Moi, le crayon,

Leonard E. Read : « Moi, le crayon (I, pencil) », publié en décembre 1958 dans The Freeman

.             Je suis un crayon noir – le crayon de bois ordinaire que connaissent tous ceux qui savent lire et écrire, garçons, filles et adultes. Mon nom officiel est « Mongol 482 ». Mes nombreux éléments sont assemblés, fabriqués et finis par la Eberhard Faber Pencil Company.

Écrire est à la fois ma vocation et mon métier ; c’est tout ce que je fais.

.             Vous pourriez vous demander pourquoi je devrais écrire une généalogie. Eh bien, pour commencer, mon histoire est intéressante. Et, ensuite, je suis un mystère – plus grand qu’un arbre ou un coucher de soleil, et même qu’un éclair. Mais, malheureusement, ceux qui m’utilisent me considèrent comme faisant partie du décor, comme si je n’étais qu’un simple événement sans antécédents. Cette attitude superficielle me relègue au niveau du banal. C’est un exemple de la grave erreur que l’humanité ne peut pas continuer à commettre trop longtemps sans danger. Car, comme l’a observé le sage G.K. Chersterton, « Nous périssons faute d’émerveillement, et non pas faute de merveilles. »

Moi, le crayon, aussi simple que je paraisse, je mérite votre émerveillement et votre respect, une affirmation que je vais essayer de prouver. En fait, si vous pouvez me comprendre – non, c’est trop demander à quelqu’un – si vous pouvez prendre conscience du caractère miraculeux que je symbolise, vous pourrez sauver la liberté que l’humanité est si malheureusement en train de perdre. J’ai une profonde leçon à enseigner. Et je peux l’enseigner mieux qu’une automobile, un avion ou un lave-vaisselle parce que – eh bien, parce que je suis en apparence si simple.

Simple ? Et pourtant, pas une seule personne à la surface de cette terre ne sait comment me fabriquer. Ceci semble invraisemblable, non ? Particulièrement quand on se rend compte qu’on produit chaque année un demi-milliard de mes semblables aux États-Unis.

Prenez-moi et regardez-moi, que voyez-vous ? On ne voit pas grand-chose : il y a du bois, de la laque, la marque imprimée, la mine, un peu de métal et une gomme.

D’innombrables antécédents

.             Tout comme vous ne pouvez pas remonter votre arbre généalogique très loin, il m’est impossible de nommer et d’expliquer tous mes antécédents. Mais je voudrais en suggérer suffisamment pour bien vous faire comprendre leur richesse et leur complexité.

Mon arbre généalogique commence avec ce qui est bel et bien un arbre : un cèdre de l’espèce qui pousse en Californie du Nord et en Oregon. Réfléchissez maintenant avec attention à toutes les scies, à tous les camions, à toutes les cordes et aux innombrables autres équipements utilisés pour obtenir et transporter les rondins de cèdre vers les voies de chemin de fer. Pensez à toutes les personnes et aux compétences innombrables qui ont participé à leur fabrication : l’extraction du minerai, la fabrication de l’acier et sa transformation en scies, haches et moteurs ; la culture du chanvre et toutes les étapes aboutissant à une corde grosse et lourde ; les campements d’exploitation du bois avec leurs lits et leurs mess, la culture et la cuisine de toute la nourriture. Tiens, un nombre incalculable de milliers de gens ont joué un rôle dans chaque tasse de café que boivent les bûcherons !

Les rondins sont envoyés vers une fabrique à San Leandro, en Californie. Pouvez-vous imaginer les individus qui ont créé les wagons-plateforme, les rails et les locomotives, et ceux qui ont construit et installé les moyens de communication qu’ils supposent. Ces légions font partie de mes antécédents.

Réfléchissez au travail à San Leandro. Les rondins sont coupés en petites lames, de la longueur d’un crayon et d’une épaisseur inférieure à 6 millimètres. Celles-ci sont séchées dans un four et teintées pour la même raison qu’une femme met du rouge sur son visage. Les gens préfèrent que je sois joli, plutôt que d’un blanc pâle. Les lames sont cirées et à nouveau séchées en four. Combien de savoir-faire entre dans la fabrication des teintes et des fours, ou dans la fourniture de la chaleur, de la lumière et de l’énergie, des courroies, des moteurs et des autres choses que réclame une fabrique ? Des balayeurs de la fabrique parmi mes ancêtres ? Oui, et aussi les hommes qui ont versé le béton du barrage d’une centrale hydraulique de la Pacific Gas and Electric Company qui approvisionne la fabrique en énergie.

