D’après : https://journals.openedition.org/ - Emmanuelle Romanet – 2013 / The Conversation - Régis Hankard - 23 fév 2023.

Les récentes crises des laits infantiles

.            Le 20 février 2023, la Food and Drug Administration américaine (FDA) annonçait que la société anglaise Reckitt rappelait des boîtes d’un substitut de lait maternel, en raison d’une contamination possible. Le 16 février 2023, le groupe français Lactalis annonçait sa mise en examen dans le cadre de l’enquête sur d’autres contaminations, survenues fin 2017. Fin janvier 2023, le laboratoire français Gallia annonçait le rappel d’un lot de lait en poudre pour nourrisson suspecté d’avoir été contaminé par des bactéries. En février 2022, aux Etats-Unis, Abbott a été contraint de fermer sa principale usine au Michigan et de faire un rappel massif de produits, après que 4 bébés ont développé une infection (2 sont morts). Dans ce pays, où 75 % des nourrissons sont nourris totalement ou partiellement avec du lait industriel jusqu’à six mois après leur naissance et au-delà, le président Joe Biden, pour tenter de résoudre la pénurie de lait infantile, signa une loi pour contourner certaines exigences réglementaires et mettre en place un pont aérien (« Fly formula ») en ayant recours à une loi datant de la Guerre froide. Faut-il rappeler le scandale du lait de vache frelaté en Chine survenu en 2008 quand certains lots de lait de consommation courante et de lait infantile produits localement ont contenu pendant 10 mois de la mélamine, toxique, afin de les faire apparaître plus riches en protéines.

.            Ces situations sans précédent révèlent à quel point les substituts du lait maternel occupent aujourd’hui une place importante dans l’alimentation des nourrissons. Elles font resurgir le spectre de l’époque où l’allaitement était un gage de survie pour les nouveau-nés. Un temps pas si lointain, même s’il est sorti de notre mémoire collective …

La mise en nourrice, une alternative répandue au XIXe siècle

Etat des lieux

.            La mise en nourrice est « l'allaitement des nouveau-nés par une femme requise à cet effet ... ». Le métier de nourrice, parmi d'autres, est l’un des plus vieux du monde.Cette pratique a toujours existé : le code d'Hammurabi (ensemble de 282 lois inscrites dans la pierre par le roi de Babylone Hammurabi, ~1795-1750 av. JC) fixait déjà les devoirs des nourrices. En France, un édit du XIVe siècle fixe même la rémunération de celles de la région parisienne.

La corporation des nourrices se développa par la répugnance que l’on avait à utiliser le lait animal en raison de la croyance populaire disant que celui-ci communiquait sa bestialité à l’enfant et qu’ainsi, selon le cas, il aurait la stupidité de l’âne, la voracité de la vache, la timidité de la chèvre …

Cette pratique s'est développée à partir du XVIIe siècle et ce, dans les centres urbains en priorité. Elle s'accentue au XVIIIe siècle. A Paris en 1780, par exemple, sur les 21.000 enfants nés cette année-là, seuls 1.000 enfants sont nourris par leur mère. Au XIXe siècle, pour les années 1887-1888, le nombre d'enfants mis en nourrice hors de la ville pour 100 naissances est de 2,8 pour Lille ; 9,6 pour Bordeaux ; 29,3 pour Paris et 47,9 pour Lyon. La désaffection des mères pour l’allaitement est si importante dans l’ensemble des couches sociales qu’il n’y a presque plus que les enfants de pauvres qui soient nourris par leur mères.

Ces chiffres illustrent une pratique très largement répandue et tellement importante, que tout une infrastructure a été mise en place pour l'encadrer. Les femmes les plus modestes ne pouvant acheter une nourrice, la louaient au « Forum Lactarium », sorte de marché où les femmes qui vivaient de leur lait se tenaient près d’une colonne appelée « colonne lactaire ». Des Bureaux de placement des nourrices sont créés : les nourrices viennent à Paris et y restent parfois trois semaines à leurs frais, en attendant d'être choisies.

Parfois, elles repartent sans nourrisson et ceci souvent après avoir abandonné le leur. C'est fréquemment le cas lors des crises économiques dans les milieux ruraux ; les femmes viennent alors proposer leurs services (leur lait) à Paris.

