Les prisonniers de guerre français
Le 10 mai 1940, sept mois après la déclaration de guerre de la France et de l'Angleterre à l'Allemagne, le Führer met fin à la « drôle de guerre » (Sitzkrieg ou « guerre assise » en allemand). Il rompt le front occidental et lance ses armées sur les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et la France.
Les forces en présence sont sensiblement équivalentes. C'est la détermination du commandement allemand qui va faire la différence... Aux 134 divisions alliées, dont 94 françaises, font face 115 divisions allemandes.
En matière de motorisation, les alliés sont bien plus avancés que les Allemands, lesquels utilisent encore massivement les chevaux pour tirer les canons et transporter leur matériel. Les Allemands disposent par ailleurs de 2.500 avions et autant de chars, contre 2.000 chars et 1.800 avions du côté allié (mais les chars alliés sont plus modernes et de meilleure réputation que les allemands).

La percée des chars (panzers) allemands en mai 1940.
1.850.000 prisonniers français

Prisonniers de guerre français et britanniques le 12 juin 1940 ©Getty - ullstein bild Dtl.
1940 ne reproduit pas 1914-1918. En quelques semaines, les Allemands font 1.850.000 prisonniers dans les armées françaises qu'ils ont prises en tenaille, mais aussi dans les territoires qu'ils occupent à la vitesse du raid.
La majorité des captures ont eu lieu après l'annonce de la demande d'armistice par le maréchal Pétain. Ceux qui ont alors été faits prisonniers, qu'ils aient combattu jusqu'au bout ou qu'ils se soient livrés, avaient des raisons d'espérer être libérés rapidement, une fois l'armistice signé.
Ce n'est pas ce qui s'est produit. Les Allemands, d'abord débordés par l'ampleur de leurs prises, n'ont pas voulu y renoncer. Ils ont parqué dans de vastes espaces les captifs, leur faisant aménager rapidement une cinquantaine de Frontstalags. Le nouveau régime de Pétain, de son côté, a mis en place des structures administratives chargées de négocier avec les occupants en la matière. Les libérations seront assez rares. Fin 1940 début 1941, 1.500.000 Français auront passé la frontière. Ils seront pour longtemps maintenus dans une situation d’attente, et sauf pour ceux d'entre eux qui étaient officiers, d'exploitation.
Ne resteront en France que les soldats coloniaux qui fixaient tellement la colère et l'angoisse des Allemands que de 1.000 à 3.000 d'entre eux avaient fini massacrés avant même le 24 juin. Des Frontstalags seront maintenus pour eux dont le régime de Vichy acceptera plus tard de prendre en charge la surveillance : les tirailleurs sénégalais venus porter aide à la France coloniale se retrouveront … avec leurs officiers blancs devenus leurs geôliers ! Ce retournement indigne sera évidemment passé sous silence.
En revanche, le prisonnier d'Allemagne deviendra une figure essentielle de la propagande de Vichy. Il prendra la figure du martyr dont le sacrifice contribue plus que tout autre à la régénération d'une France qui a trop joui et qui doit expier. C'est une des raisons pour lesquelles, après la Libération, la mémoire du prisonnier se retrouvera recouverte par celle, plus valorisante, du résistant.
Prisonniers résistants
La défaite de juin 1940 s'est soldée par un bilan très lourd pour l'armée française : 120.000 morts, 200.000 blessés, 1.850.000 prisonniers dont 1,6 million envoyés en Allemagne dans des camps de prisonniers (stalags).
Beaucoup de ces prisonniers ne se résignent pas à leur sort et entrent en résistance par des actes de sabotage et des tentatives d'évasions. Malgré la création de commandos disciplinaires, les Straf-Kompagnie, et l'incarcération des fortes têtes dans des prisons civiles, les actes d'insubordination continuent.
Pour mettre enfin un terme à la résistance, l'Oberkommando der Wehrmacht décide le 21 mars 1942 de transférer les prisonniers « coupables » de récidive dans le camp 325, à Rawa-Ruska, près de Lemberg, en Galicie (aujourd'hui Rava-Russkaja, près de Lwow, en Ukraine).