N’oubliez pas les ancêtres actuels et lointains qui ont aidé à transporter soixante voitures de lames d’un côté à l’autre du pays.

Une fois dans l’usine à crayons – 4 millions de dollars de machines et de bâtiments, capital entièrement accumulé par des parents à moi – chaque lame se voit donner huit rainures par une machine complexe, après quoi une autre machine place une mine dans une lame sur deux, met de la colle et dispose une autre lame au-dessus – un sandwich à la mine pour ainsi dire. Sept frères et moi sommes mécaniquement taillés dans ce sandwich de bois.

Ma mine elle-même est complexe. Le graphite est extrait à Ceylan. Pensez à ces mineurs, à ceux qui ont fabriqué leurs nombreux outils ou les sacs en papier dans lesquels on transporte le graphite ou encore la ficelle qui permet d’attacher ces sacs, à ceux qui les ont mis à bord des bateaux et à ceux qui ont fabriqué ces bateaux. Même les gardiens de phare le long de la route ont aidé à ma naissance – et aussi les pilotes des ports.

Le graphite est mélangé à de l’argile du Mississipi dont on utilise l’hydroxyde d’ammonium pour le processus d’affinage. Puis des agents mouillants sont ajoutés, comme du suif sulfoné – des graisses animales ayant réagi avec de l’acide sulfurique. Après être passé au travers de nombreuses machines, le mélange se présente finalement comme une extrusion sans fin – comme pour une machine à saucisses – découpée à la dimension voulue, séchée et cuite pendant plusieurs heures à environ 1.000 °C. Pour accroître leur résistance et leur aspect lisse, les mines sont alors traitées avec un mélange chaud qui comprend de la cire du Mexique, de la paraffine et des graisses naturelles hydrogénées.

Mon cèdre reçoit six couches de laque. Connaissez-vous tous les ingrédients de la laque ? Qui penserait que les éleveurs de graine de ricin et les raffineurs d’huile de ricin en font partie ? C’est le cas. Tiens, même les processus qui permettent d’obtenir la belle couleur jaune de la laque nécessitent les savoir-faire de plus de personnes que l’on n’en pourrait dénombrer !

Regardez la marque. C’est un film formé en chauffant du charbon noir mélangé avec des résines. Comment faites-vous pour obtenir des résines et, je vous le demande, qu’est-ce que le charbon noir ?

Mon bout de métal – la virole – est en laiton. Pensez à toutes les personnes qui extraient le zinc et le cuivre et ceux qui savent faire une feuille brillante de laiton à partir de ces produits de la nature. Ces anneaux noirs sur ma virole sont en nickel noir. Qu’est-ce donc, et comment est-il mis en place ? L’histoire complète qui explique pourquoi le centre de ma virole n’est pas recouvert de nickel prendrait des pages.

Il y a ensuite mon plus grand triomphe, inélégamment appelé dans le métier « la bonde », la partie que l’homme utilise pour effacer les erreurs qu’il commet avec moi. C’est un élément appelé « factice » qui permet d’effacer. Il s’agit d’un produit semblable à du caoutchouc fabriqué en faisant réagir de l’huile de colza des Indes néerlandaises avec du chlorure de soufre. Le caoutchouc, contrairement à l’idée courante, ne sert que pour assurer la liaison. Il y a ensuite de nombreux agents de vulcanisation et d’accélération. La pierre ponce vient d’Italie ; et le pigment qui donne sa couleur à la gomme est du sulfure de cadmium.

Personne ne sait

.             Quelqu’un veut-il remettre en doute mon affirmation selon laquelle pas une seule personne au monde ne saurait comment me fabriquer ?

En fait, des millions d’êtres humains participent à ma création, et aucun d’entre eux n’en connaît plus que quelques autres. Bon ! Vous allez dire que j’exagère en disant que ma création est liée au cueilleur de baies de café dans le lointain Brésil et aux cultivateurs de nourriture, que c’est une position extrême. Je réitère mon affirmation. Il n’y a pas une personne, parmi ces millions, y compris le président de l’entreprise de crayons, qui contribue plus qu’un tout petit peu, de façon infinitésimale, aux compétences requises. Du point de vue des savoir-faire, la seule différence entre le mineur qui extrait le graphite à Ceylan et le bûcheron de l’Oregon est le type de compétence. On ne peut se passer ni du mineur ni du bûcheron, pas plus que du chimiste de la fabrique ou de l’ouvrier du champ de pétrole, la paraffine étant un dérivé du pétrole.