.            Au 17e siècle pourtant, les philosophes se révoltent contre cette pratique : l’idée prédominante était que le lait avait la propriété de transmettre les traits de caractère ; ainsi confier son enfant à une nourrice, c’était donc l’exposer à téter les vices ou les qualités de celle-ci.

Mais les médecins protestent : « le lait doit corriger l’influence exercée par la mère sur son enfant pendant la grossesse. Il est donc préférable de renoncer au lait maternel dès la naissance et de prendre une nourrice ». Les médecins-accoucheurs ou les sages-femmes mettent en contact les mères qui viennent d'accoucher avec des « rabatteurs » qui proposent des nourrices. Ils reçoivent bien sûr, au passage, leurs commissions !

.            Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, presque toutes les familles aisées ont une nourrice chez elles. Le phénomène s'est généralisé à partir de 1830 ; il est le fait d'une nouvelle bourgeoisie (d'affaires et d'industrie) qui aime paraître. La nourrice « sur lieu » devenant alors un signe extérieur de richesse. Bien entendu, la bourgeoisie a ses propres réseaux pour trouver sa nourrice idéale. Il y a donc un rapport entre classes sociales et « choix » de la nourrice.

.            Si toutes les classes de la société recourent à l'allaitement mercenaire, il y a évidemment une relation entre les moyens financiers des parents et la « qualité » de la nourrice. Plus la famille est pauvre, plus le nourrisson est expédié loin. Quant aux enfants abandonnés, ils sont placés par les institutions parfois très loin et dans des conditions atroces. Les enfants illégitimes (hors mariage) représentent 25 à 28% des naissances à Paris dans les années 1860. Ils sont abandonnés, leurs mères ne pouvant pas les assumer, sur les plans matériel … ni social.

.            Alors, qui sont les gens contraints de rester un an ou deux sans voir leurs nouveau-nés placés en campagne ? Le commun des habitants de Versailles et surtout de Paris : vu le nombre des naissances de ces villes populeuses, les commerçants, artisans, manouvriers doivent chercher de plus en plus loin des nourrices dont les tarifs correspondent à leur bourse.

Tout au long du XVIIIe siècle, la ville de Paris intra muros (actuels arrondissements 1 à 7) voit naître près de 20.000 petits par an en moyenne. Mais déjà bien avant la Révolution, la banlieue proche non seulement n’offre plus de nourrices, mais adopte à son tour ce mode d’allaitement des enfants. Ce sont alors 70 à 80.000 nourrissons parisiens que l’on envoie chaque année en campagne.

Les mères de remplacement doivent donc se recruter de plus en plus loin, jusqu’à 25 lieues (100 km) tout autour de Paris dans un premier temps, puis 50, et 75 vers 1775. Et plus la distance est grande, moins il est possible pour les parents de suivre leurs nourrissons ni d’en gérer eux-mêmes le devenir. Ils les confient bien pour « un ou deux ans », le temps de les allaiter, de les sevrer et de les passer à la nourriture solide.

.            Les conséquences de cette mise en nourrice sont diverses et dramatiques.

.            Première conséquence : une surmortalité infantile très élevée. Les chiffres de la mortalité des enfants placés en nourrice sont édifiants. Le mémoire du Docteur Monot, médecin du canton de Montsauche dans la Nièvre, en 1866, décrit le vide laissé dans les villages par le départ des femmes venues se placer comme nourrice à domicile à Paris. Entre 1858 et 1864 sur les 2.884 femmes ayant accouché dans les 10 communes du canton, 1.897 d'entre elle, soit les deux tiers, ont émigré. Le Docteur Monot évoque la mort massive des enfants nouveau-nés laissés par leur mère. Le sort des nouveau-nés de Paris mis en nourrice dans le canton, les « Petits Paris », est encore pire : leur taux de mortalité atteint 71% pendant la première année de leur existence, alors que le taux de mortalité infantile pour l'ensemble de la France en 1865 est de 17,9%.

Une cinquantaine d’années plus tard, en 1920, dans son ouvrage Erreurs à éviter dans l’alimentation infantile. Les divers laits qui conviennent aux nourrissons, le médecin Gaston Félix Joseph Variot soulignera que « la mortalité des enfants de 0 à 1 an élevés au sein, à la campagne, par leur mère était de 4 % », tandis que la même mortalité pour la même tranche d’âge était de 30 % chez des nourrices « mercenaires ». (Pour comparaison, la mortalité infantile en France est à ce jour de l’ordre de 3,5 ‰).

