, fille d’un fabricant.

Il va désormais surtout être un bâtisseur d’usine : en 1817, l’aménagement des établissements Zimmermann Frères & Baeumlin à Issenheim puis, en 1818, la construction d’une filature (laine puis coton) à Wintzenheim avec Jean Schlumberger.

Cette troisième rencontre va fixer définitivement son destin : Jean Schlumberger ne lui propose pas de travailler pour lui mais d’être son associé. Le partenariat va durer dix ans. En 1828, chargé de la liquidation, il reprend seul l’affaire. La rencontre et l’aide de ces trois grands patrons protestants a permis à l’ancien ouvrier catholique de s’imposer comme un des plus importants filateurs d’Alsace.

Il a construit une seconde filature en 1822 dont il va doubler la capacité de production en réalisant un bâtiment de cinq étages en 1836. Il achète aussi un tissage à Orbey et confie l’établissement à son gendre Eugène Lefébure. En 1849, il met en service une filature à Turckheim, qu’il convertit en atelier de teinture et d’apprêt, puis une nouvelle filature à Ingersheim en 1858.

Son entreprise est récompensée à l’occasion des expositions industrielles de 1834, 1839, 1844 et 1849. « Longtemps chef des travaux de MM. Schlumberger, à Guebviller, il doit à son mérite personnel d’être aujourd’hui propriétaire d’un des beaux établissements parmi les plus estimés de l’Alsace ». Le jury remarque en 1844 à propos de ses cotons filés : « il y a vraiment plaisir à les examiner, tout y est au parfait ; on reconnaît visiblement les soins personnels de l’homme qui de simple ouvrier s’est élevé au niveau des premiers filateurs de l’Alsace, après avoir contribué à leur succès. » Lors du banquet qu’il offre à son personnel à l’occasion de sa croix de la légion d’honneur, il déclare : « J’ai été ouvrier comme vous ; avec l’aide de Dieu et le travail, vous pouvez aspirer comme moi à devenir patrons. » Il est devenu cette figure exemplaire exalté par les pouvoirs publics de l’ouvrier qui « a su s’élever lentement, par une carrière industrielle soutenue et constamment progressive pendant trente années, au rang des manufacturiers de premier ordre. » selon les termes du décret du 10 décembre 1849.

Son ascension s’inscrit sous la Monarchie de Juillet et la Seconde république, deux régimes qui magnifient la réussite de l’ouvrier. Dans un contexte de bouleversements sociaux importants, marqué par des violences qui révèlent l’existence d’une « question sociale », du soulèvement des Canuts lyonnais en 1831 aux terribles journées d’affrontement de juin 1848, il s’agit d’exorciser le spectre des « classes dangereuses », ces « barbares qui campent dans les faubourgs ». Aux violents et aux révoltés, à tous ceux qui s’indignent du sort réservé aux « prolétaires » il importe de souligner les potentialités d’une société ouverte à tous les talents, où l’ouvrier peut devenir un grand chef d’entreprise.

Un digne successeur

.            Antoine II était l’aîné des trois fils de son père. Ses études témoignent de l’ascension sociale de la famille : il fréquente le lycée de Strasbourg puis l’École centrale à Paris comme auditeur libre. À 20 ans, il entre dans l’affaire paternelle avant d’épouser la fille d’un inspecteur d’assurances. Il est d’abord l’assistant de son père et il s’occupe plus particulièrement de la construction de la filature de Turckheim. À partir de 1855, la question de l’approvisionnement en eau des usines le préoccupe au premier chef : il agrandit le canal du Logelbach, et des tuyaux souterrains décuplent la force motrice disponible pour les usines ; il préside un syndicat industriel pour la construction de barrages au lac Blanc et au lac Noir pour régulariser le débit des eaux et il étudie un projet d’aménagement des affluents de l’Ill qui devait voir la réalisation de plusieurs réservoirs dans les Vosges (1885-1895).

Après la mort de son père, en 1861, il doit faire face à la crise de l’industrie cotonnière conséquence du traité signé avec l’Angleterre, et de la guerre civile américaine. Le blocus des ports sudistes par la marine de l’Union menace les filatures de coton de disette de matières premières. Le sol algérien lui paraît propice pour la production du coton longue soie employé pour la fabrication des tissus fins « dans lesquels notre pays excelle ». Il se fait dès lors un ardent défenseur de la culture du coton dans les colonies françaises. Après une enquête menée sur place en 1862, il s’entend avec de nombreux colons européens pour constituer une Compagnie franco-oranaise visant à coloniser et irriguer 25 000 ha de terres. Mais l’administration militaire, soucieuse de ménager la population arabe, se heurte à ses projets. Il décide de renoncer tout en déplorant l’aveuglement des autorités dans une brochure en 1864 : « Ou le gouvernement s’intéressera sérieusement au progrès de la colonisation, et dans ce cas il lui donnera les libertés indispensables qu’elle sollicite, les terres qui lui font défaut, en même temps qu’il lui supprimera tout ce qui entrave le jeu des forces individuelles, ou bien comme les tendances persistances de l’administration autorisent à le craindre, il ne continuera de voir d’avenir que dans l’élément arabe. »

Il tente également de créer des plantations au Sénégal avec une concession de 1000 ha. Une invasion de sauterelles ravage les champs en 1865. Mais cette mise en valeur en Afrique noire se présente comme une œuvre sociale visant à favoriser « l’amour du travail » associé à la christianisation des indigènes. Il soutient l’action de l’évêque Aloyse Kobès, d’origine alsacienne, qui veut catéchiser les Sénégalais par le travail. En dépit des efforts financiers de Herzog pour cette œuvre catholique, la conjugaison des sécheresses et des passages de sauterelles amène rapidement à l’abandon de la culture du coton.

La crise ayant acculé à la faillite certains de ses concurrents à Bollwiller et à Cernay, il en prend le contrôle et double ses capacités de filature. Il décide aussi de réduire l’horaire de travail de 12 à 11 heures sans diminuer le salaire et voit se vérifier la formule du pasteur Oberlin : « c’est la dernière heure qui mange le bénéfice du fabricant » : la production augmente. Un incendie ayant détruit la grande filature sur cinq étages du Logelbach à Wintzenheim, en 1868, il en profite pour la remplacer par un établissement plus moderne de plain-pied. Il construit en 1869-1870 le tissage de la Bagatelle à Colmar équipé de 1200 métiers mécaniques. En 1875, les 5 filatures et les 2 tissages lui appartenant employaient plus de 2000 ouvriers dont 850 femmes et 410 enfants. À la fin de sa vie, il cherchait à développer le tissage de la soie en Alsace.

Constructeur et philanthrope

.            Après 1870, Parisien de résidence, il devait fonder une société immobilière de la plaine Monceau pour l’aménagement de ce quartier résidentiel du XVIIe arrondissement. En hommage à sa petite patrie annexée, il donne le nom de Thann, de Phalsbourg et de Logelbach aux trois rues qui sont tracées avant la construction des immeubles.

Cet infatigable constructeur s’était fait la main en Alsace : il avait fait élever une belle maison de maître au Logelbach et une grande villa avec chapelle dominant la plaine d’Alsace entre Turckheim et Ingersheim, à la périphérie de Colmar. Pour ces constructions, des kilomètres de murs de soutènement vont être montés par les ouvriers du textile qui trouvaient là un emploi au moment de la grave crise cotonnière de 1861, conséquence du traité avec l’Angleterre. On oppose ainsi ce patron catholique sensible au paraitre et à l’ostentation aux traditions austères des entrepreneurs protestants.

Patron social, il avait fondé des caisses de secours pour les accidents et, en 1866, lancé par voie de presse un « appel aux capitalistes » pour construire une cité ouvrière à Colmar : il devait souscrire avec sa famille 600 000 francs sur le capital d’1 million de francs. Charles Grad en a fait la description :

« À quelques pas du tissage de la Bagatelle, avant d’entrer à Colmar par la route des Vosges, nous trouvons la cité ouvrière construite par M. Antoine Herzog afin de mettre des logements salubres et à bon marché à la disposition des ouvriers de ses établissements… construits à étages, les deux groupes de maisons rangées le long de l’avenue de la Bagatelle, présentent deux groupes distincts. Chaque logement est pourvu d’une cave et d’un grenier, avec deux portes donnant l’une sur la façade de la rue, l’autre à l’intérieur de la cité, dans une petite cour avec remise. Les croisées des façades principales sont plus larges afin de faciliter l’installation de petits ateliers et de boutiques… Au rez-de-chaussée, il y a la pièce principale, une chambre à coucher et une cuisine, à l’étage, deux pièces dont l’une très vaste peut au besoin être subdivisée par une cloison. Les loyers varient de 5 à 26 francs par mois, prix sur lequel les ouvriers particuliers des établissements Herzog jouissent d’une remise de 20 %. Moyennant 6 à 8 francs, on a une chambre avec cuisine ou caveau, à 10 francs, deux chambres plus vastes avec cave, grenier et jardin… »

En 1871, il équipe le Logelbach d’un hôpital privé où les soins étaient gratuits.

Enfin, il avait fait ériger une chapelle néo-gothique, dédiée à Saint-Antoine et imitée de la Sainte-Chapelle, pour ses ouvriers du Logelbach, et consacrée en 1862. Elle devait abriter le caveau funéraire de la famille. Cet élégant bâtiment en grès rose, bien qu’inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, devait être victime de l’indifférence :  en 2009, le maire de Wintzenheim ne devait pas hésiter à faire marteler les statues « pour des raisons de sécurité ».

Les Herzog avaient été oubliés, aucun enfant n’ayant survécu à Antoine II à son décès en 1892.

Claude-Joseph Bonnet (1786 /1867)

.            De la fabrique de soie à l’usine-couvent

.            Selon un historien, Claude-Joseph Bonnet (Jujurieux, Ain, 18 février 1786 – Lyon, 12 octobre 1867), par sa longue carrière « a appartenu successivement à la génération des fondateurs d’affaires, ceux du début du siècle, aussi sévères pour les autres que pour eux-mêmes absorbés par leurs entreprises et durs pour l’ouvrier, puis à ce qu’on a appelé la « deuxième génération » celle de la maturité, à l’esprit plus ouvert et plus généreux, plus soucieuse de ses responsabilités dans le domaine social »1. Ce soyeux lyonnais, comme tant d’autres entrepreneurs du XIXe siècle, s’est efforcé de résoudre la question sociale à sa façon : il a contribué à populariser le modèle de l’usine pensionnat avec son établissement de Jujurieux dans l’Ain.

Mon bonheur est attaché à la prospérité de mon commerce

.            Il naît dans l’Ain, aux environs d’Ambérieu et de Pont d’Ain. Son père était un commissaire en droits seigneuriaux et un petit propriétaire terrien qui avait la charge de sept enfants. Aussi, Claude-Joseph qui est le cadet ne bénéficie pas des études qui vont permettre à ses frères de faire carrière dans le droit et la santé. La Révolution a de surcroît désorganisé l’enseignement. Un précepteur, un ancien capucin, détecte en lui des aptitudes pour le commerce.

Adolescent, il est donc envoyé à Lyon et suit le cursus traditionnel de formation sur le tas du monde de la soierie. Il commence un apprentissage chez un tisseur (appelé canut à Lyon) puis devient commis chez un fabricant. Il supporte mal d’être sous l’autorité d’autrui et songe à se faire canut mais il écarte la tentation : il ne veut pas être ouvrier mais fabricant. Enfin en 1810, il loue un local et crée son entreprise grâce à un prêt de son parrain et la caution financière de son père. Il écrit à son père alors qu’il vient de fonder sa maison : « Je me priverais plutôt de tout, je supporterais plus aisément les travaux les plus rudes et les plus assujettissants que l’idée de devoir ma perte à de vains plaisirs. » Ce programme arrêté, il devait y rester fidèle toute son existence.

Comme il s’est permis de rendre quelques visites à sa fiancée en pension à Belley, il apprend que sa future belle-mère a ébruité la chose. Il fait son mea culpa dans une lettre à son père le 28 février 1813 : « aller perdre mon temps sans nécessité, abandonner mes affaires qui demandent tous mes soins, négliger mes travaux, l’unique ressource que j’aie, que deviendrais-je si par ma faute, je m’exposais à déduire mon commerce… est-ce ainsi que je prouverai à Mlle Framinet que je lui suis attaché… son bonheur aussi bien que le mien n’est-il pas attaché à la prospérité de mon commerce » Le voici tout penaud d’avoir été victime de « l’amour ce honteux tyran ». Austère dans la pauvreté, il devait le rester dans la prospérité. Membre de la confrérie du Saint-Sacrement de Saint-Polycarpe, la modestie de son train de vie est à l’image de ses fortes convictions religieuses.

L’usine couvent de Jujurieux

.            « Qu’est-ce qu’un marchand-fabricant, au sens péjoratif du terme ? C’est un négociant qui réussit parce qu’il est rompu à toutes les astuces du commerce mais refuse la machine nouvelle, produit des articles traditionnels et cherche à réaliser rapidement des bénéfices pour se retirer ensuite des affaires. »2 Bonnet aurait pu être de ceux-là. Le destin va en décider autrement.

Achetant directement soies grèges et cocons dans le midi, il est en partie son propre marchand de soie, supprimant ainsi un intermédiaire et cumulant les profits des deux activités. En 1830, il est au premier rang de la Fabrique. Il pourrait se retirer dans son pays natal. Il y songe. Mais il perd coup sur coup son père puis sa femme. C’est alors qu’il va se transformer en manufacturier. Certains historiens ont vu dans cette décision le contrecoup des révoltes des canuts de 1831 et 1834, la peur des mouvements sociaux.

Maison de canut, XIXème siècle,

Après tout en 1831, refusant le tarif que souhaitent imposer les ouvriers, il est pendu en effigie dans une rue de la Croix-Rousse. En mai 1848, après la chute de la monarchie de Juillet et dans les débuts de la Seconde république, les ouvriers vont de nouveau manifester leur mécontentement face à la concurrence déloyale à leurs yeux d’établissements religieux comme celui fondé dans l’Ain par Bonnet : « Ce monsieur a peur que l’on mette le feu à sa fabrique. Il dit qu’il ne fera plus travailler à la campagne et qu’il ramènera sa fabrique en ville. On compte sur sa bonne foi ; or, il a fait charger une voiture de métiers à tisser qui allait à Jujurieux. Les ouvriers et les Voraces s’en sont aperçus ; ils ont arrêté la voiture et brûlé les métiers. » La rancune des ouvriers lyonnais devait être tenace. En 1866, une affiche collée sur les murs de la Croix-Rousse et arrachée par la police se termine ainsi : « Je cite le plus grand scélérat qui a monté le premier les métiers en campagne, Monsieur Bonnet, sans oublier Monsieur Bréband et Salomon, je ne cite que ces deux coquins aujourd’hui, il y en a une trentaine sur la place de Lyon ».

Mais la réalité paraît plus complexe. Il s’agissait en maîtrisant tout le processus de fabrication dans une usine de mieux protéger les secrets de fabrication tout en luttant contre les vols de soie, appelés piquage d’once, une des plaies de la Fabrique. Il ne va délocaliser, et encore partiellement, le tissage qu’après 1848 : il continue donc d’utiliser les compétences des canuts lyonnais. Quoi qu’il en soit, il réunit sous son contrôle toutes les opérations de la soie (filature, moulinage, dévidage, tissage) à l’exception de la teinture et donne à son entreprise un rayonnement immense. Un Parisien constate en 1855 : « Son nom aujourd’hui est européen, en Amérique, il est inséparable de ses produits. » Il fournit les grands magasins parisiens qui se sont développés sous le Second Empire : les Grands Magasins du Louvre, le Printemps, le Bon Marché. La soierie lyonnaise est une activité d’exportation : il a d’abord travaillé pour l’Allemagne, les pays de l’Europe centrale et la Russie puis surtout pour l’Angleterre, grand pôle de la redistribution au niveau mondial.

Louis-Joseph Bonnet réalise ainsi à Jujurieux, sa ville natale dans l’Ain, le « pensionnat industriel » ou « l’usine couvent » et qui va servir de modèle à de nombreux établissements comparables dans le sud-est, notamment ceux créés par les fabricants de rubans stéphanois en Haute-Loire.

Etablissements Bonnet à Jujurieux

Louis Reybaud évoque en 1859 « ces vastes salles… dans lesquelles tout s’agite, tout marche sans le secours des bras »3 Les ouvrières sont encadrées par des sœurs de Saint-Joseph qui « règlent les détails de la dépense ». On n’y admet que des jeunes filles entre 13 et 15 ans ou des veuves sans enfants. Les ouvrières ne peuvent sortir sans être accompagnées d’une sœur, la promenade se fait également sous la conduite des sœurs, et une chapelle, installée dans l’établissement et bénie par l’évêque de Belley, les dispense de fréquenter l’église paroissiale et donc de faire des rencontres indésirables. « Le temps se partage entre le travail et les exercices de piété »4 Les ouvrières viennent des régions montagneuses du Bugey, de la Savoie, de l’Auvergne et du Forez car « l’ouvrière des montagnes est en général plus résignée, plus docile, moins exigeante que celle des plaines. »5 Nourries, logées, entretenues, les ouvrières ne touchent pas un salaire mais un gage fixe.

« Les cultivateurs du voisinage, les gens de métier prennent volontiers leurs femmes dans la manufacture ; outre la dot, il y a là un brevet d’aptitude et de vertu. » L’établissement vit presque en autarcie : le pain est fait dans l’établissement, le lait est fourni par les vaches nourries avec le fourrage des propriétés de Bonnet, le vin est fourni également par ses vignes. Les conditions de logement et de nourriture sont bien meilleures que dans la plupart des usines de l’époque.

L’abbé Meyzonnier, aumônier d’un l’établissement industriel près de Montélimar écrit à Louis Reybaud le 4 mars 1858 : « L’immense influence dont dispose la femme, personne ne l’ignore. C’est donc sur elle que doit se reporter spécialement l’attention de l’homme qui veut sérieusement moraliser… La religion seule a le secret d’une régénération sociale… Ils l’ont compris, ces hommes qui n’ont pas craint de l’appeler dans leurs ateliers. Ils ont senti que c’était par la femme qu’il fallait commencer, que c’était par elle qu’il fallait combattre le socialisme et ses exécrables doctrines. ».

Mais si les moralistes chrétiens se félicitent de cette atmosphère familiale, de l’encouragement à l’épargne et de la moralité imposée aux jeunes filles, le ton va se faire de plus en plus critique au fil du temps. « C’est la discipline conventuelle dans toute sa rigueur. 400 jeunes ouvrières sont là enfermées, et ne peuvent sortir que le dimanche toutes les 6 semaines, encore si elles ont de la famille. À bien dire, la manufacture de M. Bonnet est un couvent, où les jeunes filles travaillent quelques années pour amasser une petite dot, et uniquement en vue d’en sortir. C’est une bonne, une excellente œuvre : ce n’est pas une organisation fondée sur les règles normales du travail. » Léo Quesnel ajoute : « Il faudrait cependant être bien ignorant de la nature humaine pour ne pas comprendre que la réclusion est loin de faire le bonheur des ouvrières ». L’usine cloître devait être assimilée par les plus critiques à une maison de redressement.

Faire bien en faisant le bien

.            Bonnet avait inscrit au fronton de son usine : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu, le reste vous sera donné par surcroît. » L’établissement était placé sous la protection de la Vierge dont la statue trônait dans l’usine. Il avait été marqué dans son enfance par sa mère très pieuse qui avait écrit dans son testament : « N’oubliez jamais que vous tenez tout de Dieu et que vous devez retourner à lui, priez-le de vous faire la grâce de vous bien conduire, ayez le présent dans toutes vos actions. » Honnêteté et moralité commerciales étaient les fondements de la fabrique lyonnaise. L’usine vise non seulement à élever les jeunes filles dans les bons principes du catholicisme mais également à favoriser le prosélytisme : des abjurations de protestantes se déroulent dans la chapelle de l’établissement.

Il écrit le 17 juillet 1865 à son fils Victor : « Il est bon de travailler toujours à se faire une bonne réputation, à captiver la confiance, chose si importante à une maison qui fait le commerce, c’est de plus très satisfaisant. » Il ajoute dans une lettre quelques mois plus tard : « Il faut savoir mener l’eau à son moulin. Les uns réussissent là ou d’autres succombent, en faisant le même commerce. »

Il a résumé son programme en quelques mots : « Faire bien en faisant le bien ». Il s’est voulu le bienfaiteur de son pays natal. Il transforme une pauvre bourgade de vignerons en petite ville prospère. Il sait récompenser ses chefs de service et les « employés méritants » en fin d’année. Il institue parmi les ouvrières de Jujurieux puis parmi les chefs d’ateliers de Lyon un système de primes à la qualité des travaux. « Rusé et philanthrope » a dit un historien. Dans son testament, on peut lire : « Je tiens à donner à ma fabrique de Jujurieux une position donnant des garanties de stabilité, convaincu que je suis qu’elle peut faire beaucoup de bien… »

En revanche, Bonnet s’est peu intéressé aux questions politique, à l’exception d’une candidature comme député en 1846. Réservé à l’égard des divers régimes qui se succèdent, il est néanmoins fait chevalier de la légion d’honneur en 1844 puis officier en 1867.

En 1867, la maison Bonnet, avec son chiffre d’affaires de 15 millions de francs, occupe le premier rang dans l’étoffe uni, spécialisée dans le noir.

À sa mort, il fait travailler 1200 personnes à Lyon, avant tout des tisseurs et des dévideuses et 1400 à Jujurieux, dont plus de 500 ouvrières pensionnaires et le reste travaillant à domicile. Vingt ans après sa mort, un monument avec un buste est installé dans l’usine. Son petit-fils Cyrille Cottin lui succède sous la raison Les Petits-fils de Cl.-J. Bonnet, et devait maintenir l’héritage moral de son grand-père. L’entreprise devait être dirigée par la famille Cottin jusqu’en 1983.

André Koechlin (1789 / 1875)

.            L’art de s’adapter aux circonstances ? Un entrepreneur qui a laissé un héritage industriel important.

.            André Koechlin (Mulhouse, 3 août 1789 – Paris, 24 avril 1875) a été un des plus fameux constructeur-mécanicien de son temps. Cet habile entrepreneur n’a pas été un innovateur mais il a toujours su sentir le vent tourner et s’adapter aux circonstances : fabriquant d’abord des machines textiles puis des locomotives, sachant négocier l’avenir de son entreprise dans le Reich allemand après l’annexion de l’Alsace.

Un héritier décidé à se faire lui-même

.            Il avait pour grand-pères les deux fondateurs de la première manufacture d’indiennes, Samuel Koechlin et Jean-Henri Dollfus. Son père, le médecin Jean-Jacques Koechlin, avait été un des signataires de l’acte de réunion de Mulhouse à la France (1798). Mais le divorce de ses parents et la sévérité de son père avait rendu son enfance parfois bien rude : « Enfant, il portait des sabots (…). Plus d’une fois, il avait emporté de la maison pour sa journée un morceau de pain sec, et, le régal étant un peu maigre, en maraude déterré des carottes qu’il savourait avec délices ; la nuit, en hiver, il couchait d’ordinaire avec ses vêtements pour couverture et la fenêtre ouverte. La fenêtre était ouverte par principe et sur l’ordre du père, (…) voulait faire de ses fils des hommes énergiques. »

La naissance d’un entrepreneur

.            Il doit entrer à 19 ans dans l’entreprise de son oncle, Daniel Dollfus-Mieg, la fameuse usine DMC de Dornach. Il épouse sa cousine, Ursule Dollfus en 1813, devient l’associé de son beau-père (1814) puis son successeur (1818). En 1821, il s’efface devant ses beaux-frères Dollfus, riche de cette expérience industrielle. Il a révélé ses dons d’homme d’affaire en achetant, transformant et revendant des établissements textiles, en devenant le principal actionnaire des houillères de Ronchamp, prêtant de l’argent à des industriels.

Il est maintenant résolu à créer sa propre entreprise dans la construction mécanique. Il s’associe avec deux neveux par alliance : tous trois étaient francs-maçons, membres de la loge La Parfaite Harmonie, à l’image d’une grande partie du patronat mulhousien.

S’il n’était pas tout à fait « bon dernier » selon l’affirmation d’un historien, Koechlin n’était pas vraiment le premier. Entre 1802 et 1826, 42 filatures mécaniques avaient été créées en Alsace. Mais Paris ne suffisait pas à répondre la demande de machines et tant que dura l’Empire, il était difficile de se procurer des machines anglaises autrement que par la fraude, l’espionnage industriel ou le débauchage de spécialistes autochtones. La construction mécanique alsacienne devait commencer à se développer vers 1817-1818.

Il lui restait à acquérir des compétences techniques : il signe un contrat avec le meilleur mécanicien anglais du textile, Richard Roberts, et la firme Sharp, Roberts & Co de Manchester, qui travaille à mettre au point la self-acting-mule. Techniciens et ouvriers anglais doivent venir à Mulhouse pour l’installation de l’entreprise projetée selon des plans conçus en Angleterre. L’expédition de la machine à vapeur en pièces détachées et d’autres équipements connait quelques problèmes avec les douanes anglaise et française. Début 1828, l’usine anglaise « clef en mains » est néanmoins prête à fonctionner. Elle devait vite être appelé la Fonderie.

La société André Koechlin & Cie née en juillet 1826, est opérationnelle en mai 1828 : elle a pour premier client son voisin, l’usine textile Bourcart père & fils. Sa réputation devient vite internationale. Le fabricant allemand Wilhelm Jung souhaitait monter une grande filature à Jungenthal, près de Kirchen, sur la Sieg ; après être allé à Gand et Paris, il était arrivé à Mulhouse en novembre 1829 : « Les ateliers de Koechlin fabriquaient les machines les plus solides…cette conviction s’ancra encore plus en nous, lorsque nous visitâmes l’atelier… »

L’entrepreneur : réussite industrielle

.            Les débuts de l’entreprise s’inscrivent dans un contexte économique difficile : en 1826-1828 puis en 1830-31, deux graves crises provoquent des faillites et manquent d’emporter DMC. Mais la disparition de l’entreprise Risler permet à Koechlin d’embaucher son très compétent bien que malheureux concurrent Jérémie Risler et certains de ses ouvriers. L’usine devait vite livrer de nombreuses machines textiles pour les entreprises alsaciennes mais aussi des usines clés en main. Très vite, les clients allemands se multiplient et ce d’autant que l’achèvement du canal du Rhône au Rhin en 1832 facilite les exportations de la firme. Soucieux de marketing, Koechlin utilise l’usine Bourcart comme « usine modèle » que l’on fait visiter aux clients mais il fait également visiter son établissement. Le chiffre d’affaires dépasse le million en 1833-1834, puis les 10 millions à la fin du Second Empire ; les effectifs ouvriers passent de 200 à près de 2000. En 1834, les ¾ des métiers à tisser mécaniques installés en France sortent de ses ateliers. Au-delà du très lucratif marché allemand, de nouveaux marchés étrangers s’ouvrent : l’Espagne (1832) la Russie (1836) et l’Italie (1842).

Koechlin sait également sentir le vent tourner. Le coton entrant dans une période plus difficile après 1837, il se tourne vers d’autres matières textiles : fondant en 1838 la Filature alsacienne de laine peignée et en 1839. Mais c’est surtout le marché des locomotives qui va offrir les meilleures perspectives de profits.

Il se rapproche de son cousin Nicolas Koechlin, dont il ne partage pas les opinions politiques avancées : le fils de Nicolas devient le gendre d’André. Il s’agit de mettre en œuvre la ligne de chemin de fer Mulhouse-Thann, inaugurée en 1839. Il réalise la locomotive La Napoléon, copie d’une locomotive anglaise, qui atteint la vitesse record de 69 km/h. Les chemins de fer d’Alsace lui commandent 20 machines, mais aussi des voitures et des wagons. La loi ferroviaire de 1842 entraîne la multiplication des compagnies et lance vraiment la fabrication des locomotives. Mais la crise de 1847-48 brise net l’expansion de la firme, le nombre d’ouvriers s’effondre de 534 à 220.

L’entreprise atteint son apogée sous le Second Empire : le chiffre d’affaires dépasse la barre des 6 millions et les effectifs celle du millier. Entre 1851 et 1857, la construction des locomotives connaît son apogée. Koechlin est le 3e constructeur français derrière Schneider et Cail puis, après 1860, prend la 2e place. En 1864, l’entreprise livrait sa millième locomotive. Mais à la différence de ses concurrents, Koechlin ne vend plus guère à l’étranger, en dehors des chemins de fer lombardo-vénitiens. À la vogue des turbines hydrauliques des années 1840 succède celle des machines à vapeur dans les années 1850. Les machines textiles restent un point fort de l’entreprise qui bénéficie du traité de libre-échange de 1860 obligeant les entreprises françaises à se moderniser pour résister à la concurrence anglaise.

L’homme : autoritaire et peu apprécié

.            Libéral hostile à la Restauration, il devient maire de Mulhouse en 1830 puis député orléaniste d’Altkirch. Le sous-préfet d’Altkirch décrit « un homme autoritaire et orgueilleux, d’une autorité parfois tyrannique ».

Selon Émile Boissière : « La famille toute entière subissait manifestement la supériorité du doyen ; même quand il se faisait bonhomme, A. Koechlin restait l’homme fort qui a droit d’être fier de lui et d’être exigeant envers les autres. »

Au moment de la crise de 1837, comme maire il s’efforce d’éviter les faillites, obtenant la remise des créances mais il n’hésite pas à faire expulser 1500 ouvriers non domiciliés ou arrivés depuis peu. Au conseil municipal, il sait ruser, inventer des articles de lois pour faire passer ses volontés. Il était tout fier d’avoir roulé le duc de Morny en lui vendant hors de prix une paire de chevaux. Pour se faire réélire député en 1846 à Altkirch, il doit faire couler le vin à flot et dépenser 44 000 F chez six aubergistes. L’homme n’était donc pas populaire, à la différence de son beau-frère Jean Dollfus.

Il avait pourtant eu à cœur de réaliser des oeuvres sociales : une école communale ouverte aux enfants de toute confession (1831) une salle d’asile (1834) la première cité ouvrière de Mulhouse (1835) à côté de son usine. Dès l’acte de société de 1826, un des objectifs est de donner « l’impulsion pour la construction de logements d’ouvriers » Il fit construire une maison de maître d’où, selon la légende, il pouvait observer les mouvements de ses ouvriers avec une longue vue.

Cette politique sociale est largement la conséquence de la très forte mobilité de la main-d’œuvre : bien qu’ils soient majoritairement originaires du département, les ouvriers de Koechlin tendent à ne pas rester très longtemps à la même place. Cela explique aussi les salaires très élevés qui reflètent le haut niveau de qualifications nécessaires. En Alsace comme ailleurs, l’ouvrier d’usine est « un nomade allant d’emploi en emploi, alternant périodes de travail manufacturier ou agricole et d’inactivité. »

Comment assurer la pérennité de l’entreprise ?

.            Dès le début du Second Empire, il réside surtout à Paris pour ses affaires. Associé avec Abraham Oppenheim, banquier de Cologne, il investit dans la Ruhr : Compagnie des mines et de manufacture de plomb et de zinc de Stolberg et de Westphalie, Société des glaces d’Aix–la-Chapelle, Compagnie sidérurgique du Phoenix.

Au sein de la société Koechlin, son fils étant mort prématurément, il s’est associé avec ses gendres Bourcart et Maupeou mais seul Nicolas Koechlin fils devait lui rester fidèle. Il s’appuie surtout sur les capacités de son neveu par alliance, Henry Thierry-Koechlin. Les ingénieurs étaient associés aux bénéfices dès 1850 avant de devenir associés de plein droit en 1866.

Mais à la fin du Second Empire, les revendications ouvrières se font particulièrement entendre dans la construction mécanique réclamant la suppression du livret ouvrier et la réduction du temps de travail. Koechlin étant un opposant notoire à Napoléon III, ses ouvriers votent oui au plébiscite impérial de 1870, « acte d’émancipation politique… symptôme nouveau et grave d’hostilité contre les chefs d’entreprise » note le procureur général de Colmar. Le 8 juillet 1870, la grève éclate à la Fonderie pour obtenir la journée de 10 h et une hausse de 25 % des salaires. Les autres usines mulhousiennes sont touchées à leur tour. Mais l’habileté des autorités, qui se gardent d’aggraver la situation, et les menaces de guerre avec la Prusse provoquent l’effondrement du mouvement.

En octobre 1870, Mulhouse est aux mains de l’armée prussienne, prélude à l’incorporation dans le Reich. Les principaux associés de Koechlin ayant opté pour la France, le patriarche octogénaire décide en secret de fusionner avec Graffenstaden, SA qui exploitait une usine au sud de Strasbourg « pour éviter la fâcheuse concurrence que ces deux établissements étaient fatalement forcés de se faire ». Un syndicat bancaire associant des banques de Bâle et de Stuttgart fournit le reste du capital. C’était la naissance de la SACM : société alsacienne de constructions mécaniques. Faute de trouver au sein de sa famille le successeur qu’il souhaitait, il avait transformé son entreprise en société anonyme, assurant ainsi l’avenir.

Jusqu’au bout, devenu octogénaire, il va témoigner d’une étonnante vitalité, selon Emile Boissière : « Arrivé de Paris la veille au soir, il était dès cinq heures à la Fonderie, à huit heures il avait dépouillé la correspondance, à dix heures, il était au courant de toutes les affaires et à midi, il eût pu renseigner et conseiller ses associés sur l’ensemble et le détail de leur gestion. »

Ainsi s’achevait la longue carrière industrielle d’André Koechlin qui laissait derrière lui un héritage industriel qui devait perdurer. La SACM devait, bien plus tard, donner naissance à Alstom puis Alcatel.

James de Rothschild (1792 / 1868)

.            Qui était-il donc, ce Grand baron de la Finance qui suscitait tant de haine, de rancœur, de jalousie ?

.            Rothschild : un nom qui claque à la figure de tous les imbéciles, de tous les fanatiques et de tous les anticapitalistes de la planète, ce qui fait beaucoup de monde. « Hier, écrit Balzac à Anna Hanska, j’ai rencontré Rothschild, c’est-à-dire tout l’esprit et l’argent des Juifs. » Mais si Balzac admire ce banquier, qu’il sollicite fréquemment, le baron devait contribuer malgré lui à nourrir le développement de l’antisémitisme moderne, qui trouve son berceau en France.

Proudhon et Fourier, qui qualifiait James de Rothschild de « roi de Judée », devaient associer leur foi socialiste à un sentiment antijuif qui devait perdurer à gauche au moins jusqu’à l’Affaire Dreyfus. Un des disciples de Proudhon, Alphonse Toussenel, écrit même la bible de l’antisémitisme, Les Juifs rois de l’époque : pour lui « Juif », « exploiteur » et « banquier » sont des synonymes. Un pamphlétaire devait signer une Histoire édifiante et curieuse de Rothschild Ier, roi des Juifs où James de Rothschild était accusé des défaites de Napoléon comme des accidents de chemins de fer. En un mot, James était vu comme « drapeau d’un parti égoïste, d’un parti sans âme et sans coeur, qui tend à amoindrir, à pervertir la France, à l’enlacer dans des liens infâmes de la corruption, et à la faire tomber dans un état de dégradation dont un peuple ne se relève jamais. » Rien de moins.

Pour Eugène de Mirecourt, James de Rothschild (Francfort-sur-le-Main, 15 mai 1792 – Paris, 15 novembre 1868) est « l’homme étrange que nous avons vu, depuis quarante ans, au grand scandale de l’intelligence, de l’esprit et du bon goût, peser sur notre siècle par la seule force du million. » Et les frères Goncourt, ayant aperçu le baron lors d’une soirée le 21 janvier 1863, notent dans leur Journal : « Une monstrueuse figure, la plus plate, la plus basse et la plus épouvantable face batracienne, des yeux éraillés, des paupières en coquille, une bouche en tirelire et comme baveuse, une sorte de satyre de l’or… »

Qui était-il donc ce Grand baron de la Finance qui suscitait tant de haine, de rancœur, de jalousie ?

Une lente ascension

.            Les Rothschild sortent du ghetto juif de Francfort-sur-le-Main. Rothschild signifie « écusson rouge » illustrant la pratique de se forger un nom de famille d’après l’enseigne de l’échoppe. Le fondateur de la dynastie était Meyer Amschel, changeur puis banquier, enrichi au service du prince de Hesse-Cassel, le type même du « Juif de cour ». James voit le jour sous le nom de Jacob Meyer, dernier né, et destiné à devenir le plus célèbre des enfants Rothschild, dans la Judengasse (rue des Juifs). En 1800, son père et ses frères sont au service des Hesse et des Habsbourg mais un des fils de Meyer, Nathan, est déjà installé à Londres. À treize ans, Jacob accompagne son père en voyages d’affaires. En 1810 l’association entre le père et ses fils est officialisée sous la raison M. A. Rothschild & Fils au capital de 800 000 florins. Jacob, seulement âgé de 18 ans, est néanmoins associé « en raison de la manière scrupuleuse dont il s’est acquitté des affaires qui lui furent confiées. »

Jacob arrive à Paris en mars 1810. Il venait renforcer la chaîne de circulation de l’argent au bénéfice du prince de Hesse et des autres clients de la famille en dépit du blocus continental de Napoléon. Il s’y trouve infiniment plus libre que dans sa ville natale. À la mort du père en 1812, Nathan, le banquier de Londres, devient le chef du clan. Jacob, lui, est devenu James, adoptant habits et manières parisiennes, apprenant la danse et l’équitation. La chute de Napoléon lui permet de créer officiellement sa banque, installée rue Le Peletier, en l’enregistrant au tribunal de commerce (1814). L’argent anglais en faveur de Louis XVIII lui était confié par l’intermédiaire de Nathan. À vingt-deux ans, il manie déjà des millions. En 1825, la banque de Paris est devenue la plus importante des banques de la famille, chacun possédant une part du capital des autres.