Voilà un fait étonnant : ni l’ouvrier du champ de pétrole, ni le chimiste, ni le mineur extrayant le graphite ou l’argile, ni aucun de ceux qui équipent ou fabriquent les bateaux, les trains ou les camions, ni aucun de ceux qui font fonctionner la machine assurant le moletage de mon bout de métal, ni le président de la compagnie ne remplissent leur tâche parce qu’ils me veulent. Chacun me désire moins, peut-être, qu’un écolier. En fait, il y en a dans cette multitude qui n’ont jamais vu de crayon et qui ne saurait pas s’en servir. Leur motivation est autre chose que moi. C’est peut-être quelque chose comme ça : chacun parmi ces millions voit qu’il peut ainsi échanger son petit savoir-faire contre des biens et des services qu’il désire ou dont il a besoin. Je peux ou non faire partie de ces articles.

Pas d’esprit organisateur

.            Il y a quelque chose d’encore plus étonnant : c’est l’absence d’un esprit supérieur, de quelqu’un qui dicte ou dirige énergiquement les innombrables actions qui conduisent à mon existence. On ne peut pas trouver trace d’une telle personne. À la place, nous trouvons le travail de la Main Invisible. C’est le mystère auquel je me référais plus tôt.

Il a été dit que « seul Dieu pouvait créer un arbre. » Pourquoi sommes-nous d’accord avec ça ? N’est-ce pas parce que nous comprenons que nous ne pourrions pas en fabriquer un nous-mêmes ? En fait, pouvons-nous décrire un arbre ? Non, sauf dans des termes superficiels. Nous pouvons dire, par exemple, qu’une certaine configuration moléculaire se présente comme un arbre. Mais quel esprit humain pourrait même noter, sans même parler de diriger, les changements constants des molécules qui se produisent au cours de la vie d’un arbre ? Un tel exploit est totalement impensable !

Moi, le crayon, je suis une combinaison de miracles : un arbre, du zinc, du cuivre, du graphite, etc. Mais, à ces miracles qui existent dans la Nature, s’ajoute un miracle encore plus extraordinaire : la configuration des énergies créatrices humaines ; des millions de tout petits savoir-faire se réunissant naturellement et spontanément en réponse à la nécessité et au désir humains et en l’absence de tout esprit organisateur ! Comme seul Dieu peut créer un arbre, j’insiste pour dire que seul Dieu pourrait me créer. L’homme ne peut pas plus diriger ces millions de savoir-faire pour me donner vie qu’il ne peut assembler les molécules pour faire un arbre.

Tout ceci est ce que je veux dire quand j’écris : « Si vous pouvez prendre conscience du caractère miraculeux que je symbolise, vous pouvez aider à sauver la liberté que l’humanité est si malheureusement en train de perdre. » Car si l’on se rend compte que ces savoir-faire s’organiseront naturellement, oui, automatiquement en modèles créateurs et productifs permettant de répondre aux nécessités et aux désirs humains – c’est-à-dire en l’absence de gouvernement ou de tout autre esprit organisateur coercitif – alors on possède un ingrédient absolument essentiel de la liberté : une foi dans les gens libres. La liberté est impossible sans cette foi.

Une fois que le gouvernement a un monopole de l’activité créatrice, comme c’est le cas, par exemple, pour la livraison du courrier, la plupart des individus vont croire que le courrier ne pourrait pas être efficacement distribué par des gens libres. En voici la raison : chacun reconnaît qu’il ne sait pas lui-même toutes les choses qui impactent la livraison du courrier. Il reconnaît aussi qu’aucun autre individu ne pourrait le savoir. Ces suppositions sont correctes. Aucune personne ne possède assez de connaissances pour s’acquitter de la distribution du courrier d’un pays, tout comme personne ne possède assez de connaissances pour fabriquer un crayon. Or, sans la foi dans les gens libres – dans l’ignorance que, naturellement et miraculeusement, des millions de petits savoir-faire se formeraient et coopéreraient pour satisfaire ce besoin – l’individu ne peut s’empêcher d’arriver à la conclusion erronée que le courrier ne peut être distribué que grâce à l’esprit organisateur d’un gouvernement.