.            La situation était préoccupante ; les médecins et les moralistes s'emparent de cette question et critiquent la mise en nourrice. Cette prise de conscience est à l’origine de l’une des premières lois de protection maternelle et infantile, la loi Roussel du 23 décembre 1874 qui stipule que : « Tout enfant, âgé de moins de deux ans, qui est placé moyennant salaire en nourrice, en sevrage ou en garde hors du domicile de ses parents, devient, par ce fait, l'objet d'une surveillance de l'autorité publique, ayant pour but de protéger sa vie et sa santé. ». Ce texte imposait une surveillance de tout enfant de moins de 2 ans « en nourrice », dans le but de « protéger sa vie et sa santé ». Elle imposait aux femmes souhaitant être nourrice « sur lieu » de fournir un certificat indiquant que leur dernier enfant était « vivant » et âgé d’au moins 7 mois révolus. Dans le cas où il n’aurait pas atteint cet âge, il fallait prouver qu’il était allaité par une femme remplissant les conditions de cette même loi.

Cette loi répondait non seulement au caractère immoral pour une « jeune mère » « mercenaire » de délaisser son propre enfant par appât du gain, mais aussi aux dérives de certaines nourrices qui falsifiaient le lait de vache pour des raisons économiques (coupage, utilisation de panades/bouillies) et le donnaient en place de leur lait… Le résultat de cette alimentation inadaptée aux besoins du nourrisson était une malnutrition présentant un risque vital pour la santé de l’enfant.

.            Les raisons d'une telle surmortalité sont multiples. D'abord les aléas du transport des enfants, conduits loin de chez eux par des « meneurs » qui s'en occupent mal. Ils laissent les bébés dans le froid … Comme le raconte Emile Zola dans son ouvrage Fécondité (1899) : « Puis il fallait voir dans les trains, quel entassement de pauvres êtres, qui criaient de faim. L'hiver surtout par les grandes neiges ; ça devenait pitoyable, tant ils grelotaient, bleus de froid, à peine couverts de maillots en loques. Souvent il en mourait ... ». Il y a également les nourrices qui allaitent parfois aussi leur propre enfant : elles ont alors moins de lait pour l'enfant placé. Elles recourent alors à l'allaitement artificiel (lait d'animaux, …) ou à des bouillies ; une alimentation inadaptée pour des nourrissons. Sans compter les mauvaises conditions d'hygiène de la vie paysanne (cohabitation avec les animaux, fumier …) ou le manque de surveillance (elles vont aux champs, ramassent du bois … et laissent le bébé seul à la maison). Elles soignent elles-mêmes l'enfant quand il est malade au lieu d'appeler le médecin.

Les paniers à porter les enfants, gravure du XIXe siècle.

.            Deuxième conséquence de cette mise en nourrice : un taux de natalité élevé. N'allaitant plus, les femmes sont moins longtemps protégées contre les grossesses rapprochées. C'est le cas à Lyon, où le placement en nourrice est courant. Cette pratique a pour conséquence directe de rendre les épouses très fécondes : la moyenne calculée dans le milieu des ouvriers en soie de Lyon atteint plus de 8 enfants par femme. Le tiers des femmes donnant même naissance à 10 enfants et plus ! Le milieu des bouchers était encore plus prolifique, puisque les femmes accouchaient tous les ans !

Pourquoi une telle pratique ?

.            Il y a une reproduction de ce qui se fait depuis longtemps. La mise en nourrice des enfants de l'aristocratie s'est toujours pratiquée. Comme l'explique en 1859 le vicomte Louis de Bonald, grand adversaire de la Révolution française, parfois considéré comme l'un des précurseurs de la sociologie.: « L'allaitement est une fonction trop animale pour une dame de qualité. » (…) Celle-ci « doit à ses enfants de tous autres services, imposant la distance et le respect. » La bourgeoisie urbaine imite l’aristocratie et envoie, elle aussi, ses enfants en nourrice à la campagne.