Un premier convoi de 2.000 prisonniers français part vers l'Est pour un voyage de six ou sept jours dans des wagons à bestiaux. Il croise en gare de Dresde un train de soldats en uniforme de la Wehrmacht portant l'écusson bleu-blanc-rouge. Il s'agit de la Légion des Volontaires Français, autrement dit des Français engagés volontaires dans l'armée allemande !
Après les quolibets et les invectives, les prisonniers entonnent la Marseillaise. Rapidement, les autorités militaires font repartir le train vers Rawa-Ruska, pour mettre un terme à cette rencontre pour le moins inopportune.
Le camp de la mort lente
Annexée par la Pologne lors du traité de Riga, le 18 mars 1921, la Galicie était devenue partie intégrante de l'URSS après un traité germano-russe du 28 septembre 1939. Après que, le 22 juin 1941, Hitler eut envahi l'URSS, elle passe rapidement sous le contrôle du Reich. Sur cette terre marécageuse infestée de moustiques favorisant la propagation de maladies, règne un climat continental alternant hivers rigoureux et étés chauds.
Il suffit d'évoquer les noms des camps voisins de Treblinka, Chelmno, Belzec, Sobibor ou Auschwitz-Birkenau, pour comprendre que le camp 325 de Rawa-Ruska est situé dans le terrifiant « triangle de la mort » de la « Solution finale ». Bien que Rawa-Ruska ne figure pas parmi les camps d'extermination, les conditions de vie y sont similaires à celles des camps où sont déportés les résistants et les juifs. Quatre bâtiments en dur dont deux inachevés, une écurie de l'armée soviétique également inachevée, des baraquements en bois, le tout entourés de barbelés et de miradors constituent l'infrastructure du camp.
Comme la Galicie est une zone d'opérations militaires hors des contrôles de la Croix Rouge internationale, les gardiens allemands ont toute latitude pour perpétrer des exactions contre les prisonniers. Travail forcé, régime disciplinaire, brutalités, menaces de mort permanentes sont le lot quotidien aussi bien dans le camp que dans les commandos satellites.
Habillés de vieux uniformes, pour la plupart sans sous-vêtement, les pieds nus chaussés de sabots ou de sandales, les prisonniers doivent affronter les rigueurs du climat. Une soupe de millet dans des récipients de fortune, quelquefois des légumes (le plus souvent gelés ou avariés) ou une miche de pain pour 35 hommes servent de nourriture. Un seul robinet délivre une eau polluée aux 10 000 prisonniers !
Les Allemands ont fait transférer dans le camp 10 médecins français juifs pour « assurer » leur suivi sanitaire. Évidemment, ils ne disposent strictement d'aucun moyen, d'aucun médicament, mais leur dévouement est exemplaire pour tenter de soulager leurs compatriotes.
L'arrivée des Français
Le 13 avril 1942, quand arrive le premier convoi de 2.000 prisonniers de guerre français, 20.000 Russes ont déjà péri victimes de la famine et des mauvais traitements. Plus de 20.000 prisonniers français et belges suivront dans les mêmes conditions. Rapidement, le camp s'avère trop petit et les nouveaux arrivants sont alors répartis dans des commandos satellites.
Squelettiques, épuisés, les prisonniers sont des victimes toutes désignées pour les maladies endémiques, les maladies pulmonaires ou digestives, l'avitaminose et la décalcification. Malgré ce régime inhumain, la résistance continue aussi bien dans le camp que dans les commandos satellites et il y a de nombreuses et improbables tentatives d'évasion. Quelques-unes réussissent, mais beaucoup se soldent par des exécutions.
Rawa-Ruska est définitivement abandonné le 19 janvier 1943 après que la Croix Rouge eut dénoncé les conditions infligées aux prisonniers de guerre. Les prisonniers sont dispersés dans différents camps de détention. Délivrés bien plus tard par les Soviétiques, ils ne regagneront la France que le 2 juillet 1945.
Évoquant Rawa-Ruska, Winston Churchill le baptise le « camp de la goutte d'eau et de la mort lente ».