Des témoignages à la pelle

.             Si moi, le crayon, j’étais le seul point qui témoigne de ce que les hommes et les femmes peuvent faire lorsqu’ils sont libres d’essayer, alors les gens de peu de foi auraient des arguments. Il y a cependant pléthore de témoignages ; ils sont partout autour de nous.

La livraison du courrier est très simple comparée, par exemple, à la fabrication d’une automobile, d’une calculatrice, d’une moissonneuse-batteuse, d’une machine de moulage ou de dizaines de milliers d’autres choses.

La livraison ? Eh bien, dans le domaine où les gens ont été libres de distribuer la voix humaine autour de la terre en moins d’une seconde, ils fournissent visuellement et avec le mouvement dans le foyer de tout un chacun un événement lorsqu’il se produit. Ils permettent à 150 passagers de voyager de Seattle à Baltimore en moins de quatre heures. Ils fournissent du gaz du Texas à un fourneau de New York pour des prix très bas et sans subventions. Ils livrent un quart de la production de pétrole du Golfe persique sur notre Côte Est – la moitié d’un tour du monde – pour moins cher que le gouvernement ne facture la livraison d’une lettre de 30 grammes pour l’autre côté de la rue.

La leçon que je veux enseigner est la suivante : laissez libres toutes les énergies créatrices. Organisez juste la société pour qu’elle agisse en harmonie avec cette leçon. Que l’appareil légal de la société élimine tous les obstacles du mieux qu’il le peut. Permettez à tous ces savoirs créateurs de se répandre librement. Ayez foi dans les hommes et les femmes libres qui répondent à la main invisible. Cette foi sera fortifiée. Moi, le crayon, aussi simple que je sois, offre le miracle de ma création comme témoignage de cette foi pratique, pratique comme le soleil, la pluie, un cèdre ou la bonne terre.

Ce qu’un crayon peut nous apprendre sur l’énergie

Contrepoints / Foundation for Economic Education – 02 aoû 2022

.             Moi, un simple crayon, je voudrais montrer à quel point l’énergie est fondamentale, même pour un simple outil de bureau. En repensant à toutes les mains qui ont transmis mes composants, je n’ai pu m’empêcher de reconnaître toute l’énergie qu’il a fallu pour me faire naître.

Oui, même moi, un petit crayon de bois, j’ai eu besoin de millions de barils de pétrole brut, de milliards de pieds cubes de gaz naturel, de milliers de tonnes de charbon et même de fission nucléaire pour voir le jour.

J’ai observé que mes frères coûtent beaucoup plus cher que par le passé. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire pour l’instant d’expliquer l’inflation monétaire, mais comme je l’ai dit juste avant, une immense quantité d’énergie a été nécessaire pour me mettre au monde, et c’est là que réside l’une des principales raisons non monétaires de l’augmentation des prix. Pour faire simple, lorsque l’énergie est chère, tout ce qui utilise de l’énergie coûte plus cher à faire fonctionner.

Moi, Crayon, bien qu’étant fait de bois simples et d’une poignée d’autres composants, j’ai été le bénéficiaire de l’énergie sous de nombreuses formes. Vous pouvez comprendre d’une certaine façon. Ce matin, vous vous êtes sûrement réveillé dans un lit avec la climatisation en marche, un réveil qui sonne, ou votre téléphone branché. Ce qui fait fonctionner tout cela, c’est l’électricité qui passe dans votre câblage, qui provient d’un réseau de distribution connecté peut-être à une ligne de transmission, qui provient d’une centrale électrique (probablement) brûlant un combustible fossile, probablement du charbon ou du gaz naturel. Si vous devez vous rendre au travail aujourd’hui, vous allez sans doute prendre votre voiture ou sauter dans le bus – alimenté par de l’essence ou peut-être une batterie chargée pendant la nuit par la même centrale électrique en dehors de la ville. Ce n’est pas très différent de mon propre voyage.

Puissance illimitée

.             Si vous essayiez de compter toutes les choses dont vous dépendez et qui utilisent de l’énergie, vous vous essouffleriez vous-même. De même, je ne peux pas vous parler de chaque goutte de pétrole et de chaque wattheure d’électricité de mon passé, mais quelques exemples choisis pourraient vous intéresser.

