Travailler au Japon (... avec les Japonais).

Le contexte.

          Mardi 21 décembre 2004, 11h00. Retour d’une mission de deux semaines aux USA. Il y a un quart d’heure à peine je posais mes valises au bureau. Le téléphone sonne : le Directeur Commercial me convoque chez le Président :

- Il faut partir au Japon. Associé en Joint-Venture (coentreprise dans laquelle tous les risques -et profits espérés-, sont partagés entre les partenaires, dans une proportion négociée au préalable, quel que soit le responsable) avec Chiyoda (une société d'ingéniérie japonaise), le contrat QGX de liquéfaction de gaz naturel (LNG) de Ras Laffan au Qatar vient de nous être attribué. Un très gros contrat, 5 milliards US$ (4,5 milliards €), clé en main. Le Directeur de Projet demande à ce que vous intégriez son équipe ; il en fait une condition.

- C’est pour quand ?

- Le plus tôt possible, dès le début janvier.

- !!! Je peux refuser ?

- Essayez, vous verrez bien !

- Il vous faut une réponse quand ?

- Aujourd’hui.

- Désolé, mais ce ne sera pas avant demain.

.               De retour à mon bureau, je décide d’y passer la journée sans en parler à mon épouse, professeur. Le soir, bien évidemment, surprise (d'autant plus que depuis six mois, j'étais positionné pour un énorme projet en Australie en cours de négociation ! Note), étonnement, résignation ; elle est OK, mais « tu ne pars pas seul ». Après un rapide calcul de l’impact d’une cessation d’activité prématurée sur le montant de sa retraite, et s'être assuré que les enfants (les deux plus jeunes, majeurs) allaient se gérer eux-mêmes à la maison, nous faisons le choix de partir ; elle, à la fin de l’année scolaire. Ceci pour une durée, en principe de 42 mois, mais quelque peu aléatoire, puisque tributaire de la date d'achèvement du projet, dont on peut craindre, vu sa taille, quelle subisse quelque retard.

.               Dès la première semaine de janvier 2005, me voilà donc avec deux collègues dans la proche banlieue sud de Tokyo, le Project Manager, le Procurement Manager (de l’Achat à la Livraison), et moi-même, Project Control Manager (Planning et Maîtrise des coûts). J’avais un vague souvenir de Tokyo, une ville et un séisme découverts une vingtaine d’années auparavant pendant une mission de 48 heures. Et pourtant, très forte impression dès le hall de l'aéroport à Narita : malgré ses 25 ans et ses 35 millions de passagers annuels, voilà un aéroport à l’aspect flambant neuf, qui donne une impression de calme, sans foule, avec du personnel accueillant, concentré sur sa tâche et d’une propreté remarquable (on ne comparera pas à Roissy !)

La vie au bureau.

               05 janvier, premier matin ; dès potron-minet, après les formalités d’accès, arrivée au 2° étage d’un bâtiment à l'allure assez rudimentaire. Sans doute vieillit-il mal avec sa structure métallique dont la souplesse permet d'absorber les mouvements des tremblements de terre (3 ou 4 "sensibles" par an). Une vaste pièce où fourmillent nombre de « salary men » et aussi … des « salary women », ces dernières étant pratiquement toutes affectées à des tâches de secrétariat ou d'assistantes. Il est difficile de faire une carrière à responsabilité, lorsque une fois mariée, il faut traditionnellement rester à la maison avec ... son enfant.

L’implantation du bureau fait penser à un atelier d’ouvrières textiles, avec une quinzaine de travées de bureaux, disposées perpendiculairement à la rangée de bureaux des ‘chefs’, le long de la façade vitrée. Au total, environ 120 personnes, constituant l'une des trois task-forces du projet.

.               Notre associé Chiyoda, étant leader du projet (Note), les responsables Technip, conformément aux accords préliminaires de la Joint-Venture rapidement ‘négociés’ dans les jours qui ont précédé l’attribution du contrat, occupaient, du moins au début, tous les postes de ‘Deputy’ (adjoint) de chaque fonction majeure dans l’organisation du projet. Ainsi les bureaux qui nous étaient réservés étaient les premiers de chaque travée, les plus proches des chefs.