En 1822, Metternich, pour remercier la famille des services rendus à l’Autriche, avait élevé ces négociants juifs au rang de barons. James devint donc baron, comme ses autres frères, mais aussi consul autrichien, ce qui devait lui ouvrir la porte des salons. Il noue d’utiles contacts avec le duc d’Orléans, futur Louis-Philippe, devient l’intime d’Elie Decazes, favori de Louis XVIII, invite à dîner le duc de Wellington. En 1818, il achète l’hôtel particulier de Fouché, rue d’Artois, la future rue Laffitte. Là devait demeurer la banque Rothschild jusqu’au XXème siècle.

Il met en place un service de communication très efficace et considéré même comme supérieur à la valise diplomatique. En 1823, il organise le grand emprunt du gouvernement français, premier d’une longue série d’emprunts publics pour divers États européens.

Il épouse en 1824 sa nièce autrichienne Bettina dite Betty, la famille souhaitant conserver son argent et ses secrets. L’intermariage devait être la règle chez les Rothschild. Le mariage est célébré à Francfort. Si James avait un profil de singe intelligent selon Michelet, Betty était belle, instruite et élégante et devait jouer un grand rôle mondain aux côtés de son mari.

Le vice-roi de France

.            La révolution de 1830 place Louis-Philippe sur le trône. « Vous me connaissez suffisamment » déclare le roi à James. Le banquier va se faire l’intermédiaire entre Louis-Philippe et Metternich pour favoriser la paix en Europe. Lui qui avait été méprisé par Louis XVIII dîne à la table du roi.

Le réseau des frères leur permet de garantir les emprunts publics : ils sont les seuls capables de mobiliser les sommes nécessaires. Leur réputation de scrupuleuse probité fait le reste. Mais James, toujours prêt à prêter, refuse d’investir directement dans les entreprises industrielles. Mais il finit par se laisser gagner par l’enthousiasme d’un de ses jeunes employés, Émile Pereire, un des nombreux disciples de Saint-Simon. En 1836, James finance la ligne de chemin de fer de Paris à Saint-Germain-en-Laye, projet porté par Émile Pereire. Désormais, il ne va cesser de s’intéresser au réseau ferroviaire, se rapprochant de Paulin Talabot, autre actif saint-simonien.

La mort de son frère Nathan, en 1836, fait de lui l’homme le plus important de la famille. Il achète en 1838, à l’angle de la place de la Concorde, l’ancien hôtel particulier de Talleyrand.

La comtesse von Nesselrode, épouse du ministre des Affaires étrangères du tsar, le qualifie de « vice-roi de France » ou de « Richelieu ». Le baron ne lui a-t-il pas dit, parlant des ministres de Louis-Philippe : « Je les connais tous ; je les vois quotidiennement et, dès que je m’aperçois que la marche qu’ils suivent est contraire aux intérêts du gouvernement, je me rends chez le Roi, que je vois quand je veux, et je lui fais part de mes observations. » Metternich s’en irrite parfois : « Des gens qui se posent en philanthropes et qui doivent étouffer la critique sous le poids de l’argent. »

Il devait conserver son accent teutonique, qui faisait rire les Français, et rester Allemand en France. Il n’écrivait d’ailleurs presque jamais en français, préférant le yiddish.

Ses interventions en faveur de la paix au moment de la crise internationale de 1840 où M. Thiers pousse à la guerre indigne Le Conventionnel : « De quel droit et sous quel prétexte ce roi de la finance se mêle-t-il de nos affaires ? » Il réplique par une lettre publiée dans le journal : « Si la France n’est pas ma patrie, c’est du moins celle de mes enfants. Il y a trente ans que j’y vis, j’y ai ma famille, mes amis et tous mes intérêts. »

Dans un moment où se construit le grand réseau ferré français (loi de 1842), Rothschild obtient la concession de la Compagnie des chemins de fer du Nord qui devait se révéler la plus rentable. Berlioz se voit confier la composition d’une cantate pour l’inauguration de la ligne !

Henri Heine, en mars 1841, décrit la vénération qui entoure le roi du chemin de fer. Ne voit-il pas, un jour, dans l’antichambre, un courtier enlever respectueusement son chapeau au passage du vase de nuit du baron porté par un domestique ! Pour l’écrivain romantique allemand, il n’y a pas de doute : « L’argent est le dieu de notre temps et Rothschild est son prophète » Les bons mots du baron sont rapportés. On lui demandait un jour pourquoi la rente baissait : « Est-ce que je sais pourquoi il y a de la hausse ou de la baisse ? Si je le savais, j’aurais fait ma fortune. »

James se veut mécène, finançant Rossini et commandant son portrait et celui de son épouse à Ingres, rassemblant une grande collection d’art, organisant de grandes soirées musicales où viennent jouer Chopin et Liszt. Il inspire le personnage du banquier Nuncingen de la Comédie Humaine avant de servir de modèle à Gunderman « le maître de la bourse et du monde » dans l’Argent de Zola.

Le financier sait se montrer humanitaire : au moment de la crise agricole de 1846, il achète à l’étranger de grandes quantité de blés à perte pour limiter la hausse des prix. La presse populaire fait courir le bruit que la farine est avariée ou qu’il s’agit de plâtre mélangé d’arsenic.

Rothschild vs Pereire

.            Il est surpris par la révolution de 1848 qui chasse le vieux Louis-Philippe. Le nom de Rothschild était trop associé aux Orléans pour ne pas susciter d’hostilité. Le château de son frère Salomon à Suresnes est brûlé. La République envisage un moment de nationaliser les chemins de fer. Finalement, James reste en France. La banque continue scrupuleusement d’honorer ses engagements alors même que la banque de France ferme ses guichets.

Napoléon III était bien différent de son oncle. Il aimait les milieux d’affaires mais néanmoins le baron et l’empereur n’allaient guère s’entendre. Pourtant James avait été le banquier d’Eugénie de Montijo qui l’avait introduit aux Tuileries en 1853.

Au juif Rothschild, le nouveau maître de la France allait préférer d’autres Juifs, Achille Fould dont il va faire son ministre des Finances, et les frères Pereire, banquiers saint-simoniens. L’affrontement entre James et les frères Pereire, la haute banque traditionnelle contre la banque populaire, la société anonyme par actions, sont restés célèbres. Le Crédit Mobilier naît d’un décret présidentiel le 18 novembre 1852. James devait souligner, dès le début, le risque présenté par l’opération : « Sans encaisse, sans réserve métallique, elle sera à un certain moment incapable de se procurer de l’argent. » En bon libéral, il redoute « la domination redoutable du commerce et de l’industrie au profit d’un être innommé et sans responsabilité personnelle. » La concurrence courrait le risque d’être éliminée et le Crédit mobilier serait à la fois irresponsable et sans contrôle. Les Pereire étaient intéressés par l’argent des autres, Rothschild travaillait avec son propre argent. Le baron décide d’acheter un grand nombre d’actions du Crédit Mobilier en attendant l’occasion de s’en défaire au bon moment.

C’est désormais la lutte pour obtenir le contrôle des chemins de fer en Espagne, en Italie, en Autriche. En fait, James n’a pas supporté de voir les deux frères Pereire qu’il avait formés se retourner contre lui. Il adopte par ailleurs la formule de la banque nouvelle pour constituer à Vienne la Kreditanstalt. Les frères ont également commis un crime de lèse-majesté en achetant 8000 hectares de forêt l’empêchant d’accroitre le domaine autour du château de conte de fées qu’il s’est fait construire à Ferrières (1855-1859) sur les plans de Joseph Paxton. Les Pereire étaient des spéculateurs, James se contentait d’être un financier intelligent et rusé. Feydeau, alors jeune courtier, observait la différence entre le baron toujours de bonne humeur et les gens du Crédit Mobilier « durs et tendus comme des barres de fer ». À la banque Rothschild, les fils, qui étaient à l’âge d’homme et avaient déjà une excellente expérience des affaires, conservaient l’habitude de dire aux solliciteurs : « Demandez à papa ».

Juif peu orthodoxe, qui ne respectait guère le sabbat, James était devenu malgré lui le chef naturel de la communauté juive. Il finance ainsi la construction de la synagogue de la rue Notre-Dame-de-Nazareth en 1850 et d’un hôpital juif rue Picpus, inauguré en 1852. Mais il est aussi le banquier du pape qui ne peut guère compter sur les ressources des médiocres États pontificaux. Il s’efforce ainsi d’obtenir de Pie IX une amélioration du sort des Juifs romains confinés dans un ghetto. Il agit de même au service de ses coreligionnaires en Autriche ou en Roumanie.

En décembre 1862, Napoléon III est reçu par le Grand Baron dans le luxueux et délirant château de Ferrières, typiquement Second Empire par son éclectisme architectural. Au déjeuner nous apprend le Times, « le service d’argenterie fait d’après des modèles aussitôt détruits pour en préserver le caractère unique, était accompagné du célèbre service de porcelaine de Sèvres, dont chaque assiette comportait une authentique peinture de Boucher… » La chasse se déroule dans la forêt qui couvre 1500 ha, mille pièces de gibier sont abattues. Selon une anecdote conservée dans la famille, l’empereur ayant déclaré qu’il garderait longtemps le souvenir de la journée, James aurait répliqué : « Et moi, sire, j’en garderai longtemps le mémoire. »

En 1865, Bismarck vient à son tour à Ferrières, espérant obtenir des financements pour la guerre qu’il envisageait contre l’Autriche ; mais James, fidèle à ses idées, ne voulait pas fournir d’argent pour quelque guerre que ce soit.

Il a la joie d’assister à l’effondrement du Crédit Mobilier des Pereire en 1867. Sa dernière bonne affaire va être d’acheter un vignoble prestigieux, Château-Lafite. Mais il ne devait jamais y mettre les pieds, la mort venant le saisir à l’âge de 76 ans. Il laisse une fortune colossale de 110 millions de francs-or.

À sa demande, les funérailles devaient être simples mais suivies par le tout-Paris, une foule immense se pressant de la banque de la rue Laffite au cimetière du Père-Lachaise. Dans le Journal des Débats, Lucien Prévost-Paradol souligne que ce « citoyen du monde avait le coeur vraiment français ». Le Figaro ajoutait : « Il n’y a donc qu’un Rothschild de moins. Les Rothschild demeurent. »

Émile Martin (1794 / 1871)

.            Un aciériste à la pointe de l’innovation

.            Entrepreneur à l’imagination féconde, Émile Martin (Soissons, Aisne, 20 juillet 1794 – Bordeaux, Gironde, 23 juillet 1871) a laissé son nom (associé à son fils Pierre-Émile) à un procédé qui devait permettre le développement de la production d’acier. Son parcours atypique, de l’armée à l’industrie, de l’application des procédés anglais à l’innovation technique, fondateur d’entreprises multiples, est celui d’un homme d’affaires habile et infatigable qui n’a jamais cessé de travailler, côtoyant avec la même aisance les ouvriers comme les grands de ce monde.

Un homme d’honneur

.            Il descend d’une famille de négociants de Toulouse. Son père, monté à Paris, était devenu, sous la Révolution, ingénieur des Ponts et Chaussées et fit partie de l’expédition d’Égypte de Bonaparte dont il écrivit une histoire. Pas très bien vu du pouvoir sous Napoléon, et moins encore sous la Restauration, il mène une terne carrière d’ingénieur avant de se lancer, après 1830, dans diverses entreprises. Séparé de son épouse depuis 1810, il ne devait guère s’occuper de son fils.

Le jeune Émile est élevé par sa mère et sa grand-mère, issues d’une famille de marchands drapiers de Nevers. Comme il devait l’écrire plus tard : « ma mère et ma grand-mère avaient vécu au milieu des hommes qui, alors, rêvaient de la République théorique et idéale de 1789… Ma mère était enthousiaste et elle avait par là exercé une grande influence sur l’imagination vive que la nature m’avait donnée. »

En 1812, le jeune homme entre à Polytechnique puis est admis en 1814 à l’école d’artillerie de Metz : il y apprend le sentiment de l’honneur qui ne devait plus le quitter. Affecté au 6e régiment d’artillerie à la Fère, il utilise ses nombreux loisirs à développer son imagination et sa réflexion : « Quand je voulais apprendre une chose comme une science, je parcourais tout ce qui avait été écrit sur cette chose puis, avec ces idées d’ensemble, je cherchais moi-même par la pensée et la réflexion à classer les faits et raisonnements, et ainsi à créer l’étude au lieu de la chercher toute faite. »

Il utilise son année de demi-solde pour voyager en Angleterre et suivre quelques cours à l’université. Il va bientôt renoncer à la carrière des armes.

Industriel par hasard

.            Le hasard le mène à Nevers où un ancien ami de son père, Georges Dufaud, fait construire les forges de Fourchambault pour y appliquer les méthodes anglaises. Il y fait la connaissance de la fille du maître de forges et, en 1820, le voilà marié à Constance Dufaud et associé de son beau-père.

Son premier succès est la réalisation de la charpente de la grande halle de l’usine « remarquable par sa simplicité et sa grande portée. » Il devait fournir à la forge Dufaud les machines et pièces de fonderie qui lui étaient nécessaires. En 1824, avec le soutien financier de Boigues & Fils, il fonde une société en commandite, sous la dénomination Fonderie et Constructions métalliques d’art à Fourchambault et la raison sociale, Émile Martin & Cie. À l’exposition industrielle de 1827, la jeune entreprise se montre l’égale des autres fabriques de France, le jury notant « la belle exécution des ouvrages » et « leurs prix modérés ». Il emploie déjà 250 ouvriers.

En 1828, envoyé par son cousin Hyde de Neuville, ministre de la Marine, étudier en Angleterre la navigation à la vapeur, il en profite pour se pencher sur les innovations anglaises et se lie d’amitié avec Robert Stephenson, fils de l’inventeur. Il réalise dans son entreprise les chaudières en cuivre d’un navire à vapeur, le Castor. Il est désormais convaincu de la nécessité de construire non seulement chemins de fer et locomotives mais aussi des machines pour la navigation. Il dépose un premier brevet d’invention en 1830.

En 1832, il publie une brochure où il prend le contrepied des méthodes utilisées dans les ateliers de l’État pour la fabrication des canons en fer coulé. Ses idées sont trop neuves pour être acceptées. Mais le maréchal Soult, ministre de la Guerre et préoccupé de questions industrielles, en accord avec Paulin Talabot, lui propose néanmoins de créer une fonderie à Alès dont Émile devient gérant en 1835. Entretemps les relations avec les Boigues se sont dégradées et la fonderie de Fourchambault menacée de liquidation.

Un accident terrible manque causer sa perte : le 23 septembre 1835, jour de réception des travaux, un anneau de la chaîne de suspension du pont de Cosne-sur-Loire se brise, provoquant la mort d’un ouvrier et plusieurs blessés. Les pertes financières qui en résultent entraînent la liquidation de sa première entreprise. Il décide de renoncer à la construction des ponts suspendus dont les câbles sont difficiles à protéger de la rouille et des mouvements du tablier au profit de charpentes en fer et fonte. Encore doit-il trouver des financements nouveaux.

L’appui des frères Pereire lui permet de rebondir et de fournir tout le matériel nécessaire à la ligne Paris-Saint-Germain, les locomotives étant sous licence Stephenson. En 1838, la mort de Louis Boigues lui permet de se trouver quasi-indépendant dans la nouvelle société Émile Martin & Cie. Bénéficiant de l’appui et de la bienveillance des Pereire, de Talabot, du duc Decazes et du maréchal Soult, mais aussi d’un des fils de Louis-Philippe, le duc de Montpensier, il obtient la commande de 500 affuts en fonte de fer pour la marine (1845-46). Dans le même temps, il entre au conseil d’administration du Lyon-Méditerranée.

Il devait continuer de travailler pour les chemins de fer sous la République, fournissant viaducs et matériel pour le PLM et le Paris-Orléans.

L’influence du saint-simonisme et du catholicisme libéral

.            Influencé par le saint-simonisme, il est élu représentant du peuple à la Constituante puis à la Législative et siège au comité des Travaux publics. Il en retire l’appréciation suivante : « les hommes qui se jettent à la tête de la société pour la diriger au profit de leurs intérêts et de leur amour-propre sont généralement les moins capables d’un tel rôle, parce qu’il exige avant tout dévouement et recherche sincère du bien ». Peu favorable à Louis-Napoléon Bonaparte, il se retire de la politique après le coup d’État du 2 décembre 1851.

En 1848, il approuve l’attitude de son fils qui travaille avec les ouvriers dans les ateliers : « cela te familiarisera davantage avec ton personnel. »

Son programme social tient en une phrase : « Le capital ouvrier mérite autant de soins que le capital social et l’entreprise industrielle a tout à gagner à élever le niveau intellectuel et moral des ouvriers. » Il note dans ses carnets le 30 juillet 1849 : « autant on est disposé à faire des sacrifices d’argent pour le matériel d’une fabrique et autant on l’est peu à en dépenser pour la perfection du personnel. »

Comme il est difficile d’augmenter les salaires, ses ouvriers étant beaucoup moins productifs que les Anglais, il désire limiter la journée de travail à 10 heures, favoriser l’épargne, garantir le revenu en cas de maladie ou d’incapacité de travail. Il songe aussi à une participation des ouvriers aux bénéfices.

Après avoir mûrement réfléchi, il va, entre 1849 et 1851, construire des logements, un ouvroir pour les jeunes filles pour qu’elles puissent gagner leur dot « avec la soupe pour les enfants et la confection des vêtements », un asile (sorte d’école maternelle qui permet de réduire leur coût pour les parents), organisant une boulangerie coopérative (avec le souci d’obtenir du « bon pain pour l’ouvrier »). Il achète aussi des champs car il souhaite inciter les ouvriers à se procurer un revenu complémentaire par le travail agricole : l’ouvrier-paysan est son idéal.

Aux yeux de ce chrétien libéral, les enfants d’ouvriers ont besoin d’une éducation religieuse et morale mais surtout pas intellectuelle. Cependant si à 18-20 ans, Dieu a donné au jeune ouvrier « une intelligence supérieure » rien ne l’empêche « d’ajouter à son instruction par l’étude et les cours publics ». Il souhaitait donc remplacer les écoles primaires par des écoles d’apprentissage.

Mais en 1854, les Boigues ont décidé de s’associer avec le groupe Rambourg de Commentry. Pour conserver son indépendance, ne souhaitant pas devenir leur « domestique » dans la nouvelle société anonyme, Martin achète à Sireuil, sur la Charente, une ancienne tréfilerie pour la transformer en forge et fonderie, confiée à son fils Pierre-Émile. Cette entreprise industrielle peut sembler étrange dans une région davantage connue pour son Cognac, son Pineau et ses faïences.

Même si, très vite, l’usine se révèle non rentable. Émile est loin de se décourager. En 1855, en dépit des difficultés de l’entreprise, il poursuit sa politique sociale à Sireuil. La Gazette de l’Angoumois fait son éloge le 13 décembre 1855 : « bon pour ses ouvriers, bienfaisant envers les pauvres, grand, généreux, libéral envers l’église. » Il construit de nouveaux ponts métalliques à Mayence, dans la vallée du Pô, en Algérie, confiés à son second fils Georges.

Sireuil centre d’essais : comment fondre l’acier ?

.            Ayant enfin réussi à liquider son ancienne usine de Fourchambault en 1863, disposant d’une fortune de 3 millions, il pourrait prendre sa retraite. Comme il devait l’écrire, selon le point de vue des « gens raisonnables » il aurait dû se contenter « de voir grossir son pécule, tout en embellissant son jardin et s’entourant de ses enfants et de ses amis ». Il va choisir au contraire « treize années de labeur et de soucis et la diminution de (son) capital. »

Mais il souhaite installer ses deux fils « dans l’honneur ». Trop pris par les affaires, Émile n’avait pu mettre au point un certain nombre d’idées. Il va transformer Sireuil en « centre d’essais » pour étudier le problème de la réduction de la fonte. Il dispose d’une vingtaine d’ouvriers très qualifiés qu’il a amenés de Fourchambault. Il ne recule pas devant des dépenses très coûteuses pour réaliser le bon four à fondre l’acier en s’appuyant sur les compétences de son fils Pierre-Émile (Bourges, 17 août 1824 – Fourchambault, 21 mai 1915), brillant sujet de l’École des Mines. La grande question qui se pose en France à cette époque est la suivante : comment produire de l’acier en quantité industrielle et à des prix concurrentiels ?

Depuis 1856, le procédé Bessemer permettait de fabriquer des rails en acier ne pliant pas sous la charge des locomotives et dont la durée de vie était incomparablement supérieure à celle des rails en fer. Mais l’acier produit était trop doux pour les outils et ne pouvait se souder. Il décide d’utiliser un four à gazogène Siemens qui est installé en 1863 : il obtient ainsi des températures plus élevées tout en consommant moins d’énergie et un meilleur contrôle de la qualité. Après bien des essais, Pierre-Émile, toujours conseillé par son père, réussit enfin à mettre au point le four à sole Martin à fondre l’acier dont il dépose le brevet le 10 août 1864. L’acier Martin convient parfaitement à la fabrication des outils et se soude comme le fer. Diverses additions seront apportées au brevet initial pour aboutir à un acier à la fois doux et malléable. Cette découverte décisive qui permettait « une réalisation effective » est donc le résultat de la collaboration du père et du fils. Émile avait été l’inspirateur, Pierre-Émile l’expérimentateur.

Mais à l’Exposition universelle de 1867, un inventeur déçu, espèce redoutable, porte plainte pour contrefaçon et fait rayer Pierre-Émile de la liste des récompenses. Un autre métallurgiste ne tarde pas à porter plainte. Martin père note amer : « lorsque le praticien à force de travail et d’observation arrive à un résultat matériel, chacun prétend être l’inventeur. » Le marché immense des rails de chemin de fer à renouveler suscitait bien des convoitises. Siemens, à qui il verse loyalement des redevances, joue un double jeu, cherchant à s’entendre avec ses ennemis. Ses anciens associés, les Boigues, n’ont pas hésité à s’emparer du procédé sans autre forme de procès. De surcroît, Émile ne bénéficie plus de l’appui des Pereire dont les affaires ont sombré.

Mais très vite il est vengé par la plupart de ses confrères. Le premier à avoir acheté le brevet, Félix Verdié, le fondateur de Firminy, démontre son efficacité grâce à l’emploi du minerai de fer de Mokta-el-Hadid. Il est suivi par les principales entreprises métallurgiques du Centre (Le Creusot ; Saint-Étienne et Terrenoire dans la Loire ; Allevard en Isère) et de l’étranger, dont Sheffield. Paulin Talabot intervient encore une fois en faveur des Martin en commandant 40 000 tonnes de rails à Sireuil. L’entreprise se transforme en société anonyme des aciers Martin avec l’appui de la Société Générale.

Au 1er janvier 1869, faisant son bilan, Émile Martin estime que si ces enfants ne trouvent pas la fortune, ils parviendront du moins à « l’honneur d’avoir été utiles » « ce qui est plus précieux ».

En 1870, le « spéculateur en brevets » qui avait humilié son fils en 1867 retire sa plainte : insolvable, réfugié en Angleterre, il n’avait guère le choix. Mais la reconnaissance définitive du procédé Martin ne devait avoir lieu qu’après la mort d’Émile Martin. « La persévérance dans l’action, tel fut le secret de sa réussite » note André Thuillier.

Avec sa mort, la page de l’aventure industrielle des Nivernais est tournée. Son fils, meilleur ingénieur qu’entrepreneur, peu attiré par les questions d’argent, se montre incapable de faire vivre la SA : il abandonne la mairie de Sireuil avant de liquider l’entreprise en 1880.

Les 4 frères Jackson (1796 / 1858)

            Premiers aciéristes de France à Saint-Étienne, les entreprises qu’ils ont créées leur ont survécu.

Saint Chamond, ateliers des Aciéries de la Marine

.            Au début du XIXe siècle, les Français étaient très en retard sur leurs voisins dans la production de l’acier. On y obtenait de l’acier dit naturel, selon une vieille méthode, mais qui ne valait pas le même produit importé d’Allemagne. En revanche, les Anglais étaient les seuls à maitriser les secrets de l’acier dit cémenté et l’acier dit fondu. Aussi les Français s’efforçaient d’inciter des métallurgistes anglais à s’installer chez eux pour y diffuser les méthodes anglaises, notamment l’utilisation du charbon de terre en lieu et place du charbon de bois, des machines à vapeur plutôt que la force hydraulique.

Ce fut l’origine de la fortune d’une famille anglaise, les Jackson, dont le père ne devait pas demeurer en France mais dont les fils allaient devenir Français. Ils étaient quatre, comme les trois mousquetaires : William-Stackhouse (Lancastre, 12 janvier 1796 – Paris, 19 septembre 1858) ; John Dowbiggin (Preston, Lancashire, 22 octobre 1797 – Boulogne-sur-mer, Pas-de-Calais, 22 octobre 1862) ; James (Preston, Lancashire, 16 décembre 1798 – St-Sevrin-sur-l’Isle, Gironde, 6 juillet 1862) et Charles (Manchester, 7 avril 1805 – Lyon, 29 juillet 1857).

Le choix de Saint-Étienne

.            Le père, James Jackson, était un vagabond dans l’âme : ses fils sont nés dans des villes diverses au gré de ses errances et de ses activités, un jour fermier, le lendemain filateur de coton, le surlendemain négociant dans un port. Il finit par créer un établissement sidérurgique à Birmingham. Comme les Anglais gardaient jalousement les secrets de fabrication de l’acier dit fondu, le gouvernement français songeait à débaucher des sujets de sa Gracieuse Majesté pour qu’ils s’installent en France. En juin 1814, Jackson père prend contact avec le gouvernement de la Restauration. En dépit des efforts des autorités britanniques pour l’empêcher de quitter le royaume, il débarque avec sa femme et une partie de sa nombreuse progéniture. Il est aussitôt frappé de proscription et ses biens sont confisqués par le gouvernement britannique.

Après un tour de quelques régions de France, il décide de créer son aciérie à Saint-Étienne. La ville bénéficie non seulement d’un important gisement de charbon mais aussi de sa localisation à proximité des deux principaux fleuves français, le Rhône et la Loire, d’une main d’œuvre qui travaille la forge depuis le Moyen-Âge et enfin de la plus importante manufacture d’armes de guerre portatives qui a besoin d’aciers de qualité pour ses baïonnettes.

Entretemps, Napoléon est revenu, pour Cent Jours. Mais le nouveau gouvernement n’est pas moins intéressé. Jackson obtient la promesse de la naturalisation. Il est reçu par Napoléon et par Chaptal, directeur du commerce et des manufactures. Le comte s’engage à lui fournir gratuitement un local lorsqu’il aura fait venir des ouvriers anglais.

Jackson et sa famille arrivent à Saint-Étienne le 25 mai 1815, dans une auberge rue de Roanne. Mais il n’y avait plus d’argent. L’aubergiste confisque aussitôt les 4 malles des voyageurs. Mme Jackson meurt de phtisie le 9 juillet. Heureusement, la veuve d’un notaire se prend d’intérêt pour ces Anglais en détresse et les accueille dans sa maison de la place Marengo.

Les débuts vont être pénibles et difficiles. Faute de capitaux, Jackson se heurte à une série de malchances : associés indélicats, trahison d’une partie des ouvriers anglais passant au service d’un concurrent plus argenté, tentative d’ouvriers embauchés pour percer les secrets de fabrication et s’établir à leur propre compte. Entre 1815 et 1830, il va créer trois établissements successifs à Saint-Étienne mais la réussite technique ne s’accompagne pas d’une réussite financière et seule l’aide de l’État évite la faillite. Le père Jackson, découragé, finit par rentrer en Angleterre où il va mourir en 1829.

Les 4 frères et l’aventure d’Assailly

.            Mais ses fils, qui seront tous naturalisés par Louis-Philippe, s’obstinent et vont enfin percer en achetant en 1830 une fonderie à Assailly, dans la vallée du Giers, entre Saint-Chamond et Rive-de-Gier.

Ils sont quatre frères, inséparables depuis 1815. Et parfaitement complémentaires : John et James vont longtemps continuer à travailler à la forge aux côtés des ouvriers. John le plus robuste, contribue à l’amélioration des procédés tandis que que James, artiste et fabricant est plutôt l’ingénieur du clan. William, qui est l’aîné de la fratrie, s’impose très vite comme le chef de famille, il avait été chargé, dans les débuts, des écritures et de la correspondance et va mener l’entreprise en homme d’affaires prudent. Le plus jeune, Charles, est le seul du quatuor à avoir fait des études : il n’était qu’un enfant à l’arrivée à Saint-Étienne, fréquente le collège municipal puis l’école des Mineurs fondée en 1816 et qui devait devenir une prestigieuse école des Mines.

L’entreprise comptait une vingtaine d’ouvriers en 1823 mais trois cents, vingt ans plus tard à Assailly. À la fin de la Monarchie de Juillet, l’entreprise produit plus de 60 % de la production d’acier fondu française. La baisse du prix de l’acier va dynamiser l’industrie métallurgique du pays. Lors de l’exposition industrielle de 1849, leur aciérie est considérée comme la plus importante de France. Jusqu’en 1840, aucun contrat n’officialise la relation entre les 4 frères : la société Jackson frères est purement verbale. Les frères Jackson vont s’associer à Alexis Massenet, le père du célèbre compositeur d’opéras, qui a créé une fabrique de faux au nord de Saint-Étienne. Les Jackson réussissent à fabriquer pour la production des faux un acier fondu tendre se prêtant au martelage et d’un prix peu élevé. Puis ils s’efforcent d’utiliser ce nouvel acier fondu pour de nouveaux usages comme la fabrication des cuirasses de cavalerie, plus résistantes et plus légères que les anciennes en fer et acier.

En 1838 William a épousé Louise Peugeot issue d’une célèbre famille de fabricants en quincaillerie et taillanderie, et sa sœur Ann épouse à son tour Georges Peugeot, frère de Louise. Aussi, tout naturellement les Jackson vont devenir les associés des Peugeot à Hérimoncourt, dans le Doubs, pour produire lames de scies, outils de menuiserie, acier de ressort. Charles s’était marié avec Eugénie Sütterlin, d’une famille intéressée dans la Manufacture d’armes de Mutzig : quelques décennies plus tard, un Sütterlin devait devenir entrepreneur de la Manufacture d’armes de Saint-Étienne. Les deux autres frères devaient également se marier dans le milieu de l’arme de guerre : John avec la fille d’un employé de la Manufacture de Saint-Étienne et James avec la fille d’un officier d’artillerie.

Une vie rude et austère

.            Les débuts avaient été difficiles et la vie n’avait pas été rose tous les jours pour les Jackson. Dans les années 1820, William avait dû donner des leçons d’anglais pour compléter les modestes ressources, l’une des sœurs confectionnait une partie des vêtements et même les chaussures. Tout le monde se déplace à pied même quand il s’agit d’aller à la préfecture installée à Montbrison, soit à une cinquantaine de kilomètres de Saint-Étienne. Après l’installation à Assailly, l’existence reste spartiate. William occupe de modestes appartements jusqu’en 1846, année où il cède ses anciennes chambres à des employés de la fabrique pour habiter une maison à deux étages. Chaque matin, même s’il faut en hiver briser la glace, William et Charles se lavent dans un lavoir à la lisière du jardin, le long du Giers. Les frères parlent anglais entre eux, maintiennent les traditions culinaires du pays natal.

Dans un local de l’usine, ils ont aménagé un modeste lieu de culte protestant. William contribue largement, avec son épouse et son frère Charles, à la construction du temple protestant de Saint-Étienne. Ils soutiennent également l’Institut d’Afrique qui lutte contre la traite des noirs. William disait : « Chez nous les dépenses de la bienfaisance dépassent celles du plaisir ». Patrons paternalistes, ils ont créé une école pour les enfants de leurs ouvriers. Mais c’est à peu près tout ce qu’ils font en matière sociale. Ils sont cependant appréciés de leur personnel, ayant longtemps travaillé manuellement aux côtés des ouvriers.

William et Charles seuls associés, 1851-1857

.            John (1848), puis James (1851) se retirant, William continue l’aventure avec Charles, son frère préféré : il achète, en 1851, l’usine de Toga en Corse pour employer les minerais de l’Ile d’Elbe. En 1853, la société en nom collectif se transforme en commandite par actions avec l’appel aux capitaux des notables stéphanois. La Compagnie des forges et aciéries d’Assailly-Jackson compte trois usines, employant 13 machines à vapeur, pour un capital de 6 millions de francs. Ils concluent des accords avec des Parisiens : achat d’une maison de vente, d’une usine à ressort et d’un brevet pour ressorts.

La dernière aventure est la constitution de la Compagnie des Hauts fourneaux des Forges et Aciéries de la Marine et des chemins de fer qui englobe quatre sociétés différentes : outre la maison Jackson, les autres participants sont Neyrand & Thiollière qui apportent l’aciérie de Lorette, Parent et consorts les forges du Berry, Petin et Gaudet leur établissement de Rive-de-Gier. Entre 1823 et 1855, les Jackson ont vu leurs diverses entreprises être récompensées onze fois à l’occasion des expositions industrielle puis universelle.

Mais William, épuisé par 42 ans d’une carrière ininterrompue, se résigne à abandonner ses fonctions d’administrateur le 24 mars 1857, de concert avec l’inséparable Charles dont la santé s’est nettement dégradée. La maladie de cœur qui l’affaiblit ne l’épargne pas longtemps : Charles meurt un an après son installation à Lyon. La disparition de son cadet tant aimé porte un rude coup à William qui succombe à son tour : depuis son départ d’Assailly en 1852, il a vécu à Paris d’abord au 70 avenue des Champs Elysées, puis au 15 avenue d’Antin de 1855 à sa mort. Chacun d’entre eux laisse une fortune autour de 4 millions de francs-or : un beau parcours depuis cette triste journée de 1815 où leurs bagages avaient été saisis par un aubergiste qui n’avait pu se faire payer.

Les Jackson, en dépit de leur rôle considérable sont assez vite tombés dans l’oubli ; dès 1857 ils ont disparu du monde des affaires car leurs enfants n’ont pas continué dans la carrière industrielle. Néanmoins les entreprises qu’ils ont créées se sont révélées durables : ils ont beaucoup contribué au succès de la maison Peugeot et au développement de l’entreprise de faux reprise ensuite par Frédéric Dorian à Pont-Salomon.

François-Barthélémy Arlès-Dufour (1797 / 1872)

.            Le marchand de soie saint-simonien. Le fondateur du Crédit Lyonnais est sans doute le plus célèbre des entrepreneurs saint-simoniens du XIXe siècle.

.            Le fondateur du Crédit Lyonnais est sans doute le plus célèbre des entrepreneurs saint-simoniens du XIXe siècle. Le Journal de Lyon à la mort de François-Barthélémy Arlès-Dufour (Sète, Hérault, 3 juin 1797 – Vallauris, Alpes-Maritimes, 21 janvier 1872) soulignait qu’il « fit de sa vie deux parts : l’industrie eut l’une, l’humanité eut l’autre. » Le préfet Jayr lui avait dit un jour dans une lettre :« Vous êtes… l’homme aux intentions droites, au dévouement sans calcul, au cœur chaud, à l’esprit élevé qu’on aime malgré ses vivacités… » Michel Chevalier rendait hommage à son ami Arlès-Dufour, défenseur de la liberté commerciale : « peu de Français étaient aussi connus à l’étranger » : n’était-il pas titulaire d’ordres autrichien, bavarois, danois, prussien, sarde, saxon, suédois et toscan ?

Originaire de Sète, « fils d’un militaire de la première république et du premier empire », il perd son père assez jeune et sa mère étant dépourvue de ressources, il doit abandonner le lycée impérial pour commencer, à seize ans « une vie de lutte et de travail » comme employé dans une fabrique de châles du Sentier puis comme contremaître d’atelier : « je traitais mes ouvriers sévèrement, mais avec le respect que l’homme doit à l’homme. Je me plaçais entre le serviteur et le maître, non pour frustrer le maître, mais pour être utile à tous les deux ». Il ajoutait : « J’ai eu faim moi et je m’en souviens. »

Enthousiaste admirateur de Napoléon, ce volontaire de 18 ans arrive trop tard sur le champ de bataille de Waterloo. Son rêve d’une carrière militaire, sur les traces de son père, s’évanouissait. Les rêveries guerrières devaient bientôt laisser place chez lui à des convictions pacifistes.

Son employeur compréhensif, le reprend dans son affaire et « ayant remarqué tout ce qu’il avait de sympathique, de liant, d’entraînant, l’envoya en Allemagne pour y renouer les relations brisées par la guerre ». Installé en 1821 à Leipzig, une des grandes foires de l’Europe, il apprend, non sans difficulté, l’anglais et l’allemand, et améliore son français. Il lit Smith, Ricardo, Stuart Mill. Il lie connaissance, à Francfort, avec Prosper Enfantin, le futur prophète du saint-simonisme qui est alors commis-voyageur comme lui. En 1820, lors d’un voyage à Paris, il obtient un entretien particulier avec Jean-Baptiste Say qu’il admire.