Cohabitation avec les populations allemandes
Pendant cinq ans, ils ont compté les jours, les semaines, les mois, les années vécues séparés de leurs familles et loin de leur pays. Long a été l'enfermement dans l'oisiveté des Oflags pour les officiers. Longue aussi - pour les 95% de prisonniers de guerre mis au travail dans les kommandos - la cohabitation forcée avec les populations allemandes. « La grande réalité de la vie des prisonniers, c'est le détachement de travail, nous disons "le kommando" », écrivait, fort justement, l'un d'eux en cours de captivité. La mise au travail des simples soldats captifs est conforme à la Convention de Genève. Seul est exclu l'emploi direct à la production de guerre. Il est faux, pourtant, d'imaginer tous les prisonniers des kommandos vivant à la campagne une captivité somme toute bénigne. Même ceux qui travaillent dans des fermes, sont rassemblés la nuit dans des locaux gardés par des Posten en armes. Et on trouve nombre de prisonniers employés dans des boutiques, des ateliers en ville, sur des chantiers forestiers, routiers ou ferroviaires, dans des usines et des mines.
Ces kommandos de travail sont dispersés à travers toute l'Allemagne, de la frontière lorraine au fin fond de la Prusse orientale. Les prisonniers y ont vécu pendant cinq ans mêlés au peuple allemand : ouvriers compagnons de travail en usine, femmes, vieillards, enfants - les hommes adultes étant mobilisés - dans les boutiques et les fermes. Cohabitation tantôt rude, tantôt douce, mais toujours source d'une connaissance réciproque, bien différente de celle que subissent au même moment, avec l'occupant, les autres membres de la population française. Cette longue fréquentation, unique dans l'histoire des relations entre les deux peuples, est peut-être l'une des sources souterraines du rapprochement franco-allemand d'après-guerre.
Le retour en 1945

Un train de prisonniers de guerre français libéré vient d'arriver en gare d'Orsay. Avril 1945. Source : SCA – ECPAD. Photo : Tourand Jean-Jacques
"Ils sont unis, ne les divisez pas". Ce slogan unitaire figure sur une affiche éditée au moment où rentrent d'Allemagne STO (Service du travail obligatoire), déportés et prisonniers. Un soldat en uniforme marqué KG (Prisonnier de guerre), un requis en vêtement de travail, y soutiennent un déporté en habit rayé. On peut trouver le slogan décalé, car entre ces trois catégories de victimes existent, il est vrai, des différences marquées. Ainsi, les prisonniers savent que la privation de liberté, l'humiliation, la promiscuité, la faim qu'ils ont aussi connues, sont sans commune mesure avec les souffrances des déportés.

Prisonniers et déportés rapatriés. / Arrivée à la gare de l'Est à Paris. Source : SGA/DMPA
Puis leur nombre et la longueur de leur exil distinguent le sort des prisonniers. 1.800.000 soldats français ont été capturés dans la débâcle de mai-juin 1940. 1.600.000 ont été emmenés en Allemagne. Ils sont encore près de 1.000.000 à rentrer en 1945 après cinq ans passés en terre ennemie. Les travailleurs forcés se comptent aussi par centaines de milliers. Mais leur séjour en Allemagne, commencé en septembre 1942, est, au pire, de moitié inférieur à celui des prisonniers. Ils sont restés, en outre, concentrés dans les villes et les usines. Les prisonniers ont été disséminés dans tous les secteurs de l'économie et de la société allemandes.

Paris, prisonniers libérés. Source : SGA/DMPA
On est bien loin de ce rapprochement quand les prisonniers rentrent, en 1945. Quand l'un d'eux, inconscient, arrive accompagné de la jeune allemande avec laquelle il a noué outre-Rhin des relations amoureuses, au seuil de sa maison, sa mère (peut-être veuve de la guerre de Quatorze !) lui en interdit l'entrée s'il ne renvoie d'abord chez elle "sa boche".
L’accueil
La masse des prisonniers, retenus en Allemagne, a été absente par force du combat des résistants. Cependant, certains d'entre eux ont participé au combat contre le nazisme. Contre sa propagande en Allemagne même. Contre ses troupes, comme ces évadés, réfugiés en Hongrie, puis engagés dans les maquis de Slovaquie où a longtemps perduré le souvenir de leurs exploits, et ceux, évadés ou rentrés par d'autres moyens en France.