.               On s’installe et il faut faire avec : petit bureau rudimentaire, plutôt bas, en majeure partie encombré par le téléphone, l’écran, le clavier, voire le PC ; pas d’armoire, pas de desserte, pas de poubelle individuelle ; des tiroirs sans rails et de toute façon trop petits pour recevoir nos dossiers verticaux français. Les câblages électriques, en vrac entre les bureaux ou scotchés à même la moquette n’étaient très certainement pas conformes aux normes de sécurité. Le matériel informatique, souvent installé par la secrétaire, frisait l’obsolescence avec des logiciels (mails, comptabilité, …) qui étaient en retard d’au moins une génération.  L'exiguïté des lieux ne suffit pas à expliquer le désordre et l'impression d'encombrement maximum. Pas du tout l'image de la société japonaise que l'on s'attendait à découvrir !

.               La galère ! Pendant plusieurs semaines, j’ai peiné à voir clair dans le job, car au-delà de la difficile et délicate coopération du partenaire (en réalité un concurrent naturel, uniquement associé dans le cadre de cette Joint-Venture ad hoc), le fait de ne pouvoir organiser matériellement ses effets personnels et ses papiers était déjà un handicap en soi.

.               Assez rapidement, et en particulier lorsqu'une certaine confiance a commencé à s'établir, nous avons eu droit à un bureau dans la travée longitudinale des chefs. Outre le fait que cela affirmait officiellement et clairement nos réelles responsabilités, cela facilitait la supervision de l’équipe de subordonnés, en face, et nous permettait de profiter … d’une armoire personnelle ! Le personnel est placé dans les travées en fonction de son statut ou de sa position hiérarchique (donc, en gros au Japon, suivant l’âge), la secrétaire au plus loin, juste avant l’imprimante et … la bouilloire pour le thé. A moins qu’ayant ‘fauté’, au vu et au su de tout le monde, vous soyez ‘dégradé’ en étant éloigné du chef ! (situation parfois réversible).

.               Cette vie de communauté, sur une telle échelle, ne manque pas de surprendre. Mais on s’habitue rapidement à parler à voix basse, à ne pas s’interpeller, à téléphoner discrètement et au strict minimum, à se déplacer en veillant à ne pas déranger, ni heurter ses collègues ou leurs effets (porte-bonheur et gadgets, chaussures délaissées au profit de pantoufles, casques, sac à provisions, tasses, …). Finalement après un certain temps on ne perçoit même plus les allées et venues, comme si, sous la pression de l'environnement, on s’isolait en se concentrant sur son job ... mieux qu’en étant seul dans un bureau individuel. Par contre, malheur si deux français en viennent à s'interpeller, voire s’invectiver, à distance et donc à voix haute ; la honte ! L’activité générale de l’étage s’en ressent instantanément !

.               A midi, par mesure d’économie, extinction des feux, même si les stores sont baissés, ce qui est très souvent la règle, le japonais craignant les effets du soleil. Il faut s’accoutumer à travailler dans la pénombre, … ce qui ne gêne pas le personnel local. Une petite minorité gagne la cantine, tandis que les autres ouvrent leur ‘bento’, plateau repas qu’ils sont allés acheter à 11h45 à la camionnette ou la boutique de la cantinière au bout de la rue (une prestation au noir fréquente, voire traditionnelle, et donc tolérée). Installés devant leur PC en surfant sur l’internet, ils mangent solitaires, en silence, au milieu des vapeurs de tempura et de riz. Après quoi une petite sieste, jusqu’à la sonnerie de 13 heures qui remet tout le monde en activité en quelques secondes. Pendant ce temps-là, les français sont encore à la cantine ou au sushi-bar du quartier.

.               Il est 17h29, la sonnerie retentit, marquant la fin de la journée (on travaille contractuellement 5 x 8 heures au Japon). En fait, seul un tiers environ du personnel va quitter le bureau, et pas particulièrement les quelques femmes. Il est vrai qu'elles sont pratiquement toutes célibataires et donc sans charge d'enfant. Rester au bureau, pour quoi faire ? Des heures supplémentaires, systématiquement payées, même aux cadres (sauf, en principe, les cadres dirigeants). Et ainsi après 17h29, on travaille encore et au fur à mesure que la soirée s’avance de plus en plus se mettent à "surfer" sur les écrans. Souvent, ils n’ont pas de PC à la maison (coût ? manque de place ? ...), et donc en profitent. De surcroît, si vous êtes cadre et partez tard, votre employeur vous alloue des tickets de taxi, voire vous rembourse l’hôtel capsule. Une pratique pas rare pour certains habitués, que l'on voit arriver le matin avec leur sac à main, simili cuir : contrainte de temps ? trajet pénible ? exutoire à la vie de famille ? Difficile de savoir ; le Japonais se confie très peu !

