Le Mur de l’Atlantique

… Construit pour l’ennemi par des Français

Geo - Vincent Borel - 01 sep 2011 & Jérôme Prieur (« Le Mur de l'Atlantique, monument de la collaboration », 2010), un livre chez Denoël et un film.

Pour bâtir en un temps record cet ouvrage destiné à empêcher un débarquement, les Allemands recoururent à des entreprises hexagonales. Qui, faute de travail, ne se firent pas prier.

Cette batterie du cap Gris-Nez (Pas-de-Calais) porte le nom de Fritz Todt, l'ingénieur en charge du Mur de l'Atlantique © Gettyimages

.           Sur les longues plages de Royan, entre la Grande Côte et la Coubre, les bunkers s'enfoncent doucement dans le sable. Ces galets titanesques intriguent les enfants et attirent les graffitis. Mais qui se souvient que 1.500 entreprises françaises du BTP contribuèrent à édifier ces blockhaus du front de mer, parties intégrantes de l'« Atlantikwall » destiné à défendre le flanc ouest de l'empire nazi contre les assauts anglo-saxons ? « Ce monument de la collaboration a été la plus grosse entreprise née en France, au service de l'Allemagne, durant la guerre ». Et le plus gros employeur de ces années noires : jusqu'à 300.000 ouvriers français participèrent à son édification. « On a voulu effacer cette mémoire. A la Libération, les entreprises ont fait le ménage dans les archives. Mais les rapports des préfectures dévoilent l'ampleur du chantier et son incidence sur le territoire. On dispose aussi des comptes des petites sociétés et artisans qui ont été employés: plombiers, menuisiers, boulangers, et même blanchisseuses ... »

Une stratégie

.           La création du Mur, la plus formidable entreprise de génie militaire depuis la Muraille de Chine, fut décidée par Hitler, quand échoua Barbarossa son offensive éclair contre l'URSS. Ce que le Führer craignait plus que tout, l'enlisement du conflit, était en effet arrivé. Bientôt, ce sera Stalingrad. A partir du printemps 1942, le Reich, citadelle assiégée, décida donc de s'abriter derrière un formidable ouvrage défensif. Le « Wall » comprenait, de la Hollande aux Pyrénées, 8.000 casemates, une batterie d'artillerie tous les deux kilomètres, une ligne ininterrompue de chevaux de frise sur chaque plage, des radars et des postes de commande tous les 20 kilomètres, des bases pour trente sous-marins U-Boots à Brest, Lorient, Saint-Nazaire, La Pallice et Le Havre. Cet ensemble de fortifications discontinues comprenait aussi 700 modèles de blockhaus différents conçus de façon à ne laisser aucun angle mort.

L’organisation Todt

.           Pour conduire ces chantiers gigantesques, le Reich disposait d'un singulier maître d'œuvre: l'Organisation Todt (Ot). Lorsqu'il était arrivé au pouvoir en 1933, Hitler avait doté le pays d'un super ministère chargé de donner du travail aux Allemands plongés dans un chômage massif. Mi-organisation paramilitaire, mi-structure d'Etat, l'OT était aux mains d'un fidèle de la première heure, Fritz Todt. De 1935 à 1938, cet ingénieur allemand de travaux publics avait mobilisé des centaines de milliers de sans-emploi et construit 3.000 kilomètres d'autoroutes. Cette réalisation avait suscité l'admiration de nombreux chefs d'entreprise européens. Du coup, l'organisme Kraft Durch Freude (La force par la joie), émanation du ministère du travail nazi, organisait régulièrement, pour les étrangers, des voyages à la découverte de la nouvelle Allemagne. Epouses et filles des dirigeants de société étaient particulièrement choyées. Tous ces contacts, établis de 1934 à 1938, se révélèrent particulièrement utiles pour le Reich de 1942.

Todt rêvait d'étendre le réseau autoroutier de la Norvège à Bagdad et de Bordeaux à Bakou. Mais il mourut en février 1942 dans un mystérieux accident d'avion. Albert Speer, jeune architecte de 30 ans et favori d'Hitler, se vit alors confier l'édification du Mur. L'Organisation Todt, sous sa direction, fit d'abord appel à 200 grandes firmes allemandes, comme Siemens. Mais, très vite, l'occupant découvrit qu'il était incapable d'effectuer seul, et dans les délais serrés réclamés par Hitler, les travaux de mise en défense du rivage.

