Le poste radiophonique : arme de lutte contre la vie chère ?

            À l’aube de la mise en œuvre, en 1931 et chez nos voisins allemands, d’un dispositif fournissant aux citoyens, via les postes radiophoniques, le prix maximum que ne devraient pas dépasser les denrées alimentaires, un journaliste français y voit la panacée et se prend à rêver de l’instauration d’un tel système en France pour lutter enfin efficacement contre la vie chère. Vœu pieux ?

            « Allô ! allô ! Ici, le poste radiophonique de la Tour Eiffel. Mesdames, ce matin, d’après les cours pratiqués aux Halles centrales, le prix maximum des œufs doit être de 11 francs la douzaine ; celui des pommes de terre, de 1 fr.10 le kilo ; celui du poulet, de 8 francs la livre, etc. N’achetez rien à des prix supérieurs ! »

            Supposons que, chaque jour, dans les milliers d’intérieurs parisiens où se trouve un poste récepteur de TSF, la voix du speaker vienne apporter ainsi aux ménagères des renseignements officiels et précis sur le cours « normal » des vivres. Imaginons même que la grande station émettrice, étendant son action aux diverses régions françaises (comme elle le fait pour les indications météorologiques), fasse connaître les prix-limites que cette région a le droit de se voir appliquer d’après la nature et l’abondance de ses récoltes, de son cheptel, de ses pêcheries, de ses productions particulières ou saisonnières, etc. Qui ne voit tout de suite l’arme puissante dont l’immense public des consommateurs — c’est-à-dire tout le monde — disposerait ainsi contre la vie chère ?

Le poste radiophonique : arme de lutte contre la vie chère ? © Crédit illustration : Araghorn

Or, chez nos voisins de l’Est, cette utilisation de la T.S.F. est en passe de devenir une réalité : récemment, en effet, le gouvernement allemand a créé un Comité spécial, placé sous la présidence du chancelier Bruning lui-même, qui, entre autres mesures destinées à combattre la vie chère, a décidé de recourir à la T.S.F. « pour indiquer par ondes aux consommateurs les prix maxima qu’ils doivent payer ».

            Quels bénéfices notre propre pays pourrait-il tirer de l’application d’une mesure similaire ? Le premier, le plus direct, serait évidemment une baisse sensible des prix de détail. Il n’est pas douteux, en effet, qu’à l’heure actuelle, il existe entre ces prix de détail et ceux du gros une marge excessive, que ne suffisent plus à expliquer les divers arguments valables au lendemain des hostilités : la stabilisation du franc est réalisée, l’escompte est normal, les « stocks » ont disparu, le cheptel est reconstitué, les récoltes valent celles de l’avant-guerre, les charges fiscales des petits commerçants ont été atténuées ...

A Paris, par exemple, les prix de la viande de boucherie sont-ils logiques ? Alors que nous lisons dans notre journal que, au marché de la Villette, le bœuf s’est vendu hier sur le pied de 5 francs le kilo, pourquoi certains bouchers détaillants nous vendraient-ils aujourd’hui le kilo de pot-au-feu 12 et 15 francs ? Comment justifier une pareille augmentation ?

Vous entrez dans un café et vous demandez « un verre de Vichy ». Coût : 1 fr 50, 2 francs, voire 2 fr 50. Or, comme toute bouteille « fait » en moyenne cinq verres, vous voyez que le cafetier tire parfois jusqu’à 12 francs d’une bouteille qu’il a achetée, au prix de gros, moins de 2 francs ! Il serait facile de continuer cette revue des prix de détail manifestement exagérés.

            Que l’on comprenne bien que nous ne songeons nullement à incriminer ici tous les détaillants, dont la grande majorité, le président du Conseil des ministres, M. Tardieu, le proclamait récemment, est composée d’honnêtes gens. Mais ils savent comme nous que leurs rangs comptent encore trop de gens qui, pressés de faire fortune en peu de temps, trouvent leur intérêt à maintenir les prix élevés, ce qui provoque automatiquement une hausse générale.

Quant au public, il faut bien avouer que c’est peut-être lui le plus coupable, car il a pris l’habitude d’acheter sans discussion et de payer n’importe quel prix, par ignorance, par apathie, parfois par pure ostentation. Eh bien ! il n’est pas interdit de penser que, contre ce mal, centre ce véritable fléau social, l’intervention de la T.S.F. pourrait être singulièrement efficace. Car cette différence que la ménagère ne sait pas lire, dans son journal, entre le prix de la viande à l’abattoir et les tarifs de son boucher, le haut-parleur peut venir la lui clamer chez elle, jusqu’au jour où elle se dira enfin : « Tiens ! mais... attention ! »

Ce jour-là, fière de sa découverte, elle voudra tout de suite l’annoncer à ses voisines, à ses amies... Et ce sera le second résultat de l’offensive par T.S.F. : considérable, puisqu’il sera d’ordre général ; précieux, puisqu’il marquera, enfin, la naissance d’une mentalité nouvelle dans le public, l’éclosion d’un esprit de défense contre la vie chère.

D’après « Lectures pour tous », paru en 1931- Publié / Mis à jour La France Pittoresque – 06 oct 2024