.               A moins que vous répondiez, le lundi, aux invitations lancées par haut-parleur à aller consulter le psy de la société et tenter ainsi de résoudre vos difficultés professionnelles ou personnelles, et le mercredi à quitter votre poste de travail pour aller s’occuper un peu plus … de votre famille. Ah ! ces mercredis soirs. Il est effectivement d’usage, ce jour-là, pour la quasi-totalité des ‘salary men’ de quitter à 17h37, mais en réalité pour aller faire entre hommes la tournée des bars avant, soit de retourner au bureau sous prétexte de travail, soit d’aller passer la nuit à l’hôtel capsule, soit de rentrer vers 23 h se coucher bien saoul sous la tutelle d’un bien-portant de service. Il est vrai qu’au Japon, se saouler n’est pas un déshonneur, ni une faute. Et puis on supporte très mal l’alcool, les 36° de température corporelle, expliquant peut-être que l’on s’échauffe très vite sans devenir pour autant un fauteur de trouble et encore moins un violent. Et puis, c’est un rituel social qui ouvre une parenthèse dans les contraintes. Il est de bon ton de boire avec sa hiérarchie ; cela permet de s’épancher, de tout mettre sur la table, de communiquer de manière informelle, et prétendument ainsi de faciliter la résolution des problèmes professionnels, de souder les équipes pour une meilleure efficacité. Le lendemain tout le monde aura (ou feindra d’avoir) oublié : le jeudi matin est comme le mercredi matin ! A noter que ces escapades sont fréquemment organisées par la hiérarchie ; leur coût n’est-il pas d’ailleurs intégré aux frais généraux de l’entreprise !

.               Et puis il y a la tradition dans ce vieux pays d’avant-garde. Bien sûr, nous avons eu droit à la « cement tie party », la team building pour souder les équipes, avec visite de sites historiques, cérémonie du ’Daruma’, (masque dont on peint un oeil à la formulation d’un vœu -ici la réussite du projet-, puis le second l’étant plus tard, du moins espérons-le, à la réalisation du vœu), ensuite le pilage du riz ’moshi’, pour terminer par le buffet dinatoire ‘assis’.

.               La compagnie, pour s’attirer les faveurs et la bienveillance des dieux, organise aussi annuellement, comme toutes les entreprises et quartiers, le défilé du ‘Mikoshi’ (autel placé sur une châsse) portée sur les épaules, par les hommes (et aussi les femmes de plus en plus) qui poussent des cris au rythme du sifflet du meneur, en faisant tressauter le ‘Mikoshi’. Exercice difficile, car celui-ci est très lourd à porter dans la bousculade.

.               Tous les printemps, a lieu la sortie ‘Hanami’ à l’ombre des cerisiers en fleur (Sakura), l’arbre national, que l'on vient admirer en famille ou entre amis en ayant pris soin d'étendre la veille, sans aucun risque de vol ou d’usurpation, les traditionnelles toiles bleues pour réserver les emplacements. C'est aussi pour la compagnie une occasion de faire la fête.

Le cadre du projet.

.               Quelques mois passent ; trois autres contrats complémentaires sont signés avec le client américano-qatari, dont deux usines similaires triplant ainsi, avec total de 6 trains de liquéfaction, la capacité de production de gaz naturel liquéfié (GNL-LNG) à 46 millions de tonnes par an, l'équivalent de la consommation française, et portant le montant total de nos engagements à 15 milliards de US$, à réaliser sur un peu plus de 4,5 ans. Un chantier de construction au Qatar d’environ 550 millions d’heures productives, à assurer avec 75.000 ouvriers de 35 nationalités (plus de la moitié d'Indiens, mais aussi beaucoup de Népalais et de Philippins), mettant en œuvre des quantités de matériaux et matériels gigantesques. Un vrai challenge.