Associé aux Dufour, des descendants de protestants français installés à Leipzig, il épouse Pauline Dufour en 1824. Lui le catholique non pratiquant sans le sou vient de s’unir à une riche héritière protestante.

La libre concurrence pour résoudre la question ouvrière

.            En 1825, il s’installe à Lyon pour représenter la maison Dufour frères, comme commissionnaire en soie et soieries « véritable banquier de l’industrie textile ». Dans la grande métropole rhodanienne, qui va devenir sa petite patrie, il se montre tout de suite sensible au sort des ouvriers : « Ayant vécu et souffert avec les ouvriers, je ressens une sympathie qui m’attire vers eux, et je me demande quels seraient les moyens les plus efficaces pour alléger le fardeau qui pèse sur toute leur existence ». Il va rapidement trouver la réponse : la libre concurrence.

Et dès 1826, le voici en Angleterre et, désormais, chaque année il franchira la Manche. Il connaît des « succès d’affaires et d’amitié » à Londres. Il se lie avec John Bowring, disciple de Bentham, qui lui fait découvrir l’utilitarisme, et Georges Villiers, futur lord Clarendon. Il noue aussi des relations avec Porter, chargé de la statistique au Board of Trade. C’est là qu’il devait nourrir son argumentaire en faveur du libre-échange.

Il avait noté dès 1822 : « Le pas le plus grand, le plus concluant et que notre état de civilisation demande impérieusement, c’est l’abolition des douanes et des entraves qui rendent difficiles ou impossibles les communications, les échanges de peuple à peuple. » Il ajoute en 1828 : « Abolissons ces barrières…multiplions nos rapports, vivons en frères. » La liberté des échanges doit préparer la paix universelle.

Très hostile à la Restauration, il participe aux événements de Lyon en 1830 dans les rangs de la Garde nationale et devient adjoint du maire à titre provisoire après le succès des Trois Glorieuses. Il reste préoccupé de la question ouvrière : « Partout, la classe qui n’a rien en partage que la misère est en guerre sourde contre celle qui a tout. Et qui pourrait s’en étonner ? La société, c’est-à-dire les hommes qui ont, ne s’occupent de cette classe que pour la contenir. » Mais il se montre hostile à la revendication des ouvriers lyonnais d’un tarif minimum pour le paiement des façons : « Le fabricant ne peut travailler à perte », il est vain de s’opposer à la loi de l’offre et de la demande. Quand éclate la révolte des canuts en novembre 1831, nombreux sont les observateurs qui rendent responsables du soulèvement les saint-simoniens.

Le « prolétaire enrichi » devenu saint-simonien

.            Les saint-simoniens avaient rêvé de conquérir Lyon, ville ouvrière par excellence. Michel Chevalier avait déclaré en 1832 : « Nous quitterons Paris, la ville de la consommation et du luxe…Nous irons là où un million de bras se meuvent quatorze heures par jour dans un même but, produire. Là où 500 000 têtes n’ont qu’une seule pensée : produire… (…) Allons vers Lyon, le géant des travailleurs. » Mais les saint-simoniens vont surtout toucher des notables. Sensible à la question ouvrière, Arlès qui reçoit Prosper Enfantin chez lui en 1829, s’était converti au saint-simonisme. Il en retient surtout la foi dans la libre concurrence, la passion du travail productif et le goût des vastes entreprises inséparables d’un fort sentiment de solidarité sociale. Il collabore au journal ouvrier, L’Echo de la Fabrique, où il « fourre autant de saint-simonisme que possible » selon Enfantin.

« Prolétaire enrichi » selon ses mots, il lance un appel aux ouvriers de la Croix-Rousse (« travailleurs mes frères ») en avril 1848 dans le droit fil de la pensée saint-simonienne : « Il y a bientôt vingt ans que… j’appelle l’ère de l’association de tous, du riche et du pauvre, du fabricant et de l’ouvrier, par l’organisation du travail, le classement selon la vocation et la rétribution selon les œuvres ». Il plante dans sa propriété d’Oullins un tilleul, « arbre de la liberté ». Pourtant, il ne songe pas un seul instant à se lancer dans l’action politique. Il refuse d’être candidat aux élections, lui qui réprouve les assemblées parlementaires. D’ailleurs à ces yeux, dira-t-il plus tard « qu’importe l’étiquette du sac ? »

C’est dans sa propriété d’Oullins que naît la société civile d’études pour le percement du canal de Suez même si les manœuvres de Ferdinand de Lesseps devaient évincer les saint-simoniens dans la réalisation du grand projet.

Ruiné deux fois et toujours renaissant

.            En dépit des crises, son entreprise prospère : « Loyauté, franchise, capacité, vieille réputation, jeune activité et capitaux, j’ai tout cela. Je dois donc réussir si Dieu me prête vie et santé. » Mais en 1837, suite à des investissements aventureux, il se trouve ruiné, sa petite fortune et celle de ses beaux-parents disparaissent dans la crise américaine. Sa femme lui fait des reproches : « tu te laisses emporter par une ardeur trop grande ; tu as peu d’ordre et n’a jamais su calculer pour les petites choses ; il doit en être de même des grandes. (…) Tu sais bien qu’en affaires, il faut être chien et ne pas avoir de cœur. Malheureusement, tu ne comprendras jamais cela ». Selon Frédéric Passy, Arlès aurait dit à son épouse : « tu vas ouvrir une épicerie et vendre du sucre et de la chandelle ».

Il réussit finalement à liquider honorablement, grâce à ses relations internationales et à l’appui des notables lyonnais, et à créer sa propre maison, Arlès-Dufour en 1839. La société ouvre des succursales à Zurich, Saint-Étienne, Paris, Bâle, Krefeld, Marseille, Londres et New York. Sur le papier à lettre commerciale figure sa devise : « Rien sans peine ». En mars 1851, un terrible incendie détruit ses bureaux et ses entrepôts : il réussit à sauver ses livres de compte et son portefeuille et se trouve même un moment enseveli sous les décombres. Il est « ruiné » pour la seconde fois, une partie des soies n’étant pas assurée. Une fois de plus, il trouve facilement du crédit auprès de ses amis pour reconstituer sa fortune.

En 1855, il s’attache les services d’un brillant collaborateur, Natalis Rondot, nommé gérant de la succursale de Paris, qui lui permet de prendre contact avec la maison Jardine, Matheson & Co, installée en Chine et à la tête du commerce des soies en Extrême-Orient. Il s’engage à n’ouvrir aucun comptoir en Asie et à acheter les grèges aux Écossais qui s’occupent du transport sur leur flotte. Arlès se charge de l’écouler en Europe en utilisant ses réseaux. Ce contrat purement verbal devait être tacitement respecté pendant un siècle entre les deux sociétés.

La crise de 1857 l’inquiète et il se retire des affaires en 1859, restant commanditaire de la société confiée à ses deux fils aînés et à son gendre : « cette maison, bien gérée, est une mine d’or, à moins que ses chefs, lassés de beaux bénéfices réguliers, veuillent en obtenir d’extraordinaires en forçant les affaires ». Lui-même qui s’est bien renfloué, dispose d’une fortune de 2,8 millions de francs.

Plein de feu et d’ardeur : de l’Exposition universelle au Crédit Lyonnais

.            L’importance de ses affaires l’avait fait élire à la Chambre de commerce de Lyon (1832) où il devait siéger plus de trente ans et qu’il va contribuer à convertir aux vertus du libre-échange. Pour Adolphe Blanqui Arlès-Dufour « plein de feu, de zèle et d’ardeur représente la fougue ouvrière » à Londres en 1851. Le marchand de soie voit dans cette première Exposition universelle un « symbole de solidarité, d’association, de fraternité entre les peuples ». Vice-président du jury des soieries et rubans pour l’occasion, il devait présider la classe soies et soieries aux deux expositions universelles suivantes : en 1855 à Paris et en 1862 de nouveau à Londres.

Arlès-Dufour profite de l’Exposition de 1851 pour discuter discrètement avec son ami Cobden de la mise en place d’un traité de libre-échange : une idée qui lui tient à cœur depuis près de 20 ans. C’est le début d’une coordination entre l’Association pour la liberté des échanges et le parti de Cobden. Mais les résistances françaises au libre-échange se révèlent extrêmement coriaces, même sous l’Empire autoritaire. Il faut attendre 1860 pour que l’Empereur impose par un « coup d’État douanier » le traité de commerce avec l’Angleterre qui met fin au système de la prohibition.

En janvier 1860, Arlès écrit au cousin de l’empereur, le prince Napoléon, avec lequel il a noué des relations amicales, pour se féliciter de la « politique nouvelle qui, pour réussir, devra s’appuyer sur l’alliance anglaise, cimentée par les échanges et sur l’amélioration proclamée du sort physique, intellectuel, moral de la classe la plus nombreuse ; enfin sur la réalisation de l’extinction du paupérisme, impossible à atteindre ou à tenter sous le règne d’un clergé indépendant et tout-puissant. » Napoléon III, en visite à Lyon au mois d’août, en profite pour remettre à Arlès la cravate de commandeur de la légion d’honneur.

Les projets n’ont jamais manqué dans sa fertile existence. Il participe en 1856 au capital du Deutsche Credit Anstalt fondé par ses amis de Leipzig. Avec un banquier parisien, Arlès propose de créer un entrepôt général et de banque des soies à Lyon pour court-circuiter le monopole britannique. Le Magasin général des soies, SA, formée en octobre 1859, rassemblant les grands noms de la banque, des soies et de la fabrique, n’est pourtant qu’une entreprise relativement modeste par rapport au projet initial. Dans l’idée de fonder une Banque française des Indes, Il participe aussi à la création du CIC (Crédit industriel et commercial) et surtout va être le véritable créateur, en 1863, avec un de ses employés, Henri Germain, du Crédit Lyonnais qui va passer un accord avec la nouvelle banque HSBC, fondée par un neveu de Jardine, l’associé asiatique d’Arlès. Son rêve était de rendre à Lyon son rôle d’entrepôt mondial des soies.

Le philanthrope discret

.            Il a toujours refusé de se présenter à la députation : « Que diable voulez-vous que j’aille faire à la Chambre, dans ce milieu rétrograde de privilégiés ! » Méprisant l’action politique, celui qui refuse toute étiquette politique sauf celle de « socialiste » a fondé un grand nombre d’œuvres pour « l’amélioration du sort physique, intellectuel et moral des classes laborieuses » tout en refusant toujours d’en prendre la présidence.

Sous la Restauration, il est un des fondateurs et le secrétaire général de la Société d’instruction primaire gratuite du Rhône qui vise à permettre aux enfants d’ouvriers de devenir des « citoyens éclairés et vertueux » par un enseignement laïque, puis va créer des cours du soir pour adultes. Il devait aussi contribuer à l’établissement de l’École de la Martinière, et, sous l’Empire, à la fondation de l’École centrale lyonnaise puis de la Société d’enseignement professionnel. Anticlérical, il adhère à la Ligue de l’enseignement de Jean Macé. Pacifiste, il contribue à la Ligue de la Paix avec ses amis Frédéric Passy et Jean Dollfus. Pour lui, les malheurs de la France viennent du « cléricalisme et du militarisme associés ». Il n’a cessé de dénoncer la conscription « impôt du sang, impôt inique ».

Administrateur de la Caisse des prêts en faveur des chefs d’atelier (1832), cofondateur de la société lyonnaise de secours mutuels et de retraites des ouvriers en soie (1850), créateur d’un dispensaire homéopathique, initiateur d’une bibliothèque populaire, il se montre moins heureux dans le domaine du logement. Il tente en 1854 de réaliser une cité ouvrière sur une partie de sa propriété d’Oullins non pour loger « ses » ouvriers, puisqu’il n’en emploie pas, mais par altruisme. Néanmoins, c’est un échec.

Féministe convaincu, partisan de « l’égalité, non de l’identité, de l’homme et de la femme » et notamment de l’égalité de salaire « lorsqu’il y a égalité de travail et de service », il avait obtenu que la légion d’honneur soit attribuée pour la première fois à une femme, le peintre Rosa Bonheur.

Dans son testament, il avait stipulé que ses funérailles devaient « être celles d’un simple membre de la Société de secours mutuels des ouvriers en soie ». Il avait répété sur son lit de mort : « ni prêtres ni soldats ».

Paul Desgrand (1799 / 1878)

.            Un homme d’affaires à l’échelle du monde

.            Comme beaucoup d’entrepreneurs lyonnais, Paul Desgrand (Annonay, Ardèche, 10 juillet 1799 – Tassin-la-Demi-Lune, Rhône, 25 avril 1878) n’était pas originaire de la ville. Cet Ardéchois vif et ambitieux a cherché toutes les occasions de faire des affaires jusqu’à l’autre bout de la planète.

Son père était un républicain convaincu. Après le cycle primaire, Paul rejoint ses frères à Paris et entre à la pension Lemoine fréquentée par les élites de l’Empire mais il ne montre guère d’intérêt pour les études, et pas davantage au collège de Saint-Chamond en 1814. Aussi son père décide de lui donner une formation commerciale. Il va être d’ailleurs, des fils de Jean-Baptiste Desgrand, le seul à faire carrière dans le négoce.

Ne souhaitant pas rester à Annonay, trop proche de Lyon et trop petite pour ses ambitions, il essaie de s’établir au Puy-en-Velay puis à Saint-Étienne. Mais finalement, Lyon s’impose. En 1822, il décide de liquider son commerce pour devenir commissionnaire en draps du Languedoc et du Vivarais puis y ajoute les draps du Nord. Il sert ainsi d’intermédiaire entre les fabricants et les clients en France et à l’étranger. Il reprend la raison sociale de la famille, Desgrand père & fils, avec son négoce de draps et d’indiennes, et ajoute le commerce des laines. Le goût du luxe lui vient avec le succès ce qui lui vaut une verte réprimande de son père pour qui « le luxe était un vice ». Il épouse en 1828 Julie Sagnon, fille d’un riche négociant du Beaujolais.

Les signes de la réussite

.            Dans ces années 1820, la mode abandonne peu à peu le « roi coton » au profit de la laine, des mélangés et de la soie. Il crée un entrepôt à Vienne (Isère) court-circuitant la foire traditionnelle de Beaucaire et faisant relais entre le Nord et le Sud. « Convainquez bien le fabricant qu’il ne doit pas faire d’autre métier que de fabriquer et nous, ses associés à la vente, nous devons le fixer sur ce qu’il doit, la pièce faite à propos et pour le moment est à moitié vendue » écrit-il sur une lettre circulaire à ses employés en novembre 1828. Il s’associe avec l’armateur marseillais Rostand qui lui fournit les peaux et laines de l’Est méditerranéen.

Signe de réussite, il achète dans la périphérie lyonnaise la propriété de Montcelard à Tassin. Il transforme l’ancien château ruiné en ferme modèle et dessine lui-même les plans d’une magnifique maison de campagne. L’exploitation agricole cède ensuite la place à un jardin d’agrément. Bien qu’indifférent en matière religieuse, il devait faire construire une superbe chapelle gothique face au nouveau « château ».

N’ayant pas de fils mais une fille, il cherche en la mariant à se trouver un successeur. Il écarte le préfet de l’Ardèche, ne voulant pas d’un haut fonctionnaire même ambitieux, et moins encore les jeunes aristocrates pommadés qui lorgnent sur l’héritage. Peu lui importe la fortune, il cherche le « meilleur sujet ». Il confie dans ses Cahiers : « je n’ai jamais désiré une grande fortune…elle entraine souvent hors de sa famille, de sa société, de ses goûts, de ses habitudes, de son genre d’existence, … mène au luxe et à la vanité et fait perdre le goût du travail. » Finalement le choix se porte en 1853 sur un agent de change, Jules Bizot, d’une famille de négociants lyonnais.

Des affaires de toutes sortes

.            Paul Desgrand ne se contente pas de jouer les commissionnaires. Il a aidé à financer les opérations de ses cousins ardéchois, les Seguin, constructeurs de ponts suspendus et de la ligne de chemin de fer Saint-Étienne/Lyon1. Aussi le mandataire des forges du Creusot, dont les Seguin sont de gros clients, fait-il appel à lui pour assurer le paiement des ouvriers en 1833.

Ne pouvant trouver seul l’argent nécessaire, il se tourne vers César Dufournel, le très riche marchand de fer lyonnais. La faillite de l’établissement métallurgique devant être prononcée, une population de 4000 personnes risquait de se trouver sans ressources. Les ouvriers, loin de se livrer à des violences, réclament d’être payés et une augmentation de 10 centimes : ces demandes raisonnables effraient les actionnaires qui crient à la « mutinerie ». Les autorités envoient la troupe. La situation étant explosive, Desgrand, qui risque gros sur le plan financier, réussit avec Léon Coste à calmer la colère des ouvriers exaspérés. II permet ainsi l’achèvement de la ligne Saint-Étienne-Lyon.

L’affaire du Creusot lui permet de nouer des contacts parisiens qui l’amènent à s’intéresser aux Forges d’Alais (Alès) qui fonctionnaient tout aussi mal que l’établissement bourguignon. Là aussi, il est chargé d’écouler les stocks en utilisant ses réseaux. Il y gagne de beaux bénéfices et a trouvé l’occasion d’étendre ses fréquentations, ce qui est bien utile pour ses affaires habituelles.

L’industrie française utilisant de moins en moins la laine autochtone, Paul Desgrand va établir des contacts avec les principaux producteurs d’Europe orientale, d’Afrique du nord, du Levant (Proche-Orient), d’Amérique du Sud et d’Australie. Il utilise les réseaux familiaux : un de ses cousins, marié avec une Anglaise, a des intérêts dans l’élevage du mouton australien. Ainsi il peut faire passer des ordres d’achat directement en Australie en court-circuitant la place londonienne. Mais les lourdes taxes protectionnistes françaises vont empêcher le développement de la filière australienne. Aussi va-t-il se tourner vers les soies qui ne sont pas frappées par les droits de douane.

Un libéral marqué par le saint-simonisme

.            En bon notable lyonnais, il avait participé à des œuvres charitables, notamment le Dispensaire général, fondé en 1818, visant à donner des soins gratuits aux pauvres mais aussi le dispensaire « spécial » (1841) réservé aux victimes des maladies vénériennes alors repoussées des hôpitaux généraux. Ces deux établissements, dont il était administrateur, créés par souscription, fonctionnaient exclusivement avec des fonds privés. Marqué par le saint-simonisme, il participe aussi à la fondation en 1828 de la Société d’instruction primaire du Rhône qui va développer l’enseignement mutualiste en concurrence du réseau des frères des écoles chrétiennes. À Tassin, il finance des livrets de caisse d’épargne pour les élèves les plus méritants.

Au moment des Trois Glorieuses dont on ignore tout en province, Lyon « capitale du libéralisme » voit ses bourgeois prendre les armes contre Charles X. Paul Desgrand, comme les autres bourgeois lyonnais est parmi les gardes nationaux qui forcent le préfet à capituler le 31 juillet 1830 : le représentant de l’État avait traité la bourgeoisie libérale de « poignée de canailles ».

Libéral hostile à la Restauration et ayant accueilli favorablement la Monarchie de Juillet, il fonde avec d’autres négociants Le Salut Public au début de la IIe République qui va devenir le principal organe des libéraux lyonnais. Journal du soir, une première à Lyon, il se fixe comme objectif « l’éducation politique du peuple » pour contrer l’influence des républicains avancés sur les ouvriers de la soie. Mais pour toucher vraiment les ouvriers, il lance un éphémère quotidien populaire à un sou, Les Travailleurs, qui reprend des extraits du Salut public : « convaincre l’ouvrier que sans le travail la fortune du riche serait bientôt épuisée, qu’il fallait absolument du travail pour vivre. »

Il adhère à l’Association pour la liberté des échanges car pour lui « la liberté des échanges c’est la civilisation ». En 1848 son ascension dans la notabilité lyonnaise est attestée par son élection à la Chambre de commerce et sa cooptation comme administrateur de la succursale de la Banque de France.

Les soies et le mirage oriental

.            Desgrand abandonne peu à peu le négoce des indiennes et des draperies pour se spécialiser dans l’achat à la commission de soies pour les marchands fabricants lyonnais. Avec l’aide et les conseils avisés de Natalis Rondot, le délégué à Paris de la Chambre de commerce, qui avait participé à la mission Lagrenée en Chine sous Louis-Philippe, il développe l’idée d’importer directement les grèges chinoises et de vendre à Shanghai des draps de laine et des calicots. Il tente avec les soies chinoises ce qu’il a échoué à réaliser avec les laines australiennes. Le marché asiatique est devenu d’autant plus important que les vers à soie d’Europe et du Levant sont touchés par des maladies épizootiques qui font des ravages : la production s’effondre. Il veut briser le monopole anglais : en 1862, 70 % des soies importées en France viennent de Londres.

Desgrand décide de s’associer avec une vieille maison britannique implantée à Canton, Dent, Beale & Co. En 1855, il ouvre des comptoirs dans les principales villes industrielles de la soie (Saint-Étienne, Bâle, Krefeld, Milan, Turin) pour écouler ses grèges asiatiques. Desgrand souligne : « 1857 fut l’apogée de ma maison, j’avais alors 14 comptoirs, 104 employés, 30 intéressés et nous faisions jusqu’à 40 millions de CA. » Mais Desgrand a commis une faute en laissant partir Natalis Rondot, qui s’estime mal payé de ses peines, et va désormais travailler pour Arlès-Dufour et lui ouvrir le marché chinois. De plus en plus concurrencé, Desgrand réorganise ses batteries mais échoue dans ses projets pour trouver de nouveaux débouchés en Cochinchine puis au Japon. En 1869, l’inspecteur de la Banque de France a noté sur sa maison : « riches mais trop entreprenants ».

Ses difficultés commerciales sont aggravées par le décès de sa fille. Son gendre, dont il espérait faire son successeur, se remarie et c’est la rupture entre les deux hommes. Il renvoie aussi le jeune frère de Jules Bizot, sujet très brillant qu’Arlès-Dufour s’empresse de recruter. Pour comble de malheur, la maison Dent, Beale & Co de Hong-Kong fait faillite en 1867. Ayant voulu jouer cavalier seul, Desgrand se trouve isolé au sein de la profession et n’est pas associé à l’Union des marchands de soie créée en 1869. Vieilli et aigri, devenu asocial et irascible, il ne s’occupe plus guère de ses affaires, fermant ses agences à l’exception de Krefeld.

La philosophie d’une existence

.            Devant les troubles qui agitent Lyon dans les premiers temps de la guerre de 1870, il se réfugie à Montpellier. Après la chute de l’Empire, il se rallie à l’idée d’une république qui apporte la paix et l’apaisement. « Anciennement, note-t-il, les républiques étaient agressives mais, actuellement, … ce sont les intérêts dynastiques des empereurs et des rois qui…provoquent les guerres de peuple à peuple. » À ses yeux « la République étant le gouvernement de tous et par tous pourra seule débarrasser la France de ces anarchistes de profession toujours prêts à troubler la paix du pays… » Au fond peu importe le régime pourvu qu’il soit modéré et respecte les principes de 1789.

Au soir de sa vie, il reste convaincu des bienfaits du libre-échange : « par la paix et les échanges des produits du sol, les intérêts privés qui se trouvent satisfaits amènent les relations amicales, et, par conséquent, la fusion des peuples entre eux. » Mais il sait se faire critique à l’égard des élites patronales : « On pourrait dire à beaucoup de maîtres : vous ne pouvez pas vous passer d’ouvriers et vous êtes souvent durs à leur égard… vous n’avez d’autres préoccupation que de les payer le moins possible. » Il ajoute : « ce que ne comprennent pas suffisamment ouvriers et patrons, c’est la solidarité absolue qui existe entre eux. » Lui qui a connu les révoltes des Canuts de 1831 et 1834, considère sévèrement « l’apathie de la bourgeoisie » d’où « la nécessité pour elle de s’unir à la classe ouvrière ».

Retiré des affaires, il quitte Lyon pour sa campagne de Montcelard, à Tassin, s’occupe d’horticulture, agrandit sa collection de peintures, retrouve la foi. Bibliophile, il était surtout amateur de peinture et avait rassemblé un « petit musée » de 548 toiles, notamment de l’École lyonnaise, et 653 statues, bustes et masques en plâtre moulé. C’est au milieu de ses merveilles qu’il achève son existence.

Paulin Talabot (1799 / 1885)

.            L’homme qui rêvait d’un empire Paulin Talabot, l’entrepreneur du chemin de fer, fut un homme d’envergure

.            Le 24 février 1848, dans un Paris en proie à la révolution, alors que la Monarchie de juillet s’effondre sans gloire, un petit homme hystérique est accroché au bras de Paulin Talabot qui lui fait traverser le pont d’Iéna avant de lui trouver un cabriolet qui puisse le ramener chez lui. Ce petit homme qui se laisse mener comme un enfant par l’ingénieur des chemins de fer est Adolphe Thiers : le député conservateur se voyait déjà mis en pièces par les révolutionnaires. Mais M. Thiers se trompait, comme il s’était trompé sur les chemins de fer qu’il avait qualifiés de joujou, juste bon à amuser les classes supérieures de la société. Qu’il est singulier ce moment dans la vie de Talabot, guidant dans Paris un futur président de la République, lui l’ingénieur qui devait tant contribuer à faire voyager aussi bien les personnes que les marchandises en construisant des voies ferrées, perçant des tunnels, aménageant des docks, créant des compagnies de transport par terre et par mer.

À son décès, Noblemaire, au nom du personnel du PLM, traçait ainsi son portrait moral : « âpreté au travail, persévérance dans les desseins, indomptable ténacité, complétées par une sérénité qu’aucune épreuve n’a pu ébranler jamais ». Ajoutons : entreprenant, imaginatif, égocentrique, et d’un commerce difficile. Voilà pour le moral. Au physique, un dossier le décrit ainsi : « Cheveux bruns – Front découvert – Nez long – Yeux bruns – Bouche moyenne – Menton rond – Visage ovale – Taille 1 m 62 ».

Paulin Talabot (Limoges, 18 août 1799 – Paris, 20 mars 1885), comme toutes les personnalités d’exception, était un rêveur : il a pu réaliser certains de ses rêves, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Si on voit en lui, avant tout, la grande figure du chemin de fer français, il fut bien plus que cela : un homme d’affaire d’envergure. Il a été l’entrepreneur par excellence : celui qui saisit les opportunités de profit, qui voit ce que les autres ne voient pas.

Quand l’ennui vous jette dans les affaires

.            Ce Limousin était un fils de magistrat. D’abord destiné au barreau, Paulin avait fait Polytechnique puis les Ponts et Chaussées. Il appartient à cette brillante génération de la Restauration qui devait subir l’influence du saint-simonisme et de son « gourou », le « Père » Enfantin : un de ses frères avait d’ailleurs rejoint à Ménilmontant la « secte ».

Sa carrière d’ingénieur devait être courte. En effet, l’administration l’ennuie : « l’État m’a fsait compter et mesurer des pavés ou des tas de cailloux sur les routes. »

La chance lui fait croiser Soult : l’ancien maréchal de Napoléon a des ambitions industrielles mais se débat dans les difficultés avec une fabrique de limes et de faux à Toulouse. Cette chance avait un nom : Soult Junior, condisciple de Paulin à Polytechnique, qui l’avait recommandé à son papa. Mais un problème plus intéressant va bientôt attirer l’attention de Paulin. Le maréchal-capitaliste souhaite développer l’exploitation houillère dans les Cévennes, exploitation entravée par son enclavement. Le maréchal Soult songeait à réaliser un canal pour transporter le charbon mais Paulin va lui proposer un mode de transport plus avant-gardiste.

Le chemin de fer est alors au tout début de son exploitation : les premières lignes venaient d’être réalisées dans la région stéphanoise. Une première ligne avait joint Saint-Étienne à Andrézieux, port sur la Loire, qui permettait d’expédier le charbon par voie d’eau jusqu’à Paris. Une seconde ligne de Saint-Étienne à Lyon assurait l’acheminement par le Rhône jusqu’à Marseille. Les Français avaient été les premiers en Europe continentale à copier les voies ferrées anglaises.

Comme tant d’autres ingénieurs français, Talabot était allé en Angleterre, le pays modèle de la révolution industrielle, s’était même lié avec Robert Stephenson, le fils de l’inventeur de la locomotive. L’illustre Anglais s’était étonné de sa maitrise linguistique, rare chez un Français : « Où diable avez-vous appris l’anglais, Talabot ? – En lisant Shakespeare », répliqua l’ingénieur.

Mais le chemin de fer avait mauvaise réputation : dans la France d’aujourd’hui, on aurait interdit sa réalisation au nom du « principe de précaution ». Ne disait-on pas avant la réalisation de la première grande ligne anglaise qu’il « empêcherait les vaches de paître et les poules de pondre, que la fumée empoisonnée des locomotives ferait naître des maladies contagieuses ; que les maisons voisines de la ligne seraient incendiées, les voyageurs pulvérisés par l’explosion des chaudières » ?

Néanmoins, après avoir transporté le charbon, on commençait à songer à transporter des voyageurs : on le faisait déjà entre Saint-Étienne et Lyon et les Parisiens réclamaient d’avoir leur voie ferrée pour goûter les beautés de Saint-Germain-en-Laye. Le saint-simonien Michel Chevalier voyait dans le chemin de fer « le symbole le plus parfait de l’association universelle ».

Le spécialiste des chemins de fer

.            Au moment où la ligne parisienne est inaugurée, Talabot vient de constituer la Société des Mines de la Grand-Combe et des Chemins de fer du Gard (1837) : son idée est de transporter les charbons du Gard tout en assurant l’exploitation minière par la compagnie ferroviaire ! Mais surtout, il veut réaliser une ligne modèle, inspiré fidèlement des techniques anglaises, un exemple à suivre pour la réalisation du réseau ferroviaire français, décidé à ne pas « mégoter ». Il est critique à l’égard des premières lignes construites de façon trop empirique et où le souci de l’économie a fini par coûter cher en dépassement de devis. « Bourreau d’argent » grommelle, goguenard Marc Seguin, le réalisateur du Saint-Étienne-Lyon. Le succès est là, cependant, éclatant.

Il a désormais le pied à l’étrier. Il peut se lancer dans un projet plus ambitieux, la société du Chemin de fer de Marseille à Avignon (1842), tronçon de la liaison prévue entre Paris, Lyon et Marseille. Le projet rassemble quelques-uns des plus remarquables capitalistes des trois grandes villes. Paulin témoigne ainsi de ce qui va être un de ses nombreux talents, la capacité à réunir des capitaux : il réussit à trouver en James de Rothschild un partenaire fidèle, qui devait rester le bras financier de nombre de ses affaires.

PLM Avignon-Galerie Estampe Moderne(CC BY-ND 2.0)

L’entreprise qu’il médite est particulièrement compliquée : sur un trajet de 122 km, il s’agit d’entrer dans Avignon, traverser Beaucaire, Tarascon, Arles, et de poursuivre jusqu’à Marseille, le tout en franchissant la Durance, tout près de son confluent avec le Rhône, puis le Rhône au point maximum de sa largeur et de sa rapidité, enfin l’Arc près de son embouchure dans la petite mer de Berre.

Il va la mener à bien en dépit des difficultés en réalisant quatre viaducs sur le Rhône et la Durance et en creusant le tunnel de la Nerthe vers Marseille (4620 m), le plus long du monde à cette époque.

Le directeur du PLM

.            Une société formée pour relier Lyon à Avignon est emportée par la crise de 1847. Il finit par la reconstituer et rassemble huit réseaux ferrés pour une compagnie du chemin de fer de Lyon à la Méditerranée dont il devient directeur général. La guerre de Crimée (1853-1856), et la nécessité de transporter troupes et matériel jusqu’à Marseille pour l’embarquement vers la Mer Noire, devait contribuer à accélérer les travaux. En 1857 une nouvelle fusion aboutit à la puissante Compagnie des Chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée dite PLM : là encore l’appui du baron James de Rothschild est déterminant. La compagnie gère 4 000 des 7 000 km du réseau ferroviaire français. Talabot va réussir à faire du PLM une des plus rentables compagnies de chemins de fer d’Europe.

La crise du chemin de fer en 1847 avait été une crise de financement. Les coûts de réalisation des voies ferrées se révélaient hors de portée des sources de financement traditionnelles, celles des banquiers d’affaires et des « gros » capitalistes. L’État avait été obligé de lourdement subventionner les compagnies et la Seconde république avait même envisagé la nationalisation du réseau. Thiers s’était prononcé à plusieurs reprises pour le contrôle par l’État devant l’incapacité des compagnies privées.

Paulin Talabot avait compris la nécessité, pour assurer le développement du chemin de fer, de « démocratiser » son financement en drainant l’argent des « petits » épargnants : sous son impulsion s’était développée l’émission d’obligations de 300 francs. L’obligation ferroviaire allait devenir, jusqu’à la guerre de 14, le placement type du « père de famille ». Un nouveau type de banque se révélait nécessaire : la banque de dépôts, société anonyme par actions, seule apte à canaliser les capitaux qui devaient nourrir les grands projets industriels. Talabot prend l’initiative avec Rothschild et Schneider, le maître de forges du Creusot, de créer la Société Générale en 1864, sur le modèle de la Société générale de Belgique, qui devait être la banque privilégiée de l’entreprise ferroviaire. Le groupe Talabot-PLM est simultanément impliqué dans la formation à Londres d’une société financière, la General Credit Company. Portant sur les fonds baptismaux la Société Générale, il précise, dans une note au Conseil d’État, les buts visés : « favoriser le développement du commerce et de l’industrie, c’est-à-dire appliquer à ce développement, dans une large mesure, la puissance du Capital et du Crédit ; seconder et concentrer les efforts individuels trop faibles dans leur isolement pour fonder de grandes entreprises ; imprimer à l’esprit d’association une impulsion énergique, tout en exerçant sur sa marche une salutaire surveillance. »

Entre les deux rives de la Méditerranée

.            L’horizon de Talabot dépasse la question du chemin de fer. En fait, il pense à la mise en réseau des divers modes de transport pour relier commodément sites miniers et installations sidérurgiques. À Marseille, il participe à l’extension des nouveaux ports : dans le prolongement de la Joliette, il fait réaliser deux bassins (Lazaret et Arenc) et un dock-entrepôt (1856-1864). Avec ses quais dégagés de la voie publique, ses hangars et magasins sur l’eau, ses grands entrepôts de six étages, ses grues et élévateurs hydrauliques, son intégration de la voie ferrée, il crée l’ensemble portuaire le plus moderne d’Europe. Pour ce faire, il fonde une nouvelle société, la Compagnie des Docks et entrepôts de Marseille. Il impose, une fois de plus sous l’influence anglaise, le modèle du port séparé de la ville.

Talabot nourrit, en effet, des rêves immenses, une sorte d’empire méditerranéen où l’exploitation des houillères du Gard serait combinée à celle des minerais de fer d’Algérie, par des réseaux de transport ferroviaires et portuaires non seulement en France mais aussi en Italie (chemins de fer lombards) et en Espagne (chemins de fer de Saragosse) et le transport maritime par le biais de la Société des Transports maritimes à vapeur, le tout associé à un projet de canal traversant la Basse-Égypte pour relier enfin la Méditerranée à la mer Rouge : il n’est pas saint-simonien pour rien.

Le projet égyptien tombe à l’eau : le tracé proposé par Ferdinand de Lesseps est préféré au sien. Ce n’est pas lui qui tracera le canal de Suez. Talabot va néanmoins réaliser un fragment essentiel de son rêve méditerranéen, en déployant un complexe industriel sur deux continents : le projet Mokhta-el-Hadid. Vers 1860, l’acier est en train de supplanter le fer et la fonte. Dès 1845, Talabot avait pressenti le potentiel de cette région du Maghreb dont le gisement de minerai de fer était connu depuis la nuit des temps. Mais l’heure de Mokhta n’avait pas encore sonné et il avait abandonné une première demande de concession.

Désormais, il était temps de se tourner de nouveau vers l’Algérie. À Mokhta, il serait possible de réaliser une exploitation plus facile et moins coûteuse qu’à l’île d’Elbe. Encore fallait-il pouvoir acheminer le minerai de fer jusqu’à la côte. Paulin Talabot fonde une société des chemins de fer algériens (1862) puis une Société générale algérienne (1866) et charge l’ingénieur Parran d’ouvrir l’exploitation : tracer des pistes, réaliser une ligne ferroviaire et extraire à ciel ouvert.

Quasiment simultanément sont donc créées la société de Mokta-el-Hadid et la Société générale des Transports maritimes à vapeur (SGTM) (1865). Le minerai transformé est transporté sur les bateaux à vapeur Talabot jusqu’aux docks Talabot avant d’être chargé sur le réseau ferré Talabot, le tout utilisant les charbons du Gard et alimentant les usines du Saut du Tarn, dirigées par son frère, ou les Hauts fourneaux de Denain-Anzin, dans le Nord, qu’il contrôle. Dans le même temps, il décide de remplacer les anciens rails en fer du réseau PLM par des rails en acier, ouvrant un énorme marché pour les entreprises sidérurgiques.

Pour la réussite complète du projet, il songeait à s’entendre avec une des entreprises du bassin de la Loire, là où se concentrait l’essentiel de la production d’acier en France. Il entame des pourparlers avec Félix Verdié, le patron-fondateur de Firminy, doyen des sidérurgistes français. Après s’être montré intéressé, le maitre de forges avait reculé de peur de perdre son indépendance. Inquiets des projets pharaoniques de Talabot, les maîtres de forges de la région stéphanoise et du Creusot, avaient brandi la menace de représailles. Le grand complexe sidérurgique intégré allait être abandonné.