D'autres s'étaient organisés pour soutenir leurs camarades encore captifs et leurs familles. En ce printemps 1945, ils s'efforcent de pallier les défaillances dans l'accueil de leurs camarades rentrants par les services du ministère débordés. En effet, on s'attendait à des libérations progressives, or la résistance allemande s'est effondrée de façon accélérée ; il a fallu faire face à des retours massifs : il s’agissait de faire revenir à peu près 2 millions de personnes, dont 950 000 soldats détenus auxquels s’ajoutent 1,15 million de déportés, de requis du STO et de « Malgré-nous ».

Retour des prisonniers. Source : SGA/DMPA
L’organisation des rapatriements se fait assez rapidement. C’est Henri Frenay, ministre des prisonniers, des déportés et des réfugiés du gouvernement provisoire de la République française (GPRF), qui les prépare à partir de septembre 1944, dans un contexte où les réseaux ferroviaires et routiers ont été en partie détruits par les combats de la Libération. Dans l’Hexagone, les prisonniers reviennent en majorité au printemps 1945. À l’été 1945, ils sont quasiment tous rentrés alors qu’en Allemagne et en Italie, les absents ne reviendront majoritairement qu’autour de 1948.

Henri Frenay, ministre des prisonniers, déportés et réfugiés, visite un dortoir du Centre d’accueil des prisonniers et déportés revenant de Wacken (Allemagne), le 10 juillet 1945, à Strasbourg. AFP
En France, les retours sont valorisés dans la presse, on en parle beaucoup dans l’espace public. Ils sont très attendus par les familles, ils sont importants aussi sur le plan économique compte tenu de la force de travail que représentent ces 2 millions d’hommes, pour une grande partie en âge d’être actif. Il faut noter aussi qu’on est face à un gouvernement provisoire qui veut montrer ce qu’il est capable de faire et qui veut reconstruire une forme d’unité nationale.
L’image du prisonnier de guerre s’est par ailleurs transformée depuis 1940 où il incarne la honte de la défaite, avant d’être revalorisé par Vichy. En 1945, il représente désormais le sacrifice pour la patrie. On organise des fêtes pour accueillir les prisonniers qui rentrent. Le millionième prisonnier qui arrive à l’aéroport du Bourget en juin 1945 est attendu par une fanfare, des journalistes et parade dans Paris. Dans cette atmosphère de célébration, une grande partie des enfants sont assez fiers de voir leur père revenir.
Mais des retrouvailles difficiles
Le premier contact avec la France retrouvée est, malgré tout, source de déception : impression d'indifférence ; impatience devant les opérations administratives nécessaires à la démobilisation ; impression plus profonde encore, dûe au décalage entre ce que les prisonniers imaginaient dans leur exil prolongé et la situation réelle du pays retrouvé
La France où les prisonniers de guerre reviennent en 1945 est en effet bien différente de celle qu'ils ont quittée en 1939 ou 1940. Elle est pleine du souvenir tout proche des atrocités commises par l'occupant. Elle célèbre les héros de la Résistance et leur part dans la lutte et la victoire sur l'Allemagne nazie. Or, l'image des « captifs de l'an quarante » reste et restera longtemps, jusque dans leur propre esprit, associée à la débâcle subie cinq ans plus tôt. Les prisonniers sont, au mieux, les victimes expiatoires de la défaite, voire ses responsables. Ils ont été compromis par la politique de Vichy. Celui-ci les a présentés au pays comme les enfants chéris du Maréchal. Il a négocié avec les dirigeants nazis leur retour partiel, puis la « transformation » de certains en travailleurs « libres », contre leur relève par des travailleurs français.
Dès les premières villes traversées, ils découvrent une France marquée par les misères de la guerre, les destructions, la persistante pénurie. Surprise de trouver les boutiques si mal achalandées, les tickets nécessaires pour se procurer les produits encore rationnés.
Le retour au foyer est à la fois joie ultime et découverte, souvent, d'autres tristes effets, passagers ou durables, de la captivité. Là aussi, pendant cinq ans, on a vécu sans eux, même si l'image de l'absent y était soigneusement entretenue. La vie a continué, douloureusement sensible aux pères qui découvrent des enfants grandis sans eux et qui les accueillent comme des étrangers, drame des séparations définitives intervenues avec une fiancée, voire une épouse (environ la moitié des prisonniers de guerre étaient mariés, un quart d'entre eux étaient pères de famille). Même dans les couples restés unis il fallait "se réhabituer". Cinq années de séparation ont été marquées de deuils, et la première visite est parfois au cimetière, pour un hommage qu'on n'a pu rendre au moment du décès à des parents disparus. Et que dire des prisonniers juifs qui découvrent en rentrant que leur famille entière a été décimée par le génocide.