Le marché du BTP est florissant

.           Les grosses sociétés de BTP (Bâtiments et Travaux Publics) allemandes s'allièrent donc avec leurs homologues françaises. Les partenariats économiques, initiés durant les années 1930, se développèrent. La très parisienne Compagnie française du bâtiment et des travaux publics créa ainsi à Nuremberg une société de droit allemand dont l'objectif était la réalisation de chantiers allemands en France. Elle pouvait au passage faire baisser légalement son imposition et ses charges sociales. Le chantier colossal attira les entreprises de haute technologie du secteur (Drouard frères, Dodin, Levaux, La Société de construction des Batignolles, … Grâce à l'ingénieur Freyssinet, la France était devenue la championne du béton précontraint, dont l'entreprise Sainrapt et Brice était la spécialiste. Avant guerre, celle-ci avait construit l'hôtel Georges-V, le Casino de Paris et la chambre forte de la Banque de France à Paris. Désormais, Sainrapt et Brice allait partager avec ces quatre sociétés des commandes d’un total de plusieurs milliards de francs sur les chantiers du Mur. Entre 1940 et 1944, le chiffre d’affaires de cette société sera reconnu comme "allemand » à hauteur de 41% à la Libération. Cette entreprise (aujourd'hui absorbée par Vinci), sur une base industrielle plus qu’idéologique, voulait ainsi jouer d'égal à égal avec les Allemands. Son patron, Pierre Brice, refusa donc la sous-traitance et s'associa directement avec l'occupant. Il ouvrit même un bureau d'études chez Siemens, à Berlin, où il inventa un procédé de bateaux en béton destinés au transport des hydrocarbures.

Les industriels français furent mis à contribution pour fournir les bétonneuses, les grues et les outils nécessaires au coffrage et au ferraillage. On coula les épaisseurs de béton nécessaires aux bases sous-marines pour demeurer invulnérables aux bombardements alliés les plus féroces. 80% du ciment français furent ainsi engloutis à l'époque par la construction du versant français du mur de l'Atlantique. Tout cela faisait tourner les chaînes de production : alors qu'en 1941 le marché national du BTP était de 16 millions de francs, il avait bondi à 671 millions en 1943, attirant de plus en plus de PME sous-traitantes aux côtés des géants du bâtiment. Un exemple : dans les Côtes-du-Nord, on comptait, en 1939, 35 sociétés dans le secteur du BTP. En 1942, elles étaient 110. Mais rien n'était loyal dans cette collaboration économique. Les nazis avaient imposé un véritable chantage. Tout était en effet structuré de manière à piéger les entreprises françaises.

Une aubaine pour la France !

.           Certes, participer au Mur faisait tourner un outil de travail qu'avait meurtri l'Armistice de 1940. Les entreprises pouvaient continuer à avoir accès aux matières premières réservées aux Allemands, voire en détourner une partie. Tout cela donnait également du travail aux ouvriers de l'hexagone. Mais les Allemands s'introduisirent dans les structures des sociétés françaises, les « aryanisèrent », chassant leurs propriétaires lorsqu'ils étaient juifs, et en prirent souvent le contrôle. Ils imposèrent aux Français une véritable économie coloniale. Plus pervers encore, le Reich fit payer à la France l'intégralité des travaux de construction au titre des frais d'occupation. Les Allemands, humiliés par le traité de Versailles de 1919 qui avait soldé la précédente guerre mondiale en les obligeant à travailler pour rien à la reconstruction de la France des années 1920, tenaient là leur revanche. De même qu'un soldat de la Wehrmacht se voyait rembourser ses frais dentaires par le pays occupé, ou qu'un déporté payait à ses tortionnaires ses frais de transport, de même le Reich, selon les termes de l'Armistice de 1940, réclama à la France le coût de la protection de son territoire contre l'ennemi anglo-saxon. De 1940 à 1944, 632 milliards de francs furent ainsi réglés par la France, soit le double du budget annuel de la nation avant la guerre.

Pendant ce temps, la propagande de Vichy autour du Mur battait son plein. C'est lui, disait-on, qui avait fait baisser le chômage en permettant d'employer des centaines de milliers de travailleurs: « 1940, un million de chômeurs. 400.000 en 1941, 110.000 en 1942, 10.000 en 1943 », claironnaient les actualités cinématographiques. C'est lui qui assurait le miracle de la reprise, grâce aux primes, avantages sociaux et doublements de salaires dispensés par l'organisation Todt : pour 1.200 francs sur un chantier français, on touchait 3.000 francs sur les chantiers allemands. C'est lui aussi qui avait permis à bon nombre de travailleurs français d'échapper au STO. C'est enfin grâce au Mur que les travailleurs étaient « redevenus des hommes », selon les termes employés par un autre film de propagande. En revanche, pas un mot sur l'emploi du travail forcé, mobilisant, aux côtés des ouvriers « consentants », républicains espagnols et prisonniers politiques.