Avec Mokhta, Paulin Talabot semblait pourtant avoir fait le bon choix : la haute tenue en fer, la grande pureté permettait d’obtenir des fontes excellentes à des prix imbattables. Néanmoins, le gisement devait se révéler moins riche que prévu et dès 1873, l’exploitation souterraine devint nécessaire.

Les dernières années

.            Paulin Talabot, qui siège dans un grand nombre de conseils d’administration, s’est peut-être trop dispersé : à ses autres entreprises, il faut ajouter les forges de Denain-Anzin aux frontières de la Belgique, des charbonnages belges, la société sidérurgique de Sclessin, les chemins de fer du sud de l’Autriche, en attendant les mines de Krivoï-Rog en Russie, cela faisait beaucoup pour un seul homme.

Ce qui le distingue sans doute de la plupart des grands entrepreneurs français de son temps c’est son manque d’enracinement local. Il n’est pas l’homme d’un territoire, d’un fief industriel. Limousin d’origine, propriétaire d’un grand domaine en Haute-Vienne où il avait agrandi et embelli une propriété familiale, Parisien une partie de son temps, président du conseil général du Gard et député bonapartiste de Nîmes sous le Second Empire, il fait construire le « Château Talabot », au-dessus de la Corniche, dans cette ville de Marseille à laquelle il était fort attaché.

Il fait un mariage tardif et rien moins que bourgeois, à Paris, en épousant la belle Marie-Anne Savy : elle avait 35 ans et lui 58. Ils s’étaient rencontrés chez des connaissances de Talabot mais elle n’y était pas comme invitée : c’était la bonne. Cette fille de tisserand, orpheline de bonne heure, gagnait sa vie, comme tant de jeunes filles de l’époque, comme domestique. Le mariage va la transformer en grande dame.

Les dernières années de Talabot sont assombries par une cécité, conséquence d’un accident : il avait en effet abusé du chloroforme après s’être brisé la rotule. Cette « infirmité » comme l’on disait alors, ne l’empêche pas de continuer à diriger le PLM jusqu’en 1882. Par une curieuse ironie du destin, celui qui s’était montré si souvent un « voyant » en avance sur son temps, finissait aveugle.

Gabriel Gibus (1800 / 1879)

.            Un nom de chapeau qui claque. Qui se souvient de Gibus, inventeur du chapeau claque et entrepreneur de premier plan ?

.            « Il avait une cravate blanche et un chapeau noir de près d’un pied de haut, ressemblant beaucoup à un de ces décalitres qui servent à mesurer notre grain. Drôle de chapeau, ma foi, il est, paraît-il, inscrit sous le nom de gibus dans les registres de l’état-civil de la mode, et, on est obligé de l’exhiber, dans toutes les grandes cérémonies officielles, si on ne veut pas passer pour un grossier personnage » pouvait-on lire dans La Bresse louhannaise en 1897.

Le chapeau claque ou gibus a fait la fortune de Gabriel Gibus (Limoges, 14 octobre 1800 – Poissy, 6 octobre 1879), un entrepreneur bien oublié aujourd’hui. Il avait pourtant réussi à faire de son patronyme un nom commun.

Mais il est difficile de trouver des informations sur le personnage. Selon les sources, le chapeau claque aurait été inventé en 1812, ou en 1823 à moins que ce ne soit en 1834. Si les dates varient, l’invention est néanmoins généralement attribuée non à Gabriel mais à son frère aîné Antoine Gibus.

Un effet papillon inversé

.            En réalité, Antoine Gibus a peut-être « inventé » le chapeau claque mais cela n’a au fond aucune importance.

Cette confusion des esprits est source de polémiques sans fin, de ridicules procès d’intention et de puériles revendications nationalistes. On invente chaque jour quelque chose et la plus grande partie de ces « inventions » ne présente d’autre utilité que d’illustrer la fertilité de l’imagination humaine. En effet, la plupart des inventions sont inutiles au sens économique du terme : autrement dit, elles ne feront jamais l’objet d’une application pratique à grande échelle.

L’entrepreneur n’est donc pas celui qui invente quelque chose ou est le premier à inventer quelque chose mais celui qui « innove » c’est-à-dire qui va réaliser un profit en développant un marché inexistant ou embryonnaire.

On connaît le fameux « effet papillon ». Si un simple battement d’ailes peut déclencher une tornade à l’autre bout du monde, les ambitions démesurées de Napoléon sont à l’origine de cette modeste invention : grandes causes, petits effets. D’une certaine façon, si Napoléon n’avait pas envahi l’Espagne en 1808, il n’y aurait peut-être jamais eu de chapeau claque. En effet, si les Français n’avaient pas renversé les Bourbons et occupé la péninsule, Salby Guycher, chapelier de la région de Figueras, n’aurait pas été fait prisonnier. Il n’aurait pas été envoyé en captivité à Limoges. Il n’aurait pas fait la connaissance de Jeanne Gibus, tante des deux frères et ceux-ci ne seraient sans doute jamais devenus chapeliers.

Évidemment, de bons apôtres, défenseurs de la veuve, de l’orphelin et de l’immigré, ont été tenté d’attribuer l’invention du chapeau claque à notre prisonnier espagnol. Mais cette fumeuse théorie ne tient pas debout : le premier brevet a été déposé 5 ans après la mort de notre Ibérique et le brevet décisif, 8 ans après le décès.

Si les Anglais avaient tenté de réaliser un chapeau repliable dès 1812, le chapelier Antoine Gibus dépose un brevet le 23 juillet 1834 pour « un chapeau à forme pliante dans le sens perpendiculaire ». Son frère Gabriel dit Gibus jeune, le véritable entrepreneur de la famille, dépose à son tour le 30 septembre 1837 un brevet de « chapeau mécanique » qui va être à l’origine d’une entreprise prospère. C’est lui qui a l’idée d’utiliser des ressorts qui vont vraiment permettre le développement du chapeau repliable. Le duc d’Orléans, fils aîné du roi Louis-Philippe, va contribuer à le mettre à la mode.

Pourquoi un chapeau repliable ?

.            La mode avait ses exigences : le XIXe siècle fut le siècle du haut de forme, très élégant, très avantageux pour celui qui le porte mais très encombrant. Après avoir été le symbole des dandies, le haut de forme incarnait désormais la respectabilité bourgeoise. Ne devait-il pas coiffer le « canard le plus riche du monde » créé par Carl Barks ? Il était l’accessoire indispensable de l’habit de soirée et devait le rester jusqu’au milieu du XXe siècle. Mais à l’Opéra, où ces messieurs déposaient leur couvre-chef, la question du rangement se posait cruellement. Aussi les Anglais devaient-ils appeler Opera Hat ce qui sera en France nommé le chapeau claque, en raison du bruit provoqué par les ressorts en le pliant, ou gibus.

Gabriel crée une prospère entreprise à Poissy, en 1853, qui fabrique toutes sortes de chapeaux, repliables ou non. Il réalise la moitié de son chiffre d’affaires en Amérique du Sud et en Russie. Il devait déposer une trentaine de brevets dont « celui d’un chapeau de soie diaphane gibus, d’une légèreté et d’une solidité incroyable… ». Son neveu devait être fournisseur de S.M. le Roi d’Espagne.

La grande presse et la littérature popularisent très vite l’invention. Les humoristes s’en donnent à cœur joie : une revue semi-hebdomadaire titrée Satan (sic) du 29 août 1844 se penche sur l’influence des chapeaux en rapport avec la phrénologie : « Gall avait dit : les inclinations de l’homme sont modifiées par la forme du crâne ; Gibus répondit : moi je modifierai le crâne !! et alors il n’y eut plus de mauvaises passions possibles, toute bosse maléfiante (sic) s’aplatissant au contact de ce tour de tête savamment combiné… » En 1846 dans l’Artiste, revue de Paris, une nouvelle de Charles Monselet met en scène un personnage ridicule toujours prêt à s’extasier sur les nouvelles merveilles de l’industrie, Aristide F… : « Il essaya de mettre son gibus ; mais en dépit de tous ses efforts le gibus persista à demeurer plat comme une assiette de faïence. »

Une autre nouvelle humoristique, due à la plume d’Eugène Woestyn, publiée par La Presse littéraire, en 1855, s’intitule Une course d’omnibus : « En entrant dans la voiture, il s’étonne de la déloyale concurrence que les omnibus font à M. Gibus, inventeur d’un chapeau mécanique pour lequel il a pris un brevet qui n’est nullement périmé ; en effet, la contrefaçon est flagrante ; au contact de la voûte son feutre a reçu ce que, par une pittoresque appellation, l’argot populaire nomme « un renfoncement » et s’affaisse sur lui-même en plis nombreux… » Dans le Journal amusant du 14 mars 1868, le gibus est cité dans un passage en revue des couvre-chefs du temps : « on peut aisément le tenir sous le bras, tout en valsant avec une riche héritière ; au besoin même, on pourrait le placer dans son portefeuille. »

Esprit curieux, Gabriel ne limite pas ses activités au chapeau, déposant en 1843 un brevet concernant un « Système de couverture de registres, recueils et cahiers quelconques », c’est le classeur à anneaux promis à un bel avenir dans les fournitures scolaires. Son fils Martial Auguste déposera un brevet pour un « appareil propre à arrêter les voitures en marche » destiné aux voitures à chevaux, ancêtre de notre pédale de frein.

Jean Dollfus (1800 /1888)

.            Le champion du libre-échange. Cet entrepreneur alsacien de grande envergure ne s’est pas contenté de diriger la célèbre firme DMC.

.            « Un grand citoyen, un industriel hors ligne et surtout un philanthrope éclairé » tel était considéré Jean Dollfus (Mulhouse, 25 septembre 1800 – Mulhouse, 21 mai 1888) à son décès. Cet entrepreneur alsacien de grande envergure ne s’est pas contenté de diriger la célèbre firme DMC. Il a été l’ardent défenseur du libre-échange tout au long de son existence. Patron social, il se montre très soucieux des conditions de logement de son personnel et crée les cités ouvrières de Mulhouse.

DMC : trois lettres synonymes de qualité

.            Son grand-père, dernier bourgmestre de l’ancienne république de Mulhouse, avait épousé Marie-Madeleine Mieg et devait en 1764 être un des fondateurs de la maison qui en 1802 adopte la raison Dollfus-Mieg & Cie. Son père avait, en effet, lui aussi épouse une Mieg.

Troisième des quatre fils de Dolfus-Mieg, qui avaient tous fait leurs études en Suisse, il ne perd guère de temps à s’instruire et commence sa vie professionnelle à 15 ans : d’abord à Bruxelles puis à Leipzig où, à 20 ans, il doit s’occuper d’une agence. En 1822, il épouse Anne-Catherine Bourcart qui devait lui donner dix enfants et partager sa vie 61 ans.

Bien que n’étant pas l’ainé, il se voit confier la direction commerciale dès 1826 et s’impose à ses frères comme « l’âme et le grand moteur des affaires » selon Mossmann. Il sauve l’entreprise lors de la crise de 1830 obligeant les « dames de la famille » à sacrifier leurs bijoux.

« Des constructions monumentales… la force de 1000 CV… agissant sur une trentaine de moteurs, 2500 employés, hommes, femmes et enfants, d’habiles ingénieurs… des chimistes expérimentés allant au-devant de la science…des artistes créant sans cesse des dessins… de hardis voyageurs allant au loin ouvrir de nouvelles sources à la matière première… des négociants consommés assurant la vente des produits… un mouvement de fonds de 13 millions, toute une organisation aussi puissante moralement que matériellement, et cela pour quoi faire ? – pour fabriquer des robes de femme, tissus plus ou moins légers et plus ou moins colorés, connus sous le nom général d’indiennes… »

Ainsi Julien Turgan introduit-il la description des établissements Dolfuss-Mieg & Cie, universellement connus sous l’appellation DMC.

Le dynamisme de Mulhouse tient à sa localisation entre la Suisse, l’Allemagne et la France. La raison sociale Dolfuss-Mieg remonte à 1802 et la maison est la première en Alsace à établir une machine à vapeur pour la filature en 1812 puis la mécanisation des métiers à tisser à partir de 1821. L’entreprise est récompensée à toutes les expositions industrielles puis à la première exposition universelle de 1851. En 1855, elle est hors concours, Jean Dollfus étant membre du jury. L’entreprise comprend : une filature de 28 000 broches créée en 1812, une filature de numéros fins de 30 000 broches construite en 1852, un tissage mécanique de 650 métiers fondé en 1832, un atelier de machines à parer commencé en 1821. Elle emploie également des tissages à bras disséminés autour de Mulhouse. Elle inclut une blanchisserie ; une fabrique d’indiennes, créée en 1800 avec 17 machines à imprimer, des ateliers de gravure, etc. L’application des cartons du Jacquart donne naissance à un métier à deux navettes d’après un modèle inventé par la maison DMC en 1855.

La machine à parer a permis de développer le tissage mécanique : le parage consiste à imbiber le fil de colle et à l’étendre au moyen de brosses pour que chaque fil soit bien isolé et exempt de duvet.Le tissage mécanique emploie 100 hommes, 310 femmes et 40 enfants. Le blanchiment a été largement mécanisé et emploie peu de main d’oeuvre ; un incendie en 1861 a favorisé sa modernisation.

La maison achète ses cotons en Algérie, en Égypte, en Italie, au Brésil et surtout en Louisiane mais aussi en Australie : « … et comme l’Australie, elle aussi, achète en Alsace des étoffes imprimées, le brin de coton aura fait ses 10 000 lieux pour passer de l’arbrisseau Gossypium sur les épaules de la femme du convict qui l’a planté. »

DMC imprime tous les tissus et tous les genres sauf les étoffes destinées à l’ameublement. L’impression alsacienne vit alors ses derniers beaux jours.

Le héraut du libre-échange

.            Léon Say, au nom de la société d’économie politique dont il était membre depuis 1878, devait lui rendre hommage : « c’est encore plus ses exemples que ses écrits, son nom plus que ses discours qui ont influé sur l’opinion publique. En réalité, c’est lui qui, avec Michel Chevalier, fut le véritable auteur des traités de commerce de 1860. »

Il s’est jeté « avec ardeur dans la controverse si animée du libre-échange, ne cessa de réclamer la réforme douanière et l’abolition immédiate de la prohibition dont sa propre industrie était favorisée ». Il a signé des brochures aux titres significatifs : Plus de prohibition ! (1853) De la levée des prohibitions douanières (1860). Il s’était lié avec Michel Chevalier et Cobden, avait polémiqué avec Thiers qui, dans un grand discours à l’Assemblée, avait violemment attaqué le libre-échange.

Lors de l’Enquête industrielle Dollfus incarne la position libérale, comme Pouyer-Quertier est le champion du protectionnisme. Les deux industriels s’affrontent même en présence de Napoléon III. Comme il le souligne, le 30 juillet 1860, les filateurs français se trouvent dans de mauvaises conditions de production « parce qu’ils n’ont pas eu à subir la concurrence étrangère ». Il faut avoir confiance dans l’avenir, et si nous vendons un peu plus cher que les Anglais, nous pouvons justifier des prix plus élevés « grâce à la supériorité de notre goût, de nos dessins, de nos couleurs. » « ouvrez les portes partout, établissez le libre échange complètement et dans le monde entier. »

À partir de 1860, il tend à laisser la direction à son brillant gendre Frédéric Engel-Dollfus qui va réorienter l’entreprise vers la filature et le retordage, avec le marché immense du fil à coudre. Jean Dollfus va se consacrer davantage à la politique et aux voyages.

Le philanthrope

.            « Malgré le bruit, la trépidation, la chaleur, les conditions hygiéniques sont bien supérieures dans une vaste salle bien aérée, bien ventilée, à celles que l’on peut constater dans les caves de Lille et dans les taudis de Rouen. Les femmes employées à surveiller les 650 métiers de Dornach ont l’air de jouir d’une parfaite santé et de la meilleure humeur. »

Il a le souci de son personnel, créant deux caisses de secours mutuels (1830) : l’une pour les 900 ouvriers de l’impression et l’autre pour les 1200 ouvriers de la filature. Il fonde et subventionne une salle d’asile pour cent enfants (1850). La maison fournit aux ouvriers, au prix de revient, du pain, des aliments, des vêtements, du combustible. L’entreprise a établi dans les usines des bains et des lavoirs pour les ouvriers. Elle paie les honoraires de deux médecins et subvient aux frais des maladies graves. Une caisse d’épargne (1867) sert des intérêts de 5 % pour les dépôts des ouvriers et accorde des prêts sans intérêt. « À ceux dont la bonne conduite est notoire », elle avance le premier acompte de 300 F nécessaire pour l’acquisition d’une maison aux cités ouvrières.

Il est à l’origine de la création d’une Association de femmes en couches (1864) à Mulhouse. Pour lutter contre la mortalité des nouveau-nés, la maison faisait visiter à leurs frais les femmes en couches par des « matrones attitrées » et payaient intégralement le salaire jusqu’à leur entier rétablissement. C’est la création du congé maternité.

En 1866, suivant l’exemple donné par Antoine Herzog, il réduit la journée de travail de 12 à 11 heures sans toucher aux salaires et constate une légère diminution de la production les deux premières semaines puis une augmentation de 4 à 5 % un mois après.

Le créateur des cités ouvrières de Mulhouse

.            Dès 1851, inspiré par l’exemple anglais, il est préoccupé par la question d’offrir des logements salubres, confortables et bon marché pour les travailleurs de Mulhouse. Il fait aussitôt construire à Dornach quatre bâtiments différents avec des jardins pour installer des familles d’ouvriers. À la suite d’une enquête auprès des locataires, Jean Dollfus décide de réaliser le type de logement qui semblaient le mieux répondre aux demandes.

La société mulhousienne des cités ouvrières (SOMCO) voit le jour en juin 1853. Elle est constituée avec un capital de 355 000 francs, recevant également 300 000 francs de Napoléon III. L’argent sert à établir les rues, les trottoirs, les égouts, les fontaines, les plantations, etc. En 1850 une centaine de maisons étaient construites, en 1860 plus de six cents. Un quart était la propriété des ouvriers.

Les contemporains sont admiratifs : « La plupart de ces maisons sont habitées par plusieurs ménages ; mais chaque ménage a une entrée spéciale, un jardin qui lui appartient en propre ; l’air et la lumière circulent à flots partout ; les maisons, entourées d’arbres, ressemblent à des nids de verdure et ont l’air le plus propret, le plus coquet du monde. On y respire partout un air de santé et de satisfaction. »

Louis Reybaud qui avait visité les lieux en 1859, décrit ainsi les maisons : « En général, elle se composent d’un rez-de-chaussée qui comprend la cuisine, une chambre et un cellier, et d’un premier étage où se trouvent deux chambres à coucher, des lieux d’aisance et un grenier » et en souligne la dimension morale : « réformer les mauvaises habitudes par l’attrait de l’existence domestique et la perspective de la propriété. »

En 1885, les deux cités comptaient environ 1.100 maisons, solution pour « résoudre le grand problème d’économie sociale qui vise à faire disparaître le prolétariat de la société moderne. ». Les cités sont équipées de deux bains et lavoirs publics, une boulangerie où le pain est vendu meilleur marché qu’en ville et un restaurant où l’on peut faire un repas convenable pour 50 centimes. Une bibliothèque est installée depuis 1864 dans le bâtiment de la direction des cités.

Actif jusqu’au bout

.            En 1841, avec André Koechlin et Jean Zuber père, ils achètent plusieurs bâtiments et terrains inoccupés et dont ils vont faire don à la ville pour être affecté à un nouvel hôpital. Il fait ouvrir en 1859 l’asile des voyageurs indigents où les ouvriers pauvres de passage trouvent gratuitement à coucher et à souper, et au besoin des vêtements.

« Les hommes sont couchés sur des lits de camp garnis de paillasses et de couverture ; les femmes et les enfants dans des lits, ainsi que les malades. (…) On accorde à chaque hôte le gîte pour la nuit, un souper, un déjeuner, et, le matin au départ, du pain et 20 centimes. Il arrive souvent qu’aux plus nécessiteux on remet, avant le départ, une chemise ou une paire de souliers. »

Il est à l’origine de la création de la halle couverte en 1865. En 1879 il fait don du terrain nécessaire à la construction de l’église St Joseph. À Cannes où il réside l’hiver, il fonde un hospice maritime pour enfants scrofuleux. Il présidait la société des bibliothèques communales et la société de protection des apprentis et des enfants employés dans les manufactures. Toutes les œuvres dont il s’occupait devait être conduite « à son idée et pas autrement. »

Conseiller général et maire de Mulhouse de 1863 à 1869, il reste le chef nominal de DMC jusqu’en 1876. Il avait été fait commandeur de la Légion d’Honneur en 1867. Ses amis Arlès-Dufour et Frédéric Passy le poussent à devenir trésorier de la Ligue de la Paix qu’ils ont fondée en 1868. En 1870, il affronte les autorités militaires prussiennes réclamant une rançon exorbitante et n’hésite pas à fournir de sa poche 27 000 francs. Devenu Allemand par la force des choses, il siège au Reichstag de 1877 à sa mort, dans le « parti de la protestation » contre l’annexion. Président de la ligue de la Paix, il ne cesse de réclamer la réduction des crédits militaires.

Jules (1801 / 1877) & Léonce Chagot (1822 / 1893)

.            Les limites du paternalisme patronal

S’il est fréquent de voir des provinciaux monter faire carrière à Paris, il est plus rare de voir un Parisien effectuer le trajet inverse. Jules Chagot (Paris 29 mars 1801 – 30 avril 1877) et son neveu Léonce Chagot (Le Creusot, 30 août 1822 – Saint-Vallier, 18 août 1893) illustrent deux moments de l’âge industriel : l’ère triomphale des grandes exploitations minières sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire puis les remises en question avec la montée des revendications ouvrières sous la IIIe République. La politique paternaliste menée par les Chagot à Montceau-les-Mines, proche de celles de leurs voisins, les Schneider au Creusot, mais aussi influencée par le catholicisme social, va être de plus en plus contestée à la fin du XIXe siècle.

Des Parisiens en Bourgogne

.            Jules Chagot appartenait à une famille de la bourgeoisie parisienne d’Ancien Régime. Son grand-père paternel Claude Chagot était un des douze marchands de vins du roi et son grand-père maternel, Henri Michel Larcher, marchand papetier des fermes du roi. Son père, Jean-François, juriste de formation, était devenu marchand papetier après son mariage l’associant avec son beau-père. Le commerce des papiers devait être prospère : le père Chagot achète en 1796 le château de Villebouzin, un bien d’émigré devenu bien national et un domaine agricole. L’achat de biens fonciers était le signe de la réussite en ce temps-là. Administrateur de l’ancienne Manufacture royale du Creusot en Saône-et-Loire, il en assure la liquidation et s’en rend adjudicataire en 1818. C’est ainsi que le jeune Jules, qui a fait d’excellentes études secondaires au lycée Charlemagne, vient avec ses frères et sœurs apporter son concours à l’entreprise familiale devenue la société Chagot frères et Cie en 1823. Co-directeur de l’ancienne Manufacture de cristaux, il obtient plusieurs médailles d’or à l’occasion des expositions industrielles de la Restauration pour ses procédés de « taille à l’anglaise ».

Mais en 1826, deux industriels anglais, Manby et Wilson, offrent la somme colossale de 3 millions de francs à la famille Chagot pour racheter la vieille fonderie qu’ils souhaitent unir à leur établissement métallurgique de Charenton. La famille conserve néanmoins, pour un temps, la cristallerie, et surtout les mines de houille de Blanzy.

La société Chagot dissoute en 1829, Jules se préoccupe d’obtenir une concession royale pour Blanzy qui intéresse d’autres notables.

Jules Chagot, exploitant de mines à Blanzy

.            En 1833 la société Jules Chagot, Eugène de Bassano & Perret frères est constituée. Selon la coutume du temps, la société est en nom collectif pour les deux premiers et en commandite pour le reste. Eugène de Bassano, cousin par alliance de Jules, est le fils du duc de Bassano, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Napoléon. En effet, Jules avait épousé Marie Lejéas, nièce de la duchesse et petite-fille d’un sénateur bourguignon de l’Empire.

Dès 1838, une nouvelle société lui succède, Jules Chagot, Perret-Morin & Cie sur une base financière plus large, pour une durée de 40 ans, avec un fonds social de 4 600 000 francs. Son nouvel associé est un négociant de Chalon-sur-Saône, qui a depuis longtemps des intérêts dans les mines de Blanzy. La réussite de l’entreprise va beaucoup reposer sur le caractère complémentaire des deux gérants : Chagot s’occupe des questions industrielles et Perret des aspects commerciaux. Après le décès de son associé, Jules s’adjoint son frère Hippolyte sous la raison Jules Chagot & Cie. Dès les origines de l’exploitation des mines de Blanzy, il avait fondé une entreprise de batellerie qui comprend des remorqueurs à vapeur et plusieurs centaines de bateaux pour expédier le charbon à Paris, Lyon, Nantes ou Mulhouse.

S’il s’était formé lui-même sur le tas, il va vite s’adjoindre des techniciens et des ingénieurs qu’il envoie en mission d’étude en Belgique, en Allemagne et en Angleterre pour pouvoir adopter les méthodes et les techniques d’exploitation les plus modernes du temps. Il fait ainsi l’étude comparative des divers perforateurs à air comprimé avant de faire réaliser dans ses ateliers le perforateur qui sera désormais connu comme le Darlington-Blanzy.

Léonce Chagot succède à son oncle

.            Les Chagot s’étaient alliés matrimonialement à des familles bourguignonnes. Le grand-père maternel de Léonce était un ancien membre du Parlement de Dijon, propriétaire d’une usine de produits chimiques à Couternon, en Côte d’Or. Le père de Léonce avait participé aussi bien à la gestion de l’usine de son beau-père qu’à celle de l’entreprise familiale du Creusot puis aux Mines, forges et fonderies du Creusot et de Charenton avant de devenir maitre de forges en Haute-Marne mais sans grand succès. Il vient donc travailler à Blanzy et seconder son frère Jules tout en s’occupant de la reconversion de l’usine de Couternon dans le raffinage du sucre et la distillation de l’alcool. On le voit, les Chagot sont avant tout des hommes d’affaires qui passent avec facilité d’une activité à l’autre en fonction des opportunités.

Les membres de la famille ont tous reçu une excellente éducation secondaire au collège oratorien de Juilly (Seine-et-Marne) qui, sous des noms divers, avait réussi à survivre aux orages révolutionnaires et aux changements de régime. Léonce témoigne d’une évolution vers une formation plus spécialisée que son oncle Jules : il entre à l’École centrale des arts et manufactures et en sort ingénieur en 1846.

Jules Chagot, dont les deux mariages ont été stériles, confie très vite à ce brillant neveu la direction des services intérieurs des mines de Blanzy. Léonce lui succède naturellement, Jules l’ayant fait désigner comme gérant successeur quelques mois avant son décès : un peu à l’image des premiers Capétiens faisant sacrer roi leur fils avant leur mort. Mais sa gérance (1877-1893) s’inscrit dans un contexte plus difficile, celui de la Grande dépression.

Dès l’époque de son oncle, il avait contribué à la modernisation de l’exploitation houillère, introduisant le premier l’utilisation de l’électricité dans les mines pour le trainage, le treuillage, l’exhaure, la ventilation et l’éclairage. Il adopte également les charpentes métalliques qui remplacent les anciens chevalements en bois. Un des gros problèmes qui se pose dans les mines est celui du grisou : le 12 décembre 1867 une explosion au puits Cinq-sous fait 89 morts, 17 brûlés graves et 28 blessés légers. Il restreint le tirage des coups de mine à la poudre et le remplace par des appareils à air comprimé plus sûrs, de nouvelles méthodes de remblais et l’introduction d’une lampe de sûreté spéciale dite lampe type Blanzy : ainsi les risques de grisou sont-ils largement diminués. Pour parer au danger des poussières, il fait arroser les galeries à l’aide de petites pompes et de conduites d’eau sous pression. Il fait aussi disposer des filets protecteurs contre la chute des ouvriers dans les puisards.

Une politique paternaliste : charbonnier est maitre chez lui

.            Jules Chagot est le type même du patron paternaliste : « nous ne formons tous ici qu’une grande famille de travailleurs dont je m’honore d’être le chef et le protecteur » déclare-t-il à l’occasion d’une catastrophe dans un de ses puits de mine. Le « père Jules » est soucieux de la paix sociale. En 1834, il organise une caisse de secours et de prévoyance en participation avec les ouvriers et en 1854 une « caisse de retraite » pour le personnel de fond qui suscite l’approbation enthousiaste de Napoléon III. Un service médical et pharmaceutique va se développer et se transformer en hôpital.

Un magasin de denrées alimentaires et une boulangerie doivent assurer aux ouvriers des prix fixes et réduits. Des écoles assurent une éducation, et notamment une éducation religieuse aux enfants des ouvriers, par l’intermédiaire des maristes et des sœurs de Saint-Joseph. Les curés de Montceau et de Bois-du-Verne se chargent de contrôler la bonne moralité des mineurs recrutés et en retour obtiennent de Léonce Chagot qu’il s’oppose à l’ouverture d’un oratoire protestant en 1882.

Le problème des houillères est le recrutement de la main d’œuvre aussi rare qu’instable pour un travail dur et dangereux. Il doit donc faire construire des cités ouvrières, de 120 à 130 unités, fondées soit sur le principe de la location soit sur l’accès à la propriété. Le loyer est de 4,50 F par mois dans des maisons semi-individuelles construites toutes sur le même type avec deux logements composés de deux pièces, puis de trois pièces à partir de 1867 avec cour devant et jardin derrière. Pour faciliter l’accession à la propriété, la Compagnie offre des terrains de 20 à 25 ares cédés au prix de revient à l’ouvrier qui désire construire.

Le système est développé par Léonce Chagot et en 1890 ; plus de 1000 ouvriers sur 6000, environ le quart des ouvriers chefs de famille, sont propriétaires de leur maison. Mais ces blocs austères, à la froide géométrie, sont un peu à l’image de la cité utopique imaginée par Jules Verne dans les Cinq Cent millions de la Begum.

De cette activité de construction nait une commune qui prend le nom de Montceau-les-Mines en 1856 : Léonce Chagot devait en être le maire de 1856 à 1878, à une brève interruption près. C’est, à l’image du Creusot, une ville champignon dont la population passe de 2 300 habitants à 15 000 en 1890. C’est la compagnie qui trace les rues et places et construit les édifices publics : une église d’abord en 1862, un hôtel de ville en 1877 et une caserne de gendarmerie. Léonce est promu chevalier de la légion d’honneur à l’occasion de l’Exposition universelle pour l’ensemble de son action qui reflétait les vues de Frédéric Le Play, commissaire général des expositions impériales.

Ce paternalisme patronal, qui mêle des considérations pratiques visant à fidéliser une main d’œuvre volage, à des convictions morales et religieuses, pour préserver les ouvriers de l’immoralité et de la débauche, se veut bienveillant et paternel mais vise à contrôler tous les aspects de la vie du personnel. Comme l’écrit Léonce Chagot : « La Compagnie prend soin de l’ouvrier depuis la naissance jusqu’à sa mort. Des aumôniers, des frères et des sœurs sont chargés de l’élever, de le marier, de le soigner. Enfin, lorsqu’il ne peut plus travailler, une retraite élevée le met à l’abri du besoin ».

En 1893, les « sacrifices » faits par la Compagnie en faveur de son personnel représente la moitié des dividendes distribués aux actionnaires.

Paix sociale et concorde ?

.            Mais cette tutelle pesante va être remise en question après la mort de Jules Chagot. Aux élections municipales de 1878 la liste républicaine l’emporte et Léonce doit abandonner la mairie. Le renvoi de 15 ouvriers provoque par ailleurs un mouvement de grève. Les mineurs réclament, outre la réintégration de leurs camarades renvoyés, une revalorisation des salaires et une réduction du temps de travail, revendications classiques, mais aussi une participation accrue dans la gestion de la Caisse de secours. La grève aboutit à un échec avec intervention de la troupe mais c’est une victoire à la Pyrrhus pour Léonce. Le mouvement syndicaliste se développe. Les anarchistes mettent en application entre 1882 et 1884 leur principe de la propagande par le fait, la « Bande noire » semant désordres et violences.

Ces contestations amènent Léonce à infléchir sa politique sous l’influence d’un catholicisme social, dont Léon Harmel est le promoteur, visant à associer les ouvriers à la gestion des œuvres sociales. Léonce Chagot va dès lors encourager la création et le développement de nombreuses associations : « La Prudence » société ouvrière de crédit à la fois caisse d’épargne, caisse de secours et banque ; l’Union sportive groupant en 1889 les diverses sociétés sportives (tir, gymnastique, escrime, véloclub, etc). C’est donc un nouvel ensemble institutionnel patronal et associatif qui est distingué à l’Exposition universelle de 1889 et couronné par l’Académie des Sciences morales et politiques en 1893. Aux yeux de l’évêque d’Autun, Mgr Perraud, Léonce est l’incarnation du patron idéal selon l’encyclique Rerum Novarum : « Si j’étais agenouillé aux pieds du vicaire de Jésus-Christ, j’oserais lui dire : Très Saint-Père, regardez ce qui vient de se passer à Montceau, voilà votre pensée réalisée ».

En août 1891 une statue de Jules Chagot est érigée grâce à la souscription des travailleurs. En retour, la Compagnie fait élever au pied de la statue, un monument à la mémoire des ouvriers morts dans les travaux.

Mais derrière cette image paisible de paix sociale et de concorde, la grande majorité des associations ouvrières est placée sous l’autorité d’un comité de coordination composé des principaux employés de la Compagnie subventionnés par la Compagnie. Dans le même temps un service de renseignement vise à écarter de l’embauche tout meneur ou instigateur de troubles. En fait Léonce Chagot n’a pas vraiment été converti par Harmel et continue de considérer les ouvriers trop immatures pour gérer eux-mêmes les organes associatifs. Il n’imagine même pas que l’on puisse discuter des questions de salaires avec les ouvriers.

Léon Harmel, auteur du Catéchisme du patron, d’ailleurs souligne les raisons de l’échec de Monceau : la population ouvrière y est « accablée de bienfaits ». Il devait préciser sa pensée : « le bien de l’ouvrier par l’ouvrier et avec lui, jamais sans lui, et à plus forte raison jamais malgré lui. »

Quelques années après la mort de Léonce, le système allait voler en éclats, poussant à la démission Lionel de Gournay, neveu et successeur des Chagot.

Jean-François Cail (1804 / 1871)

.            L’ouvrier devenu patron d’une multinationale, et enfin millionnaire. C’est presque trop beau pour être vrai.

Plaque constructeur

.            Il a quinze ans, une pièce de six francs en poche, tout son avoir, quand il quitte son village natal. À vingt ans, le voici ouvrier à Paris, à trente-deux ans, le voici patron, et au terme d’une longue carrière, il va mourir millionnaire. C’est presque trop beau pour être vrai et pourtant la réalité est souvent plus incroyable que la fiction.

Jean-François Cail (Chef-Boutonne, Deux-Sèvres, 2 février 1804 – La Faye, Charente, 22 mai 1871) aimait se dire « condamné aux travaux volontaires à perpétuité ». D’un modeste établissement, il va faire une des premières entreprises du monde. Il avait une grande qualité : « un génie pratique qui lui faisait distinguer ce qu’il y avait de bon ou de mauvais dans une invention ». Et la chance fut au rendez-vous : « Il fut heureux sans doute, mais il ne dut qu’à lui-même de savoir profiter des occasions qu’il rencontra. » Voilà résumées les deux raisons principales d’une réussite : le flair de l’entrepreneur qui sait apercevoir les opportunités de profit dans de nouveaux procédés mais aussi la chance que l’on sait saisir au bon moment.

Un écu de six francs en poche

.            La pauvreté, il connaissait : il était le fils d’un « humble charron de village », ayant la charge d’une nombreuse famille. Comme son père n’a pas les moyens de payer l’instituteur, il est renvoyé de l’école à 9 ans. À 12 ans, il choisit d’être chaudronnier, fait son apprentissage chez un cousin. « À peine âgé de 14 ans, il fabriquait lui-même des outils, des râpes à main, qu’il vendait dans les foires ». À 15 ans, il entreprend son tour de France sous le surnom de « Poitevin ». Il fait étape à Luçon, Niort, Orléans avant d’arriver, 5 ans plus tard, à Paris. Il maîtrise déjà bien les secrets du métier. Pour lui la chance va s’appeler Charles Derosne. Cet éminent chimiste, membre de l’Académie de médecine, travaillait sur le système de la distillation continue. Les recherches de Derosne sur la raffinerie du sucre visaient à produire du sucre de betterave. Mais ce qui manquait au savant était un bon praticien pour fabriquer ses machines à distiller. Un frère aîné de Jean-Francois, Jacques Cail, travaillait dans le petit atelier. Il recommande son jeune frère : Derosne, l’embauche le 1er avril 1824. Il ne va pas le regretter.