La reprise des activités se fait sans trop de peine pour les paysans revenus à la ferme familiale, pour les artisans si leur atelier n'a pas périclité en leur absence. Elle est plus longue et difficile pour les salariés dont un autre a pris la place à l'embauche et y est maintenu, malgré les lois qui prescrivent leur réemploi en priorité. La santé de beaucoup est altérée par les séquelles des longues privations, des mauvaises nourritures, de l'absence de soins appropriés. Certains, plus gravement atteints, devront se soigner dans des centres de cure avant de reprendre la vie normale et le travail.
« Nous sommes quelques Français, un million environ, qui auront bien payé leur part à la nation et lorsque nous serons de retour un jour, on se moquera bien de notre gueule », écrit d'Allemagne un prisonnier de guerre. Un autre : « Je comprends très bien que notre pays a souffert et que le "problème prisonnier" est noyé dans les problèmes nouveaux. Aussi nos désirs sont-ils simples : retrouver les nôtres, nos foyers, nos occupations. »
Amertume et modestie : ces deux extraits recueillis par le contrôle postal dans la dernière année de la captivité, reflètent l'esprit des prisonniers à leur retour. Le rôle, non mesurable mais partout diffus, de la masse des prisonniers dans la vie de la France d'après-guerre, incitent à tempérer cet excès de modestie.
Le retour des pères

Prisonniers de guerre français, rapatriés d’Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale, accueillis à la gare du Nord à Paris, en mars 1945. AFP
Mais a-t-il été si facile pour les hommes absents de réintégrer le foyer et de reprendre leur place auprès des enfants, après l’ampleur de cette « mort des relations » ?
Le cas de la France est assez spécifique pendant la Seconde Guerre mondiale. Jusqu’en mai 1940, il n’y a pas de combat sur le sol français et, après l’attaque allemande, les affrontements cessent rapidement. Avec l’armistice du 22 juin 1940 et jusqu’au Débarquement de juin 1944, la violence de guerre s’arrête ; théoriquement, car dans les faits, la population reste exposée aux bombardements et aux exactions nazies. Mais il faut noter une différence avec le front de l’Est, où il n’y a pas de pause dans les combats et où les violences sont plus massives et systématiques.
Au moment de l’armistice de 1940, les 1,85 million de prisonniers envoyés en Allemagne sont des hommes assez jeunes, leur moyenne d’âge tourne autour de 30 ans. La moitié d’entre eux sont mariés et, parmi ces hommes mariés, la moitié ont des enfants. Au-delà des fils et filles de prisonniers de guerre, les enfants séparés de leurs pères durant la guerre sont enfants de résistants, de déportés ou encore d’Alsaciens et Mosellans enrôlés de force dans la Wehrmacht à partir de 1942. Le STO (Service du travail obligatoire) va concerner plutôt des hommes célibataires.
Si toutes les familles n’ont pas été séparées, beaucoup de pères ont été absents. C’est un phénomène important qui s’inscrit dans une durée longue, avec quatre à cinq années de séparation, ce qui est considérable rapporté à l’échelle de vie d’un jeune enfant.
En 1945, les pères sont assez largement attendus, la joie et l’impatience sont très présentes. Mais une ambiguïté ressort ; ces retours suscitent aussi beaucoup d’appréhension. Le père peut être un inconnu, dans le cas des plus jeunes. Pour les enfants qui gardent des souvenirs de leur père, ils se sont habitués à vivre sans lui. Un nouvel équilibre s’est mis en place dans l’espace familial, que le retour perturbe. Lors des retrouvailles, certains enfants prennent peur ou expriment des formes de rejet face à ces pères qui reviennent sales et amaigris, loin de la figure idéalisée représentée sur la photographie du salon.