Finalement, le Mur sera contourné par l’arrière

.           Malgré cette collaboration, le Mur ne fut jamais achevé. Et il ne fallut aux Alliés, le 6 juin 1944, que quatre heures pour s'en rendre maître après avoir essuyé le terrible feu de ses canons. C'est en le contournant par l'arrière que les Alliés en vinrent à bout. Comme Siegfried, le héros wagnérien, le Mur n'avait pas protégé son dos.

A la Libération, la Commission d'épuration traita 1.538 affaires de collaboration économique. 457 concernaient le BTP. Seules 100 condamnations furent prononcées. En 1950, Pierre Brice repris officiellement la direction de son entreprise après en avoir été exclu à la Libération. Sa société dût toutefois payer une amende de 10 millions de francs pour « profits illicites ». Il est vrai que les entreprises de construction ayant œuvré au Mur étaient parfaitement équipées pour entreprendre la reconstruction nationale, puisqu'elles avaient conservé leur matériel et leur personnel. La réalité du Mur s'effaça rapidement de la mémoire nationale, laissant place au mythe d'une armée de guerriers blonds qui aurait bétonné, seule, les côtes d'une France majoritairement résistante.

Le Mur de l’Atlantique en chiffres

- 4.400 km de côtes mises en défense, du Cap-Nord à Hendaye.

- 15.000 bunkers à construire selon le plan initial. Dans les faits, 8.000 seulement furent réalisés.

- 17 millions de mètres cubes de béton ont été coulés en France pour bâtir le Mur , soit de quoi construire 65 centrales nucléaires.

 ... Une histoire camouflée... et française

D’après : France Culture - Chloé Leprince – 07 jan 2022 & Jérôme Prieur (« Le Mur de l'Atlantique, monument de la collaboration », 2010), un livre chez Denoël et un film.

On dit de longue date que les bunkers des côtes françaises ont été construits par les Allemands, ou leurs prisonniers. En fait, le secteur du BTP a largement profité du vaste chantier que fut le "mur de l'Atlantique", de 1942 à 1944, sous l'autorité immédiate de Hitler.

Septembre 1942, visite du "mur de l'Atlantique". La direction 40, du 23 mars 1942, indiquait : "On doit observer spécialement les préparatifs anglais de débarquement sur la côte, opérations pour lesquels l'ennemi dispose de nombreux navires blindés• Crédits : Gamma Keystone - Getty

.           … D’un point de vue lexical depuis le passage (tardif) du mot des langues anglo-saxonnes jusqu’au français, un bunker se dit aussi d’une soute. Parce qu’il fut plus souvent d’abord un banc-coffre ou une cachette au fond de la cale d’un navire avant de devenir une casemate fortifiée durant la Grande guerre ; avec le bunker la mise à l’abri tient aussi d’un escamotage, comme si on enterrait quelque chose pour le subtiliser à la vue … et peut-être à la connaissance.

… Face au lieu commun d’une “Allemagne année zéro” (“ Ca n’existe pas ”), avec l’idée qu’un grand nettoyage, côté allemand par le IIIe Reich, aurait été possible, par la destruction de quantité de bunkers qui avaient été construits pour “la ligne Siegfried”, d’aucuns pourraient se féliciter qu’au contraire la France ait conservé son chapelet de blockhaus du nord des côtes de la Manche jusqu’au sud de son rivage atlantique. … Un rideau de 8.000 édifices de béton (plutôt que les 15.000 envisagés à l’origine) construits à partir de 1942 ourle en effet les côtes françaises, même si certains, en Gironde par exemple, ont fondu dans l’eau avec la montée des eaux. L’immense majorité des édifices en revanche a tenu bon, et défie toujours le temps, le sel et la météo … Sauf que la silhouette de ces milliers de blockhaus porte en fait une mémoire en faux-ami, qui, elle aussi, confine parfois à la cécité.