Gardez votre propre matinée dans votre tête en pensant à l’énergie dont les autres dépendent, et à la quantité d’énergie dont ils ont besoin au-delà d’un simple réveil. Dans les cèdres de l’Oregon, une foule de bûcherons se réveillent chez eux très tôt le matin ; des centaines d’hommes allument les lumières, font bouillir l’eau pour le café, se rendent au travail dans des camions à moteur diesel. L’équipement qu’ils transportent est fait d’acier et de minerai de fer, il est fixé avec des vis métalliques, des boîtiers en plastique, des adhésifs et du caoutchouc. L’essence et les lubrifiants sont nécessaires pour alimenter et graisser les tronçonneuses, tandis que les cordes en nylon et en polypropylène aident les bûcherons à grimper et à descendre en rappel dans les arbres imposants.

Le pétrole et le gaz ont rendu toutes ces choses possibles, qu’il s’agisse des machines plus lourdes nécessaires à l’extraction des matériaux à utiliser dans les fibres synthétiques ou, bien sûr, des moteurs à combustion qui alimentent les opérations. Vous pouvez déjà comprendre pourquoi une augmentation du prix du pétrole peut commencer à faire pression.

Une fois les grumes abattues, elles sont dépouillées avec d’autres équipements fonctionnant aux combustibles fossiles et chargées sur des remorques à plateau tirées par des semi-remorques et des locomotives. Ces véhicules diesel se dirigent vers San Leandro, en Californie. Vous savez, bien sûr, que tout le métal lourd, les engrenages, les tubes, les câbles et autres éléments de ces camions et de ces trains reposent entièrement sur un processus d’extraction et de fabrication à base de combustibles fossiles – songez à la quantité d’énergie nécessaire pour extraire et forger les 500 miles de rails.

La menuiserie californienne, où quelque chose qui ressemble à ma forme élancée commence à prendre forme, fonctionne principalement au gaz naturel et à l’énergie hydraulique. Les 17 % alimentés par des panneaux solaires constituent un exploit énergétique en soi, si l’on considère l’exploitation minière, le traitement, la fabrication, les chaînes d’approvisionnement, les expéditions transocéaniques, etc. pour installer les panneaux dans le nord de la Californie. La chaleur des fours pour sécher le bois atteint 100 °C et les encres, teintes, cires et colorants sont directement dérivés d’hydrocarbures. En fin de compte, il faut beaucoup d’énergie pour produire de l’énergie, car l’extraction, le transport, le raffinage et la combustion consomment beaucoup d’énergie et reposent eux-mêmes sur des métaux et des matériaux qui ont besoin d’énergie pour être créés.

Lorsque je regarde mes ancêtres, je constate que l’énergie a contribué à la création de mon arbre généalogique. Aujourd’hui, je constate que la production de mes proches coûte plus cher si l’on tient compte de l’influence des prix de l’énergie sur chaque étape du processus. Et plus on y réfléchit, plus on s’en rend compte.

L’usine chargée de m’assembler fait fonctionner d’énormes machines toutes alimentées par des combustibles fossiles, et un mix énergétique fortement dépendant de l’extraction, du traitement, du raffinage, du transport et de la combustion. Les machines passent en revue chaque latte de bois, réalisant des rainures, insérant le plomb et la colle, et posant une autre latte afin de produire un ensemble de huit lattes à la fois.

Auparavant, je vous ai parlé de mon plomb graphite et de son origine au Sri Lanka. Ce voyage démontre une fois de plus la criticité de l’énergie et comment un simple changement dans le marché mondial du pétrole peut soudainement avoir un impact sur les prix du graphite en Amérique du Nord. Au fond des mines sri-lankaises, des travailleurs arrivés sur des motos à essence utilisent des outils électriques pour extraire les matières premières, qui sont chargées dans des camions pour être transportées vers une installation de conditionnement. Alimentés par du diesel et de l’essence, les tracteurs et les camions chargent le graphite emballé sur des cargos alimentés par des combustibles de soute à destination de l’Amérique du Nord, pour un voyage de 42 jours et de 15.000 km. Lorsqu’il arrive et qu’il est mélangé à l’argile du Mississippi raffinée chimiquement, il est envoyé dans des machines plus gourmandes en énergie. Ensuite, ce graphite-plomb est cuit à 1.000 °C, ce qui est obtenu en brûlant du gaz naturel. Enfin, comme vous le savez, le plomb est traité avec de la cire mexicaine, de la cire de paraffine et des graisses hydrogénées – qui ont toutes été collectées à leur source d’origine, traitées avec des machines et transportées jusqu’à cette installation sur des chaînes d’approvisionnement fonctionnant au diesel.