Fondé en 1812 cet atelier était à ses débuts « contenu tout entier dans une des chambres de la maison de la rue des Batailles n° 7 ». Trente ans plus tard, grâce à Cail « associé jeune, intelligent et actif » il était devenu le vaste établissement du quai de Billy au bas de la colline de Chaillot avec des annexes à Grenelle, Denain, Douai, Valenciennes, Bruxelles…

Entré comme simple ouvrier, Cail va gravir, un à un, tous les échelons : contremaître, chef d’atelier puis directeur intéressé en 1830 enfin associé en nom en 1836, la raison sociale devenant Ch. Derosne & Cail. L’association entre le théoricien et le praticien s’était révélée féconde. « Il savait saisir d’un coup d’œil les innovations réellement utiles. » En 1834, la modeste entreprise employait de 45 à 50 ouvriers, dix ans plus tard, le nombre passe à 700. En 1865, en comptant les diverses maisons annexes, Cail est à la tête de 4000 personnes. La raison sociale, après la disparition de Derosne, devient J. F. Cail & Cie.

On fabrique toute espèce de machines

.            Les établissements Cail ne sont « ni une fonderie, ni une serrurerie, ni une chaudronnerie, ni un chantier de constructions, et cependant ils sont tout cela, et bien d’autres choses encore ; car il faut être presque tout pour faire ce qu’ils font, c’est à dire des outils pour les usines engendrées, depuis soixante ans, par les sciences appliquées ». À compter de 1844, la maison commence à fabriquer du matériel pour les chemins de fer puis des locomotives. La première commande faite par le chemin de fer du Nord établit la réputation des ateliers. En vingt ans, plus de 800 locomotives sortent des ateliers pour des compagnies françaises, espagnoles, suisses, égyptiennes et russes.

La maison Cail avait obtenu l’exclusivité, en France, de la fabrication des locomotives Crampton : « c’est en France, où il rencontra dans la maison Cail l’intelligence la plus parfaite des avantages de son système et tout le fini d’exécution désirable, que les machines Crampton sont aujourd’hui les plus répandues. ». La réputation de la maison Cail lui apporte de prestigieux clients : elle fournit les locomotives du train impérial en Russie et celles du service spécial du khédive en Égypte.

« Nous avons vu M. Cail appeler sans cesse à lui, et grouper sous le drapeau de sa maison, les innovateurs ou les ingénieurs qui pouvaient apporter une pierre utile à l’édifice. (…) il choisit et poussa les jeunes gens qu’il reconnaissait les plus aptes à percer dans l’art mécanique ». Derosne lui avait donné le coup de pouce indispensable pour réussir : ce geste, il va le répéter à son tour au profit de certains de ses collaborateurs. Il va ainsi donner sa chance à un ancien ouvrier, nommé Alexandre Halot, dont il fera même son gendre. La succursale de Denain est confiée à son frère Jacques Cail (1844-1859), très habile chaudronnier. Le choix de l’emplacement de la succursale ne doit rien au hasard : il s’agit de se rapprocher de la clientèle des fabricants de sucre de betterave tout en permettant de s’approvisionner plus facilement auprès des houillères et forges du Nord. « C’est l’établissement de Denain qui forge les roues, fait les chaudières, les tenders de locomotives que la maison de Paris ajuste et complète ». A Denain travaille 700 ouvriers en 1855.

Des annexes sont ensuite organisées à Valenciennes et à Douai. Dès 1838, Derosne & Cail s’était intéressé à la Belgique pour pouvoir produire à meilleur marché, fers et houilles étant moins chers qu’en France. La direction de Bruxelles est confiée à Alexandre Halot. Une autre succursale est établie à Amsterdam pour construire des machines et appareils de sucrerie et distillerie à destination de grandes sucreries de Java, l’Indonésie étant alors une colonie néerlandaise.

Les ateliers de Chaillot fabriquent deux grands types de produits : des locomotives et des moulins à sucre. Les ateliers de Grenelle réalisent des ponts et bâtiments en fer (le pont d’Arcole à Paris par exemple). « Grâce à son admirable outillage, grâce à son personnel expérimenté, elle peut monter toutes les machines que peut deviner l’intelligence des inventeurs. Elle fait surtout les machines à vapeur de tous systèmes et de toutes puissances … ». Dans l’atelier du quai de Billy, une seule machine à vapeur fait fonctionner les 250 machines et outils divers : en 1865, 5 à 600 ouvriers travaillent là où, 3 ans auparavant, il en fallait 1200 pour faire la même quantité de travail. Un grand incendie devait détruire les ateliers, qui faisaient l’admiration de Turgan, à la fin de l’année 1865. Cail doit dès lors transférer le montage des locomotives et machines-outils dans l’usine de Grenelle.

La forge des ateliers Cail à Grenelle, Le Monde illustré 1865

À Bruxelles on fabrique de tout (« toute espèce de machines ou appareils ») sauf des locomotives, et on dessert le marché russe, en partage avec la maison parisienne. Une maison succursale est d’ailleurs créée à Saint-Pétersbourg.

La maison Cail assure également l’équipement des sucreries de Cuba et à l’ile Maurice, ses machines étant préférées à celles proposés par les entreprises concurrentes anglaises ou américaines.

La gloire et les honneurs

.            Dès 1842, le roi des Pays-Bas lui avait accordé la croix de l’ordre de la Couronne de Chêne, en 1844, il reçoit la croix de la légion d’honneur avant d’être fait officier par Napoléon III (1861) qui voit en lui l’incarnation d’une réussite sociale exemplaire. En 1869 il devient commandeur de l’ordre du Medjidié, la légion d’honneur de l’Empire ottoman, et officier de l’ordre belge de Léopold. A cette occasion, il offre un grand banquet à ses collaborateurs et délégués des ateliers, selon une pratique courante à l’époque.

Lors du toast, Cail rend plusieurs hommages : d’abord à son pays natal « ce village bien aimé dont je suis parti humble et pauvre, mais où j’avais appris à être honnête et laborieux », puis à la mémoire de Derosne, le « savant qui, à Paris, daigna m’accueillir », et enfin à ses collaborateurs et aux « nombreux ouvriers qui m’ont compris et me comprennent si bien tous les jours ».

Son gendre, Halot, Français d’origine mais Belge de cœur se félicite du renoncement à l’exclusivisme national, au « chacun pour soi et chacun chez soi » au profit de la « fraternité industrielle » : « Nous marchons à grands pas vers l’heure où les diverses patries (…) travailleront de plus en plus à établir, par leur concours, la grande unité humaine. » La tonalité saint-simonienne de ces propos ne saurait étonner à une époque où le saint-simonisme était devenu le credo des libre-échangistes. Cail, à la différence de nombreux patrons français de son temps, était devenu un partisan convaincu du libre-échange et du démantèlement des barrières douanières : pour lui, la France était assez industrieuse pour lutter à armes égales avec les autres pays.

Les expériences agricoles

.            En 1857, il achète la Briche, en Indre-et-Loire, avec la volonté de créer une exploitation modèle dans une des régions les plus pauvres de France : le domaine de 600 ha est complété par des acquisitions qui lui donnent une surface de presque 1500 ha en 1867. Il a fait drainer les anciens étangs et arracher 25 000 peupliers pour développer des cultures à la fois agricoles et industrielles : céréales, betterave et trèfle, distillation de la betterave et des grains, engraissement et élevage d’un cheptel de « bêtes à cornes et de bêtes à laine » (bœufs de Salers et moutons) nourris par les pulpes, sous-produit de la distillerie. Il a créé sur le domaine huit fermes modèles.

La propriété est parcourue de lignes de chemin de fer pour distribuer la nourriture aux animaux. Une machine à vapeur fait fonctionner les machines à battre montées sur rail. Il s’efforce aussi de lancer le labourage à vapeur. L’exploitation doit ainsi servir de vitrine pour les machines et appareils agricoles réalisés par la maison Cail.

À l’exposition universelle de 1867, cette terre de la Briche est l’objet d’un rapport élogieux. Une colonie pour adolescents y a été établie pour assurer les travaux à la belle saison tout en fournissant une éducation « pendant les longues soirées d’hiver ». En sortant de la colonie les jeunes gens sont employés dans les exploitations agricoles ou dans les distilleries. « La terre est améliorée par l’homme et l’homme par la terre ». Il fait édifier un beau château à proximité de la ferme centrale, qui sera achevé en 1875, après sa mort.

Une fin de vie exemplaire

.            Il avait fait construire dans le tout nouveau quartier de la plaine de Monceau un hôtel particulier, un des plus beaux édifices datant du Second Empire.  Dans le grand salon, auquel on accède par un escalier monumental, il a placé, dans une vitrine, son livret ouvrier, soucieux de rappeler combien il était fier d’être un ancien ouvrier qui avait commencé en gagnant 2 francs par jour. La décoration des dessus de porte du grand salon représentent les valeurs qui lui sont chères : l’exactitude, la persévérance, la prévoyance, l’activité, la réflexion et le pronostic. Il est loin le temps où, jeune ouvrier à Paris, son logement était si étroit qu’il devait passer sur le palier pour enfiler sa veste.

Pendant la guerre de 1870, il met ses ateliers au service du gouvernement de la défense nationale tout en créant une minoterie pour l’approvisionnement en pain de la population parisienne. « Nous le voyons encore, par un froid rigoureux, et le front soucieux, s’occuper, avec une ardeur toute juvénile, de cette installation à laquelle il se dévoua entièrement… ». Affaibli par les fatigues causées par le siège de Paris, affligé par la défaite, il s’était retiré dans sa propriété des Plants, en Charente, où il avait aménagé un autre grand domaine agricole. C’est là qu’il devait mourir : son corps rapatrié à Paris devait être inhumé au Père-Lachaise. Il laisse une fortune de 28 millions de francs, léguant 100 000 francs à la caisse de retraite de ses ouvriers.

Sa commune natale avait décidé, en 1868, de baptiser de son nom une toute nouvelle place. Il avait acheté une propriété aux allures de « château » à Chef-Boutonne pour en faire un hospice de vieillards mais sa veuve devait décider d’affecter le local à une école libre.

Les établissements Cail devaient, par la suite, être absorbés par la compagnie Fives-Lille.

Charles Christofle (1805 / 1863)

.            L’homme qui a démocratisé le luxe

.            Il a rendu son nom célèbre dans le monde entier. Charles Christofle (Paris, 25 octobre 1805 – Brunoy, Seine-et-Marne, 13 décembre 1863) avait une devise : « une seule qualité, la meilleure. » Il « n’a pas la prétention d’avoir rien inventé, il était orfèvre et bijoutier ». La réussite de ce modeste bijoutier peut laisser rêveur. Elle s’inscrit dans le développement des arts de la table associé à la diffusion du mode de vie bourgeois au XIXe siècle dont témoignent parallèlement les développements de la cristallerie de Baccarat et de la porcelaine de Limoges. Surtout, Christofle a su concilier les qualités de l’industriel d’une part et de l’homme d’affaires d’autre part. « Doué d’une énergie peu commune, d’une volonté et d’une persévérance que rien n’arrêtait, il était de la trempe des fondateurs d’empire. »1

Un fils de ses œuvres ?

.            Si Charles Christofle aimait à se présenter comme un « fils de ses œuvres », un self-made-man comme disent les Anglo-saxons, il n’était pas parti de rien. Sa famille d’artisans et de négociants travaillait dans la fabrication de boutons et dans les articles de Paris depuis la fin du XVIIIe siècle dans le quartier du Marais.

Il doit interrompre les études qu’il faisait dans le prestigieux collège Sainte-Barbe pour apprendre un métier : il entre en apprentissage chez son beau-frère Hugues Calmette, un fabricant de « bijoux de province », dont la société a été fondée en 1812. Après trois ans d’apprentissage, il travaille comme ouvrier pendant un an puis est intéressé dans la bijouterie avant d’en prendre la direction en 1831 : il a 24 ans. Il a déjà acquis, à une petite échelle, l’expérience de la gestion des affaires.

L’entreprise est déjà prospère mais il va en faire la plus grande manufacture de bijouterie de son temps. En 1832 il dépose son poinçon de maître à la Garantie de Paris, pour fabriquer des bijoux en or. Ce poinçon de maître, frappé par le Maître orfèvre, garantit le bijou ou l’objet en question. Avec l’extension des affaires, il déménage de Montmartre à la rue de Bondy.

Il joint la joaillerie et se voit médaillé à l’exposition de 1839 et de 1844. Il adjoint à la fabrication traditionnelle des « fleurs, papillons, oiseaux en filigrane d’or et d’argent… ainsi que des tissus métalliques formant des sortes de passementeries pour épaulettes, ceintures et ornements » destinés à l’exportation, notamment en Amérique du Sud2.

Très vite, il a fixé les trois grands principes qu’il ne devait cesser d’observer : assurer la meilleure qualité pour conserver la confiance des consommateurs ; développer l’entreprise par l’exportation ; ne pas hésiter à investir dans les innovations techniques.

Investir dans les innovations

.            Vers 1840, divers travaux convergent sur les procédés permettant le transfert d’un métal sur un autre par voie électrique. Il entrevoit tout de suite l’intérêt de ce progrès technique majeur, l’application des découvertes scientifiques à l’activité industrielle.

Encore faut-il disposer des capitaux nécessaires pour faire fructifier l’idée. Il doit en effet payer au prix fort les brevets d’invention. Son mariage avec Émilie Bouihet lui apporte le soutien financier de sa belle-famille mais aussi l’appui d’Henri Bouilhet, ingénieur chimiste issu de Centrale, qui entre dans l’affaire en 1852 et devait être son successeur.

En 1842, il avait d’abord acheté le brevet du Français Ruolz. À peine a-t-il payé 150.000 francs pour obtenir les droits qu’un Anglais nommé Elkington vient frapper à sa porte. Par le plus grand des hasards, il a déposé Outre-Manche un brevet exactement semblable à celui de Ruolz et réclame trois fois la somme déjà versée au Français.

Ne voulant pas s’engager dans une suite sans fin de procès, Christofle paie et engloutit ce qui lui reste d’argent. Il dispose désormais d’une compagnie au nom superbe : « société Charles Christofle pour l’exploitation des brevets de dorure et d’argenture par la pile de Ruolz-Elkington » mais il a dépensé un demi-million et n’a toujours rien produit. Et il lui reste peu de temps pour réussir : le brevet d’Elkington tombe dans le domaine public en mars 1854. Les paiements faits aux deux inventeurs dévorent sa fortune. Il fait appel à des amis qui lui confient 1.600.000 francs.

Un nouvel obstacle se dresse devant lui : l’hostilité des orfèvres et des fabricants de bronze attachés à la routine. Il doit donc se faire orfèvre lui-même en transformant son entreprise. Le négociant se fait manufacturier. Il va ainsi créer une industrie nouvelle : « l’argenture voltaïque » qui remplace la dorure au mercure. Il peut ainsi reproduire un objet quelconque de manière rigoureusement identique et autant de fois que souhaitée à partir d’un moule réalisé en caoutchouc. Il suffit ensuite de déposer un métal par voie électrolytique sur le moulage de l’objet rendu conducteur. Ainsi les opérations deviennent-elles beaucoup plus sûres et rentables : l’utilisation du mercure était dangereuse pour les ouvriers et ne permettait pas l’industrialisation de l’orfèvrerie. Christofle adopte le laiton dont la malléabilité se rapproche de l’argent pour fabriquer sa production.

Julien Turgan visite l’entreprise en 1860, étonné par la propreté qui y règne : « L’atelier du brunissage est un des plus gracieux de l’usine (…) les femmes, réunies en masse, sont d’une propreté qui va souvent jusqu’à la coquetterie. Leurs cheveux sont toujours minutieusement peignés et lissés ; (…) les brunisseuses qui travaillent beaucoup des bras, les ont généralement développés, et ne craignent pas de les montrer avec une certaine complaisance. »

La fabrication des couverts se fait en France et à Carlsruhe où Christofle possède une usine qui fournit les États allemands, l’Empire des Habsbourg et l’empire russe. Il emploie 1389 personnes dont 449 à Paris, 200 à Carlsruhe et le reste dans divers ateliers. Patron social, influencé comme d’autres par le saint-simonisme, il a créé une caisse de secours, un livret de caisse d’épargne pour les ouvriers ayant 10 ans d’ancienneté et des lits sont réservés aux asiles de Vincennes et du Vésinet pour les ouvriers convalescents.

La qualité au meilleur prix

.            Il reçoit en 1844 une médaille d’or et la croix de la Légion d’Honneur. Il devient fournisseur officiel des services de table de Louis-Philippe.

Comme il le déclare en 1849 : « c’est du bon marché que l’on veut aujourd’hui ; qu’ont fait les plaqueurs : ils ont diminué leur titre. Que fait à son tour l’orfèvrerie d’argent ? Elle réduit de jour en jour le poids de sa fabrication. Elle fait du bon marché sans doute, mais comme il ne s’obtient qu’au détriment de la solidité du produit, elle ruine son avenir. »

Sa politique est toute différente : « Nous avons adopté un titre unique pour tous les objets similaires. Les différences de prix résultent uniquement de la richesse plus ou moins grande de l’ornementation. (…) Nous avons simplement garanti la charge d’argent déposée sur nos produits. » Qualité et « sincérité du produit » chez Christofle s’oppose ainsi à la « camelote » (ce qu’on appelle aujourd’hui l’obsolescence programmée). Contrôlant le processus de production, il peut ainsi assurer les clients de la qualité de ses produits.

Les résultats ne se sont pas faits attendre : en 1844, le chiffre d’affaires est de 600 000 F ; il atteint 2 millions en 1847 puis 2,5 millions en 1850 et 6 millions en 1859. Il doit parallèlement lutter contre la contrefaçon et s’engage dans des procès qui se terminent à son avantage en 1853.

Il est chargé de réaliser pour Napoléon III un surtout de table monumental : « dans cette oeuvre extraordinaire, il s’était attaché à démontrer que l’art le plus achevé pouvait se combiner avec l’emploi de matières d’extrême bon marché »4.Trois années de travail sont nécessaires pour réaliser les 1200 pièces du service en métal argenté. Tout ce travail devait disparaître dans l’incendie des Tuileries en 1871. L’empereur voulait donner l’exemple d’économies de l’argent public : le service coûte 6000 francs au lieu de plus de 5 millions. Mais, plus tard, il devait commander un nouveau service beaucoup plus coûteux en vermeil.

Des services d’argenterie devaient être réalisés pour des ministères et les paquebots des Messageries impériales. Les titres d’« Orfèvre du Roi » puis de « Fournisseur de l’Empereur » vont permettre à la maison devenue célèbre d’être sollicitée par les souverains étrangers.

Une politique commerciale innovatrice

.            Christofle a créé de fait un marché qui n’existait pas avant lui : « l’orfèvrerie mise à la portée des plus humbles fortunes ».

Les commandes prestigieuses des monarques ont avant tout une dimension publicitaire : le public visé par l’entreprise est la bourgeoisie, les classes moyennes. Dans l’appartement bourgeois, la salle d’apparat est désormais la salle à manger : la disparition du service à la française par le service à la russe, où les plats sont apportés l’un après l’autre, contribue à multiplier la quantité de vaisselle et d’orfèvrerie figurant sur la table. Pour une table de 36 couverts, c’est la base de calcul, il faut 981 pièces d’orfèvrerie !

Mais la magnificence doit se faire à petit prix, l’argent massif étant trop coûteux. Les couverts Christofle permettent de briller sans se ruiner. « Il n’est souvent de beauté que dans la simplicité » aimait à dire l’industriel. Pour la bourgeoisie du temps, tout est dans les apparences : si l’aristocratie privilégiait l’or et l’argent massif, les nouvelles élites se contentent des dorures et argentures. La production est popularisée au moyen de catalogues de vente, appelés à l’époque tarif-albums. La préface du catalogue de 1862 est très éloquente :

« C’est avec bonheur que nous constatons un fait intéressant pour l’art : c’est qu’aujourd’hui les hommes d’intelligence et de goût (…) foulent aux pieds le préjugé barbare, qui plaçait la richesse d’un objet dans son poids et sa valeur intrinsèque bien plus que dans sa valeur artistique. (…) Et, si les personnes haut placées dans la société peuvent jouir de tous les avantages que cette industrie offre sous le rapport artistique, il ne faut pas oublier, (…) qu’elle a déjà répandu un luxe modeste et salubre dans les plus humbles ménages. »

Les expositions industrielles puis universelles constituent un autre moment privilégié de communication commerciale. Christofle emploie des artistes réputés, tous couronnés par le Grand prix de Rome. À l’exposition de Londres en 1862, le grand surtout réalisé pour l’hôtel de ville de Paris à la demande du baron Haussmann, suscite l’admiration avec un message allégorique dans le ton du Second Empire : « le centre était occupé par le navire symbolique des Armes de la ville de Paris. Sur le pont du navire, la statue de la Ville était élevée sur un pavois que supportaient quatre cariatides représentant les Sciences, les Arts, l’industrie et le Commerce, emblèmes de sa gloire et de sa puissance. À la proue était un aigle entraînant, vers ses destinées futures, le navire dont la marche était éclairée par le génie du Progrès : la Prudence était à la poupe et tenait le gouvernail. »

Christofle est aussi le premier à créer un système de distribution sélective, en se dotant, en France et à l’étranger, d’un réseau de revendeurs exclusifs. Ceux-ci, en échange de l’exclusivité dans leur ville, ont l’obligation de réserver une vitrine sur rue à la marque et l’interdiction de vendre toute autre espèce d’orfèvrerie ! 114 villes comptent au moins un représentant Christofle entre 1850 et 1860. Dans les années 1860, 6 départements seulement n’ont pas de représentant de la firme. La boutique de New York est créée dès 1848. Il trouve d’importants débouchés en Amérique latine, notamment au Brésil et en Argentine, et en Italie.

Après sa mort, l’entreprise trouve de dignes successeurs avec son fils Paul et surtout son neveu Henri Bouilhet qui va donner encore plus d’ampleur aux activités de la maison.

Eugène Schneider (1805 / 1875)

.            Le maître de forge en majesté. Il est un bel exemple de la supériorité de l’initiative individuelle sur les meilleures intentions du monde étatique.

.            Ses ouvriers l’avaient surnommé « le grand rouge » en raison de sa chevelure flamboyante. Eugène Schneider (Bidestroff, Meurthe-et-Moselle, 30 mars 1805 – Paris, 27 novembre 1875), fondateur d’une prestigieuse dynastie, a été l’incarnation du maître de forges de la Révolution industrielle. Il a réussi à donner vie à un établissement créé sous l’Ancien Régime mais qui n’avait jamais réussi à fonctionner correctement : exemple de la supériorité de l’initiative individuelle sur les meilleures intentions du monde étatique. Le nom des Schneider s’est ainsi identifié pendant quatre générations à la petite ville du Creusot, insignifiante bourgade du sud de la Bourgogne dont le nom va devenir célèbre dans toute l’Europe.

Le Creusot est devenu le symbole de la ville noire du XIXe siècle : « Cent cheminées géantes vomissent dans l’air des serpents de fumée, d’autres moins hautes et haletantes crachent des haleines de vapeur ; tout cela se mêle, s’étend, plane, couvre la ville, emplit les rues, cache le ciel, éteint le soleil. Il fait presque sombre maintenant (…) Les mains sont noires, comme frottées de suie, les pavés sont noirs, les vitres poudrées de charbon. » Ainsi Maupassant décrit-il, dans un article publié par Gil Blas le 28 août 1883, son arrivée au Creusot.

Deux frères en affaires

.            Eugène Schneider est issu de la petite bourgeoisie lorraine : son grand-père était négociant et son père notaire avait profité de la Révolution pour acheter un château, mais il devait finir à peu près ruiné. Eugène fait ses études au collège de Nancy et, muni de son bac, entre comme employé dans une maison de commerce et de filature de Reims. Il rejoint assez vite son frère Adolphe, employé « intéressé » de la banque Seillère à Paris. Remarqué par les banquiers, il obtient la direction des forges de Bazeilles dans les Ardennes qu’ils viennent de racheter. Il montre tout de suite une « perspicacité précoce » et « une sûre entente des affaires ». Il devient surtout un technicien averti de la métallurgie : passé par le Conservatoire des Arts et Métiers, il devait être reçu plus tard à la société des Ingénieurs civils.

Des mariages brillants vont consolider la position des deux frères : Adolphe épouse Valérie Aignan, qui est la belle-fille de Boigues, maître de forges à Fourchambault. Eugène épouse Constance Lemoine des Mares dont la famille appartient à la haute finance protestante : elle est la nièce des Neuflize et sa dot est de 100.000 francs.

En 1836, les Seillère rachètent Le Creusot et constituent une société en commandite par actions au capital de 4 millions sous la raison Schneider & Cie : les deux frères sont en effet les deux gérants de l’affaire. Les capacités financières de l’un et l’expertise technique de l’autre se complètent parfaitement. Ce statut de commandite devait subsister jusqu’en 1949 ainsi que le contrôle de la gestion par les Schneider.

La mort accidentelle d’Adolphe, en 1845, le laisse seul aux commandes. En 30 ans de carrière, il va devenir le « plus grand manufacturier de France ».

La réussite des Schneider au Creusot a été expliquée par certains historiens de façon quelque peu méprisante : les deux frères auraient simplement bénéficié de riches mariages et d’une conjoncture favorable. En somme, leur mérite serait fort mince. Il est vrai qu’aux yeux des intellectuels progressistes, les capitalistes s’enrichissent en dormant. En réalité, investir au Creusot était un pari risqué : l’établissement industriel paraissait porter malheur à ses propriétaires successifs. Et deux ans après avoir investi dans l’affaire, le banquier Seillère s’alarme : « Malgré tout ce que me dit Schneider aîné, l’affaire m’épouvante ». Les échecs de ses prédécesseurs soulignent d’une certaine façon le génie industriel d’Eugène Schneider qui ne s’est pas contenté de « répondre à la demande ».

Le Creusot : transformer l’échec en réussite

.            Le Creusot a été créé de toutes pièces par la volonté politique. En 1782, il s’agissait de réaliser, à l’aide d’importants capitaux publics, la première forge à l’anglaise avec quatre hauts-fourneaux et la fonte au coke, un établissement modèle confié aux bons soins de l’Anglais Wilkinson et du maître de forges lorrain Ignace de Wendel. Cette fonderie royale est complétée en 1786 par la cristallerie de la Reine : la Révolution va provoquer le premier désastre et voit l’exécution des principaux actionnaires à savoir le couple royal. Plus d’appui, plus de capitaux. La société va désormais passer de mains en mains et de faillite en faillite. Ainsi, en 1826, d’autres Anglais, Manby et Wilson, rachètent l’établissement avant de succomber en 1833. En fait, le Creusot illustre un travers très français : la croyance en l’autosuffisance de l’excellence technique.

Par ailleurs, le choix de créer l’établissement sur un tel emplacement n’était pas nécessairement très heureux : « il est situé dans une contrée dont les houillères donnent des qualités inférieures, un minerai de fer argileux d’un rendement très faible. Il se trouvait, en outre, lors de sa fondation, loin de toute communication naturelle » notait le rapport de l’exposition de 1878.

Mais tout va changer à partir de 1836. Schneider va très tôt pratiquer l’intégration dans un complexe industriel qui compte les mines de charbon du Creusot et de Montchanin, l’exploitation des minerais de fer de Saône-et-Loire et du Berry et les chantiers de construction de Chalon-sur-Saône. La mine alimente la forge et les hauts fourneaux qui fournissent la construction mécanique. Dans les premières années, c’est la production du fer pour les rails et ponts métalliques qui assure l’essentiel des bénéfices et permet de financer la construction des machines. Ensuite, c’est surtout la construction mécanique qui va assurer le développement de l’entreprise : Schneider s’impose comme constructeur de locomotives après avoir été le premier en France à se lancer dans cette activité (1838) mettant fin au monopole anglais. Il occupe le premier rang aux côtés de Jean-François Cail et André Koechlin, ses deux rivaux.

Le démarrage est net même s’il est brisé par la récession de 1848. Entre 1851 et 1875, la croissance devient exceptionnelle : le chiffre d’affaires est plus que décuplé et atteint 60 millions de francs. Le traité de 1860 paraît avoir été le « coup de fouet » indispensable. À l’assemblée générale du 30 novembre 1861, Eugène remarque la baisse des prix de vente couplée avec la hausse des salaires. Aussi les bénéfices s’expliquent « par les progrès d’habileté de la population et surtout par l’amélioration des procédés et des instruments de travail. » Le marteau-pilon (1842) en est l’illustration la plus éclatante : la construction en grande série de locomotives et de bateaux est rendue possible par l’invention du marteau-pilon due à l’ingénieur François Bourdon, responsable des ateliers de construction mécanique de Schneider. Le principe de fonctionnement est simple : il consiste à utiliser directement comme marteau le piston d’une machine à vapeur placé verticalement.

Laurent Lenôtre Locomotive Schneider 241P inspirée des 241 A de la Compagnie du chemin de fer Paris-Lyon-Méditerranée (Creative Commons)

Eugène Schneider sait s’adapter à la crise provoquée par le traité de libre-échange de 1860 : il en profite pour moderniser son outillage et créer la « plus grande forge du monde ». L’immense halle à forger avec ses 30 marteaux-pilons, les ateliers de construction avec leurs 25 marteaux-pilons et 650 machines-outils ont de quoi impressionner les visiteurs. « Quelle féerie ! C’est le royaume du Fer où règne sa Majesté le Feu ! » s’exclame Maupassant enthousiaste.

Il adopte assez tardivement les nouveaux procédés de fabrication de l’acier : le procédé Martin (1868) puis concurremment le procédé Bessemer (1870), se contentant surtout d’observer les expériences audacieuses tentées dans la région stéphanoise. Après la chute de l’Empire, le Creusot va jouer un rôle de premier plan dans la fabrication des cuirasses de navires et de canons en acier. La défaite contre l’Allemagne donne la priorité à la question des armements : à la demande de Thiers, il s’agit de tenir la dragée haute aux Krupp, incarnation même des « marchands de canons » germaniques.

En 1870, les hauts fourneaux, la forge, les ateliers et la mine emploient 9 950 ouvriers. Si l’on prend en compte les annexes, ce chiffre dépasse les 15 000 personnes. Le Creusot est devenu le plus important établissement métallurgique français. La diversification des productions lui a permis d’amortir les crises et de régulariser ses profits.

Loin de la frilosité de tant d’industriels français adeptes du protectionnisme, il s’impose comme concurrent heureux des Anglais et des Belges en Russie, en Allemagne du Sud, en Suisse, en Italie et en Espagne. Le 3 juin 1865, par un hasard heureux, il préside ce jour-là le Corps législatif, Eugène déclare devant des députés enthousiastes : « Messieurs, je viens d’éprouver la plus grande joie de ma vie. Permettez-moi de vous en faire part. Cette dépêche m’apprend que Le Creusot vient de vendre quinze locomotives à l’Angleterre. Vous entendez, Messieurs, à l’Angleterre ! »

Schneider a su très tôt compenser l’infériorité de la localisation de son établissement par une nouvelle gestion des ressources humaines.

Schneiderville

.            « L’usine est en réalité la commune » note Louis Reybaud. La bourgade du Creusot est une ville champignon dont la population est multipliée par six en 30 ans : 3.760 habitants en 1836 ; 23 872 en 1866.

Bien que la plus peuplée du département avec Chalon, elle n’est pas chef-lieu de canton et « n’a ni justice de paix, ni brigade de gendarmes ». Et pourtant « elle a des rues éclairées au gaz ou à l’huile de schiste, des promenades bien plantées, des fontaines dont les eaux ont été captées au loin, des marchés, des églises, des écoles, enfin tout ce qu’une ville doit avoir ». Tout cela a été financé par l’usine. Plus de 600 maisons ont été construites par les ouvriers entre 1861 et 1866 avec leurs économies. La plupart des logements ouvriers sont tenus « avec un soin qui va jusqu’au luxe. »

C’est une agglomération dont les parties ont été jetées « un peu au hasard ». Dès le matin, le vide s’y fait, la ville ne s’anime guère que les jours fériés. « La race y est mêlée » : « le mineur est lent, froid, alourdi », le mécanicien « vif, dégagé, aisé de manière ». La plupart des ouvriers sont « rétribués selon leurs œuvres ».

L’établissement a été un des premiers à renoncer au système des amendes retenues sur les salaires des ouvriers selon une pratique courante des entreprises de la Première révolution industrielle. Une caisse de prévoyance est mise en place pour les malades qui peuvent, par ailleurs, être accueillis à l’hôpital construit en 1863. Seuls les hommes travaillent, les enfants seulement à partir de 14 ans. Il manque néanmoins au ménage ouvrier, observe Reybaud, le travail des femmes qui n’est possible ni à la mine ni à la forge.

Les écoles Schneider sont créées dès 1837 mais ne deviennent gratuites qu’en 1873. En 1866 les deux écoles accueillent plus de 4 000 enfants, des sœurs de Saint-Joseph assurant l’enseignement des filles. Au-delà d’une éducation primaire, l’entreprise cherche à former des employés qualifiés, des contremaîtres, voire des ingénieurs. Les meilleurs élèves peuvent suivre des cours spéciaux pour préparer les écoles d’arts et métiers. Ainsi se créait un « esprit Schneider » inséparable du paternalisme du maître de forges.

Eugène Schneider a néanmoins la sagesse de refuser la pétition des habitants qui, en 1856, souhaitent rebaptiser la commune Schneiderville. Il devait, comme l’avait été son frère aîné, être maire du Creusot.

Le président du Corps législatif

.            À la mort de son frère, il commence sa carrière politique : il se fait élire, au suffrage universel, député de Saône-et-Loire en 1845 puis en 1846 et appuie la politique conservatrice de Guizot. La révolution de février met un terme provisoire à son activité de député.

S’il ne se déclare pas hostile à la République, il se refuse à condamner la Monarchie de Juillet qui avait ses préférences. Ses tentatives pour se faire élire au suffrage universel masculin à l’Assemblée constituante de 1848 puis à l’Assemblée législative de 1849 se soldent par des échecs. Très vite, montrant un certain flair politique, il accorde son soutien à Louis-Napoléon Bonaparte. Il est brièvement ministre de l’Agriculture et du Commerce entre mars et mai 1851, puis fait partie de la commission qui entoure le Président au moment du coup d’État. Il se retrouve alors dans le cercle des conseillers les plus proches du nouvel empereur.

Il avait rencontré le futur Napoléon III à l’occasion de ses mandats économiques : membre de la Chambre de commerce de Chalon-sur-Saône depuis 1843, il participe, à partir de 1848, à des instances nationales comme le Conseil général de l’agriculture, du commerce et des manufactures. Eugène est membre du Conseil de régence de la Banque de France de 1854 à 1875, membre fondateur du Comité des forges et de la Société Générale (1864) aux côtés de Paulin Talabot. Il fait partie de la commission d’organisation de la première exposition universelle de Paris (1855).

Sous l’Empire, Eugène Schneider va représenter de façon continue son département au Corps législatif. Il est le candidat officiel et obtient des scores sans appel : en 1863, 100% des suffrages exprimés pour 61% des inscrits.

Résidant de plus en plus souvent à Paris, il associe très tôt son fils Henri à la gestion de l’entreprise, soucieux de perpétuer sa « dynastie ».

Proche de l’empereur, sa loge de l’opéra est dit-on, mieux située que celle des Rothschild. Eugène collectionne les peintres Hollandais et Flamands au 7 de la rue Boudreau, dans le 9ème arrondissement, où est installé son hôtel particulier.

Après la disparition de Morny et l’incapacité de Walewski à tenir une assemblée de plus en plus indocile, Napoléon III le choisit pour présider le Corps législatif en mars 1867. Esprit modéré, habitué à exercer la présidence par intérim comme vice-président, il va pleinement satisfaire l’empereur. Mais en 1869, devant la montée de l’agitation, Napoléon hésite entre poursuivre dans une voie libérale et revenir à un régime plus autoritaire. Schneider est confirmé à la présidence mais son rival, l’autoritaire Jérôme David, est désigné comme vice-président. Ne comprenant pas l’attitude impériale, le maître de forges envoie sa démission, ce qui oblige Napoléon III à rendre publique la lettre par laquelle il la refuse : « Mon gouvernement continuera l’œuvre entreprise (…), la conciliation d’un pouvoir fort avec des institutions sincèrement libérales. » Schneider devient ainsi une caution de la libéralisation de l’Empire ce qui l’amène à demander en juillet la démission de Rouher, ministre d’État, symbole de l’Empire autoritaire. Aussi à la fin de l’année, la possibilité d’élire leur président étant accordée aux députés, ceux-ci choisissent de conserver le perchoir à l’industriel.

L’agitation ouvrière gagne cependant le Creusot : deux grandes grèves éclatent. À la nouvelle du désastre de Sedan (4 septembre 1870), Schneider tente en vain de favoriser une régence. La foule envahit le Palais-Bourbon, il est insulté et frappé en tentant de rétablir le calme. Il doit s’exiler provisoirement en Angleterre jusqu’en février 1871.

Il devait rester fidèle au monarque déchu, assistant à son enterrement à Chislehurst le 15 janvier 1873.

Le patron statufié

.            Après sa mort, le monarque du Creusot se voit honorer par une statue publique. Financé par 15.000 souscripteurs, le monument est dessiné par Paul Sédille, architecte, et réalisé par Antoine Chapu. Eugène Schneider est représenté debout, en redingote. Sa cape sur le bras, il tient une canne. À ses pieds, une femme, symbolisant la Reconnaissance explique à son fils ce qu’il doit au patron. Le jeune forgeron est torse nu, il porte des sabots et tient une tenaille à la main. Cette statue de la Reconnaissance est conçue sur le modèle des anciennes statues royales trônant au centre des places royales : elle est installée au centre de la place Schneider (ancienne place de la Verrerie, puis place de la Mairie) en 1878. L’inauguration par Ferdinand de Lesseps a lieu le 10 août 1879. Le poète Joany Dumont déclame pour l’occasion des vers de mirliton : Du haut du piédestal, souriante et candide / Femme, apprends à ton fils à n’avoir pour égide / Que le nom de celui qui fut un novateur / Un héros, un génie, à tous un bienfaiteur.