Pourtant au XVIIIe siècle, les philosophes et les médecins s'insurgent d'une telle pratique et de ses conséquences. Ils se mobilisent, prêchant pour l'allaitement maternel. Les philosophes accusent les nourrices mercenaires d'être sales et ignorantes. Ils s'en prennent aussi au modèle aristocratique. Pour eux, la grande dame qui refuse son lait à son enfant « trahit la nature ». Et c'est Rousseau qui part en croisade pour l'allaitement maternel avec son ouvrage Emile ou De l'éducation (1762) : « Celle qui nourrit l'enfant d'une autre au lieu du sien est une mauvaise mère : comment sera-t-elle une bonne nourrice ? (…) Mais que les mères daignent nourrir leurs enfants, les mœurs vont se réformer d'elles-mêmes... ».

.            Mais les Lumières n'ont pas ou peu changé les choses dans ce domaine. Il y eut bien la « mode de la mamelle », comme le relate Madame de Genlis (1746-1830), femme de lettres adepte d'une pédagogie rousseauiste et en charge de l'éducation des enfants d'Orléans, dont le futur Louis-Philippe : « ... des nobles dames de la Cour se faisaient apporter leurs bébés pour les allaiter ... » Mais la mode passa. Les idées des Lumières sur le sujet vont également amener à une certaine prise de conscience chez les femmes de la bourgeoise : si elles n'allaitent toujours pas elles-mêmes leurs enfants, elles ont compris l'importance de surveiller les nourrices et donc de les avoir sous leur toit.

.            C'est ainsi qu'à partir de la seconde partie du XIXe siècle, la grande et moyenne bourgeoisie fait venir la nourrice « sur-lieu », donc au domicile des parents. Elle est d’ailleurs un signe extérieur de richesse pour ses patrons ; elle est donc bien habillée et choyée, elle a une place à part dans la domesticité. Elle est bien payée, mais elle fait des sacrifices : elle dû quitter sa famille. Elle s'est présentée au bureau des nourrices de la ville avec son bébé. C'est un bureau qui fonctionne comme un marché aux bestiaux : le docteur palpe ses seins, goûte son lait, flaire son haleine... Après l'embauche, elle doit renvoyer son enfant, qu'une « meneuse » raccompagne jusqu'au village.

Bureaux de nourrices, Paris.

Cette pratique va prendre de l’ampleur. L’aristocratie et la bourgeoisie urbaine entendent préserver le rôle de représentation sociale de la femme. C'est à dire, les mondanités. Il faut en outre prendre en compte d'autres données : le caractère inesthétique de l'allaitement qui passe, à l'époque, pour gâter la beauté des seins, et les lourdeurs d'un tabou selon lequel les relations sexuelles sont proscrites au cours de cette période. Déjà pour les médecins de l'Antiquité, une femme ne pouvait pas accomplir à la fois ses devoirs d'épouse et ses devoirs de mère nourricière. Puis l'avènement du christianisme a fait apparaitre de nouvelles raisons d'éloigner le nourrisson de sa mère. Le mariage chrétien impose à l'époux et à l'épouse la fidélité réciproque. Or le tabou persiste qui interdit les rapports sexuels pendant l'allaitement. Donc si le mari ne veut (peut) pas commettre l'adultère, il va devoir envoyer son enfant en nourrice.

.            Dans les milieux populaires, notamment ouvriers, c'est la nécessité du travail des femmes qui pousse les couples à mettre leurs enfants en nourrice. De leur côté, les femmes d'artisans et de commerçants aident leurs maris : elles tiennent la boutique, l'échoppe. Cette décision semble imposée par les hommes. Un médecin du XVIIe siècle rapporte le cas d'une de ses patientes, qui ayant perdu deux enfants en nourrice, mit au monde une petite fille et dut obtenir l’autorisation de son mari pour la nourrir. Quand la mère allaite, il est admis que la première dent du bébé légitime le sevrage : le mari réclame alors ses « droits ».

.            Toutefois au 19e siècle, les moralistes vont insister sur l’importance de l’attachement de l’enfant à celle qui le nourrit. En rendant les mères jalouses de leurs nourrices, peut-être espéraient-ils les ramener à plus de compassion. Ainsi, certaines mères ne pouvant allaiter préfèreront recourir à l’allaitement artificiel malgré les dangers que cela représente, plutôt que de risquer de voir leur enfant se détacher d’elle au profit d’une nourrice.