Je pourrais me répéter pour décrire la laque, la virole en laiton et la gomme, mais je pense qu’à présent vous avez déjà compris. C’est un miracle que j’aie pu exister, mais c’est encore plus miraculeux que tant d’énergie soit dépensée en tant d’endroits juste pour m’amener, humble crayon, sur votre bureau…

Qui fait fonctionner le système

.             La leçon que je vous ai donnée précédemment reste l’un des grands mystères et l’une des grandes beautés du monde moderne, à savoir qu’un si grand nombre de personnes et de nations, qui n’agissent que dans leur propre intérêt, peuvent travailler à la fin d’une seule création, même si aucun d’entre eux n’a pu me créer par lui-même. D’une certaine manière, l’énergie nécessaire pour me faire naître suit le même schéma. Je doute fort qu’un seul homme puisse produire un mégawatt d’électricité ou un gallon d’essence raffinée à partir de rien.

Il faut des hommes et des femmes dans les domaines de la géologie, de la fabrication d’équipements, de l’acquisition de terrains, de la pratique juridique, de la mécanique des fluides, du transport, et bien d’autres encore, simplement pour sortir un baril de pétrole brut du sol. Le raffiner pour en faire de l’essence et des distillats est une tâche herculéenne, qui exige des connaissances en génie civil et en construction, en chimie, etc. Mais l’essence est simple ; ceux qui génèrent de l’électricité par la combustion, la pressurisation, l’électromagnétisme et bien d’autres choses encore, se la pètent.

Vous voyez, personne n’alimente le système, car des centaines de milliers de personnes le font. L’énergie est fondamentale, même pour un simple outil de bureau.

La fabuleuse histoire... du crayon à papier

RFI – François-Damien Bourgery - 01 aoû 2022

Incontournable des classes d'école, le crayon à papier n'est pas si banal que ça. © Mouche / RFI

.            Pas de vacances pour le crayon à papier. Sitôt les cartables remisés au placard, le voilà qui ressurgit entre les doigts des estivants. Dans les aéroports et dans les gares, sur les chaises longues et les serviettes de plage, l'accessoire de travail devient un partenaire contre l'ennui. Il hésite au-dessus des grilles de sudoku, noircit les cases de mots croisés. Se trompe. Corrige. S'émousse. Triomphe enfin. Son succès ne s'est jamais démenti.

L'objet pourtant ne paie pas de mine, bien qu'il en soit doté. La sienne est traditionnellement faite d'un mélange de graphite et d'argile, fixé entre deux demi-cylindres de bois de cèdre collés ensemble. Le tout mesure en général une quinzaine de centimètres, mais parfois beaucoup plus : en 2017, les ouvriers d'une usine Bic du Pas-de-Calais ont produit un crayon long d'un kilomètre, pulvérisant le record établi deux ans plus tôt en Allemagne. Plus de 140 personnes ont été mobilisées pour porter le fabuleux objet.

De multiples appellations

.            Notez que si nous écrivons ici « crayon à papier », nous pourrions tout à fait le désigner autrement. Sa constitution lui vaut en effet de multiples appellations. Selon qu'on habite en Bourgogne, dans le Pas-de-Calais ou en Bretagne, on le nomme crayon de papier, crayon de bois, crayon gris… On parle de crayon à mine au Québec et simplement de crayon en Belgique. L'Académie française n'a pas tranché. À la question d'une internaute lui demandant quel terme utiliser, l'institution répond : « Depuis que le crayon à mine a été mis au point par l’ingénieur normand Nicolas-Jacques Conté, il a reçu de nombreuses dénominations : crayon à mine, crayon de bois et crayon à papier. C'est cette expression qui est la plus employée, même si les autres sont correctes. »

Le crayon à papier, une invention hexagonale ? Pas si simple. Sa paternité diffère selon les sources. Elle est française pour certaines, anglo-saxonne ou germanique selon d'autres. « Il n'y a pas vraiment d'inventeur, évacue Manuel Charpy, historien au CNRS, spécialiste de la culture matérielle. Le crayon est juste une transformation de ce qui existe déjà. Lorsque Conté dépose son brevet en 1795, les outils de dessin, qu'il soit industriel ou artistique, connaissent un développement considérable. On trouve déjà des mines dans des corps en bois. »

L'invention réside en réalité dans la composition de la mine. Elles sont à l'époque en graphite, une forme de carbone dont les meilleurs gisements se trouvent en Angleterre. Mais en cette fin du XVIIIe siècle, Londres est en guerre contre Paris et lui impose un blocus économique. Nicolas-Jacques Conté, scientifique réputé, est sommé de trouver une solution à la pénurie qui menace. C'est chose faite en quelques jours avec un mélange de graphite ordinaire et d'argile cuit à très haute température. Conté s'est-il inspiré de la trouvaille de l'Autrichien Joseph Hardtmuth deux ans plus tôt ? L'histoire ne le dit pas.