.               Pour ce faire, outre le Directoire à Tokyo, les Etudes (environ 12 millions d’heures) et les Achats (750.000 tonnes de matériels, pour 6 milliards US$) sont réalisés pour moitié par notre partenaire à Tokyo, l’autre moitié étant exécutée par Technip France, les deux sociétés ayant par ailleurs leurs sous-traitants habituels, en Chine, en Corée, en Inde, en Italie, à Abu-Dhabi, au Qatar ... Ceci nous conduit à expatrier à Tokyo des ‘technipiens’, pour occuper une quarantaine de postes sur la durée des projets, soit un total de plus de 100 personnes avec les familles, pour lesquels nous créerons une société locale pour « tatamiser » ces personnels (salariés sujets à la réglementation sociale japonaise, fiscalité, scolarisation des enfants, ...)

.               Je ne m’étendrai pas sur les aspects opérationnels de la gestion et de la réalisation du projet, mais sur quelques éléments significatifs des relations et des méthodes de travail au Japon.

.               L’adaptation et la mise en place d’une coopération efficace ont été très difficiles et longues. Nous allions les premiers mois au travail "à reculons" ! Naturellement concurrent, notre partenaire a fait preuve au départ d’une suspicion marquée ; la rétention d’information était manifeste ; les dossiers, notamment budgétaires, transmis en général tardivement et donc avec une maturité qui ne laissait que peu de latitude. Discutant ce problème avec d’autres expatriés français à Tokyo, notre situation était particulière, en ce sens que, contrairement à eux, en général, nous n’étions pas membres d'une filiale française qui embauchait des personnels locaux, mais nous étions greffés sur une structure japonaise, avec ses méthodes (quand elles existent !), ses outils, ses procédures, sa culture, … qu’il nous a fallu percevoir, découvrir, accepter et assimiler progressivement.

.               Ceci dit, passés quelques mois, notre valeur ajoutée a été admise et appréciée ; la confiance s’est établie.  Moyennant cette condition absolument nécessaire, la partie était gagnée. Les relations sont devenues plus franches et naturelles. Les équipes bi-culturelles sont devenues efficaces et constituèrent finalement un cadre de travail agréable. Cette coopération a été un succès à tel point que certains d’entre nous ont été approchés pour une nouvelle aventure sur d’autres projets.

.               La langue est bien évidemment un obstacle pour la communication, d’autant plus que leur niveau d’anglais n’est en moyenne pas très élevé. On arrive néanmoins à travailler sans traducteur, bien que certaines attitudes, situations ou finesses difficiles à cerner mériteraient d'être mieux traduites. Un japonais ne nie jamais. On a beau le savoir, si jamais vous exprimez une phrase interro-négative et que l’on vous réponde « hai –oui-! », il y a tout intérêt, à chercher la périphrase qui permettra d’évacuer le doute. De surcroît, la communication des idées se fait autant par les manières que par le langage : raideur, réserve parfois extrême, déférence.

.               Il n’est pas rare de voir des personnels japonais affectés uniquement pour ‘re-saisir’, sans fin, des données, déjà gérées au niveau du projet, qui seront ensuite retraitées par ils ne savent trop qui en aval. Ce genre d’action est plutôt frustrant et nous l’interprétions au départ comme un manque de confiance et une mise en doute de la qualité de notre travail. En fait, il s’est avéré que l’intégration des données des projets dans les systèmes de gestion de la Compagnie ne saurait être tributaire (ou sembler venir) d’un partenaire … et requiert donc un 'input local’.

.               Le japonais travaille énormément ? Peut-être. Il a contrairement aux idées reçues, des droits à congés payés raisonnables (environ 5 semaines annuelles). Par contre, les jours fériés y sont inclus et, je ne sais pas jusqu’à quel point, les arrêts maladie en sont défalqués, ce qui fait qu’une bonne partie des congés sont de fait pris par demi-journées ou journées, tout au long des semaines. Par contre, si vous commencez à monter dans la hiérarchie, il est de plus en plus délicat de poser des congés si votre chef … ne le fait pas simultanément. Les arriérés s’accumulent donc.