Certains Creusotins, à l’esprit mal tourné, assurent avoir entendu la mère sculptée dire à son fils : « Vois, mon fils, c’est l’homme qui a pris ta chemise... ».  Aujourd’hui, la statue a été déplacée sur un côté de la place, pour permettre l’aménagement d’un parking (1982).

Jusqu’à la mort accidentelle du dernier Schneider en 1960, quatre générations devaient régner sur le Creusot, fidèles aux principes du fondateur : faire beaucoup, faire mieux tous les jours. Le nom du grand industriel n’a pourtant pas disparu et se perpétue avec Schneider Electric.

Hippolyte Petin (1813 / 1892) & Jean-Marie Gaudet (1815 / 1886)

.            Deux amis dans l’aventure industrielle. Pendant 35 ans ces deux vrais amis vont travailler côte à côte et s’imposer dans le monde de la métallurgie.

La forge des grosses pièces de marine à l’usine Petin et Gaudet de Rive-de-Gier, L’Illustration 1862

.            A une époque où l’entreprise s’identifiait à la famille, seule l’amitié était susceptible d’offrir un lien suffisamment fort pour assurer la pérennité d’une association entre deux personnes étrangères l’une à l’autre. Petin et Gaudet offre l’exemple d’une amitié indéfectible : pendant 35 ans ils vont travailler côte à côte et s’imposer dans le monde de la métallurgie. Ces deux vrais amis ne vivaient pas au Monomotapa comme dans la fable de La Fontaine mais dans les sombres cités de la vallée du Gier. Cette étroite vallée reliant la vallée du Rhône à Saint-Étienne offrait aux visiteurs du XIXe siècle l’image saisissante du nouvel âge industriel ainsi que la décrit un article de l’Illustration à l’occasion de l’exposition universelle de Londres en 1862 :

« Tous ceux qui voyagent entre Lyon et Saint-Étienne sont frappés de l’étrange aspect de la vallée qu’ils parcourent, de cette vallée la plus industrielle, la plus étonnante de la France, de cette vallée qui eut l’honneur de posséder le premier chemin de fer construit dans notre pays.Tout son parcours est hérissé de cheminées, de hauts fourneaux, de fours verreries et d’échafaudages de puits d’extraction. Le soleil y est obscurci par la fumée et tout y est noir de charbon. Cependant son aspect a quelque chose de féerique, d’attrayant et d’intéressant : car tout, à travers ce charbon et cette fumée respire l’intelligence, l’activité et la richesse. »

Cette intense activité du sud du département de la Loire avait été développée par des entrepreneurs souvent venus de l’extérieur : Hippolyte Petin (Amiens, Somme, 12 novembre 1813 – Rive-de-Gier, Loire, 3 février 1892) était picard et Jean-Marie Gaudet (Pont-d’Ain, Ain, 3 avril 1815 – Châteauneuf, Loire,7 décembre 1886) bressan. Ils ont incarné le type même du self-made-man ou selon l’expression de l’époque, « fils de ses œuvres ». Le journaliste Valserres notait vers 1861 dans Le Courrier de Étienne à propos des deux associés : « Ils étaient riches d’intelligence ; ils avaient une grande ardeur pour le travail et une foi très vive en l’avenir. Que fallait-il de plus pour marcher rapidement à la fortune dans un pays, où les labeurs de chaque jour sont la plus féconde source de capital ! »

Les débuts laborieux

.            Fils de négociant, Petin est élève (1828-1831) puis vétéran répétiteur à l’École des Arts et Métiers de Châlons (Champagne), il occupe ensuite divers emplois, d’abord dessinateur à la filature de schappe à Tenay (Ain) chargé de l’installation de métiers mécaniques, puis ajusteur et dessinateur chez Dubois (atelier de construction mécanique) à Lyon, ingénieur chez Lavrent à Lyon, ingénieur à la fonderie des Frèrejean à Pont-Evêque, près de Vienne (Isère), enfin dessinateur chez Verpilleux à Rive-de-Gier. Chez le mécanicien Dubois à Lyon, il donne aussi des leçons de dessin aux ouvriers : parmi eux le tout jeune forgeron Jean-Marie Gaudet. C’est le début d’une amitié de 54 ans.

Né dans l’Ain, Gaudet, formé dans l’atelier paternel, démontre très tôt des talents de forgeur d’exception. Il suit Petin comme premier forgeron chez Lavrent à Lyon, puis comme contremaître de l’atelier de réparations de la Grande fonderie de Vienne en 1836. Les deux amis s’installent en 1839, à Rive-de-Gier, où commence leur carrière d’industriels.

Encouragés par le directeur des usines Frèrejean à Vienne (Isère), ils décident, avec une mise de fonds initiale de 1000 francs, de créer leur entreprise. Grâce à Verpilleux, ils louent un petit terrain pour installer leur modeste hangar à forge et unissent leurs talents respectifs : Petin dessine et Gaudet forge. C’est là le secret d’une entente sans faille : Petin ingénieur et mécanicien, assure la partie commerciale de l’affaire ; Gaudet dirige le personnel, n’hésitant pas à frapper sur l’enclume lui-même. L’ingénieur Roland de Ravel, chargé du prolongement du canal de Givors à Grand-Croix, leur donne leur première commande, la réalisation des armatures des écluses.

L’usine Petin et Gaudet à Saint-Chamond, L’Illustration 1862

Gaudet épouse, en 1842, la fille du directeur de la fonderie de Givors, sous le régime de la communauté, ce qui apporte ainsi un peu d’argent frais bien nécessaire à la jeune entreprise. La société de fait de 1839 se transforme, dès lors, en société en nom collectif devant notaire en 1842 : Petin et Gaudet, « voulant mettre en commun leur industrie et leur travail afin de les rendre plus prospères, ont, sous la protection de la divine Providence, formé une société, pour exercer leur état de constructeur mécanicien ». On peut lire aussi : « Si l’un des inventaires présentait jamais (ce qu’à Dieu ne plaise) un déficit de 10 000 francs, la société serait à l’instant même dissoute ». Dès le départ Petin joue le premier rôle comme l’atteste la raison sociale, Hippolyte Petin & Gaudet mais aussi parce qu’il a seul qualité pour liquider en cas d’échec et qu’il se voit confier les écritures : les deux compères n’ont pas encore de quoi se payer un commis. En 1842, le capital est seulement de 14 000 francs en comptant créances, marchandises, matériel, outils et ustensiles.

Le mariage de Petin contribue, à son tour, à raffermir la situation financière de l’entreprise : qualifié de négociant, il épouse la fille d’un extracteur de charbons à Rive-de-Gier. Leur ami Barrouin, futur fondateur des Aciéries de Saint-Étienne, est un des témoins.

Une irrésistible ascension

.            Ils peuvent désormais développer une seconde forge plus vaste avec une machine à vapeur aux Verchères. Un nouvel acte devant notaire, en 1850, proroge la société pour la fabrication des objets en tout genre de grosse forge. Le dernier article de l’acte de société vaut la peine d’être cité : « Quelle que soit leur confiance dans la réunion de leurs efforts, pour le succès de leur entreprise, les associés reconnaissant toute la faiblesse de leurs propres moyens prient Dieu de répandre sa bénédiction sur leurs travaux ». Dieu les entendit sans doute : en voyage au Creusot pour affaires, Petin découvre les dessins de Bourdon pour un tout nouveau marteau actionné par la vapeur, il fait venir Gaudet qui en passe commande aussitôt : le marteau-pilon, construit par les ateliers de Verpilleux, est perfectionné par Gaudet qui en augmente la précision et la puissance (1843). Les marteaux-pilons (5 en 1854 puis 15 en 1863) permettent de livrer des pièces de plus grande dimension. Lors de la crise de 1848, les deux amis se tournent vers la fabrication de canons puis d’arbres moteur pour les machines de navires.

Ils sont remarqués à l’exposition industrielle de 1849 : « Leurs bandages pour roues de wagons et pour roues de locomotives (façon acier) sont aujourd’hui recherchés par les chemins de fer, aussi bien que leurs essieux, soit pour la bonne qualité, soit pour le prix. »

Dès cette date, l’entreprise réalise des canons en fer pour remplacer les canons de bronze traditionnels. Le Prince-Président Louis-Napoléon, en visite officielle dans la Loire en 1852, décore les deux industriels à la demande de leurs ouvriers. Les deux patrons se montrent d’ailleurs soucieux du sort de leur personnel en créant, dès 1848, une caisse centrale de secours : « cette caisse s’alimente d’une retenue de 2 à 3 centimes faite à chaque ouvrier, et d’une somme égale à la retenue, versée par l’administration de la Compagnie. Sûrs d’avance d’être bien soignés en cas d’accident ou de maladie, les ouvriers travaillent avec intelligence, avec ardeur. D’ailleurs ils reçoivent de très bons salaires, ce qui leur permet d’élever convenablement leur famille, observe Valserres en 1861, plutôt critique à l’égard du patronat local. L’usine des Verchères ne cesse de s’agrandir et emploie 290 ouvriers en 1854.

Les Forges et Aciéries de la Marine

.            Le Second Empire marque l’apogée de l’entreprise. La fusion de quatre sociétés sidérurgiques locales donne naissance en 1854, aux Forges et Aciéries de la Marine et des chemins de fer société en commandite par actions d’une taille colossale : un capital de 22,5 millions de francs, un chiffre d’affaires de 24 millions et 3 000 ouvriers en 1855, la plus importante de France à cette date. Ils sont gérants de la société aux côtés des deux frères Jackson. Les ambitions de la nouvelle entreprise sont exprimés par les gérants à l’occasion de la première assemblée des actionnaires : « prendre le fer à l’état de minerai pour le livrer, toujours sûr de la qualité, à l’état de pièces de forges ou pièces d’acier, lutter contre la concurrence, se mettre en garde contre l’effet de l’abaissement des droits protecteurs par l’économie pratiquée dans la fabrication à tous ses degrés, autant que par la perfection du travail ; produire beaucoup, comme il convient aux besoins de cette époque, et produire en se conformant aux nécessités issues des progrès de la science ou des exigences de l’intérêt public, voilà le plan que la société nouvelle, en se constituant, se donnait à exécuter. »

En 1855, les forges de Petin et Gaudet assurent 41 % du chiffre d’affaires mais 46 % des bénéfices du groupe. Toujours à l’affût d’innovations, Petin visite divers établissements industriels de Belgique et de Prusse en août 1855 pendant ses vacances ! Après le retrait de Charles et William Jackson, la raison sociale devient, le 11 novembre 1857, Hippolyte Petin, Gaudet & Cie.

Les Hauts Fourneaux, Forges et Aciéries de la Marine et des Chemins de fer fournissent, sous l’Empire, non seulement de grosses plaques de blindage et de gros canons à la marine de guerre, mais aussi, à partir de 1866, des fusils chassepots, des canons et des boulets pour l’armée. Les plaques pour les cuirasses des navires sont fabriquées d’abord au marteau-pilon à Rive-de-Gier puis au laminoir à Saint-Chamond : l’Illustration remarque, en 1862, que l’usine de Saint-Chamond est la seule en France à utiliser ce procédé et à fournir des plaques pour 15 frégates chaque année. La clientèle n’était pas uniquement française car des plaques de blindage sont aussi livrées aux marines russe (dès 1864), espagnole et italienne ; pour cette production, ils occupent la première place en Europe. Entre 1855 et 1867, 42 navires ont été cuirassés par les Aciéries de la Marine. Petin et Gaudet réalisent, en 1859, pour la première fois en France, un canon en acier forgé se rechargeant par la culasse.

En 1861, invité par Bessemer en Angleterre, Gaudet saisit immédiatement l’intérêt du nouveau convertisseur, signe un contrat et les établissements Petin-Gaudet, après des essais longs et coûteux, sont ainsi les premiers en France à travailler en grand l’acier Bessemer produisant rails, canons de campagne et de marine. Le nouveau procédé permet d’abaisser notablement le coût de fabrication de l’acier, ainsi les rails en fer sujets à une usure rapide sont remplacés par des rails en acier. En 1866, toujours à Lorette, est coulée la plus grosse pièce d’acier moulé en France au cours du XIXe siècle, pesant 15 800 kg, pour l’éperon du Magenta. L’entreprise obtient, aux expositions universelles de 1855 et 1867, la Grande médaille d’honneur et le Grand Prix pour les canons et les plaques de blindages : Petin et Gaudet passent alors pour fabriquer le meilleur acier du monde.

Les deux inséparables amis restent seuls dirigeants jusqu’en 1874, ils règnent sur 8 000 ouvriers répartis sur trois grands sites dans la Loire (Rive-de-Gier, Saint-Chamond et Saint-Étienne) mais aussi dans le Rhône (Givors) avec des forges au bois dans le Berry et en Corse, le contrôle de mines de houille dans la Loire et de mines de fer en Sardaigne.

Le 18 octobre 1869, l’assemblée des actionnaires avait exprimé le vœu que la société en commandite se transforme en Société Anonyme, ce qui est accompli en 1871. Le parisien Denière, président de la Société Générale, est nommé à la tête du conseil d’administration, et Petin et Gaudet en deviennent administrateurs-délégués. L’âge d’or est désormais derrière les deux dirigeants qui ne savent plus s’adapter aux exigences nouvelles de l’industrie sidérurgique. Au conseil d’administration du 8 juin 1874, la majorité des administrateurs votent le remplacement des délégués par un directeur : ce dernier ayant manifesté le désir d’obtenir le concours des « deux éminents industriels qui ont créé ces établissements », Petin répond, au nom des deux fondateurs, que la mesure prise le 8 juin a brisé complètement leur carrière industrielle : ils démissionnent de leurs fonctions d’administrateurs.

Gaudet disparaît le premier. Conseiller général de la Loire, il avait acheté, vers 1850, une propriété au Grand Mollard, sur la commune de Châteauneuf à proximité de Rive-de-Gier. Autour de la maison de maître, il crée un grand parc clos de 24 ha comportant trois pièces d’eau et une orangerie, mais surtout parsemé de fabriques célébrant les victoires de Napoléon III et évoquant les éperons en acier livrés pour deux navires de la flotte impériale : Magenta, petit pavillon gothique en bois de cèdre, le belvédère de Solferino, un pavillon chinois et enfin la tour Malakoff. C’est dans cette propriété qu’il décède terrassé par une congestion cérébrale.

Petin partageait le bonapartisme de son ami. Un buste nous le montre portant la moustache et l’impériale. Maire de Rive-de-Gier à plusieurs reprises et conseiller général de la Loire, il accepte cependant le régime républicain. Président du comité ripagérien des écoles libres et fondateur de la société Philarmonique de Rive-de-Gier, il fait d’ailleurs édifier à ses frais le kiosque du jardin public en 1886. Hippolyte se fait construire un « château », à partir de 1856, à Rive-de-Gier, au lieu-dit « Versailles », propriété achetée 60.000 F. Ce roi de l’Acier y décède, tel Louis XIV « dans son château de Versailles »

« Tour à tour élève studieux, employé zélé, patron laborieux, administrateur infatigable, Petin fut un travailleur dans toute la force du terme, donnant à chacun l’exemple d’une activité ininterrompue » selon les termes d’un ingénieur en chef à son enterrement.

Alexis Godillot (1816 / 1893)

.            Le roi de la godasse

.            Vers 1885-1886, Vincent Van Gogh a réalisé une nature morte d’un genre un peu particulier dont le titre a été tantôt Les godillots tantôt Une paire de chaussures, voire Les bottines noires. Le résultat est le même : pitoyable. Ils sont sales, éculés et plein de boue. Bref, des godasses.

Les godillots, le terme avait fini par renvoyer à de grosses chaussures sans beaucoup de qualités. Sous la république gaullienne, les godillots, pris dans un sens tout aussi peu flatteur, désignaient les députés suivant docilement le général et votant sans se poser de questions. Mais godillot n’est aujourd’hui plus guère utilisé et survit avant tout sous sa forme argotique, la « godasse ».

Si Alexis Godillot (Besançon, 15 mars 1816 – Paris, 13 avril 1893) a réussi, ce qui n’est pas rien, à faire de son patronyme un mot du vocabulaire courant, il ne méritait pourtant pas cette réputation de mauvaise qualité.

Bien loin d’être ces croquenots pitoyables que Van Gogh opposait aux sabots soignés dessinés par Millet, les chaussures Godillot offraient pour la première fois des chaussures de marche confortable pour les soldats. Et Godillot, entrepreneur de génie, avait eu l’idée de fabriquer des chaussures différentes pour le pied droit et le pied gauche. Et si nous avons perdu la guerre de 1870, ce n’est certes point l’équipement du fantassin qui était en cause. Malheureusement les généraux français n’avaient pas la même qualité que les produits du fournisseur des armées.

Sur l’air des lampions

.            Comme de nombreux entrepreneurs, il était d’origine très modeste. Son grand-père était cafetier et venait d’un village jurassien près de Dole. Son père, ancien soldat de l’Empire, s’était reconverti dans la sellerie et s’était installé à Paris en 1819. Il occupait une dizaine d’ouvriers dans sa petite entreprise de travail du cuir.

Alexis a 23 ans quand il reprend cette petite affaire auquel il va donner une autre dimension. Si Turgan le décrit « malingre et de faible apparence », cette faible constitution dissimule une infatigable énergie qui va se déployer pendant 40 ans. À six ans, le petit Alexis avait ravi sa mère en ramassant sur le chemin le charbon tombé d’une voiture de charbonnier, témoignant de son sens de l’économie : cette mère, quelque peu avaricieuse, récupérait les rognures de cuir tombées des pièces découpées par les ouvrières pour en faire des petits porte-monnaie. Alexis devenu richissime, la vieille femme éteignait systématiquement les bougies en traversant les salons les soirs de réception, obligeant sa bru à les rallumer derrière elle ! Mais n’allons pas trop vite en besogne.

Alexis va vite montrer son flair pour les affaires. Il a l’idée de déplacer l’établissement paternel boulevard Poissonnière et de le rebaptiser Bazar du Voyage. Son projet est de réaliser une « fabrique générale d’articles de voyages » : « réunir sur un seul point et offrir à l’œil des personnes qui vont se mettre en route les objets dont elles pourraient avoir besoin et à la plupart desquels elles ne pensent même pas, est aussi ingénieux au point de vue du commerçant qu’utile au point de vue du voyageur »

En cinq ans, le nombre des ouvriers est multiplié par 15 pour une production qui quintuple : le voici « malletier du Roi ». Il fournit des malles de belle fabrication, des articles de chasse, des matériels de campement et de couchage, des casques, des équipements militaires. Godillot fabrique aussi des « maisons mobiles » pour les cantonniers des chemins de fer alors en pleine expansion avec le vote de la loi ferroviaire de 1842.

Au moment de la Révolution de 1848, il équipe non seulement la Garde nationale, mais aussi l’armée piémontaise et l’armée française en Algérie.

Mais avec les troubles politiques, la vente du matériel de voyage ne fonctionne plus très bien. En revanche, sous la IIe république et le Second Empire, les fêtes publiques se sont multipliées : nous entrons dans l’ère des lampions. La fête démocratique succède à la fête royale. Godillot sent qu’il y a là de l’argent à gagner. Il lâche la malle de voyage pour la lanterne de papier : « La lanterne vénitienne venait de faire son apparition et ne devait pas tarder à détrôner son rival, le fumeux lampion ». Comme tout bon entrepreneur, il sait se reconvertir à temps, ne serait-ce que provisoirement. Il va même devenir le grand entrepreneur de fêtes publiques : c’est lui qui met en scène le mariage de Napoléon III et d’Eugénie, s’imposant comme l’animateur de la fête impériale. Les frères Goncourt, avec leur malveillance habituelle, citent dans leur Journal : « Monsieur Godillot, le chargé d’illuminations, d’enthousiasme, de lampions, de clés de ville offertes, de korolls et de danseuses bretonnes de voyages impériaux. » Le Figaro du 19 août 1855 ironise sur la démocratisation des réjouissances publiques : « M. Godillot, l’entrepreneur des fêtes du gouvernement, a même répandu des affiches pour informer le public qu’il tenait à la disposition de toutes les bourses des arcs de triomphe au plus juste prix, calculés sur les ressources de chacun. – Voilà le progrès : autrefois, le gouvernement avait le monopole des arcs de triomphe ; – aujourd’hui, les épiciers et les bonnetiers peuvent aspirer à ce luxe. »

Le triomphe du godillot

.            Mais bien que Napoléon III ait déclaré : « L’Empire c’est la paix », les guerres vont bientôt reprendre et les affaires d’Alexis vont considérablement prospérer. Pas de guerre sans fantassins et pas de fantassins sans souliers en cuir. Il faut équiper tous ces braves soldats qui vont soutenir les intérêts du Sultan contre le Tsar en Crimée puis aider le roi de Piémont à devenir roi d’Italie. Il commence par fabriquer des tentes de troupe, du matériel d’ambulance, des objets de campement. Il y démontre la supériorité de son entreprise sur les ateliers de régiment. L’administration de la Guerre décide dès lors de lui demander de produire de quoi chausser et habiller les soldats.

En 1859, l’année de Magenta et de Solferino, il fournit 100 000 paires de chaussures à l’armée. Il va réussir à s’imposer dans les fournitures militaires par son efficacité : il parvient à livrer dans des délais extrêmement courts des commandes considérables. Pour les chaussures militaires, les brodequins, il fournit des pointures différentes, une semelle en cuir (et non plus en bois), différencie le pied droit du pied gauche. Il songe également au confort du fantassin : courbure de la semelle intérieure au niveau de la voute plantaire et bientôt « l’imperméabilité du dessous de la chaussure par une application de la gutta-percha », en 1862. Le « godillot » est devenu synonyme de grosse chaussure.

Avec le succès, la firme déménage de la rue Saint-Denis à la rue Rochechouart en 1854. Des ateliers mécanisés pour la chaussure et l’habillement sont réalisés après 1859 pour répondre aux commandes de l’armée. Il vend dès lors son établissement d’articles de voyage et son établissement de fêtes publiques. Il produit plus d’1 million de paires de chaussures et 1 200 000 d’effets (habillement, tentes, képis, etc.) en 1867 et doit construire une seconde usine rue Rochechouart pour pouvoir répondre aux commandes officielles.

Napoléon III, dont il devait être un fidèle partisan, le nomme maire de Saint-Ouen (1857-1870) et il va réaliser d’importants aménagements urbains en cette époque d’haussmanisation, transformant un bourg agricole en ville industrielle : fontaine monumentale, égouts, éclairage au gaz, nouvelles rues, école primaire, nouvelle mairie. Portant moustaches et barbiche dite à l’Impériale, Godillot offrait une étonnante ressemblance physique avec l’empereur, source de quiproquos à en croire des anecdotes à l’historicité incertaine. Bien après la chute de l’Empire, la reine Victoria s’était montrée particulièrement aimable avec Godillot qui lui avait fait les honneurs de sa propriété à Hyères, ce qui aurait amené l’industriel à dire : « Elle aura cru l’Empereur ressuscité … ».

Vers 1870 il emploie 2 000 ouvriers. Malgré ses attaches bonapartistes, il va continuer à fournir l’armée après la chute de l’Empire et le « godillot » équipera le fantassin français jusqu’à la seconde guerre mondiale. Il installe une partie de sa production à Nantes (1873) et à Bordeaux (1878) pour fournir les corps d’armée de province. Il emploie dès lors 3 000 personnes.

Il crée enfin des tanneries à Saint-Ouen, dont il n’est plus maire mais toujours important propriétaire foncier, pour s’assurer des cuirs d’une qualité constante : « usine moderne et modèle … où rien n’est de trop, où pas un mouvement, pas un transport récurrent ne vient constituer une dépense inutile ».

Inspiré par ses voyages en Amérique, il en rapporte des machines à coudre la chaussure qu’il utilise pour les fournitures aux gouvernements étrangers, l’armée française exigeant que les coutures soient faites à la main. Il innove aussi en mettant en place la finition mécanique de la chaussure. La mécanisation et la forte division du travail permettent d’employer en grande partie une main d’œuvre sans qualification.

La modestie n’était sans doute pas la principale qualité de celui qui écrivait à son notaire parisien : « Depuis 45 ans j’ai illustré ce nom. Ainsi pas de Monsieur Godillot, ni de Monsieur Alexis Godillot, ni de Godillot Alexis, mais bien Alexis Godillot, comme Alexandre Dumas, etc, etc. Je suis toujours contrarié quand mon nom est mal écrit. » Il se voulait donc Alexis Godillot « tout court ». Peu soucieux d’art, indifférent à sa toilette parfois négligée, il n’est intéressé que par les bonnes affaires, même quand il semble prendre sa retraite.

Le promoteur immobilier

.            En 1879, après le décès de sa femme, il se retire progressivement des affaires, et comme ses fils ont choisi d’autres carrières, l’entreprise devient une société anonyme (1881). Désormais, il consacre toute son énergie à Hyères où il est désormais installé.

Vers 1860, en effet, il avait découvert « ébloui » Hyères, station d’hiver renommée : « Il me sembla avoir trouvé la terre promise et je résolus de ne pas aller plus loin. » En ce temps-là, la bonne société allait sur la côte à la mauvaise saison pour profiter de la douceur de l’hiver méditerranéen. Il décide de créer un immense domaine privé à l’entrée Ouest (quartier des Îles d’Or). Par sa politique d’achat de terrains, il devient rapidement le plus important propriétaire foncier de la commune. Pour fidéliser les riches hivernants et attirer des personnalités marquantes, il aménage la colline du Vieux Château et la plaine jusqu’à la rivière du Roubaud, et impose un style architectural et urbain entièrement nouveau.

Il perce un réseau d’avenues et de rues d’une largeur et d’une longueur impressionnantes. La plupart de ces voies sont ornées de palmiers et d’un riche mobilier urbain : fontaines (dont la plus spectaculaire est la fontaine Godillot) commandées à la fonderie du Val d’Osne dont il est actionnaire, lampadaires et bancs.

Sa méthode est simple : il offre le terrain de la rue à la ville qui effectue les travaux de viabilité et revend quant à lui les parcelles à bâtir. Il impose par contrat un modèle uniforme de clôture pour toutes les résidences à construire. Son architecte, Pierre Chapoulart (1849-1903), réalise de somptueux édifices, certains de style mauresque, souvent situés au milieu de beaux parcs. Il fait réaliser pour lui-même la villa Michel, architecture de luxe visant à l’effet et au faste d’un style très éclectique dans son aménagement intérieur. Prévoyant l’avènement du tourisme d’été, il commence l’aménagement du littoral encore largement inhabité. Le quartier de La Plage (port Saint-Pierre) est créé autour de l’une de ses résidences : il aimait à prendre des bains de mer en toute saison. Sa réussite trop visible heurte cependant une partie de la population.

Ses projets à Hyères sont ponctués de procès et d’échecs politiques : il ne sera jamais élu maire mais exercera notamment les fonctions de premier adjoint. Un érudit local, le docteur Chassinat, en procès avec lui pour des questions de voirie, dénonce « un voisin riche et avide qu’aveugle l’orgueil de la fortune et que travaille le besoin de dominer ». Comme le soulignait Hyères Journal Dimanche du 23 avril 1893 rappelant l’ingratitude de la population à son égard : « Si cet homme avait été le maître, son intelligence qu’on ne conteste pas, son nom et son immense fortune auraient fait de ce pays qu’il adorait, la merveille incomparable du littoral méditerranéen… il a fait pour Hyères, en vingt-cinq ans, ce que les Hyérois n’ont jamais pu faire en des siècles. »

Il décède à Paris et est enterré au cimetière de Montmartre.

Louis Motte-Bossut (1817 / 1883)

.            Il a filé le bon coton en rompant avec la tradition familiale et en choisissant de filer le coton, et non la laine.

La filature Motte-Bossut appelée « l’usine monstre ».

.            Les lettres qu’il a écrites tout au long de sa vie ont été publiées par son petit-fils sous le titre Une époque. Louis Motte-Bossut (Roubaix, 25 avril 1817 – Lannoy, 29 décembre 1883) est ainsi devenu, malgré lui, l’incarnation des valeurs de cette bourgeoisie roubaisienne qui séduisait David Landes, d’ordinaire si critique à l’égard des patrons français. Pour l’historien américain, le culte de la famille, l’adhésion au catholicisme et le complexe d’infériorité vis-à-vis de Lille ont nourri le dynamisme de ce patronat qui a fait de Roubaix une métropole du textile.

Le Manchester français

.            Roubaix, qui devait être surnommée la « ville aux mille cheminées », ou le « Manchester français » était un petit bourg insignifiant de 8 000 habitants au début du XIXe siècle. Mais l’exploitation du bassin houiller du Pas-de-Calais et la proximité de la Belgique avec sa main d’œuvre pléthorique vont contribuer à changer la donne et faire de la ville la « capitale de la laine ». L’utilisation de machines actionnées par la vapeur dans la filature va concentrer l’activité dans la ville. Alphonse Monnier, dans un poème de 1854, célèbre une ville champignon vue comme la « mère des Travailleurs » et qui dépasse à cette date les 30 000 habitants.

Cette croissance démographique au XIXe siècle n’a guère comme équivalent en France que Saint-Étienne. Onésime Reclus évoque, avec un mélange de dégoût et de mépris : « un amas d’usines, près de Lille, dans la plaine flamande ». Motte-Bossu écrit le 3 novembre 1858 à ses fils : « Il n’y a plus une demeure disponible, les maisons sont habitées avant que le pavé ne soit achevé, avant que l’escalier ne soit posé… Nous allons être obligés de construire des maisons si nous voulons continuer à filer. » Néanmoins, Louis Motte, pas plus que les autres industriels roubaisiens, ne devait construire de logements pour ses ouvriers. À Roubaix, l’habitat ouvrier devait prendre la forme très originale des courées, petites maisons installées au cœur des ilots urbains, dans les cours. Les industriels de la ville préféraient marquer leur sollicitude en mettant l’accent sur la garantie de l’emploi pour leur personnel. La question du logement est longtemps apparue très subalterne.

L’ascension de Louis Motte-Bossut s’inscrit dans la croissance vertigineuse de Roubaix qui devient une des plus grandes villes industrielles d’Europe : pendant le cours de son existence, sa ville natale passe de 8 000 à près de 90 000 habitants, du 250e au 12e rang au niveau national. Dans cette cité laborieuse 80% des actifs travaillent dans l’industrie et 60% dans le textile. Pour la moitié d’entre eux, ces Roubaisiens étaient des étrangers : de nombreux Belges franchissaient la frontière proche, formant une main d’œuvre docile appréciée des patrons du textile.

Né dans une famille de marchands-fabricants de laine, Motte-Bossut va en quelque sorte rompre avec la tradition familiale : par le choix de l’usine, en rupture avec la production dispersée dans les ateliers familiaux, et par le choix de filer le coton, et non la laine.

Le choix du coton

.            L’éducation de Louis a été celle de nombreux fils de cette bourgeoisie du Nord : mis en pension chez les frères du collège Saint-Bertin de Saint-Omer, l’éducation religieuse étant de rigueur dans ce milieu très catholique. Ses études terminées, Louis Motte se pose la question de son activité professionnelle. Il va faire un choix à contre-courant de son milieu familial et de la conjoncture.  Il décide de se tourner vers le coton à un moment, vers 1840, où passé de mode, il est en berne. À Roubaix, la ville de la laine, il veut être un roi du coton. Il a une idée en tête qui peut paraître déraisonnable, monter une filature utilisant les métiers automatiques, ou « self acting » comme on dit en France à l’époque. Mais comment s’en procurer alors même que les Anglais, qui sont les seuls à en posséder, en interdisent l’exportation ?

Louis, qui a le goût de la mécanique, se propose de les réaliser lui-même. Épaulé par sa mère, femme de tête, il réussit à convaincre son père, Motte-Brédart, filateur de laine retiré des affaires, de lui laisser une petite filature qui ne fonctionne plus et de le commanditer. La mère et le fils s’efforcent d’adapter les métiers existants pour pouvoir filer le coton. En 1841, il épouse Adèle Bossut, la fille du maire de Roubaix : il accole son nom au sien tout en utilisant l’essentiel des deux dots dans l’entreprise.

Le hasard (ou la nécessité ?) va finalement le servir : voilà qu’en 1842, la prohibition sur les matériels britanniques est levée. Il part aussitôt pour l’Angleterre. Il écrit de Manchester à un correspondant : « Je suis ici au centre de l’industrie la plus avancée d’Europe et même de l’univers. Vous dire les projets qui travaillent ma jeune imagination serait trop long ; je vous les dirai à mon retour. » Il achète sur place 18 000 broches, bien décidé à faire l’application des renvideurs mécaniques pour la filature sur une grande échelle.

La filature monstre

.            Il s’est associé avec son oncle et un beau-frère qui lui ont permis de réunir les capitaux nécessaires à l’aventure. Il faut en effet bâtir une usine à la mesure de l’entreprise. Le bâtiment de 5 étages, équipé des « self acting mules », emploie 350 ouvriers et est aussitôt baptisé la « filature monstre » par les Roubaisiens. Jusqu’alors, les entreprises roubaisiennes étaient installées dans des édifices modestes construits en fond de parcelle : l’utilisation des machines anglaises entraine la création d’une nouvelle génération de bâtiments industriels.

Mais un terrible incendie en 1845 paraît tout compromettre. Qu’à cela ne tienne, Louis Motte « sut retirer des débris une nouvelle filature » : l’usine va en quelques années occuper plus de 500 ouvriers.

L’influence de sa mère, Pauline Brédart, devait perdurer : ne lui rendait-il pas visite chaque matin, de concert avec son frère Alfred, chacun arrivant de son usine et faisant le « rapport matinal » à celle qui était toujours de bon conseil ?

La force des Motte réside dans la famille. Aimé Seillière, le filateur vosgien, reçu chez Motte-Bossut, lui écrit : « J’ai vu dans cet esprit d’entente cordiale qui ne cesse de vous unir, une des principales raisons de votre force et de votre esprit hardi d’entreprise. » Très lié à son frère Alfred, qu’il devait soutenir dans une carrière industrielle d’abord difficile, Louis devait ensuite s’appuyer sur ses nombreux fils. La bonne entente et la confiance entre les membres de la famille permettent ainsi le bon fonctionnement d’entreprises diverses parfois éloignées.

Comme tous les filateurs de coton, il doit s’adapter à la concurrence engendrée par le traité signé en 1860 avec l’Angleterre, et, malgré ses récriminations, il a plutôt bien réussi. En 1863, il reçoit la légion d’honneur alors que s’achève sa troisième usine. Il contrôle désormais 40 % de la capacité de filature de coton de la ville. Un nouvel incendie, provoqué par l’imprudence d’un fileur, détruit une nouvelle fois la « filature monstre » en 1866, faisant un mort et plusieurs blessés : 1000 ouvriers se retrouvent momentanément au chômage. Cette fois, ses associés l’abandonnent. Louis, resté seul, ne se décourage pas : il décide d’agrandir, de l’autre côté du canal, l’établissement annexe mais en utilisant, pour la construction, le procédé « fire proof » pour réduire le risque d’incendie.

Cette usine en briques rouges de style néo-gothique aux allures de « château industriel » avec ses tours, ses meurtrières et sa cheminée crénelée, devait marquer les esprits : certains y ont vu une « forteresse des dieux du capitalisme industriel » (sic). Paradoxalement, ce bâtiment, construit selon des normes d’avant-garde, se paraît des oripeaux de l’époque médiévale. Et la « belle cheminée » valait quartier de noblesse, rivalisant en hauteur avec beffroi et clocher, le pouvoir politique et le pouvoir religieux.

Travaille, travaille toujours

.            Dans ces entreprises du XIXe siècle qui sont avant tout des affaires de famille, la question de la succession est toujours lancinante. En octobre 1855, il avait écrit à son fils Léon : « Tu t’intéresses aux affaires, tu me demandes si tout marche à mon gré. J’aurais tort de me plaindre du moment actuel ; mais il est impossible, sache-le pour l’avenir, que tout marche comme on le rêve. L’industrie est une vie de combat continuel. Votre voisin fait mieux que vous ; ce mieux, c’est le fruit du travail, souvent du travail opiniâtre ; c’est une composition de tous les jours où l’on veut, à force d’imagination, à force d’espoirs, dépasser son voisin ; ainsi, travaille, travaille, travaille toujours ». En 1857, il encourageait un des ses fils à bien étudier l’anglais, appelé à être la langue des affaires : « pense en anglais, réfléchis en anglais. » Chez les Motte, comme dans le reste des grandes familles du Nord, la fécondité est élevée, il faut songer à caser les nombreux enfants.

En 1868, avec le mariage de son aîné, Léon, la raison devient « Motte-Bossut & fils ». Mais il veut que chacun de ses fils réussisse par lui-même. Il leur rappelle qu’ils vivent « dans un siècle où les hommes n’ont de valeur que par eux-mêmes, et que le commis intelligent et courageux prend tous les jours la place de son maître quand, ce dernier, par son peu d’énergie et sa légèreté, est obligé de descendre du rang qui lui semblait assurer pour jamais ».

Il crée en 1869 un tissage à Leers, à quelques kilomètres de Roubaix, près de la frontière belge, où il sait pouvoir compter sur une main d’œuvre de tisserands qualifiés, qu’il confie à ses deux aînés, Léon et Louis.