La situation à Lyon au XIXe siècle

.            A Lyon, en 1890, plus de la moitié des enfants nés sont confiés à des nourrices « à emporter » (4.203 sur 8.101 naissances), sans compter les bébés (917) pourvus d'une nourrice « sur lieu ». Rappelons les chiffres déjà évoqués : dans les années 1887-1888, pour 100 naissances : 47,9 petits Lyonnais vont en nourrice hors de la ville contre 2,8 petits Lillois.

.            Lyon est un cas particulier. Ville historiquement industrielle, elle se distingue de beaucoup d’autres villes françaises. L'allaitement mercenaire y est très ancien (dès le XVIIe siècle) et touche presque toutes les classes sociales. Cette pratique, ailleurs réservée aux classes aisées de la population urbaine, est ici observable dans les familles bourgeoises comme dans celles d'artisans (bouchers ou menuisiers) ; mais aussi chez les ouvriers et ouvrières de la soie. Les raisons qui les poussent à envoyer leurs enfants à la campagne ne sont bien évidemment pas les mêmes. Pour les familles aisées « ne pas nourrir est la marque d'un rang social élevé ». Quant aux femmes d'artisans, elles travaillent près de leurs maris ou dans la boutique et ne peuvent s'occuper des enfants. Tout comme les femmes de canuts. Il y a un rapport entre le travail de la femme et la mise en nourrice.

Mais ce n'est pas l'obligation de travailler qui pousse la bourgeoise lyonnaise à mettre son enfant en nourrice. Il faut au préalable, remarquer que la bourgeoisie lyonnaise est catholique et très féconde. La fertilité est une tradition familiale qui s'explique par la religion et la nécessité de l'avenir dynastique. Et les médecins les encouragent dans ce sens. Le malthusianisme bourgeois qui sévit à Paris au XIXe siècle ne se retrouve pas à Lyon. Il n'est pas rare de voir des familles de 10 ou 12 enfants. Cela a un impact sur ces questions dites de nourrissage. Les dames de la bonne bourgeoisie provinciale lyonnaise nourrissent quand elles le peuvent. Mais fatiguées par les grossesses rapprochées, nombre d'entre elles y renoncent à partir du troisième ou du quatrième enfant.

.            La bourgeoise lyonnaise, bien qu'elle ne travaille pas, ne peut pas s'occuper de sa progéniture. Elle a sa vie mondaine. Les femmes reçoivent un après-midi par semaine. Et quand elles ne reçoivent pas, elles sont reçues. Les annuaires du « Tout Lyon » mentionnent en face du nom de famille, le jour de réception hebdomadaire !

La bourgeoise doit organiser le devenir matériel de son enfant pendant la grossesse. Il lui faut choisir une nourrice. Ce qui n'est pas facile. Mais les couples disposent de conseils donnés par les médecins ou les moralistes, qui les aident dans leur choix. Il y a des critères médicaux (hygiène physique) et des critères qui relèvent davantage de la symbolique sociale comme l'haleine, la taille des seins ou la couleur des cheveux ; les rousses étant censées avoir un lait aigre. On remarquera que ces conseils médicaux n'ont pas vraiment évolué depuis l'Antiquité ; ils sont tirés de l'ouvrage Traité sur les maladies des femmes du gynécologue-accoucheur Soranos d'Ephèse (début du IIe siècle apr. J.-C.), somme de tout le savoir antique sur cette question. S’il préconisait de laisser l’allaitement maternel à des nourrices pour que la mère ne vieillisse pas avant l’âge, ses conseils pour choisir une nourrice se retrouveront à quelques détails près dans de très nombreux ouvrages médicaux jusqu'au milieu du XIXe siècle. La famille peut aussi se faire recommander une nourrice dans le village où elle possède sa maison de campagne, ces propriétés n'étant jamais très éloignées de Lyon.

