Pourquoi ce qu’on appelle jean ou denim est-il bleu ?

BBC News - 01 oct 2022

Bien que son utilisation semble être limitée dans quelques endroits du monde, il est en réalité partout, de l'Azerbaïdjan au Zimbabwe, du Groenland au nord aux villes les plus au sud du Chili.

.             En fait, la majorité de la population mondiale porte au moins un vêtement en denim, quel que soit le jour de l'année. Les historiens débattent encore de son lieu de naissance, mais l'une des opinions les plus répandues est qu'il s'agit de Nîmes, en France.

La sérendipité, comme il arrive souvent dans les moments de création, a joué son rôle.  Les tisserands de Nîmes tentaient de reproduire un tissu de coton robuste connu sous le nom de "jean fustian", un tissu médiéval robuste de coton et de lin fabriqué dès le XVI° siècle à Gênes, la cité italienne entre autres réputée pour ses étoffes, dont cette toile qui sert aussi bien à fabriquer des voiles de navire qu’à vêtir la marine génoise. Le nom de la ville s'écrivait alors Gene ou Genes et, dans la France du milieu du XVIe siècle, Jean.

Bien qu'ils n’aient pas vraiment réussi, ils ont réalisé qu'ils avaient mis au point un tissu unique et résistant comme aucun autre. Il s'agissait d'un sergé de coton tressé qu'ils réalisaient en faisant passer la trame sous les fils de chaîne (les fils qui sont disposés parallèlement les uns aux autres sur le métier à tisser pour former un tissu).

Ils utilisaient l'indigo, l'un des plus anciens colorants, pour teindre les fils de chaîne en bleu, tout en laissant aux fils de trame leur couleur blanche naturelle. Ce procédé a donné au tissu une couleur bleue unique d'un côté et blanche de l'autre. On l'appelait Serge de Nîmes ou sergé de Nîmes. L'élément clé, dans ce cas, est que, au 17ème siècle, il est entré dans la langue anglaise sous le nom de "twill denim".

Une intuition

.            Un produit similaire au denim existait donc depuis un certain temps, teint avec de l'indigo provenant des plantations en Inde. Mais les jeans tels que nous les connaissons sont apparus un peu plus tard, avec la rencontre d'un bavarois, Löb Strauß et d'un letton, Jākobs Jufess. Comme beaucoup de nouveaux immigrants aux États-Unis au XIXe siècle, ils ont changé de nom à leur arrivée : Jacob Davis et Levi Strauss.

En Californie, dans les années 1870, Levi Strauss, vend des bâches en toile de denim aux orpailleurs. Avec ces toiles, le tailleur Davis fabrique un pantalon de travail très résistant. Et il eut l'intuition que s'il mettait au point un petit rivet métallique et le plaçait aux points de tension d'un pantalon, juste autour de la poche, il pourrait rendre ce pantalon très durable.

Levi Strauss & Co a naturellement été la première compagnie à obtenir un brevet en 1873 pour commercialiser ce nouveau vêtement.

Dessin de brevet pour la "fixation d'ouvertures de poche" par Jacob Davis (sous le nom de JW Davis), 20 mai 1873. Crédit photo, Getty Images

L'intuition s'est avérée bonne. Le pantalon a été si bien accueilli qu'on a commencé à en parler et il reçut tellement de demandes qu'il décida d'écrire à son fournisseur de tissu, Levi Strauss à San Francisco, pour lui demander s'il était intéressé par le dépôt d'un brevet. Strauss sauta sur l'occasion, invita Jacob Davis à s'installer à San Francisco et, ensemble, ils fabriquèrent les premiers jeans du monde.

Cette couleur ...

.             À l'origine, ils proposèrent deux variantes : toile marron et denim bleu.

Mais si les denims bleus (blue-jeans) se sont vendus comme des petits pains, peu de gens ont voulu de ceux en toile. La raison en est probablement que dès que quelqu'un portait un jean, et constatait qu’il devenait plus confortable à chaque lavage, il ne voulait plus de ceux en toile ayant « l'impression de porter de la toile de tente ! ».

Cependant, cela n'explique pas pourquoi la couleur préférée fut le même indigo, tiré de la plante Indigofera tinctoria, que celui utilisé il y a des siècles par les tisserands de Nîmes.

Contrairement à la plupart des colorants naturels qui, à haute température, pénètrent directement dans les fibres du tissu, l'indigo n'adhère qu'à l'extérieur des fils. Lorsque le denim brut est lavé, certaines de ces molécules de teinture sont éliminées, entraînant avec elles de minuscules quantités de fils, mais comme le matériau est très résistant, la perte de certaines fibres ne le détériore pas.

En réalité, cela le rend meilleur, car plus il est lavé, plus il devient doux. D'une certaine manière, l'invention parfaite : un tissu qui s'améliore en vieillissant.

.            Grâce à son extrême solidité et sa souplesse, le jean en denim deviendra l’habit de travail idéal, suffisamment résistant pour supporter un travail ardu, et de plus en plus confortable, sans être délicat. Il devenait une seconde peau ! Dès les années 1850, il fut majoritairement porté par les chercheurs d’or, les mineurs, les fermiers et les cow-boys.