En avril 1872, Léon est tout fier de la visite de son père à l’usine de Leers : « Tout a marché devant lui ; la machine à vapeur continue à nous donner pleine satisfaction : elle ne fait aucun bruit et tourne bien rond. » Edmond, par son mariage, était entré dans la brasserie d’Armentières de sa belle-famille en 1870. Georges, le plus doué peut-être, va hériter de la filature paternelle. Pour le petit dernier, Edouard, qui a 20 ans en 1878, Motte-Bossut va créer, à plus de 60 ans, une dernière entreprise, une filature de laine peignée. Tous vont néanmoins adopter la même raison sociale : Motte-Bossut fils.

Louis, avec le sentiment du devoir accompli, peut dès lors se retirer. Dans la dernière partie de sa vie, Motte-Bossut s’est investi dans la vie politique locale. Adjoint au maire conservateur en 1872, il travaille à la question de l’alimentation en eau de la ville et de ses industries ; il fait imposer une largeur minimale de 12 m pour les nouvelles rues de Roubaix.

L’entreprise devait rester aux mains de la famille jusqu’à sa disparition en 1982. Aujourd’hui, la grandiose filature monstre, classée « monument historique » en 1978, abrite les Archives nationales du monde du travail. C’est ainsi, paradoxalement, qu’une usine de coton est devenue le symbole du passé industriel de la ville lainière.

Jean-Baptiste André Godin (1817 / 1888)

.            Le fourneau et le familistère

.            Si le saint-simonisme a une influence profonde sur les entrepreneurs du XIXe siècle, il n’en va pas de même du fouriérisme, jailli du cerveau très imaginatif de Charles Fourier. Parmi les grands entrepreneurs français, on ne peut guère citer que l’exemple de Jean-Baptiste Godin (Esquéhéries, Aisne, 26 janvier 1817 – Guise, Aisne, 15 janvier 1888) dont la réussite exceptionnelle lui a permis de réaliser un grand rêve : un phalanstère, ou du moins quelque chose d’approchant, fonctionnant pendant un bon siècle. Mais c’est paradoxalement les qualités d’entrepreneur sachant tirer profit au maximum de l’économie de marché qui a permis la concrétisation d’une utopie socialiste. Aussi, l’expérience devait-elle rester unique.

L’homme de Picardie

.            La Picardie ne se résume pas à la cathédrale d’Amiens et à ses champs de betterave. Cette riche terre agricole abrite aussi, sous le Second Empire, une importante population ouvrière. Il est vrai que cette industrialisation est éclatée et diffuse avec peu de grandes entreprises et employant une main d’œuvre rurale. Si le textile domine ici, comme ailleurs, il existe une activité métallurgique développée par des enfants de la région, avant tout dans l’Oise et dans l’Aisne. Peu nombreux sont ici les entrepreneurs fils de leurs œuvres.

petin descend de plusieurs générations de serruriers de Boué dans le canton du Nouvion-en-Thiérache. Ses parents, sans être pauvres, mènent une vie modeste : ils ont acheté une maison, possèdent quelques vaches et font un peu de culture pour compléter les revenus de l’atelier. S’il est élevé dans le catholicisme, et s’il montrera plus tard une profonde religiosité, il fréquente l’école laïque d’Esquéhéries où il témoigne d’une prise de conscience précoce à l’en croire : « Lorsqu’à l’âge de 8 à 10 ans, j’étais assis sur les bancs d’une école de village, où 140 enfants venaient s’entasser les uns sur les autres dans un air méphitique, et passer le temps à jouer, ou à recevoir la férule du maître, au lieu d’un enseignement profitable et régulier, il m’arrivait souvent de réfléchir sur l’insuffisance et l’imperfection des méthodes d’enseignement qu’on nous appliquait. »

Notre jeune philosophe complète ses réflexions par la lecture de Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Diderot, Voltaire et autres auteurs des Lumières qu’il se procure auprès des colporteurs de passage. Mais dès 11 ans et demi, il doit travailler aux côtés de son père.

Il décide en 1834 d’aller en ville pour se perfectionner : il séjourne à Paris puis dans le midi de la France. Ces voyages sont riches en déception : « Je croyais voir partout des supériorités en savoir et en capacité dans les ouvriers qui m’entouraient. Il fallut un certain temps pour dissiper ces illusions. » Il s’indigne surtout de l’injustice de la loi de l’offre et de la demande, « règle économique, sans entrailles et sans cœur qui, parfois, quand j’avais accompli un travail procurant des bénéfices exagérés au maître, ne m’accordait à moi qu’un salaire insuffisant pour subvenir à mes besoins ; et qui d’autres fois, au contraire, pour des travaux peu favorables à l’entrepreneur, me donnait un salaire élevé. » Il en tire la conclusion, lieu commun sous les plumes du temps, de la « paupérisation » des classes laborieuses sous l’effet de l’industrialisation : « Je voyais à nu les misères de l’ouvrier et ses besoins. » Il reste cependant peu sensible aux discours socialistes du temps, notamment au saint-simonisme.

De retour dans son village en 1837, il a pris sa décision : il va devenir « chef d’industrie ».

L’entrepreneur fouriériste

.            Il a l’idée de remplacer les appareils de chauffage en tôle par des appareils en fonte de fer : ce dernier matériau possède des propriétés supérieures, pouvoir calorifique élevé, ductilité et grande robustesse. Son mariage en 1840, avec Esther Lemaire, lui apporte, avec la dot, le capital nécessaire pour fonder son propre atelier. Il dépose un brevet pour un poêle à charbon en fonte de fer, premier d’une longue série. Il va donner à ses calorifères et à ses cuisinières un aspect décoré qui leur donne le caractère d’objets d’ameublement. Il commence comme constructeur-mécanicien avant d’installer sa propre fonderie, d’abord modestement dans un hangar.

Sortie des ateliers de Godin & Cie, L’Illustration 1896

En 1846, il transfère son activité à Guise, petite ville du nord de l’Aisne qui vivait jusqu’alors de ses filatures. Les fonderies et manufactures Godin-Lemaire s’installent dans le faubourg de Landrecies, au nord de la ville. Il emploie désormais une vingtaine d’ouvriers. Entretemps, il a découvert le fouriérisme en lisant un article dans Le Guetteur de Saint-Quentin (1842). C’est son chemin de Damas. Les élucubrations de Fourier l’intéressent moins que l’idée de l’association du capital et du travail. Il prend contact avec les membres de l’école sociétaire, comme s’intitulent les disciples de Fourier. Il s’efforce d’améliorer l’organisation du travail dans sa propre entreprise en instituant le salaire horaire et le travail à la tâche. Il crée une caisse de secours mutuels gérée par les ouvriers mais qui est alimentée par le produit des amendes (absences et malfaçons). Le souci d’améliorer la condition de ses ouvriers se concilie naturellement dans son esprit avec la volonté de rendre son entreprise plus rentable.

Les fouriéristes voient dans la révolution de 1848 l’occasion d’expérimenter leurs idées, et notamment le Phalanstère. Si plusieurs d’entre eux sont élus à l’Assemblée de 1848, Godin échoue dans l’Aisne mais il n’hésite pas à publier son engagement socialiste dans Le Courrier de Saint-Quentin : « Je suis Phalanstérien. » Si la gendarmerie vient perquisitionner à son domicile à l’automne 1848 et si le régime impérial songe un moment à l’arrêter, après le coup d’État du 2 décembre 1851, Godin sera finalement laissé tranquille : c’est un industriel respectable devenu un employeur trop important à Guise. Victor Considérant, le chef de l’École s’étant réfugié à Bruxelles, Godin établit une succursale dans les faubourgs de la capitale belge : façon de conjuguer une éventuelle solution d’exil et l’accès à un nouveau marché. Chez lui, l’intérêt de l’industriel n’est jamais sacrifié aux utopies sociales.

Son entreprise n’a cessé de prospérer : le personnel compte 300 personnes en 1857 puis 900 en 1870. Il produit alors 50 000 appareils par an contre une centaine vingt ans plus tôt ! Il commercialise plus de 300 modèles différents. Les appareils de cuisson cèdent la place aux appareils de chauffage tandis qu’apparaissent des appareils sanitaires. L’émaillage polychrome de la fonte donne à ses produits une diversité d’aspect et un fini inégalés : c’est par une politique systématique et continue d’innovation technologique et esthétique, plus que par le dépôt de ses brevets, qu’il s’impose face à ses concurrents. Il a très vite compris que « la question commerciale est de première importance, puisque c’est la vente qui entretient le travail. »

En même temps, la prospérité grandissante de ses affaires lui permet de financer les coûteuses expériences fouriéristes. Il engloutit un tiers de sa fortune dans la catastrophique Société de colonisation du Texas (1854) fondée par Considérant et ses amis pour créer des phalanstères au Nouveau Monde. Mais les fouriéristes étaient plus doués pour théoriser que pour agir efficacement. La perte de ses 100.000 francs lui donne une leçon : « en perdant les illusions qui avaient motivé ma confiance, je fis un retour sur moi-même et pris la résolution de ne plus attendre de personne le soin d’appliquer les réformes sociales que je pourrais accomplir par moi-même. » Il décide de créer son propre projet, le Familistère, en achetant en 1857 un vaste terrain en face de son usine.

Familistère

En 1870, le Familistère abrite 900 habitants. Dans Solutions sociales, il présente son œuvre ainsi : « créez toujours au profit du peuple, les instruments de son bien-être, et vous aurez créé les instruments de sa puissance et de son émancipation. » Mais Godin se heurte à l’opposition de son épouse : le couple se sépare en 1862 et la séparation de biens est prononcée en 1865. C’est le début d’une longue suite de contestations judiciaires jusqu’en 1877. Godin partage son existence désormais avec sa secrétaire Marie Moret, une lointaine cousine, féministe qui porte les cheveux courts et parle anglais. Ils vivent ensemble dans un appartement de l’aile gauche du « Palais ». Convaincu de la supériorité de son œuvre il publie Solutions sociales en 1871 : « Si ce n’est pas au contact du travailleur des champs ou de l’ouvrier de fabrique que s’acquiert l’art de bien dire, c’est au moins près d’eux que peuvent s’étudier les questions qui intéressent le sort des masses. » Il devait créer ensuite une revue, Le Devoir (1878), peu lue au Familistère, destinée avant tout à diffuser les sujets chers à Godin : la supériorité du familistère, le mouvement social, le progrès scientifique et technique, l’éducation, le pacifisme, le spiritualisme. Républicain pacifique, il refuse la voie violente choisie par la Commune en 1871 mais se prononce pour le droit de vote des femmes et la rémunération des fonctions électives.

Le Familistère vu par des observateurs critiques

.            Louis Reybaud, dans une étude très critique sur le Familistère, note à propos de Godin : « Il a une double notoriété, celle d’industriel, celle de socialiste […]. Sa situation à ce point de vue est assez délicate : reste-t-il modéré, il est suspect à ses ouvriers ; s’agite-t-il, il devient suspect au gouvernement. M. Godin, en homme positif, conduisit sa barque entre ses deux écueils, et s’occupa surtout de ses affaires. […] Ses appareils de cuisine, construits en bonne fonte et traités avec soin, avaient un écoulement facile et donnaient de bons profits. » Reybaud résume ainsi ce que va être la politique de Godin : « une certaine manière de gouverner les ouvriers […] en y employant le moins d’effort et le moins de dépense possible. Il connaissait les hommes, il savait qu’on n’en obtient rien d’essentiel à moins de toucher leur cœur et de gagner leur esprit. »

Le nom de Familistère évoque l’idée d’une famille mais il s’agit d’une famille d’adoption. Les ouvriers ayant le sentiment d’être propriétaires de l’établissement s’identifient avec son sort. « C’est moins avec des contrats qu’avec de bonnes paroles qu’on mène les ateliers. » Reybaud y voit un signe de l’habileté de l’industriel pour inciter sa main-d’oeuvre à travailler davantage pour l’entreprise. Les ouvriers deviennent les locataires et il se fait le fournisseur unique, le magasinier général. Godin était profondément hostile au principe de la maisonnette individuelle avec son jardinet, qui dominait dans les cités ouvrières, comme celle développée par Jean Dollfus à Mulhouse.

Pour Reybaud, le familistère marque le retour à la Caserne, caserne dorée mais caserne tout de même. Ne pouvant transformer la chaumière en palais, il installe la chaumière dans un palais. « Tout autour, sur un espace de 6 ha, règnent des promenades, des squares et des jardins d’agrément, entremêlés de potagers et de vergers. » Le familistère se compose de trois blocs imposants construits en brique et organisés autour de cours intérieures. Les logements sont blanchis à la chaux, pourvus d’un placard ou d’un cabinet, bien éclairés, bien aérés, bien adaptés à la vie de ménage. Les écoles sont organisées selon les principes de Fourier : l’objectif étant de former des ouvriers pour l’usine. Mais il innove en faisant donner le même enseignement aux garçons et aux filles, qui sont néanmoins séparés dans les classes par une large rangée. Reybaud reconnaît la qualité de l’enseignement « celui d’une bonne école primaire » mais il n’est pas question d’aller au-delà dans l’esprit de Godin. Deux fêtes sont organisées chaque année : la fête du travail (en mai déjà !) et la fête de l’enfance (en septembre). Louis Reybaud ne peut s’empêcher d’ironiser sur ce patron qui se fait épicier, tailleur, mercier et entrepreneur de spectacle pour son personnel.

Si Reybaud juge que le fouriériste chez Godin témoigne d’un « cerveau malade », il constate par ailleurs que le même homme s’est révélé un remarquable industriel, qu’il a su former « une légion d’ouvriers habiles », établissant la paix sociale dans son établissement, qu’il est devenu maire de Guise, conseiller général et député de l’Assemblée nationale (1871-1876).

Une série d’articles de l’Illustration en 1896 jette un œil tout aussi critique sur l’œuvre, cette fois après la mort de son fondateur. Dans les trois familistères, construits entre 1859 et 1883, vivent désormais quelque 1800 personnes : c’est la « maison de verre » pour le journaliste où toute vie privée est impossible. C’est surtout l’œuvre réservée à l’enfance qui suscite l’admiration, notamment le « pouponnat », qui annonce nos crèches, et les écoles où « la leçon est transformée en jeu, pour le plus grand profit du petit écolier ». Les écoles encadrent le théâtre. « Ah ! tout est prévu au Familistère, même la joie, même les danses, même les rires » souligne goguenard Jean Roseyro qui fait mine de s’étonner de l’absence d’esprit d’initiative des membres de l’Association.

L’association du capital et du travail

.            C’est contre la volonté d’une partie de la population du Familistère que Godin avait imposé son système d’association. En 1880, sous le régime plus libéral de la République, il avait pu fonder l’Association Coopérative du Capital et du Travail, Société du Familistère de Guise Godin & Cie. Pour lui, l’usine et le Palais constituent un tout. L’Association est néanmoins soigneusement hiérarchisée en fonction des capacités ou de l’engagement dans les activités de ses membres. Les associés et sociétaires, soit le quart du personnel, sont les seuls à habiter dans le Palais social. La moitié des bénéfices nets est distribuée et en 1894 le capital de la Société apporté par Godin était devenu la propriété des membres de l’Association. Godin a réservé la moitié de ses biens à l’Association, ne pouvant pas totalement déshériter son épouse et son fils. À sa mort, l’Association décide d’ériger une statue à l’effigie du grand homme, quasiment divinisé au sein du Familistère. L’Association devait survivre jusqu’en 1968, suscitant les rêveries des partisans de l’autogestion ouvrière. Mais aujourd’hui seule l’entreprise continue, le Familistère est devenu un musée. Le marché l’a emporté sur l’utopie.

Augustin Thomas Pouyer-Quertier (1820 / 1891)

.            Le champion du protectionnisme. Il a été le plus célèbre filateur de coton de son temps

.            Augustin Thomas Pouyer-Quertier (Etouville-en-Caux, 2 septembre 1820 – Rouen, 2 avril 1891) a été le plus célèbre filateur de coton de son temps. « Il incarne alors toute la réussite des bourgeois du coton. En même temps, bien en cour, ami du préfet comme de l’archevêque, cet homme nouveau symbolise un certain renouvellement des élites par le Second Empire » écrit Jean-Pierre Chaline dans Les Bourgeois de Rouen. Ce manufacturier trop orgueilleux a campé pour ses contemporains la figure du politicien normand du XIXe siècle : sa carrière souligne combien la politique et les affaires peuvent aussi faire mauvais ménage. Il a défendu à grand fracas le protectionnisme, sentiment alors majoritaire dans le patronat français, et s’est souvent heurté à Jean Dollfus, le cotonnier alsacien, son antithèse à bien des égards.

Arrivé au sommet de la réussite et de la gloire, il aimait à se présenter comme un « fils de ses œuvres » mais son origine n’était pas si modeste que cela. Si ses grands-parents Pouyer étaient de simples paysans analphabètes qui pratiquaient l’artisanat pour compléter leurs revenus, son père avait épousé Euphrasie-Félicité Quertier, fille du maire d’Etouville, un gros laboureur. Les Pouyer figurent, dès le Premier Empire, parmi les « principales familles » du Pays de Caux. Pouyer père était un « cultivateur-fabricant » devenu « marchand-fabricant » faisant travailler à façon des artisans ruraux et suffisamment aisé pour envoyer son fils au collège royal de Rouen jusqu’en mathématiques préparatoires. Le jeune Augustin fait un long stage en Angleterre et en revient « bien décidé à suivre les méthodes britanniques ». Grâce à la caution de son père, il va fonder son entreprise.

La Haute-Normandie constitue alors la plus importante région textile de France grâce à sa spécialisation dans la production bon marché. Rouen est le premier centre national pour la filature de coton qui alimente les métiers dispersés des tisserands du pays de Caux.

L’Enquête industrielle de 1860 permet de connaitre avec précision la situation de son entreprise : il présente lui-même la situation à la commission impériale qui l’auditionne. En 1860, Pouyer emploie en filature 90 ouvriers à Fleury-sur-Andelle dont une majorité d’adolescents et de femmes. À Perruel, 97 personnes travaillent : les fileurs sont assistés par des enfants, les femmes conduisent les préparations. Les salaires des femmes et des enfants « sont à un prix excessivement élevés » en comparaison de l’Angleterre, note-t-il en 1860. Le prix élevé du charbon limite l’emploi des métiers mécanisés. Il est plus rentable d’utiliser les métiers manuels. Pour le tissage, les métiers sont confiés à des femmes, les salaires étant sensiblement plus faibles que dans la filature.

La Foudre, cathédrale industrielle

.            Il rachète pour 550 000 francs, en 1859, l’usine modèle de La Foudre, premier édifice industriel construit en France à l’épreuve du feu selon le système anglais « fire-proof », l’élégance française en plus, mais dont les affaires, la filature du lin, n’avaient pas été florissantes jusque-là.

« La Foudre » devient le symbole de la grandeur de l’industrie cotonnière française. Pouyer-Quertier qui emploie 700 personnes va donner une renommée internationale à cette usine géante longue de 147 mètres avec ses 56 000 broches, « aussi haute que la pyramide de Khéops… presque l’égale de sa fière commère, la flèche de la cathédrale, la grande pompe à feu de La Foudre semblait la reine du peuple travailleur et fumant des usines comme sa voisine était la reine de la foule pointue des monuments sacrés » écrit Maupassant dans Bel-Ami.

Julien Turgan en 1862 se fait lyrique : « un monument essentiellement contemporain, dont les lignes droites, longues, nerveuses et légères forment un ensemble parfait, et représentent la seconde moitié du XIXe siècle, comme le Parthénon représente la Grèce antique ».

L’établissement devait son nom à l’utilisation, à l’origine, comme moteur de la machine d’un ancien remorqueur qui avait pour nom La Foudre. Comme le souligne Turgan, Pouyer, « sut, avec son coup d’œil exercé, discerner dans la foule des procédés nouveaux, ceux dont l’application constituait un véritable progrès. »

On retrouve là le coup d’œil du véritable entrepreneur.

La Foudre Moteurs à vapeur.

Le Monde illustré en 1864 décrit ainsi l’ensemble : « Les bâtiments et les cours occupent quatre hectares de terrain. Les bureaux et la maison d’habitation sont coquettement construits en briques et pierre sur le modèle des cottages anglais. L’édifice principal qui mesure 147 mètre de longueur, 16 mètres de largeur et 25 mètres de hauteur, s’élève au milieu d’une vaste cour qu’entourent les magasins, les ateliers (…) la salle des moteurs et des générateurs, un atelier d’exécution et de préparation de machines, une usine à gaz complète qui alimente les mille becs de la filature, des logements d’employés, etc. Notre vue à vol d’oiseau donne une idée très exacte de l’ensemble. »

Selon Julien Turgan : « La Foudre emploie 6 à 700 personnes, hommes, jeunes gens, enfants, femmes et même petites filles car il n’est pas besoin d’autre force physique dans ces ateliers si vastes, si bien aérés, si également chauffés où tout se meut et tourne tout seul sans que les ouvriers aient autre chose à faire qu’à surveiller leurs métiers, renouer les fils cassés, renouveler leurs bobines épuisées. »

La guerre civile américaine coupe cependant les voies d’approvisionnement et l’entreprise doit acheter le coton des Indes d’une qualité bien inférieure car mal égrené sur le lieu de production.

Et, surtout, le traité de « libre échange » de 1860 avec l’Angleterre prend par surprise le filateur qui s’était persuadé que jamais le gouvernement n’oserait remettre en question le système des prohibitions qui maintenait l’industrie française à l’abri d’une « muraille de Chine ». Le voici qui s’indigne devant la commission lors de la grande Enquête industrielle :

« Une effrayante perturbation s’est déclarée dans les affaires industrielles et commerciales, et, à une prospérité qui ne cherchait qu’à grandir, a succédé… une crise qui a déjà ébranlé le crédit des entreprises».

Comme le souligne Jean-Pierre Chaline : « Jusqu’alors bourgeois parmi d’autres dans une ville abondant en fortunes cotonnières, il va commencer, aux yeux de ses concitoyens, à se laisser gagner par la démesure. C’est le moment où le traité de commerce fait de lui le champion du protectionnisme, personnalité d’envergure nationale oubliant peu à peu la sagesse normande ».

À la tribune du corps législatif, il tonne le 18 mars 1862 : « Quand je serai Anglais, je serai libre-échangiste ; mais tant que je serai Français, je serai protectionniste. »

Son adversaire politique malheureux, le filateur libéral, Charles Levavasseur devait se moquer, en 1862, dans une lettre pleine d’esprit de son analyse : il souligne que la crise agricole française, la guerre civile américaine, les troubles politiques en Amérique latine sont davantage responsables des difficultés de l’industrie cotonnière, en lui faisant perdre de nombreux clients, que les Anglais présentés comme des « génies malfaisants qui partout infestent la Terre ».

L’Hercule de Martainville

.            Au corps législatif, il aime à se présenter comme « le représentant d’une des plus grandes villes manufacturières de l’Empire ». Taillé en colosse, le « grand viking blond à la voix puissante » devient sous le crayon des caricaturistes « L’Hercule de Martainville » (Flaubert) jonglant avec les millions et les balles de coton » ou bien « Gargantua » capable d’affronter dans un duel bachique Bismarck (et de le vaincre !) lors des négociations du Traité de Francfort. Un ouvrage satirique intitulé Les Notables de Normandie décrit « ce souteneur du coton, ce parleur fier-à-bras, ce capitan de la tribune » et met l’accent sur : « ce qui domine son caractère, c’est un besoin terrible de s’agiter, de s’entremettre, de s’ébattre en public, de reluire à la face du soleil et de la foule ».

Avec Adolphe Thiers, l’autre champion du protectionnisme, il forme un duo involontairement comique par leur physique contrasté : le minuscule Marseillais à la voix de crécelle et l’immense Normand à la voix de stentor alternent à la tribune y faisant assaut de mauvaise foi et d’effets de manche.

Il a inspiré les écrivains normands. Flaubert lui emprunte des traits de Dambreuse dans l’Éducation sentimentale : « L’oreille dans tous les bureaux, la main dans toutes les entreprises, à l’affût des bonnes occasions, subtil comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat, il avait amassé une fortune que l’on disait considérable. »

Maupassant lui donne la figure de Carré-Lamadon dans Boule de suif : « Homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois filatures… il était resté tout le temps de l’Empire chef de l’opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu’il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. »

Se présentant comme le défenseur des ouvriers, il préside le conseil national de bienfaisance qui secourt en 1863 les ouvriers cotonniers et développe le tissage du drap et des nouveautés lainières à Rouen et dans la Seine-Inférieure : après leur apprentissage, les ouvriers reçoivent sous forme de prêt un métier à drap. Les tisserands à coton du pays de Caux se reconvertissent ainsi dans une nouvelle activité.

Député officiel en 1857 et 1863, il perd l’investiture du gouvernement impérial en 1869 en raison de ses discours protectionnistes : il est battu par le candidat de l’opposition. Cette défaite politique devait se révéler un bien : il n’est pas entraîné dans la débâcle impériale et peut se faire élire triomphalement comme représentant de la Seine-Inférieure le 8 février 1871. Thiers lui confie le portefeuille des Finances. Il participe avec « sa bonne humeur inaltérable » à la négociation du Traité de Francfort et à la préparation de l’emprunt pour régler l’indemnité de guerre.

Lors de la discussion avec Bismarck, où il montre plus de fermeté que Jules Favre, ministre des Affaires étrangères, il déclare un moment : « Si vous étiez le vaincu, je vous donne ma parole que je ne vous eusse pas obligé à devenir Français, et vous me faites Allemand » Interloqué, le chancelier s’exclame : « Qui vous parle de prendre votre Normandie ? – La chose est pourtant bien simple, prince. Je suis l’un des principaux actionnaires des forges de Villerupt, et vous voyez bien que, de ce côté, vous me faites Allemand. – Allons, allons, ne pleurez pas. Je vous laisse Villerupt. Mais ne demandez plus rien ou je vous le reprends. »

Comme il paraît justifier les pratiques douteuses de l’ancien préfet de l’Eure poursuivi en justice, il doit donner sa démission le 5 mars 1872. Il ne le pardonne pas à son ancien allié politique : il contribue à la chute de Thiers le 24 mai 1873.

La roche tarpéienne est proche du Capitole

.            Le petit-fils de paysans rêve d’accéder à la haute société parisienne, de frayer avec la noblesse. Une de ses filles épouse le marquis de la Roche-Lambert, et l’autre le comte de Lambertye : les dots sont des « prêts à fonds perdus » mais que ne ferait pas ce moderne Monsieur Jourdain pour voir son nom associé à ceux de l’aristocratie ? Aux yeux des contemporains, pour qui il a visé trop haut, c’est un « parvenu ». Ébloui par ses alliances aristocratiques, celui qui aurait pu être une des figures du nouveau régime glisse vers le légitimisme et vote contre les lois constitutionnelles qui établissent la IIIe République. Élu au Sénat le 30 janvier 1876, il s’y fait le chantre infatigable du protectionnisme et se fait réélire en 1882 sous l’étiquette monarchiste. Mais ses affaires périclitent et ses deux filles meurent encore jeunes en 1884. Candidat malheureux aux élections législatives de 1885, il finit par perdre son siège au Sénat en 1891.

Il ne devait pas s’en remettre, laissant à sa mort des usines déficitaires et une fortune grevée d’hypothèques. La monumentale statue du filateur, inaugurée en 1894 sur la place Cauchoise, devait être fondue en 1941 dans le cadre de la récupération des métaux non ferreux. Sic transit gloria mundi

Paul Chandon de Brialles (1821 / 1895)

.            Les bulles spéculatives du champagne

.            « Le vin est notre grand instrument d’échange avec les autres pays » soulignait Julien Turgan en 1880, ajoutant : « deux mots français sont universels : champagne et cognac. » Le comte Paul Chandon de Brialles (Epernay, 20 avril 1821 – 9 juin 1895) a recueilli l’héritage des Moët et des Chandon et contribué à faire de la production du champagne une industrie florissante et d’Epernay la capitale de ce vin de fête. Aujourd’hui encore, Moët et Chandon est reconnue comme la première marque mondiale de Champagne. Comme il l’expliquait à Aristide Cavaillé-Col, génial facteur d’orgues mais médiocre homme d’affaires : « vous êtes un grand artiste et un honnête homme, mais un bien pauvre homme d’affaires et dans ce bas monde, mon pauvre cher Maître, maintenant plus que jamais, il faut ne rien faire sans qu’il s’ensuive un bénéfice ».

Moët et Chandon

.            L’entreprise a des origines très anciennes : si la date de 1743 est revendiquée pour les origines de la production de champagne, le fondateur Claude Moët était né sous Louis XIV et s’était établi comme commissionnaire en vins à Epernay. Il a l’idée de s’installer « hors les murs » dans le faubourg de la Folie : c’est là que devait être tracée plus tard la fameuse avenue de Champagne où s’alignent aujourd’hui quelques-unes des plus prestigieuses maisons de la place.

Son petit-fils Jean Rémy Moët devait utiliser ses relations pour faire connaître sa maison en France et à l’étranger. Napoléon ne manque pas de s’arrêter à Epernay dans le cours de ses campagnes : il devait passer 9 commandes au total soit 2700 bouteilles. Paradoxalement, la défaite impériale de 1814 devait faire la fortune des Moët par le pillage de leurs caves. En effet les majestés impériales et royales de Russie, d’Autriche et de Prusse et leurs états-majors ne manquèrent pas de vider avec soin toutes les réserves du négociant. Selon un mémorialiste, Jean Rémy Moët avait pris la chose avec philosophie : « Je me fais de tous ceux qui boivent mon vin autant de commis voyageurs qui en rentrant dans leur patrie lointaine feront l’article pour ma maison… ».

En 1816, l’habile négociant marie sa fille au comte Pierre Gabriel Chandon : dès lors la raison sociale devint Chandon-Moët puis Moët et Chandon en 1833.

D’abord associé avec son oncle Victor Moët et son frère Gabriel Chandon, Paul Chandon, fils de Pierre Gabriel, devient directeur de la maison en 1868. Le capital social de 15 millions de francs en 1868 devait augmenter et passer à 27 millions dans la nouvelle société constituée en 1881 et dont il devait demeurer le seul dirigeant.

L’industrialisation d’un vin pétillant

.            Au moment où Paul accède aux responsabilités, le champagne, activité de négoce est en train de s’industrialiser. Le Traité sur le travail des vins blancs publié en 1837 par un pharmacien champenois, Jean-Baptiste François, met en lumière le rôle joué par le sucre dans la production de gaz carbonique, cette prise de mousse nécessaire au vin pétillant. François invente le sucre-oenomètre pour mesurer avec précision la quantité de sucre contenue dans le vin. En effet, un des gros problèmes rencontrés par les producteurs de champagne était la « casse » résultant d’un excès de sucre dans le vin mis en bouteille. L’explosion des bouteilles était ainsi relativement fréquente et parfois catastrophique : en 1833, Moët et Chandon voit partir en éclats le tiers de sa production annuelle. Une machine à doser est utilisée par les producteurs à partir de 1844. Dans les années 1870, des études, auxquelles participe Pasteur, vont éclaircir le rôle joué par les levures qui transforment le sucre en alcool et en gaz.

L’installation des bouteilles dans des caves profondes permet de ralentir le processus de fermentation. Peu à peu l’aménagement des galeries gagne en efficacité avec l’utilisation de pupitres (1840) puis des trous obliques qui permettent une meilleure inclinaison des bouteilles pour hâter le glissement du dépôt dans le col. Le remueur imprime à chaque bouteille un mouvement rapide de rotation, chaque jour, pendant 5 à 6 semaines.

Les verriers réussissent dans les années 1850 à produire des bouteilles capables de résister à la forte pression du vin. Les premières machines à boucher sont opérationnelles dans les années 1840 et en 1848 Adolphe Jacquesson, négociant de Châlons, dépose un brevet pour le muselet, cette capsule en fer posé sur le haut du bouchon et ficelée avec du fil de fer. Enfin, en 1858 le bouchon présente la forme que nous lui connaissons, composé de deux parties de liège collées : une machine à enfoncer ces nouveaux bouchons étant réalisée par un habitant d’Épernay, Charbonnier.

La production de vins effervescents ne va cesser d’augmenter pour répondre à une demande grandissante. Entre 1848 et 1869, les ventes de bouteilles augmentent de 144 %. Moët et Chandon, en position de leader, voit ses ventes s’envoler : + 1423 % ! Le champagne s’impose sur les marchés internationaux, particulièrement après la baisse des tarifs douaniers par les Anglais en 1861. Ce sont les marchés étrangers, plus que la demande intérieure, qui stimulent la production.

En 1862, le prix des bouteilles de la maison oscille entre 3,75 et 5,50 francs pièce soit l’équivalent d’une ou deux journées de salaire d’un ouvrier de filature champenois. Il se boit à table pour accompagner les viandes et le fromage. En revanche, les manuels de l’époque déconseillent son mariage avec les sucreries. Le champagne sec est le plus apprécié par les Britanniques, en attendant que les « cocottes » n’imposent le brut.

Sous la direction éclairée de Paul Chandon, la superficie du vignoble possédée par la Maison passe de 87 à 440 hectares. La maison « n’établit ses cuvées qu’avec les raisins des propriétés de la famille et de ses plus proches voisins, de manière à pouvoir contrôler sans cesse l’exactitude précise et de la qualité, et de la quantité de ce que chacun peut produire. »1 Paul Chandon déclare à Julien Turgan : « le vin de Champagne doit être traité avec tous les ménagements qu’il faut à un malade, ou plutôt à un convalescent ; la moindre fausse manœuvre, le plus petit défaut de propreté, un mouvement de brutalité, l’oubli d’une des précautions à prendre, peuvent causer de très grandes pertes, quelquefois de sommes considérables, et la perte plus grande encore de la réputation de la marque de la maison. »

Les caves s’étendent sur plus de 11 km et peuvent accueillir jusqu’à 10 millions de bouteilles. De nouvelles caves à grand gabarit sont creusées (au pic !) dans les années 1870. Paul Chandon va être le premier à utiliser l’éclairage électrique. En 1880, l’entreprise emploie plus de 1100 personnes dont 800 dans les vignes, plus de 200 dans les caves et près de 50 à l’emballage. Entre 1870 et 1880, la maison a utilisé 45 millions de bouteilles et le double de bouchons : les bouteilles reçoivent un bouchon de tirage pendant qu’elles restent dans la cave puis un bouchon d’expédition. Les bouteilles remplies descendent par de larges puits jusqu’aux caves à une profondeur de 25 mètres où elles sont conservées à moins de 8 degrés.

Caves Moet & Chandon

Comme d’autres entrepreneurs de son temps, dans l’esprit du catholicisme social, Chandon développe une œuvre sociale qui sera récompensée en 1889 par une médaille d’or à l’Exposition universelle. Il décide en 1867 d’abandonner aux ouvriers l’argent produit par les visites de l’établissement, la vente de verres cassés et du matériel usagé. En 1868 un service médical assure des soins gratuits. En cas de maladie ou d’accident, les ouvriers obtiennent de toucher tout ou partie de leur salaire (1875). Ils conservent leur emploi en cas de service militaire ; des retraites sont accordées aux ouvriers et employés âgés de 60 ans et ayant accompli 30 années de service (1872). En 1874, la Maison ayant obtenu une indemnité de dommages de guerre et des intérêts versés par des concurrents convaincus de fraude, décide de partager la somme avec tout le personnel.

Soucieux du logement de ses salariés, Paul Chandon fait construire des maisons ouvrières et met à leur disposition des terrains pour le jardinage.

Le bienfaiteur d’Épernay

.            Catholique convaincu, il joue un rôle important comme notable sur le plan local. Il siège au conseil municipal d’Épernay, remplissant les fonctions d’adjoint sous le Second Empire et il se fait élire au Conseil général. Il est tout naturellement membre de la Chambre de commerce et juge au Tribunal de commerce. Lors de la guerre de 1870 et de l’occupation prussienne, il transforme les bâtiments de sa maison de négoce en « ambulance » pour soigner plusieurs centaines de soldats. Les Prussiens ayant prétendu réquisitionner l’ambulance, le comte paraît au milieu des malades, revêtu de ses insignes de chevalier de l’ordre de Malte. Impressionnés, les occupants lui rendent les honneurs et renoncent à leur projet.

Le 8 septembre 1870, un détachement de l’armée ennemie, dont le comte de Schmettow, apparenté à la famille royale, ayant été victime d’habitants de la ville, le prince de Prusse ordonne de livrer la ville au pillage. Mais se ravisant, l’illustre personnage accepte de renoncer au saccage si les notables versent dans les 24 heures la modeste contribution de 200 000 francs. La plupart des négociants ayant fui la ville, on n’arrive pas à réunir toute la somme. Paul de Chandon promet de fournir les 38 000 francs restants en engageant sa signature. Il sauve ainsi Épernay du pillage par la soldatesque.

Nommé membre de la nouvelle administration municipale en raison de sa connaissance de l’allemand, il est fait prisonnier par ordre de Bismarck et contraint de servir de bouclier humain sur les trains attaqués par des francs-tireurs desservant Château-Thierry, Châlons-sur-Marne et Reims. C’est sur lui que comptait la ville pour assurer le logement des hommes, des chevaux et du matériel : plus de dix mille billets de logements étant imposés à Épernay. Il devait faire son devoir avec beaucoup de dévouement alors même que l’entreprise perdait énormément d’argent pendant cette période.