Pratiquement, le ‘salary man’ fait généralement beaucoup d’heures de présence, est assidu à la tâche dans la mesure où il est en permanence à son poste de travail (sauf lorsqu’il s’agit d’un fumeur, et il y en a encore un bon pourcentage), mais sa productivité individuelle n’est pas extraordinaire ; méthodes traditionnelles assez proches des manuelles, possibilités et puissances des PC’s très mal exploitées (en particulier pour les bases de données et les tableurs), tâches redondantes, souci de la perfection faciale au détriment du fond, recherche du détail précis et calculé qui s’avère nécessaire dès lors que l’on peut considérer cette démarche comme un refuge devant leur difficulté à estimer et à extrapoler ou à faire des projections sur des situations à risque, plutôt qu’à calculer.

Il est certain qu’il y a quelques « esclaves » du travail mais somme toute pas plus répandus qu’en occident. Et même si certains passaient régulièrement leurs samedis entiers au bureau, voire les dimanches (mais ça, je ne l’ai pas vu !), en tout cas, ils ne sont pas tous stakhanovistes, l’amélioration de la productivité n’étant pas, semble-t-il, le souci majeur. On a parfois l’impression que chaque nouveau problème crée une nouvelle affectation, d’où la multiplication des postes, même si la compétence ou l’expérience ne sont pas les critères les plus adéquats pour les pourvoir.

.               On ne fait plus systématiquement toute sa carrière dans la même entreprise désormais. Les licenciements existent, consistant surtout en mises à l’écart dans des ‘filiales’ ad hoc, où moyennant un salaire réduit, le pseudo-chômeur reste à disposition de l’employeur. Parallèlement, les CDD sont de plus en plus courants. Les retraités, normalement à 65 ans, voient parfois leur pension ordinaire améliorée par quelques subsides de leur dernier employeur, moyennant le transfert de leur savoir-faire aux jeunes générations, ce qui leur vaut de retourner de temps à autre à leur ancien poste de travail, pour … lire leur mails ou … faire de l’internet !

.               L’efficacité japonaise repose en revanche de manière remarquable sur la disponibilité et la discipline du groupe. Le japonais adhère sans état d’âme (du moins sans en montrer) à tout ce qui est requis ou imposé par la hiérarchie ou la société en général. Un problème survient un vendredi soir : le samedi matin tout le personnel convoqué est là. J’ai vu des cas édifiants. Un responsable construction apprend un matin qu’il est affecté sur le chantier au Qatar pour au moins 2 ans. Le soir même il prend l’avion, sa valise étant expédiée par la société le lendemain. Un jeune père de famille est affecté en longue durée sur le chantier, en statut célibataire. Très perturbé, il me demande d’intervenir ; son départ est reporté de six mois. A l’échéance, il est sollicité à nouveau et toujours pas plus volontaire. Une semaine plus tard, il m’informe qu’il a finalement accepté. Lui demandant s’il s’était résigné sans trop de difficulté, il me répond « I enjoy ! (sic)».

.               Les réunions, avec autant de participants que chez nous, mais plutôt moins fréquentes, et très (trop !) ponctuelles ont un 'chairman' tout désigné, le chef. Ce n’est pas spécialement un moment pour faire part de ses sentiments, voire analyser des situations. Ce sont plutôt des occasions de poser des problèmes et pour la hiérarchie de faire part publiquement de décisions, de telle sorte que nul n’est censé les ignorer. La communication ne doit pas conduire à la confrontation ou au désaccord –du moins en public-, surtout devant des étrangers.

.               Les sensibilités sont trop différentes pour se permettre des comportements à l’occidentale. Par exemple, il sera difficile et sans doute malvenu de jouer au copain. Votre plus proche collaborateur ne vous invitera très probablement jamais chez lui, et vous aurez une difficulté certaine à vraiment découvrir son environnement familial. En outre, les japonais non seulement maintiennent une certaine distance (même pour se saluer !), mais la hiérarchie, si elle n’est peut-être pas nécessairement très lourde, est en revanche parfaitement respectée. Enfreindre cette règle coûterait très cher : la sanction est rapide, sèche et lourde. Pareillement, l'erreur est admise, mais gare à la faute ! Posez une question à un collaborateur sur un sujet qui n’est pas tout à fait de son ressort. Bien sûr, il vous dit que vous aurez une réponse, laquelle arrivera plus tard (sans que souvent il soit nécessaire de relancer) par la voie hiérarchique de l’entité responsable de la solution du problème. L’époque des vœux du nouvel an, occasionne des situations amusantes, où vous voyez les ‘salary men’ défiler en public devant le chef pour le saluer par une courbette d’autant plus prononcée que l’écart hiérarchique est important.