Si la dynamique globale est positive, un certain nombre d’enfants vont être déçus, inquiets face à ce qu’ils perçoivent comme une perturbation de leur quotidien. Il leur faut partager l’amour maternel, obéir à un adulte avec lequel ils n’ont pas grandi, retrouver leur place vis-à-vis de leurs frères et sœurs. Il peut y avoir des tensions et de la jalousie entre les cadets qui n’ont pas connu leur père et les aînés qui ont de bonnes relations avec lui.
L’expérience des pères pendant leur captivité pèse sur leur capacité à se réadapter au quotidien et sur la vie des familles. Les liens ne peuvent pas se redessiner dans les mêmes conditions entre des enfants et un père officier, emprisonné dans un Oflag et autorisé à envoyer du courrier plus fréquemment, et un père résistant torturé, puis envoyé dans un camp.
La situation pendant la Seconde Guerre mondiale a été très différente de celle de la guerre de Quatorze : les prisonniers étaient en Allemagne où il était beaucoup plus complexe d’organiser des distributions de courrier, même si la Croix-Rouge tentait de maintenir les liens avec de petites cartes, au nombre de mots bien défini, qui passaient par la censure. Sans compter aussi avec la pénurie de papier.
La guerre a brisé des liens qui n’ont pas toujours pu se retisser et les mémoires des témoins livrées des décennies plus tard montrent que le ressentiment s’est, dans certains cas, maintenu tout au long d’une vie.

Des enfants et des femmes servent des boissons aux prisonniers de guerre français en avril 1945 au Centre d’accueil des prisonniers du Vel d’Hiv à Paris, à leur retour d’Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale. AFP
Source : France Inter – 15 juin 2020 / www.cheminsdememoire.gouv.fr - n° 151 - juin 2005 - Yves Durand / The Conversation - Camille Mahé - 05 mars 2025
Les prisonniers allemands
La libération de la France, on pourrait en faire un scenario simpliste : en juin 1944, les Alliés ont débarqué, et les Allemands ont été réexpédiés chez eux. Sauf que cela ne s’est pas passé comme ça. En réalité, après le D-Day (06 juin 1944), une large partie des soldats de la Wehrmacht est restée en France ;
Au lendemain de la capitulation allemande, ratifiée le 08 mai 1945 à Karlshort, à l’est de Berlin, la France retient sur son sol plus d’un million de prisonniers dont 90 % de nationalité allemande. Les trois quarts environ de ces hommes (740.000) ont été avaient été ramenés des camps d’internement américains en Allemagne et mis à disposition des autorités françaises par l’armée des Etats-Unis. 237.000 avaient été faits prisonniers sur le territoire français. Les derniers venaient d’Afrique du Nord où ils avaient été placés sous la surveillance des Britanniques.
Jusqu’en 1948, ces prisonniers furent retenus en France pour les travaux des champs, la reconstruction et, en contravention avec la Convention de Genève pour le déminage. Si plus de 80.000 hommes, la plupart appartenant à la Wehrmacht, parvinrent à s’évader des camps français pour rejoindre notamment la Suisse, parmi les autres occupés à reconstruire une France dévastée, près de 40 000, mourront sur les champs de mines ou en captivité. La guerre, bien que terminée, tuait donc encore en France comme dans de nombreux autres pays ! Les Français, qui entendaient régler leurs comptes, ne firent guère preuve de pitié à l’égard de leurs anciens bourreaux.
De l’Allemagne à la France
La plupart de ces anciens soldats avaient séjourné dans l’un des 19 camps (Prisoners of War Temporary Enclosures - PWTE, ou Rheinwiesenlager) installés en Allemagne de l’ouest par les Américains dans la phase finale du conflit.

Carte des Rheinwiesenlager américains en Allemagne.
La création de ces PWTE était venue à la suite d’une décision prise dès le printemps 1943 par Eisenhower, visant à retirer à cette énorme masse de détenus le statut officiel de prisonniers de guerre au profit de celui de forces ennemies désarmées appartenant à un État qui avait cessé d’exister légalement. Il s’agissait, par ce moyen, de contourner les obligations imposées par la Convention de Genève vis-à-vis des prisonniers de guerre. En effet, lors de la percée finale vers Berlin, les autorités militaires alliées rencontrèrent de considérables difficultés logistiques pour faire face à quelque deux millions de prisonniers allemands. Après le franchissement du Rhin et la capture de Remagen, les Britanniques ne furent plus en mesure d’accueillir davantage de prisonniers, et abandonnèrent la tâche aux États-Unis, qui durent improviser. La responsabilité s’avérait colossale : en mai 1945, les forces alliées avaient fait au total 3,4 millions de prisonniers des forces de l’Axe. Dès le mois d’avril, les Américains lancèrent en Allemagne de l’ouest la construction d’immenses camps de transit, vastes enclos ceints de barbelés, situés à l’écart des habitations, auxquels on accédait par le chemin de fer. La gestion interne du camp fut confiée à des personnels allemands.