.            La nourrice « sur-lieu » est très surveillée au sein de la maisonnée. Dans une correspondance privée, on apprend que Marthe, une bourgeoise lyonnaise, doit se séparer de sa nourrice « qui siffle les bouteilles et n'a pas non plus assez de lait ». On retrouve les nourrices des familles aisées sur les grandes places de Lyon. Elles viennent y promener les enfants. Ce sont des espaces très prisés de la bonne société. Un contemporain décrit le spectacle qu’offre la place Bellecour l’après-midi : “L’aspect de Bellecour à cette heure est une harmonie de notes claires où domine le blanc des petits manteaux, le blanc des robes longues des nouveau-nés, celui des tabliers et des manches des bonnes; puis, c’est le bleu et le rouge vif des robes des fillettes (...) c’est le rouge cerise des rubans-étendards qui ornent si étrangement les manteaux des nourrices (...) Enfin, toute la gamme tendrement nuancée des ombrelles, qui, de loin, transforment Bellecour en un parterre mouvant de fleurs phénoménales.”

Place Morand : les nounous, leurs landaus et le kiosque à musique un après-midi d'hiver (BML / PO546 SA 17/16 Fonds Jules Sylvestre. Auteur: Jules Sylvestre).

.            Mais si la nourrice « sur lieu » est réservée à l'élite, les couples d'artisans ou d'ouvriers s'adressent plutôt aux nourrices à emporter. Plus la somme allouée à la nourrice est élevée, moins l'enfant sera loin de Lyon.

.            Les particuliers ne sont pas les seuls à choisir de mettre en nourrice, à la campagne. A Lyon, les hôpitaux de la Charité et de l'Hôtel Dieu, puis à partir de 1869 le département du Rhône, sont en charge des enfants illégitimes et des enfants abandonnés et « exposés ». Ces institutions se tournent aussi vers les campagnes pour les y placer.

A Lyon, le nombre annuel d'enfants admis atteint 2.080 en 1842. Et ce sont près de 12.000 enfants qui sont à la charge des Hospices civils de Lyon en 1838. Ils sont placés dans le Bugey, le Revermont et le Vivarais. Les archives permettent des suivre ces enfants placés par les Recteurs des hôpitaux puis par le département. « Joseph, garçon né aujourd'hui céans illégitime de Louise, âgée de 24 ans, de l’Isère, domestique à Lyon … » ; « Auguste, né à l'hospice puis abandonné, admis aux assistés, vu la vie vagabonde de sa mère qui se prostitue avec le premier venu, … » ; « Cunégonde, exposée et trouvée rue de la Charité et admise à l’hospice, … ». L'espérance de vie de ces enfants est courte. Un article de 1866 intitulé « Note sur les moyens d'améliorer les conditions des enfants en nourrice », à Lyon, mentionne que sur les 6.000 enfants placés en nourrice par an, 4.000 décèdent.

Conclusion

.            Ces mises en nourrice montrent que la mère au foyer qui se consacre à ses enfants est marginale pour ne pas dire inexistante au XIXe siècle. L'activité de nourrice « sur place », permet à de nombreuses familles de paysans d'améliorer leur niveau de vie grâce au travail de ces femmes. Ce pan de l'histoire du nourrissage est bien connu pour le XIXe siècle, avec les nourrices du Morvan très recherchées à Paris et dont le travail a permis l'achat de biens, qu'il s'agisse d'un pré, d'un bois, d'un champ ou d'une maison. D'ailleurs, les maisons acquises avec l'argent gagné par les femmes de ces familles paysannes portent le nom évocateur de « maisons de lait ».

.            On n’oubliera pas le cas des mises en nourrice imposées par le décès des mères, prématuré ou en couches. Jusqu’au milieu du XXème siècle, cette nécessité n’était pas rare, aggravée souvent par la pauvreté des familles qui en arrivaient à confier la « survie » d’un enfant, voire son éducation par la suite, à des voisins.

Les premiers laits de substitution

.            À cette époque, les alternatives à l’allaitement étaient quasi inexistantes. Certes, le recours à un lait provenant d’animaux, principalement celui de la vache, était possible, mais le risque de contamination bactérienne était grand. Il était de ce fait plus sûr « à la campagne » qu’en ville, où il était acheminé dans des conditions d’hygiène mal contrôlées. Là encore, des contrefaçons (coupage) étaient responsables de troubles digestifs pouvant aboutir au décès de l’enfant.

Les choses ont commencé à changer avec le développement des premiers succédanés du lait humain qui datent de la moitié du XIXe siècle, lorsque les développements technologiques et industriels ont permis de les produire, en quantité.