Politesse et étiquette viennent avant la morale, voire la loi. Silence et non-communication constituent les formes de soulagement de la tension créée par l’exigence des normes de comportement. Amélie Nothomb a vu juste dans son « Stupeur et Tremblements », bien que les situations qu’elle décrit soient bien trop outrancières.

.               Les japonais ont aussi leur travailleurs « low cost », généralement des Philippins, dont l’image, soulignée par une culture catholique, est bien meilleure que celle des Coréens, Chinois ou autre Brésiliens. Compétents, très dévoués et avenants, ils choisiraient bien l’occident … s’il n’était aussi éloigné de la maison !

Statistiquement, 40% des femmes japonaises travaillent. Force est de constater qu’elles sont affectées essentiellement à des tâches subalternes ; nous n’avons connu qu’une seule femme cadre. Lorsqu’il s’est agi d’expatrier une française sur le chantier au Qatar, jeune ingénieure connue et appréciée de notre partenaire pendant un an à Tokyo, celui-ci nous dit d’abord « Tu n’y penses pas ; c’est une femme », puis vu mon étonnement, s’est ravisé « Et puis, elle est jeune. » Finalement, il a fini par l’admettre. Peut-être cela fut-il un déclic, car ils ont plus tard expatrié quelques femmes sur le chantier, ce qui, nous a-t-on dit, était une première.

.            Finalement les femmes souffrent au travail du même manque de considération que les jeunes. Il est difficile d’apprécier correctement l’importance de l’âge dans les relations. On a vu des taux horaires, pour des prestations en régie, indexés sur l’âge et non l’expérience ou la compétence ! L’avantage va toujours au vétéran, pas au challenger. Des adaptations plutôt que des ruptures, moins violentes ; les Japonais rechignent à troquer une solution pour une autre. Leur fidélité de client, une fois acquise, est légendaire, ce qui traduit leur protectionnisme.

.               Nous avons subi un séisme significatif (celui qui réveille ou fait cesser l’activité) environ deux à trois fois par an. Alors tout le monde s’arrête, se fige sans s’affoler, observe le bâtiment, à structure de charpente métallique, qui tangue. Puis après quelques dizaines de secondes, avec sang-froid, on reprend son travail, sans commentaire particulier. C’est terminé ! Lors des alertes typhons, le personnel doit rentrer à la maison dès la consigne. Il est vrai que les transports en commun, en particulier le train sans lequel il n’y a plus de Japon aujourd’hui, sont arrêtés systématiquement pour inspection et remis en activité sous quelques heures. Une formation au séisme et au comportement à adopter est assurée dans l’entreprise avec des simulateurs. De même un sac de survie est remis à chacun. On ne plaisante pas avec les forces de la nature.

.               Je n’aborderai pas le chapitre immense de la vie au Japon, et en particulier à Tokyo. Une quantité de livres le font mieux que moi.

C’est très policé, très sûr, très propre, très avenant. C’est très traditionnel et moderne, très urbain et petit village, très bruyant et calme, très animé et serein, très vieux et moderne, très violent et doux. Un monde de contraires qui s’harmonisent.

Même le japonais courageux, artisanal voire besogneux, résigné, servile dans son entreprise, distant au travail se montre très courtois et accueillant dans la rue.

.               Voilà sommairement brossé un tableau de la vie dans l’entreprise japonaise. On dit que celle que nous avons connue est plutôt d’arrière-garde. C’est fort possible. En tout cas, ce fut une expérience enrichissante et inoubliable.

Note : Ce méga contrat réalisé, moitié/moitié au Japon et en France, n'était pas un objectif pour Technip, qui fondait plus d'espoir sur un projet similaire pour exploiter les gisements gaziers offshore du nord-ouest de l'Australie. Le projet Qatar, dont il s'agit ici, a été attribué à Chiyoda, aussi expérimenté que Technip dans ces technologies, mais, à l'époque dans une situation financière délicate. C'est pourquoi le Client a imposé une condition à Chiyoda : se "marier" avec une ingéniérie plus solide financièrement.