D’avril à septembre 1945, les conditions de détention dans les PWTE furent extrêmement rudimentaires. Les maigres ressources de l’Allemagne ruinée étaient de très loin insuffisantes pour nourrir et soigner les prisonniers, et plusieurs milliers moururent de faim, de soif, de maladie ou d’épuisement. Dès le mois de mai 1945, les autorités américaines entreprirent de libérer certaines catégories de détenus. Les premiers furent des jeunes enrôlés dans les Jeunesses hitlériennes et des femmes sans lien direct avec le parti national-socialiste. Les travailleurs agricoles et de l’industrie, ouvriers, mécaniciens, mineurs, furent ensuite relâchés en vue de lancer les chantiers de reconstruction du pays.
À la fin du mois de juin 1945, les camps de Remagen, de Böhl-Iggelheim et de Büderich fermèrent leurs portes après le départ de leurs derniers occupants. Le 12 juin, les autorités britanniques se virent confier la responsabilité de deux camps situés dans leur zone d’occupation en Allemagne de l’ouest (Büderich et Rheinberg). Bientôt, les Britanniques requirent pour les travaux de reconstruction les hommes valides placés sous leur contrôle, et libérèrent le reste des détenus.
Puis, le 10 juillet, le haut-commandement américain décida de céder le contrôle des autres camps à la France. En effet, le nouveau gouvernement de Charles de Gaulle réclamait un contingent de 1,75 million de prisonniers au titre des réparations de guerre, afin de l’aider à reconstruire le pays : 182.000 prisonniers furent donc livrés à la France, et vinrent rejoindre ceux déjà détenus. À la fin du mois de septembre 1945, 16 PWTE avaient été fermés. Seuls furent maintenus jusqu’en 1948 les deux camps de Bretzenheim et Bad Kreuznach désormais utilisés comme camps de transit pour les prisonniers de retour de France.
Les ex-soldats allemands retenus en France furent envoyés dans des dizaines de camps disséminés à travers dans tout le pays, afin d’être employés à la Reconstruction, dans l’industrie et l’agriculture ainsi qu’au déminage, jusqu’en 1948.

Répartis à travers tout le territoire, les prisonniers allemands sont mis à la disposition des maires pour travailler au tri des matériaux, aux chantiers de construction mais aussi au déminage, très souvent aux côtés des Français eux-mêmes (d’après F. Théofilakis).
Le nombre des ex-soldats allemands atteint son maximum en 1946, avec plus de 700.000 prisonniers. La plupart furent rapatriés à partir d’avril 1947, les derniers à rester sur le sol français (soit 24.000 hommes environ au 1er novembre 1948) ayant opté pour un statut de travailleur civil libre.
Nombre et répartition des prisonniers allemands en France entre 1945 et 1948.
Prisonniers allemands en Normandie
Au sortir de la Bataille de Normandie, fin août 1944, l’Allemagne laisse sur place 250.000 prisonniers aux mains des Alliés, soit un quart du million de soldats de la Wehrmacht qui seront retenus captifs sur tout le territoire français. Les archives historiques révèlent qu’au lendemain même du 06 juin 1944, les premiers prisonniers allemands sont parqués par les Alliés dans des enclos de plage (« beach enclosures ») aménagés à la hâte sur les dunes mêmes du débarquement.

« Beach enclosures » © US Army
Après avoir été affectés à des tâches urgentes de logistique, des dizaines de milliers de captifs ont été éloignés du front, expédiés dans des camps aménagés en Grande-Bretagne qui se sont vite révélés trop exigus. Du coup, certains ont été envoyés jusqu'aux Etats-Unis. En août 1944, les transferts ont cessé afin de garder sur place une précieuse main-d'œuvre, dans un pays qui en manquait singulièrement.