Dans les années 1870 aux Etats-Unis, la crise économique a entraîné un taux de chômage élevé et a alimenté un sentiment antichinois et une discrimination rampante. En 1882, lorsque le Congrès a adopté la loi sur l’exclusion des travailleurs chinois, il y avait une pression sociale importante pour ne pas embaucher de travailleurs chinois. Et Levi Strauss & Co a adopté une politique de travail antichinoise.

Préciser que leurs produits étaient « fabriqués par des Blancs » visait à améliorer les ventes et à s’aligner sur le point de vue des consommateurs de l’époque. Sur beaucoup de ces jeans, on trouvera donc l’étiquette qui mentionnait « Unique modèle fabriqué par des ouvriers blancs ».

Levi’s a fait marche arrière dans les années 1890, bien avant que la loi soit abrogée en 1943.

Un dénominateur commun …

.             En permanence désormais, une bonne partie de la population mondiale ne porte qu'un seul textile : le denim, généralement sous la forme de blue-jeans. C’est un exemple d'"évidence aveuglante", une chose devenue tellement évidente, en partie par son omniprésence, que l’on ne comprend pas comment nit pourquoi le jean est devenu une forme si dominante de vêtement quotidien dans le monde entier.

C'est d'autant plus vrai qu'il existe une multitude d'autres choix vestimentaires et que le jean a très peu changé depuis sa première fabrication dans les années 1880 sous le nom de jean Levi. La continuité dans le temps du style du blue denim de base ainsi que sa persistance en tant que style de référence face à d'autres choix vestimentaires, signifient que le triomphe du denim est un phénomène autant intrinsèque que commercial.

En effet, les jeans en denim bleu présentent plusieurs caractéristiques uniques. Le blue-jean est le seul vêtement couramment vendu en période de doute : il est devenu le choix par défaut de nombreuses personnes lorsqu'elles ne savent pas quoi porter ; il est le vêtement le plus omniprésent (et donc le plus générique) au monde et aussi souvent le plus personnel. C'est la combinaison de ces facteurs qui fait partie de l'attrait apparemment universel du denim : le fait qu'il soit à la fois le plus personnel et le plus générique (ce que le design tente de reproduire à travers le phénomène du distressing) signifie que les gens sont capables d'utiliser le denim dans le cadre de leur lutte pour concilier les aspects universels et intimes de leur vie.

.            Entré progressivement dans la garde-robe des Américains au cours du XXe siècle, il devient un symbole de contestation avec le mouvement hippie des années 1970. Il sera un vêtement iconique des années 1980-90, puis une pièce incontournable du dressing des Occidentaux aujourd’hui.

Deux passionnés de jeans « vintage » ont dépensé 87.400 dollars pour acquérir un authentique Levi’s, datant des années 1880. Un pantalon de travail, trouvé dans une vieille mine abandonnée. La vente aux enchères s’est tenue au festival Durango Vintage (Nouveau-Mexique) : pendant trois jours, les aficionados de vêtements vintage se sont rassemblés pour partager leur passion.

Sur l’une des poches défraîchies de ce jean, l’étiquette encore lisible témoigne d’une sombre époque. : « L’unique modèle fabriqué par des ouvriers blancs ».

Dans le désert de Californie, du Nevada et de l’Arizona, on trouve des mines d’argent abandonnées, En autres mille choses d’une grande valeur pour les collectionneurs, on trouve des lambeaux de denim, car les jeans, surtout les Levi’s, étaient couramment portés par les mineurs d’argent durant les dernières décennies du XIX° siècle. Lorsqu’un mineur achetait un nouveau pantalon de travail, il découpait l’ancien et l’utilisait pour recouvrir et isoler les canalisations.

Un mythe inusable

            Blue Jeans, de Lana Del Rey ; Forever in Blue Jeans, de Neil Diamond ; Taper Jean Girl, des Kings of Leon ; The Jean Genie, de David Bowie ; Baby’s Wearing Blue Jeans, de Mac DeMarco ; le jeans a inspiré bien des artistes. C’est qu’il est aussi sexy, porté par James Dean dans La Fureur de vivre (1955) ou Marilyn Monroe dans Les Désaxés (1961), qu’indissociable de l’histoire de l’Amérique et, plus largement, des mouvements culturels depuis le milieu du XX° siècle.

Au fil du temps, le jeans s’élargit ou rétrécit en fonction des modes et des courants musicaux : quand les idoles hippies des années 1970 adoptent le « patte d’eph », les rappeurs des années 1990 privilégient une version ultra-large dévoilant largement leurs sous-vêtements, plus connue sous le nom de baggy. Tout le contraire des stars du rock des années 2000, qui feront du slim très, très serré leur pantalon de prédilection.

Et les marques de mode ! Après avoir habillé la classe ouvrière, les stars d’Hollywood puis les figures de la contre-culture, le pantalon en denim fait ses premiers pas sur les podiums en 1976.  « Il a de lexpression, de la pudeur, du sex-appeal, de la simplicité » (Yves Saint Laurent). Souvent synonyme de décontraction, il confère à celui ou celle qui le porte une allure inimitable. Porté par les plus belles filles des nineties, revisité sous toutes ses formes par les créateurs, il finit par entrer dans le vestiaire quotidien, et n’en est jamais ressorti depuis.