Une tactique hitlérienne, face à une stratégie bousculée

.           Comme un galon de béton armé, ces casemates connurent des usages divers, du logement de troupes au poste d’observation en passant par des abris destinés aux armes. Mais toutes matérialiseront la décision de Hitler de créer un ouvrage défensif une fois la guerre mondialisée, fin 1941, après la rupture le 22 juin du pacte germano-soviétique et dans la foulée de Pearl Harbor, l’entrée en guerre des Etats-Unis, le 11 décembre de cette année-là.

Un peu plus tôt, des plans impérialistes avaient bien élaboré l’invasion de la Grande-Bretagne par l’armée du Reich depuis l’extrême Nord des côtes françaises. Mais la fin de l’année 1941 fut celle d’un tournant stratégique, l’heure n’étant plus tant à de nouveaux appétits boursouflés qu’à une volonté de se claquemurer derrière des parapets à flanc de roche. Ces miradors façonnés à raison de ciment, de graviers et de sable avaient la vue imprenable, mais des fenêtres étroites. Car à mesure que le conflit basculait dans une phase d’enlisement, le Führer revoyait ses plans et, c’est pour cela qu’il avait notamment eu l’idée de ce bourdon de béton destiné à couturer les positions allemandes sur le sol français dans le but de les protéger.

.           Hitler fut même personnellement aux avant-postes de ce qui restera comme “le mur de l’Atlantique” (en français comme en allemand, Atlantikwahl). C’est-à-dire une expression qui suinte encore la propagande ... quand on sait qu’à l’exception d’Omaha Beach qui prendra la journée, la chute des côtes lors du débarquement en Normandie n’excèdera pas quatre heures sous l’offensive des forces alliées. Une directive du IIIe Reich, dite “directive 40”, qui date du 23 mars 1942, l’atteste très explicitement : ces blockhaus étaient devenus pour Hitler une priorité. Des documents d’archives le montrent ainsi, manipulant de petites maquettes de bunkers badigeonnées de gris, et Albert Speer, son ministre et architecte favori, témoignera l’avoir vu passer des nuits à modéliser lui-même les plans des abris - parfois dans les plus menus détails.

A partir de fin 1943, alors que les positions allemandes se font plus précaires avec les probabilités de débarquement, c'est Erwin Rommel qui supervisera le chantier du "mur de l'Atlantique". Crédits : Serge De Sazo / Gamma-Rapho - Getty

Gêne et silence

.           Longtemps, ces carcasses de la guerre ont jalonné les chemins des douaniers des relents d’odeur d’urine qu’ils dégageaient. Ils étaient sales pour la plupart, taggués ou envahis de ronces, vaguement sulfureux sans qu’on nous dise au juste vraiment pourquoi. Ils étaient là, ils étaient nôtres sans qu’on sache non plus vraiment pourquoi, ni pour quoi ils gênaient les mémoires à défaut d’encombrer les paysages. Ils avaient aussi été autant de sépultures pour l’ennemi qui, dans ces murs-là, avait été vaincu. Désormais, parfois, ces blockhaus font l’objet de réaménagements en lofts sophistiqués à l’esthétique brutaliste ou, beaucoup plus rarement (et à peu près seulement en Normandie), de lieux de mémoire travaillés comme tels. Or en remontant le fil de l’histoire du “mur de l’Atlantique”, on distingue soudain que l’odeur de soufre et quelques hauts le cœur ne venaient pas seulement d’un usage posthume des lieux. Bien plutôt, d’une histoire devenue muette parce qu’elle était assez gênante pour qu’on se soit souvent accommodé du silence.

Il y a un fort décalage, entre d’un côté une présence massive, tellurique et visible, et, de l’autre l’épaisseur de ce mur de silence qui capitonne depuis plus de soixante-dix ans ce rideau atlantique qu’on nomme toujours depuis son nom de propagande. Il est sidérant de constater qu’on avait si peu cherché à savoir l’histoire véritable de ces édifices flanqués sur nos rivages comme le nez au milieu de la figure.

Les blockhaus des Allemands étaient aussi une affaire française.

.           Derrière l’histoire de ces blockhaus, des places fortes allemandes, certes, mais aussi des ouvrages français, dont l’ampleur fut largement sous-estimée une fois venu le temps de la Libération et, surtout, de la Reconstruction. Certes, le maitre d’ouvrage était bien allemand : c’est l’Organisation Todt, cet état-major technique aux premières loges du Reich, qui a supervisé l’édification du “mur de l’Atlantique”, après avoir été auparavant chargé de la ligne Siegfried. Mais cette épine dorsale de l’aventure matérielle et constructive que fut aussi le nazisme, avait beau avoir pignon sur rue sur les Champs-Elysées, elle est loin d’avoir œuvré seule. Ou avec des prestataires allemands, même s’il est vrai que des entreprises allemandes furent bien mises à contribution initialement.