L’objectif était de conserver le lait avec une sécurité bactériologique suffisante. Le chauffage, l’évaporation (pour obtenir des laits condensés), le conditionnement en boîte sans contact avec l’air firent l’objet de recherches menées par des personnes bien connues, comme Nicolas Appert en France, l’inventeur de l’appertisation (le procédé de stérilisation par la chaleur des denrées périssables dans des contenants hermétiques) à l’origine des conserves, ou Gail Borden aux États-Unis, qui a mis au point le lait concentré sucré (enrichi de 40 à 60 % de sucre, après avoir retiré une partie de l’eau par évaporation sous vide), lequel, lors de la guerre de Sécession (1861-1865), a fait partie des rations des soldats de l'Union.

La cible initiale, cependant, était en effet plus les hommes de troupe que les nourrissons. En 1865, la bouillie pour nourrissons de Justus Von Liebig fut l’une des premières préparations à être utilisée chez l’enfant, surtout en Allemagne. Elle fut bientôt suivie par celle d’Henri Nestlé et Maurice Guigoz en Suisse, ou de Gallia et Berna en France.

L’un des principaux problèmes rencontrés à cette époque fut la destruction des vitamines lorsque le lait était chauffé pour détruire les bactéries potentiellement pathogènes. Le produit résultant exposait les nourrissons à un grand risque de scorbut (carence en vitamine C) et de rachitisme (carence en vitamine D). Pour cette raison on ajoutait du saccharose (sucre de table) au lait, ce qui permettait de diminuer la température de chauffage et ainsi de mieux préserver les constituants du lait de vache.

C’est au cours de la Première Guerre mondiale que le lait « condensé sucré » produit pour nourrir les soldats commença à être largement utilisé pour l’alimentation des enfants. Le lait condensé sucré Gallia était fabriqué par l’usine de Neufchâtel-en-Bray, en Normandie, laquelle évolua en 1947 en « laboratoire Gallia », sous l’impulsion de Charles Gervais.

Le tournant du XXᵉ siècle

.            A la fin du 19e siècle, est entreprise la diffusion des règles de la puériculture dans les milieux jusqu'alors peu touchés par la médecine. Ainsi, se mettent en place des institutions médicales. En 1898, Gaston Variot crée la première des 'Gouttes de lait' à Belleville aux portes de Paris, qui préfigurait les instituts de puériculture destinées à diminuer la mortalité infantile dans la classe ouvrière, en préservant la petite enfance des maladies causées par une mauvaise alimentation. La surveillance régulière de la croissance du nourrisson y est organisée; il est pesé, soigné lorsqu'il souffre de troubles digestifs ; les consultations sont suivies de distribution de lait offrant les meilleures garanties de pureté et de stérilisation.

La Goutte de Lait au dispensaire de Belleville : la pesée – Jean Geoffroy

.            C’est à partir de ce moment que l’on commença à suivre la croissance des nourrissons sur les courbes qui figurent toujours dans les carnets de santé de l’enfant (elles ont depuis été mises à jour !). Ainsi, par ces mesures sociales, la rationalisation des soins aux nourrissons, la nutrition de l’enfant et l’utilisation des succédanés du lait devinrent plus sûres.

Individualiser le bénéfice des progrès en nutrition infantile est néanmoins difficile à documenter, comme le rappelle lui-même Gaston Variot dans son rapport sur la mortalité des enfants de 1 à 14 ans, en 1903 : « L’atrophie et le rachitisme sont des états morbides qui ne tuent pas par eux-mêmes les enfants, mais les placent dans des conditions d’infériorité, de faible défense vitale telle que la première maladie infectieuse qui les atteint peut les emporter ». Et d’ajouter « Sur les feuilles de décès, le médecin inscrit la dernière maladie, cause immédiate de la mort, mais pas l’état préexistant … ».

À la fin du XIXe siècle, en France, la mortalité des enfants de 1 à 4 ans se situait autour de 2 %. Toujours selon Gaston Variot : « La proportion de décès est énorme de 0 à 1 an » (de l’ordre de 20 % selon les données disponibles dans ce même rapport pour la ville de Paris).

L’évolution de la société, les progrès scientifiques et en santé, l’hygiène ont contribué conjointement à diminuer la mortalité infantile jusqu’aux chiffres observés ce jour.