Mais les relations de Paul Chandon avec les Allemands n’avaient pas toujours été négatives dans le passé. Grâce au peintre Ernst Kietz, connaissance du couple Chandon, il avait fait la connaissance de Richard Wagner. Encore peu connu, le maître allemand est accueilli deux jours dans l’hôtel particulier d’Épernay en février 1858 : Paul Chandon avait, paraît-il, assisté à la première de Rienzi à Dresde. En 1861, Wagner offre deux billets pour la première de Tannhaüser à l’opéra de Paris. Paul Chandon lui envoie une caisse de champagne qui l’a peut-être consolé de l’accueil aussi mouvementé que négatif de l’œuvre par les mélomanes parisiens. À deux reprises, en 1863 et en 1868, Wagner devait passer commande à son « cher ami ». Par ailleurs, Franz Liszt, beau-père de Wagner, venait souvent jouer de l’orgue dans le salon des Chandon. Selon un journal local, Paul Chandon « était un homme du monde à l’esprit fin et délié, d’un abord sympathique, d’un sens artistique très développé, surtout au point de vue musical. »

Dans la continuité de ses convictions, Paul Chandon finance la construction d’édifices religieux champenois, notamment l’église Saint-Pierre-Saint-Paul d’Épernay de style byzantin et donne des sommes importantes aux fabriques de Notre-Dame et de Saint-Pierre-Saint-Paul. Il concilie son catholicisme et sa passion pour la musique en finançant l’installation d’un nouvel orgue à Notre-Dame confiée aux bons soins du très réputé Aristide Cavaillé-Col.

Il finance aussi l’ouverture de l’avenue nommée en son nom, le bureau de bienfaisance et la fondation d’un lit pour les femmes en couches à l’hospice.

Mais son catholicisme n’étant pas bien vu des gouvernements de la IIIe république, il n’a jamais obtenu la légion d’honneur, alors qu’il cumulait les décorations « papistes » : grand-croix de l’ordre de Saint-Grégoire le Grand et commandeur du Saint-Sépulcre. Le pape en avait même fait un comte pontifical en 1869 sous le nom de Chandon-Moët. Néanmoins, le meilleur titre à la postérité de notre aristocrate entrepreneur reste les bulles pétillantes qui frémissent à la surface d’une coupe de champagne.

David Gruber (1825 / 1880)

.            Le père de la brasserie moderne. L’Alsacien David Gruber fait sortir la fabrication de la bière de l’ancienne routine pour adopter une approche à la fois scientifique et commerciale.

.            Si les origines de la bière remontent à la nuit des temps, si les Égyptiens brassaient déjà leur bière 4000 avant notre ère, et si le code d’Hammurabi au IIe millénaire condamne déjà les contrefaçons, la brasserie moderne commence avec l’Alsacien David Gruber (Phalsbourg, 27 octobre 1825 – Strasbourg, 31 octobre 1880) au milieu du XIXe siècle. Il fait sortir la fabrication de la bière de l’ancienne routine pour adopter une approche à la fois scientifique et commerciale. La bière, boisson locale, de qualité variable, de conservation aléatoire, va devenir ce produit de masse, de qualité constante, qui va se diffuser partout.

L’Alsace était depuis longtemps une terre d’élection de la bière. Un proverbe alsacien ne disait-il pas : « l’eau est mouillée, le vin trop cher, je prends ma pipe et bois de la bière » ? Néanmoins, on consommait plus de vin que de bière dans le Bas-Rhin. Et si le vin a suscité en France bien des écrits et des études, il n’en va pas de même de la bière, qui est, paradoxalement, à la fois la boisson la plus consommée et la plus universelle et en même temps la plus mystérieuse. N’était-elle pas, pour ses vertus euphorisantes, la boisson des dieux dans l’ancienne Mésopotamie ?

Entrepreneur par hasard

.            Rien ne semblait destiner David Gruber à devenir un des plus remarquables chefs d’entreprise strasbourgeois. Son père, qui s’appelait lui aussi David Gruber, était un modeste tailleur originaire de la Petite-Pierre.

Gruber fils avait étudié la théologie au séminaire protestant de Strasbourg mais au bout de 4 ans il s’était aperçu qu’il n’avait plus la foi. Après avoir songé un moment à une carrière dans les lettres, il va se convertir à la grande religion du XIXe siècle : les sciences exactes.

David_Gruber, Domaine public

À 24 ans, il est élève pharmacien au laboratoire de l’hôpital de Strasbourg. Le chimiste allemand Liebig venait de publier sa théorie des ferments (1850) : tout ferment serait une matière organique en décomposition ou en putréfaction. Voulant expérimenter la théorie nouvelle, il songe à une fabrication rationnelle de la bière. Strasbourg, avec ses 74 brasseries, était sans doute l’endroit rêvé pour cela.

Il utilise la grande bassine du laboratoire mais ses essais sont loin d’être toujours concluants. Quand il lui arrive de réussir, il invite ses camarades de la pharmacie à déguster. « Trouvant que sa bière théorique laissait souvent à désirer, David Gruber trouva opportun d’apprendre les procédés de fabrication chez les gens du métier. » Il devient apprenti à la brasserie des Trois Rois, puis ouvrier à la Lanterne tout en achevant ses examens de pharmacien.

Le pharmacien brasseur loue à Koenigshofen, aux portes de Strasbourg, une petite brasserie (l’ancienne maison Clausing fondée en 1839) dont la chaudière contenait seulement 10 hectolitres. Ayant besoin d’un capital, il s’associe, en 1855, avec son frère puis, en 1864, avec Alexandre Reeb, autre pharmacien qu’il avait côtoyé à l’hôpital. Cette bière nouvelle suscite les sarcasmes de ceux qui dénoncent une « bière de pharmacien ». Mais chez Gruber, le chercheur se double de l’industriel et du commerçant. Il met au pojnt le « bock-ale », une bière blonde et pâle, « spécialité inimitable » dont la « fabrication constitue un véritable arcane ». Elle est d’abord débitée dans une taverne strasbourgeoise, le Cygne blanc.

Il crée de vastes caves à Koenigshofen, maintenues à une très basse température par des glacières approvisionnées par les prairies adjacentes artificiellement inondées en hiver. Les prés du domaine de la Röthmuhle peuvent fournir jusqu’à 20 000 tonnes de glace si les conditions climatiques s’y prêtent ; de quoi alimenter sa nouvelle « glacière » d’une contenance de 6 000 m3 aménagée en 1869 lors de la réfection de ses installations. Le froid joue un rôle important pour la « fermentation basse » associée à la nouvelle bière.

Partant du principe emprunté aux découvertes de Pasteur, il chauffe la bière à une certaine température (40° C) pour tuer « des germes infiniment petits qui produisent les fermentations de mauvaise nature » : les micro-organismes, levures sauvages et bactéries. La bière retrouve alors stabilité et qualité. Il construit et aménage sa brasserie de manière à résister aux microbes dangereux. Il supprime les bacs, vastes réservoirs ouverts et à fond plat, foyer à « germes ennemis », les pompes et tendelins transvaseurs. Pour régler la température à volonté, il va utiliser le chauffage à la vapeur. L’usine-laboratoire rompt totalement avec les routines et traditions des brasseurs locaux. Il est désormais possible de réaliser un produit à la qualité constante.

Il ne suffit pas cependant d’améliorer l’outillage et les procédés. Le choix des matières premières, et notamment la qualité de l’orge et du houblon, préoccupe Gruber. Il s’est efforcé de favoriser la culture de l’orge chevalier, la meilleure variété employée par la brasserie, en organisant notamment un concours annuel sous les auspices de la Société des sciences, agriculture et arts.

Révolution des transports, révolution de la consommation

.            Ensuite se pose la question du transport de la bière : les variations de température liées à la lenteur des équipages et les trépidations inhérentes à l’état des chaussées, néfastes à sa « stabilité », ont longtemps entravé le transport de la bière à longue distance. Le chemin de fer ouvre de nouvelles perspectives, sans pour autant apporter dans l’immédiat la solution. En effet, la bière, produit de peu de valeur ne pouvait supporter des prix de transport élevés et les délais d’acheminement subsistaient. Mais la compagnie des chemins de fer de L’Est va proposer aux brasseurs de tourner la difficulté en regroupant leur envoi sur un jour de la semaine afin de former un train complet susceptible de rallier la capitale sans arrêts prolongés en une vingtaine d’heures.

Le tout nouveau Syndicat des brasseurs de Strasbourg ayant donné son accord, le premier convoi est organisé en février 1860. Bientôt, ce n’est plus un train, mais deux, puis trois qui sont expédiés chaque semaine. À la fin du Second Empire, la compagnie assure un service par jour (dimanche excepté) avec départ régulier le matin à 8 h 35 et arrivée le lendemain à 3 h 30, soit en un peu moins de vingt heures. Aussi, la production de bière alsacienne connaît un fort développement dans les années 1860. À la veille de la guerre de 1870, la brasserie Gruber occupe désormais la première place sur Strasbourg avec une production annuelle de 50 000 hl.

Par dérogation, un quai de la gare de Strasbourg est exceptionnellement ouvert aux brasseurs pendant la nuit, la bière étant amenée à partir de 3 h du matin. À l’arrivée à Paris, l’enlèvement des 1 800 à 2 000 hl de chaque chargement est effectué en cinq heures au plus. Ainsi, de cave à cave (du producteur au destinataire), le délai d’acheminement (transport par le rail et double camionnage au départ et à l’arrivée) n’excède pas trente heures. Gruber sollicite en 1869 d’être raccordé par un embranchement particulier aux voies de la Compagnie des chemins de fer de l’Est, via la gare de Koenigshoffen, sur la ligne de Bâle à Strasbourg.

Disposant désormais d’une bière qui peut être conservée et transportée, il crée un réseau de brasseries associé aux voies ferrées. Dès 1872, la société possède ses propres wagons qui, conçus spécialement pour le transport de la bière, ravitaillent régulièrement les « Tavernes alsaciennes » créées par Gruber, à partir de 1864. Il est donc le premier brasseur à faire construire des wagons spéciaux, fournis par le constructeur munichois Joseph Rathgeber sur le modèle des wagons Dreher ; ils lui sont livrés en 1872 et 1873 en deux tranches de cinq unités chacune.

S’il est, très vite, imité par ses concurrents locaux, son parc de wagons à bière reste de loin le plus important d’Alsace-Lorraine avec une soixantaine d’unités au début des années 1880.

La dimension commerciale est non moins originale et novatrice dans son activité d’entrepreneur : les tavernes alsaciennes, dite tavernes Gruber, utilisent le principe de la franchise et permettent une diffusion internationale. Elles sont confiées à des gérants indépendants. Le réseau couvre les grandes villes françaises comme Bordeaux, Paris, Marseille, Rochefort…, belges et hollandaises comme Bruxelles, Anvers, Amsterdam… La bière qui était, en France, une boisson fortement régionalisée, limitée au nord et à l’est du pays, gagne les régions méridionales où l’on consommait traditionnellement du vin. La lutte du pot de vin et de la chope de bière tourne au profit de cette dernière : la consommation de bière en France triple entre le début du règne de Louis-Philippe et la Belle époque. Cette progression est favorisée par la crise du phylloxera qui porte un coup terrible à la production viticole. De plus l’industrialisation a permis la forte baisse du prix et a rendu la bière plus accessible aux pauvres du Nord et de l’Est.

Comme beaucoup d’entrepreneurs de son temps, David Gruber s’est voulu un patron social : les ouvriers étaient intéressés aux bénéfices et ceux-ci alimentaient aussi une caisse de retraite. À l’écart du monde des brasseurs, il consacre moins de temps, à partir de 1872, en raison de problèmes de santé, à ses activités industrielles. Il revient à ses travaux de recherches ; malheureusement le temps de la mise en bière était proche. Il devait mourir à l’âge de 55 ans.

En 1885, l’entreprise Gruber & Cie est toujours considérée comme la plus importante du secteur en Alsace. En 1910, sa production atteint 150 000 hl, insuffisante cependant pour conserver la primauté que lui dispute désormais la brasserie Fisher. Entrée dans son capital en 1934, cette dernière finit par l’absorber en 1959. La brasserie Gruber devait cesser toute activité en 1965.

Émile Menier (1826 / 1881)

.            L’homme qui a fait son beurre avec le chocolat. Menier a fait du chocolat un produit de consommation courante. La politique était aussi au centre de ses préoccupations.

.            Émile Justin Menier (Paris, 16 mai 1826 – Noisiel, Seine-et-Marne, 16 mars 1881) n’a pas été seulement un entrepreneur audacieux et innovant, contribuant à faire du chocolat un produit de consommation courante, et un patron social assurant logement et éducation à son personnel. Il a voulu aussi jouer un rôle politique : ce républicain libéral et anticlérical a défendu le libre-échange au nom des intérêts des consommateurs et des contribuables.

Son père rêvait d’être pharmacien et il était devenu chocolatier par accident. Émile va donc hériter de l’affaire créée par son père Jean-Antoine Brutus Menier. Ayant inventé un système de meule pour pulvériser les drogues, Menier père va l’appliquer au traitement du cacao pour le réduire en poudre. Il achète en 1825 le moulin de Noisiel. En ce temps-là, la confiserie est utilisée pour enrober les médicaments difficiles à ingérer. Il a l’idée de vendre le chocolat sous forme de tablette enveloppée dans du papier jaune avec une marque de fabrique Chocolat-Menier en utilisant, un des premiers, la publicité dans les journaux.

Affiche chocolat Menier

Mais Menier père se considérait avant tout comme un inventeur et pharmacien et c’est à ce titre qu’il avait cherché à obtenir la légion d’honneur en 1852, « comme ayant créé en France une industrie nouvelle, la pulvérisation en grand et par mécanique de toutes les substances pharmaceutiques employées dans l’art de guérir… » selon les mots du maire de Noisiel. Si Émile a fait des études de pharmacien, c’est lui qui va véritablement construire l’empire industriel. Il lui faudra pourtant un certain temps avant de ne plus être considéré comme un « pharmacien-droguiste » mais comme un chocolatier à part entière.

Le baron Cacao

.            Le chocolat gardait sa réputation de produit exotique et luxueux. Il souffrait aussi de la mauvaise qualité du chocolat bon marché. C’est Émile qui va recentrer l’entreprise dans la production de chocolat et finir par se débarrasser de l’unité pharmaceutique. En 1853, il succède à son père et prend la direction de la chocolaterie. Il met aussi l’accent sur la publicité. Il voyage en Amérique centrale, soucieux de développer la production de cacao qui est insuffisante. Dans les années 1860, il achète des plantations de cacaoyers au Nicaragua, qu’il transforme en exploitation modèle. En France, il crée la sucrerie de Roye dans la Somme, puis d’autres établissements en Seine-et-Marne.

Il va faire de l’usine de Noisiel, où toutes les opérations vont être mécanisées, cet établissement modèle visité par Tresca et Duchesne en 1868, Turgan en 1870, et en 1878 par une délégation du Congrès d’hygiène. Pour des raisons publicitaires, il a toujours eu soin de laisser librement visiter son usine, pratique bien peu courante dans le monde industriel, soucieux de préserver les secrets de fabrication.

Les visiteurs de 1869 font l’éloge de « cette belle usine, placée sur la Marne, au milieu d’une eau vive courante, est tellement bien entretenue, si parfaitement ventilée dans toutes ses parties [ … ] On fabrique surtout une qualité de chocolat qui est toujours la même. Il est d’un bon goût très digestif ; mais on n’y fait pas entrer ces aromates recherchés qui augmentent le prix des premiers, sans rien ajouter à leurs propriétés alimentaires. »

Usine de Noisel

Le travail est continu avec des équipes de jour et de nuit pour que les appareils soient toujours en activité. La fabrication de chocolats est multipliée par 6 entre 1850 et 1867. Il réalise dès lors le ¼ de la production française de chocolat.

L’architecte Jules Saulnier remplace l’ancien moulin par un bâtiment de trois travées de fer et de briques vernissées. En 1878 l’usine est considérée comme la grande fabrique de chocolats du monde. Menier emploie plus de 800 ouvriers.

Le traité de 1860 favorise la démocratisation du chocolat, avec la diminution des droits de douanes sur les sucres et cacaos qui entraîne aussitôt une augmentation de la consommation. Comme le note Turgan, à l’exception des départements frontaliers de l’Espagne et d’une partie de la Provence, « il est encore à l’état de bonbon rare pour toute la France centrale ». Il présente pourtant de grandes qualités, nutritives, un « arôme agréable » : « peu encombrant, propre, lentement altérable… et très facilement divisible » et Turgan de conclure : « son avenir est infini ». La démocratisation du chocolat, dont Menier est la cheville ouvrière, ne peut que plaire à l’Empereur. À 35 ans, Menier est fait chevalier de la légion d’honneur. En 1870, en raison de l’importance du marché anglais, et pour échapper aux droits sur le sucre et le cacao, une usine est construite à Londres.

En 1879, il associe ses trois fils à l’affaire tout en poursuivant la modernisation. Il engage un excellent hydraulicien, Louis-Dominique Girard, pour mettre au point une machine capable de fabriquer du froid artificiellement : les moules des tablettes de chocolat sont ainsi maintenus à la température de 12°.

Comme son beau-père travaille dans le caoutchouc, Émile crée l’usine de Grenelle qui emploie 250 ouvriers et fabrique de la gutta-percha, gomme destinée à l’isolation de câbles électriques : il pose ainsi le premier câble sous-marin en France reliant le Calvados à la Seine-Inférieure. Il s’efforce également de populariser la pulvérisation des engrais.

Signe de sa réussite : il achète le « petit château » situé en face de l’usine en 1854. Il agrandit la propriété en 1879. Il fait également construire un hôtel particulier à Paris, avenue Van Dyck.

Une politique paternaliste se met en place qui est jugée digne d’être mentionnée à l’Exposition de 1867. Dans les années 1860, Menier a créé des écoles primaires pour les enfants des ouvriers, une caisse d’épargne et une coopérative de consommation (boucherie, épicerie, mercerie, etc.). L’usine étant isolée, Menier, pour attirer la main d’œuvre, devait offrir des salaires relativement élevés mais aussi se préoccuper du logement de son personnel.

Les ouvriers sont d’abord logés à côté de l’usine et prennent leurs repas dans deux salles communes : une pour les célibataires qui se voient offrir un repas, l’autre pour les ouvriers mariés et ceux qui ont apporté leur repas qui est réchauffé sur place. Pour ne pas interrompre le travail, la moitié des ouvriers prend d’abord son repas puis l’autre moitié une heure après. Menier a constitué une bibliothèque pour fournir des livres aux ouvriers et la salle de réunion sert aussi de salle de classe pour des cours d’adulte.

En 1874, la construction de la cité ouvrière s’inspire des modèles anglais de Leeds et Bradford. On y rencontre un « confort et un luxe » inhabituels pour l’époque. Les maisons comportent deux logements sur deux niveaux et sont entourées d’un jardin. « En leur assurant des facilités de logement, l’existence à bon marché, l’éducation et un avenir presque certain pour leurs enfants » il donne à ses ouvriers « des garanties de sécurité qui manquent trop souvent à l’ouvrier. Aussi ne redoute-t-il pas les grèves. »

En 1876 à l’occasion d’une grande fête qui réunit les ouvriers et de nombreuses notabilités, une petite fille lit un message de remerciement pour la fondation de l’école : « vous nous avez tout donné jusqu’au papier, aux plumes, aux crayons. »

Un activiste républicain, libéral et de gauche

.            Dès la chute de l’Empire, il semble attiré par la politique, se présentant comme républicain mais sans succès aux élections de février 1871 en Seine-et-Marne puis à l’élection partielle de la Seine en juillet. Il est néanmoins élu maire de Noisiel puis conseiller général. Il se présente comme « un des rares patrons qui ont trouvé le secret de rendre les ouvriers heureux ». Il se réclame du libéralisme anglais, se comparant à à Richard Cobden Richard Cobden et se réclamant de Gladstone. Il affirme des convictions laïques et surtout propose de réformer la fiscalité injuste pour les classes laborieuses et néfaste pour l’activité économique. Son grand projet, inspiré des idées d’Émile de Girardin, est un impôt unique sur le capital fixe qui remplacerait les impôts sur la consommation et les « 4 vieilles » contributions directes. La république doit être « réformatrice car sa grande force est d’être accessible à tous les progrès. »

Il publie un certain nombre d’ouvrages que certains attribuent à la plume d’Yves Guyot, son secrétaire particulier. Il fait campagne en 1874 pour la suppression des multiples taxes indirectes et lance une pétition qui connaît un certain succès dans les milieux négociants et industriels. La Société d’Économie politique, où siègent les derniers représentants de l’école libérale française, ne le considère pas comme un esprit sérieux, lui reprochant de ne pas être un véritable économiste, alors même qu’il est élu au Cobden Club. Cela étonne un journaliste du Manchester Guardian : « C’est une des singularités les plus étranges des Français de n’admettre jamais la compétence de la même personne dans deux branches différentes. » La Société finira par l’admettre dans ses rangs et reconnaître en lui « un de ses meilleurs soldats » : la nouvelle génération était beaucoup plus sensible, semble-t-il, à son ardeur et à sa générosité que la « vieille garde ».

Ses ambitions politiques étonnent : « De quoi se mêle-t-il ? Qu’il reste à faire son chocolat ! » Et les conservateurs, sur ce plan-là étonnamment proche des marxistes, ne peuvent admettre qu’un industriel richissime siège à l’extrême gauche de la Chambre et s’intéresse sincèrement aux ouvriers. À la tribune de la chambre le 9 décembre 1876, il est sans cesse interrompu par le bonapartiste Paul de Cassagnac qui crie : « Cacao ! Cacao ! » Mais très habilement, Menier répond sous les applaudissements de la gauche : « oui, je suis fabricant de chocolat… j’ai quatre fils que j’élève pour qu’il soient fabricants de chocolat, et qu’ils ne fassent pas autre chose. Je ne rougis pas de travailler, et, pas plus que moi, mes enfants n’en rougissent. »

De nouvelles formes d’action politique

.            Il crée une revue La Réforme économique (1875), dont la rédaction est confiée à Yves Guyot, puis rachète un quotidien, Le Bien Public, qu’il rebaptise le Voltaire. Il a le souci de nouer des liens avec les leaders républicains, notamment Gambetta fait de son hôtel particulier du Parc Monceau un lieu de rendez-vous des républicains. Quand il est élu en février 1876 député de Meaux, son adversaire, député sortant, furieux de sa défaite dénonce le « faiseur de réclames » et se plaint que « le niveau de la moralité publique de notre pays est tombé bien bas, puisqu’il ne s’élève pas au-dessus de la poche des acheteurs. »

Il se fâche provisoirement avec Gambetta, qui propose un projet d’impôt sur le revenu, et qui se voit traiter d’« économiste de carton » par Menier. Mais au moment de la crise du 16 mai 1877 provoquée par Mac-Mahon, il finance le comité de propagande destiné à la réélection des 363. Il est lui-même confortablement réélu en octobre 1877.

Il participe aux organisations favorables au libre-échange tout comme à la ligue de l’enseignement et l’Union démocratique de propagande anticléricale. Devant l’insuccès de ses propositions parlementaires, il fonde en 1879 la Ligue permanente pour la défense des intérêts des contribuables et des consommateurs auxquels adhèrent des figures libérales comme Frédéric Passy ou Gustave de Molinari.

« C’est parce que les intérêts des consommateurs et des contribuables sont les intérêts de tout le monde, qu’on les néglige : personne ne prend leur défense ; on les abandonne, parce que chacun ne voit que son intérêt immédiat. »

Il invente ainsi une autre forme d’action politique visant à peser sur le débat public.

À son décès, ce patron paternaliste est pleuré par ses ouvriers. Lepelletier évoque « sa bonne figure un peu rougeaude, son nez aux ailes grasses, ses yeux clairs et vifs et ses joues demi-pleines qu’encadraient si placidement des favoris de notaire de campagne. » En 1898, un monument à sa gloire est inauguré place Émile Menier.

Alfred Motte (1827 / 1887)

.            Le talent de dénicher les talents| Si son frère Motte-Bossut avait connu une ascension fulgurante, Alfred Motte dut attendre la maturité pour donner sa pleine mesure.   

 Peignage Motte, Roubaix

.            Le parcours d’Alfred Motte offre un contraste saisissant avec celui de son frère Louis Motte-Bossut : l’aîné brillant avait tout de suite trouvé sa voie et, malgré les difficultés, sut s’imposer comme un des plus importants industriels de son temps. Le cadet des Motte, qui ne se destinait pas nécessairement à une carrière industrielle, parait plus hésitant, frôle l’échec, et ne trouve que lentement et laborieusement sa voie. Comme son frère, il était profondément attaché à sa ville natale. Après sa mort, son fils soulignait combien il avait « foi en Roubaix, ville unique pour le travail, réservoir inépuisable de main d’œuvre, roubaisienne, flamande et wallonne, alimentée de matières premières à profusion par sa sœur Tourcoing, aux portes des bassins houillers du Nord et du Pas-de-Calais » et surtout « ville unique en ce sens que toute la population ne respire que le travail, que nul ne s’en évade pour devenir fonctionnaire ou rentier ».

Fondateur d’une grande dynastie roubaisienne, incarnation des « riches filateurs du Nord », Alfred Motte (Roubaix, 15 août 1827 – Roubaix, 11 mai 1887) appartenait à une famille de vieille bourgeoisie : les Motte étaient déjà marchands-fabricants en laine au XVIIe siècle. Sa mère était elle-même issue d’une famille de manufacturiers et devait se révéler une conseillère avisée pour son fils devenu industriel.

Les leçons de l’échec

.            Il avait fait des études secondaires couronnées par le baccalauréat, ce qui n’était pas si fréquent chez les patrons de sa génération mais il ne songeait pas justement à devenir patron. Son père, alors qu’il était encore pensionnaire, lui avait écrit non sans ironie : « Tout en admirant l’étendue de vos phrases, je ne puis être sans vous engager à viser sans cesse à posséder le bon sens qui est le véritable et seul fruit de l’éducation ». Lui-même devait plus tard rappeler à ses enfants, en pension à Arcueil, leur sort privilégié : « Vous ne voudriez pas mes très chers enfants, ne pas profiter du temps consacré aux études, alors que nous voyons autour de nous tant de jeunes gens de votre âge passer douze heures dans de véritables étuves pour gagner le pain dont ils manquent ».

À 17 ans, il se posait déjà la question : « Que ferai-je ? Banquier ou notaire, négociant ou avocat ? » Il semble un moment faire le mauvais choix : il poursuit des études de droit pour devenir notaire de province mais sans beaucoup de conviction. Il devait y voir plus tard « l’antichambre du cimetière ». En 1852, à l’initiative de sa mère, Pauline Motte-Brédart, son frère Louis Motte-Bossu, à la recherche de compétences juridiques, et son beau-frère, lui proposent une association. Aussitôt, adieu le Droit, vive l’entreprise.

Le projet est vaste et ambitieux : réaliser l’ensemble de la « chaîne textile » : teinture, filature, tissage, apprêts. Les établissements Alfred-Motte sont ainsi créés dans la rue des Longues Haies. Levé à six heures, quittant les ateliers le dernier, il travaille d’arrache-pied : il devait rester un travailleur infatigable tout au long de son existence. Mais deux ans après, le constat était à l’échec. L’entreprise périclitait. Le projet s’était révélé au-dessus de ses capacités. De surcroît, un an après son mariage, il se retrouvait veuf de sa jeune cousine.

Alfred Motte, loin de se décourager, en tire des leçons. Il va épouser, en 1856, en secondes noces, Léonie Grimomprez, fille du promoteur de la filature de laine peignée à Roubaix. Cette dernière, effrayée des projets qu’il avait en tête, lui fit signer une lettre attestant qu’il ne couvrirait pas de constructions industrielles les champs qui bornaient la Tour de l’Horloge campée au milieu de son usine. Il ne devait pas tenir parole. « Ne serai-je pas corrigé de cet esprit d’entreprise qui me dévore et auquel je ne me soustrais pas ? »

Mais la recherche de la bonne solution devait prendre des années. Une rencontre en Angleterre en 1860 produit un déclic. Il cherchait à améliorer la teinture et avait proposé à un contremaître nommé Richardson de venir travailler pour lui. Ce n’était pas encore cela mais il était sur la voie d’une solution. Plutôt qu’un monstre ingouvernable, il valait mieux créer des établissements distincts spécialisés. Pour cela, il devait recruter des hommes d’une grande compétence dans leur domaine et qui apporteraient leur savoir dans l’entreprise dont ils seraient associés. Lui fournirait le capital et le matériel, serait le commanditaire et les associés-gérants auraient carte blanche sur le plan technique. Mais ces hommes il ne pouvait les trouver selon les méthodes traditionnelles, c’est à dire le recours à la famille et aux amis. Il devait les chercher ailleurs, hors de sa famille, hors de son milieu, hors de sa région.

Si son frère Motte-Bossut avait connu une ascension fulgurante, Alfred Motte dut attendre la maturité pour donner sa pleine mesure. En 1868, il vient d’atteindre la quarantaine : il se met à chercher « partout des as » et surtout pas des « comparses ». C’est ainsi qu’un de ses clients lui signale les Meillassoux, des techniciens en teinturerie qui n’étaient pas appréciés à leur juste valeur dans l’entreprise Bernadotte qui les employait à Suresnes. Les Meillassoux étaient cinq frères originaires de la Creuse, « disciplinés, admirables de tenue » « portant presque tous des noms d’apôtres » et obéissant comme un seul homme à leur frère aîné, Jacques. Ayant visité l’établissement industriel de Motte, Jacques Meillassoux souligne en quoi les installations ne sont pas satisfaisantes.

Que faudrait-il faire ? demande Motte. Il faudrait plus d’espace, répond Meillassoux, « pour manœuvrer les nombreux accessoires indispensables sans entraver les passages (…). Les opérations sont trop séparées. L’on teint d’un côté et l’on fait apprêter d’un autre côté ». Motte déclare être prêt à toutes les modifications nécessaires, ajoutant qu’il les laissait libre de fixer la part des bénéfices.

Le succès fut dès lors au rendez-vous comme l’évoque dans ses Mémoires un des frères Meillassoux : « Nous grandissions en espace et en matériel pour arriver à produire, dans la journée, ce que l’on nous donnait à faire, étant parvenu, à la fin du premier contrat, à livrer 200 000 pièces dans l’année et parfois teindre 1200 pièces par jour. Alors que nous n’avions jamais atteint 100 000 pièces chez MM. Bernadotte & Cie, ni dépasser 500 pièces les plus fortes journées. » C’était là le talent de Motte : non seulement trouver les meilleurs mais faire qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes.

Meillassoux ajoute à propos d’Alfred Motte : « Notre succès rapide…lui permit d’entreprendre la reconstitution de toutes les branches existantes. (…) Pendant que se réorganisaient toutes ces affaires, que ses opinions de libre-échangiste le guidaient pour être munies de moyens puissants et perfectionnés, possédant les connaissances des besoins qu’éprouvait la France et particulièrement Roubaix de certaines branches industrielles, il porta ses vues sur d’autres emplacements. »

Le « système Motte »

.            En 1877, il recherche un nouveau partenaire pour un projet de filature de coton. « Avec un associé capable, je n’ai pas peur d’entreprendre la filature de coton, le tout est de trouver la personne à laquelle il ne manque, pour acquérir la fortune, que les capitaux nécessaires à toute industrie. » Il a demandé au directeur des ateliers de constructions de Bitschwiller de lui trouver quelqu’un mais c’est un autre correspondant qui lui suggère de choisir Blanchot qui travaille à Logelbach près de Colmar.

Il lui écrit : « Etudiez bien mon projet. Etudiez-vous vous-même… », « Avant toute choses, explique Motte à Blanchot, il me faut un homme très expert ». Il pose aussitôt les questions rituelles : « Quels appointements fixes demanderiez-vous ? Quelle part exigeriez-vous dans les bénéfices ? ». L’objectif de Motte, il l’explicite clairement : « Mon but est d’entraîner le plus possible mon associé gérant vers les bénéfices ; ce que je recherche c’est un filateur de premier mérite ayant la volonté de conquérir un bâton de maréchal ». Selon une pratique courante dans les actes de société, il fixe le seuil des pertes admissibles : au-delà du seuil, l’association est dissoute de plein droit.

En 1872, il n’hésite pas à faire de son contremaître illettré, Henri Delescluse, ancien ouvrier apprêteur, son associé : le nouveau patron signe d’une croix le contrat. D’une certaine façon, Alfred Motte avait inventé et réalisé la fameuse association du capital et du travail. « Il est mieux d’être propriétaire d’une belle usine et de charger des associés de son exploitation, se réservant sur l’ensemble de l’entreprise une direction intellectuelle, que de s’astreindre à conduire soi-même une industrie qui réclame la participation d’un personnel spécialisé ».

Il achète de vastes terrains pour faire construire les diverses usines qu’il crée au fur et à mesure. Le « système Motte » devait ainsi prospérer grâce au flair d’Alfred : non seulement Motte et Meillassoux, mais aussi Motte, Legrand et Millé (filature de laines peignées), Motte et Delescluse (filature de laines), Motte Lasserre et Bourgeois (tissage de drap), Motte et Blanchot (filature de coton écru), Les fils d’Alfred Motte (filature de coton fils fantaisie), etc… Il « prétendit toujours qu’il y avait encore nécessité de créer en France des Filatures pour satisfaire à tous les besoins, tellement était grande la variété de numéros de fils à fournir pour les besoins nouveaux. » Alfred devait être surnommé le « mammouth du textile ».

C’était une « famille industrielle » qu’il avait créée et qui devint parfois une famille tout court. En 1879, il propose aux Meillassoux de participer au peignage. « Ayant déjà un plan tout tracé, M. Alfred Motte nous démontra avec éloquence la grande portée que pourrait avoir, pour les deux familles, le succès de cette nouvelle entreprise (…) M. Alfred Motte nous répétant que le but à atteindre était d’égaler la maison qui faisait le mieux par le choix des machines perfectionnées ».

André, le plus jeune des frères, en prit la direction aux côtés de son neveu Gabriel et d’Eugène Motte, second fils d’Alfred. Cela devait se terminer en mariage : Louise Meillassoux, fille de Jacques, allait épouser le neveu d’Alfred.

Cette idée de se faire peigneur de laines paraissait bien incertaine en plein dépression et alors que toutes les places semblaient prises dans le secteur. Les premiers inventaires n’accusent que des pertes mais finalement en 1885, l’entreprise devient bénéficiaire, justifiant une fois de plus son sens de l’anticipation. À quelques semaines de sa mort, Alfred-Motte visite le peignage « transfiguré » : « André ! Eugène ! cette usine devient énorme, c’est tout un monde ! Vous avez bien travaillé ! »

Dans ces familles patronales roubaisiennes, la richesse c’était l’entreprise comme le soulignait son fils aîné : « Nous avons profité de ce que d’autres mœurs étaient coutumières dans d’autres centres textiles, comme Reims, comme Amiens, comme Elbeuf, où il était assez fréquent de passer la main pour embrasser des professions moins astreignantes. Comment l’aurions-nous fait ? Nos pères investissaient tout leur avoir dans l’usine ou le négoce (…) il ne nous restait plus qu’à naviguer avec les vents favorables, ou contre le vent et parfois traverser l’orage … »

La vie est un long combat

.            Il avait été profondément marqué par les journées parisiennes de juin 1848 auxquelles il avait assisté : « c’est par l’éducation morale des classes laborieuses que la France se sauvera » écrit-il alors à ses parents. Il qualifie la Seconde République de « régime bâtard » et conclut : « Ce sera donc quand les classes laborieuses comprendront que la liberté n’exclut pas le commandement et l’obéissance, quand elles sauront que l’égalité ne consiste pas dans une égalité de fortune mais de droits devant la société et devant Dieu, que nous aurons l’ordre, l’ordre pour toujours. »

Esprit cosmopolite, il ressent douloureusement la guerre de 1870 : « précisément parce que je connais la Prusse, je ne puis croire encore que ce peuple nous a jamais déclaré la guerre ». La guerre est défavorable aux affaires « rien à faire en coton, laine dévidée, teinture de tissus » seule la « teinturerie de tissus de laine pure est en grande prospérité. » Mais il ne se réjouit pas, pour des raisons patriotiques, d’une prospérité obtenue par la mise hors combat des concurrents : « C’est que malheureusement pour tous, les établissements de Puteaux, Suresnes, Courbevoie et autres banlieues de Paris sont fermés ».

Après la chute de l’Empire, ce catholique sincère mais non dogmatique, se rallie immédiatement à la république. Arrivé au terme de son existence, il note : « J’estime que la vie est un long combat que nous devons apprendre, dès le jeune âge, le métier de la résistance. » Comme il l’écrit à son ami le teinturier lyonnais Joseph Gillet : « J’espère triompher de tous mes embarras et peut-être ne serais-je pas corrigé de cet esprit d’entreprise qui me dévore et auquel je ne me soustrais pas. »

Malade, il continue d’être à l’usine à 5 h 30 du matin au moins trois fois par semaine, même si ses fils sont là désormais pour l’assister. Alité, deux semaines avant sa mort, il écrit encore à Gillet : « ma chambre ne désemplit pas, c’est le cabinet d’un avocat donnant audiences. Je vis d’espérances. »

Dans son testament il laissait 425.000 francs « destinés à l’amélioration morale et au soulagement physique » des ouvriers de Roubaix. « Aimez les ouvriers, répétait Alfred Motte, à ses enfants, dans le titre de patron, il y a paternité. »