Mais ce ne sont pas elles qui ont pris en charge l’immense majorité des constructions entamées courant 1942. Ni tous ces chantiers annexes qui ont vu le jour pour permettre aux édifices de béton armé de voir le jour dans un temps record : ce sont non seulement des entreprises du bâtiment, mais aussi de nombreuses scieries (pour le bois de coffrage) et encore quantité de boutiques d’artisans qui ont évolué dans cette ruche que fut le chantier du mur de l’Atlantique … pour s’étirer jusqu’aux beaux jours de l’année 1944, qui furent aussi ceux du débarquement allié.

Le chantier du "mur de l'Atlantique" durera jusqu'au printemps 1944. Les îles de la Manche en particulier étaient une priorité pour Hitler. Crédits : Gamma - Keystone - Getty

Une triste histoire de sucre et de farine dans le ciment

.           Or ces entreprises-là étaient françaises, et on a très peu regardé l’histoire de leur contribution au grand projet nazi échafaudé sur les côtes françaises. Ou plutôt, on a toujours considéré ces édifices avec des lunettes embuées par un récit qui s’est très tôt installé dans la foulée de la Libération : alors que la France de la Quatrième République avait d’énormes besoins dans le secteur du BTP pour reconstruire à tout va, on n’a pas été très regardant. Et on a laissé se dire, par exemple, que toutes les entreprises mises à contribution avaient été réquisitionnées, actrices malgré elles de l’épisode bien que celui-ci ne fut ni court, ni improvisé - et loin d’avoir été pleinement coercitif. On a aussi laissé voyager la fable d’un sabotage scrupuleux : a-t-on déjà entendu dire que les artisans qui avaient construit pour les Allemands ces abris de béton auraient mêlé la farine et le sucre au ciment ? Dire cela, c'est toujours braver le bon sens minimal lorsqu’on voit, 75 ans plus tard, la solidité des édifices… mais c’est aussi s’asseoir sur tout ce qu’on connaît de la période de privation que fut l’Occupation, lorsque justement des denrées comme le sucre se vendaient à prix d’or.

Camouflage d'une batterie d'artillerie lors d'un exercice de défense, en 1944, sur le "mur de l'Atlantique".• Crédits : Gamma - Keystone - Getty

.            En réalité, le ciment des blockhaus fut bien français. Quelque 15.000 entreprises hexagonales au moins auraient été mises à contribution, et des dizaines de milliers d’ouvriers embauchés pour construire ce mur destiné à combler le manque de troupes allemandes remplacées par des batteries de canons. Le “mur de l’Atlantique” ne fut pas seulement le théâtre d’un embrigadement forcé, même si des prisonniers de l’Est, des Républicains espagnols déménagés des camps du Sud pour être enrôlés de force, et même plusieurs dizaines de milliers Juifs, ont bien été recrutés, ouvriers-esclaves d’un ouvrage auquel ils n’avaient pas consenti.

Une quarantaine de cimenteries en tout s’associeront aussi à cette entreprise, et 80% du ciment français produit sur la période seront dévolus au chantier atlantique. Au même moment, des trouées étaient aussi pratiquées jusque dans les forêts landaises dans le but de fournir le bois de coffrage nécessaire à ces édifices de si haute sophistication qu’ils apparaissent encore imputrescibles.

Ce “mur de l’Atlantique” fut aussi, largement, et massivement, un marché. Pour ceux qui vendront leurs services, ce fut d’abord très rentable : à titre individuel, un ouvrier pouvait être payé deux à trois fois le prix pratiqué dans le secteur, et la protection sociale était meilleure. Sans compter ceux qui trouveront à se faire embaucher là pour éviter le STO en Allemagne, comme ne manqueront pas de le souligner les actualités diffusées à l’époque. Des archives de propagande audiovisuelle viennent rappeler qu’on présentait à l’époque le chantier des bunkers comme une sacrée aubaine : “Français, souvenez-vous : le chômage, ce cancer qui rongeait la France” n’était plus : ”aujourd’hui, il n’y a plus un seul chômeur en France”. Mieux : “Maintenant, tous ces chômeurs d’hier sont devenus des hommes, des ouvriers.” En 1941, 60.000 Français, ouvriers volontaires, étaient au service de la Todt. Fin 1942, une fois le mur entamé, ils étaient déjà 150.000 avant de grimper à 200.000 au printemps 1943. Rien que dans le département des Côtes-du-Nord (aujourd’hui Côtes d’Armor), ils étaient 2.000 volontaires en 1941, et 8.000 en 1943.