« La vraie bascule, c'est l'industrialisation de la production », remarque Manuel Charpy. La variation de la température de cuisson et de la proportion graphite-argile permet de produire des mines de différentes duretés. Grâce aux machines-outils, le bois utilisé comme enveloppe peut être découpé en de longues plaques tronçonnables de manière standardisée. Le crayon moderne est né. Il obtient la médaille d'or des Arts et métiers et accompagne Napoléon dans sa campagne d'Égypte. « Le corps expéditionnaire part avec des armes et des crayons à papier. On s'approprie les antiquités égyptiennes en les dessinant », note l'historien.

Incontournable 

.            L'objet est très vite adopté par toutes les professions. Il faut dire qu'il a tout pour plaire : utilisable sur de nombreux supports – le papier, la toile, le bois, la pierre –, il se transporte au fond d'une poche, ne bave pas, s'affûte en quelques coups de canif, résiste à l'eau, au temps, tout en s'effaçant facilement. « Le crayon arrive assez tard dans les écoles françaises, poursuit Manuel Charpy. Il est d'abord employé comme outil de dessin. On trouve aussi sa trace dans les cahiers de géographie et de géométrie. Il devient très ordinaire dans les années 1860-1870. » L'enseignement primaire obligatoire et la démocratisation de l'écriture font s'envoler les ventes.

Plus de deux cents ans après son invention, le crayon à papier est désormais concurrencé par le stylo-bille et les outils numériques. Mais il continue à se vendre par milliards chaque année. Et si les caisses enregistreuses l'ont fait disparaître des oreilles des épiciers, il demeure un incontournable des trousses d'écoliers. « On s'en sert pour tout, confirme Marie Massé, institutrice à Paris. Comme il se gomme, il est plus pratique pour les dictées, les calculs posés… »

À l'inverse du stylo qui tolère peu la faute, le crayon est le meilleur ami de l'apprenti. Il permet le doute et la maladresse, rassure, et encaisse sans s'offusquer l'ingratitude dont font parfois preuve les plus jeunes. « Les enfants sont souvent impatients de passer au stylo, constate l'institutrice. Ça glisse mieux sur la feuille et c'est plus net. Mais en cas d'erreur, ils doivent barrer et utiliser le blanco. Et là, rien ne va plus. »

Sans compter que le crayon est bien plus écologique que le stylo. Même s'il est, lui aussi, touché par l'obsolescence programmée, celle-ci se mesurerait en dizaines de kilomètres. Il est en effet communément admis qu'il peut tracer une ligne de 56 km avant d'être trop petit, et donc inutilisable, à force d'être taillé. Soit une moyenne de 45 000 mots. Bien plus qu'un stylo-bille (2 km) et qu'une recharge de stylo-plume (1,4 km). Bref, le crayon à papier possède encore trop d'arguments pour consentir à s'effacer.

Moi, simple crayon « made in world »

Contrepoints - Alain Madelin - mai 2011

.            Un nouveau label Made in France ou plus exactement Origine France garantie vient d’être dévoilé. Ayant pour ma part toujours roulé dans une voiture française par fierté de nos marques nationales, privilégiant volontiers aussi le Made in Breiz, par attachement à l’identité bretonne, je ne peux que trouver sympathique cette démarche patriotique.

Il serait pourtant abusif de tirer des leçons économiques de cette forme de préférence nationale. Un achat à l’étranger n’est pas une perte d’emploi mais un déplacement d’emploi d’une entreprise française à une autre.

Depuis belle lurette, tous nos produits sont Made in world. Rien n’illustre mieux cette réalité que le petit essai de l’économiste américain Leonard Read, Moi, simple crayon.