Et la vitalité n’était pas réservée aux corps virils des ouvriers à qui il pourra arriver, les mois passant, d’être peu à peu cantonnés aux chantiers ici ou là, et parfois enfermés derrière des barbelés par le commanditaire nazi. Cette vitalité était aussi économique, et d’autant plus spectaculaire qu’elle tranchait avec le contexte économique désastreux qui était celui des années 1942 et 1943. Pour mieux profiter de l’appel d’air, des entreprises françaises du BTP créeront carrément des structures de droit allemand, immatriculées outre-Rhin et destinées à contracter spécifiquement avec l’Organisation Todt. La société Sainrapt et Brice par exemple ouvrira carrément un bureau d’études à Berlin dans le sillage de Siemens.

Mais en France aussi, le secteur profite largement de l’opération. Dans les Côtes-du-Nord, toujours, le nombre d’entreprises du bâtiment a carrément triplé entre 1940 et 1942, et globalement, à la fin de la guerre, le nombre d’entreprises du secteur avait progressé de 20%. Le chiffre de 1 500 entreprises à pied d’œuvre sur le “mur de l’Atlantique” est en fait très sous-évalué : il s’agit seulement des moyennes et grandes entreprises du secteur. Pas les très petites entreprises et autant d’artisans à leur compte qui n’apparaissent pas dans cette évaluation. C’est en prenant conscience de l’essor du secteur dans les départements côtiers qu’on mesure que tout le monde n’a pas redouté le “mur de l’Atlantique” - ni ne l’a saboté.

Dans un bunker du Mur de l'Atlantique en février 1944. Crédits : Bundesarchiv via Wikicommons

.           Cependant, à la Libération, l’intensité de la reconstruction et les besoins immenses qui allaient de pair entretiendront la respectabilité du secteur. De surcroît, l’immense disparité du statut des uns et des autres qui s’étaient trouvés à travailler aux abris ennemis a encouragé aussi la confusion, et une forme d’opacité. Car bien sûr, tous, loin de là, n’ont pas été des alliés zélotes du Reich.

Mais la collaboration économique, en particulier dans le secteur du bâtiment, a donné lieu à peu de suites après-guerre. Il suffit de voir par exemple que le dirigeant de l’entreprise Sainrapt et Brice, qui figure pourtant parmi les rares sociétés à avoir été explicitement condamnées, sera finalement réintégré dès 1950. L’alibi de la contrainte a puissamment fonctionné dans la durée, et pour cela, l’indépendance de façade d’une structure comme l’Organisation Todt a pu contribuer à édulcorer les faits. Car ce n’est jamais avec le Troisième Reich lui-même que ces entreprises volontaires avaient contracté. Enfin, la mécanique financière incroyablement perverse de la Collaboration, pareille à une économie coloniale, a encore flouté le tableau : c’est la France, au titre des frais d’occupation, qui a pris en charge les frais colossaux du mur.

A bien des égards, l'épuration pour collaboration économique, dans le secteur du bâtiment, godille entre ratés et angle mort. Dans le seul département du Calvados par exemple, parmi les premiers concernés, sur 113 entrepreneurs du BTP cités, seuls huit seront emprisonnés. Et encore faut-il avoir à l’esprit qu'ils avaient collaboré avec l'Allemagne nazie de bien d'autres manières encore que leur seule association à la construction des blockhaus. En réalité, l'épuration judiciaire fut très limitée et les mots de Robert Lacoste, futur ministre, qui en 1944 disposait dans une circulaire que "les chefs d'entreprise les plus coupables doivent être poursuivis pénalement" resteront lettre morte pour l'essentiel dans le secteur.

.           Le “mur de l’Atlantique” a mobilisé au final autant de béton qu’il en est besoin pour construire l’équivalent de 65 centrales nucléaires. Et pourtant, le dispositif était d’argile : il ne résistera pas aux premières poussées du débarquement, au début du mois de juin 1944. De nombreux blockhaus, pourtant, braveront le temps. C’est leur histoire méconnue qui apparaît soudain au grand jour alors que leur silhouette de mastodontes muets demeure comme ensevelie dans le silence.