    « Je suis un crayon noir, le crayon de bois ordinaire que connaissent tous ceux qui savent lire et écrire… Moi le crayon, aussi simple que je paraisse, je mérite votre émerveillement et votre respect … Simple ? Et pourtant pas une seule personne à la surface de cette Terre ne sait comment me fabriquer. »

Et d’énumérer tout ce qui entre dans la fabrication d’un crayon.

Le bois de cèdre d’Oregon. Tout le travail des bucherons – du campement qui les loge à leur ravitaillement – les scies et les haches, les camions et les trains qui assurent la coupe et le transport (jusqu’aux machines complexes de la scierie). Comment le graphite d’une mine de Ceylan est produit, transformé puis transporté jusqu’au crayon qui s’ébauche.

Et de décrire aussi le long processus qui permet de fabriquer, à partir des mines de zinc et de cuivre la virole en laiton au bout du crayon qui retient une gomme elle-même produite par l’interaction du chlorure de soufre avec de l’huile de graine de colza provenant d’Indonésie.

Et l’histoire des six couches de laque qui recouvrent le crayon, celle de la marque imprimée…

Ce sont au total des millions d’êtres humains qui participent sans le savoir à la création de ce simple crayon, qui échangent et coordonnent leur savoir et leur savoir-faire dans le cadre d’un système de prix sans qu’une autorité supérieure ne dicte leur conduite.

Ce texte date de 1958.

Depuis, la mondialisation et la mutation de nos économies vers la société de la connaissance n’ont fait bien entendu que renforcer cette interdépendance. Mais notre façon d’appréhender le réel reste encore fortement marquée par un appareil statistique conçu pour mesurer les échanges de biens physiques de la société industrielle. Or, derrière la crainte de la désindustrialisation ou les peurs des délocalisations, la réalité, c’est l’internationalisation de l’économie et l’interpénétration de l’industrie et des services. La frontière entre industrie et services s’estompe. Au lieu de vendre un bien, on vend de plus en plus un service. Les industriels se font commerçants, les commerçants se font industriels.

Une nouvelle catégorie d’entreprises apparait, les « sociétés plateformes » qui conçoivent leurs produits, maîtrisent leurs marques, vendent partout dans le monde et remplacent leur activité de production par une sous-traitance optimisée à l’échelle de la planète.

Apple en est un bon exemple. Prenez un iPhone, comptabilisé 179 dollars dans les statistiques américaines des importations en provenance de Chine. Une récente étude universitaire réalisée au Japon (Yuquig Xing et Neal Detert) a décomposé le processus de fabrication et la chaîne de valeur. Si la 3G, le Bluetooth et les composants audio sont Made in USA, la mémoire flash et l’écran sont produits au Japon, le processeur et ses composants sont coréens, le GPS, la caméra et le Wifi viennent d’Allemagne. L’assemblage final en Chine ne représente que 6,5 dollars soit 1,3 % du prix de vente aux États-Unis ! Ce que l’on voit, c’est un déficit commercial apparent de 1,9 milliard pour les États-Unis avec l’iPhone. Ce que l’on ne voit pas, c’est la captation de l’essentiel de la valeur créée par les Américains.

Derrière le film catastrophe de la désindustrialisation que la France aime se projeter, la baisse de nos effectifs industriels a deux causes essentielles.

D’une part, l’externalisation des fonctions de service (gardiennage, nettoyage, cantine) autrefois comptabilisées dans les emplois industriels et passées aujourd’hui dans les services.

D’autre part, la hausse de la productivité dans l’industrie : moins d’emplois et moins d’argent sont nécessaires par unité produite. L’influence des délocalisations reste marginale.

D’ailleurs, tous les rapports convergent pour montrer que les délocalisations sont globalement favorables à la croissance économique et à l’emploi. Elles sont favorables à la croissance économique et donc à l’emploi tout comme le progrès technique. Il n’y a pas de différence entre une main-d’œuvre chinoise peu chère et un robot industriel ! L’Allemagne est devenue le premier exportateur de biens de haute technologie devant les États-Unis, à partir des mêmes facteurs de production que la France (même monnaie et même coût du travail).

Il ne faut pas se tromper de combat et prétendre défendre nos emplois, face aux pays à main-d’œuvre bon marché, en comprimant les salaires, en subventionnant les emplois peu qualifiés par d’artificielles baisses de charges tout en décourageant le capital et en sur-fiscalisant les emplois qualifiés.

Le mariage réussi du Made in world et du Made in France, c’est celui de la créativité et de l’investissement.