Des camps sont alors ouverts sur place sous l’autorité des forces américaines et britanniques, au fil de leur progression, dans lesquels les détenus sont regroupés dans des conditions précaires, dans l’attente de connaître leur sort. Les conditions de vie y étaient très variables suivant les aléas de l’approvisionnement et de la direction des camps. Mais elles ont été globalement correctes, conformes aux principes de la Convention de Genève, hormis quelques exactions ici ou là. Parfois, les rations alimentaires fournies par les Alliés aux prisonniers ont même suscité des réactions indignées de la population française qui survit alors dans les décombres de leur ville ou de leur village, éprouvée par les pénuries en tout genre. Mais il est arrivé aussi que l’approvisionnement se tarisse et que les prisonniers crèvent littéralement de faim. L’été 1945 fut particulièrement dramatique à cet égard.

Camp d’internement de 10.000 soldats allemands à Nonant-le-Pin (Orne), capturés dans la Poche de Falaise (12 / 21 août 1944)
En 1945, la totalité de ces camps passent sous autorité française, et de nouveaux contingents de détenus sont confiés par les États-Unis à la France, à charge de les nourrir, dans le but d’aider à la Reconstruction.
On estime qu'environ 34.000 prisonniers de guerre allemands sont morts en France - soit 3,6% du total. En URSS, par exemple, où le traitement était particulièrement rude, 363.000 victimes ont été recensées. Au total, un demi-million de soldats allemands sont morts dans des camps de prisonniers après le conflit.
Dans un livre (Morts pour raisons diverses) qui fit du bruit à la fin des années 80, le journaliste canadien James Bacque affirmait que les hauts commandements américain et français avaient laissé mourir des centaines de milliers de prisonniers de guerre allemands en raison de l'aversion provoquée par la découverte du système concentrationnaire nazi. C'était faux. La raison la plus tangible de l’effacement des prisonniers allemands de notre histoire est peut-être, selon Valentin Schneider (Un million de prisonniers allemands en France, 1944-1948, éd. Vendémiaire, 2011), que « l'implication massive de ces prisonniers dans le relèvement économique de la France était en contradiction complète avec l'image, prônée par le général de Gaulle, de la "grandeur" d'une France renaissant de ses cendres par ses propres forces ».
Une cohabitation pour la reconstruction
Après quatre années de guerre, Français et Allemands ont vécu côte à côte quatre nouvelles années, dans une relative harmonie cette fois. On comprend que cet épisode est resté enfoui pour de nombreuses raisons. L'idée d'une continuité de la présence allemande au-delà de la Libération n'était pas la bienvenue, car elle impliquait la continuité de rapports d'affection entre Allemands et Français. Il a été longtemps difficile à beaucoup de se représenter les Allemands comme autre chose que les coupables de deux guerres mondiales et de s'imaginer un soldat allemand autrement que chaussé de bottes, marchant au pas, pillant, violant, déportant. « Les « boches » faisaient des prisonniers de guerre assez difficilement concevables. l
Et la Normandie, comme maints autres sites tombés dans des conditions dramatiques, sont restés une terre de mémoire vive. Et si le citoyen allemand ne suscite pas ici d'hostilité, il peut parfois réveiller un brin d'animosité.
Le plus grand camp de dénazification de France
Des rangées de tentes et baraquements cernés de barbelés et miradors. Entre Utah Beach et Sainte-Mère-Église, dans la Manche, la guerre a joué les prolongations dans la petite commune de Foucarville.
De juin 1944 à février 1946, ce qui devait théoriquement être un camp de transit, visant à diriger de la main-d’œuvre vers les États-Unis et la Grande-Bretagne, finit par devenir « le plus grand camp de prisonniers allemands tenus par les Américains en France, et sans doute en Europe », selon Fabien Théofilakis, spécialiste de la question. Un gigantesque rectangle d’1,5 km de long et 0,5 km de large, jusqu’à la commune voisine de Ravenoville, répondant au nom de code : CCPWE n°19, comme « Continental Central Prisoner of war Enclosure ». Vu du ciel, il ressemblait à une vaste piste d’atterrissage, tellement éclairé, que, la nuit, on y voyait comme en plein jour.

Cet épisode reste très méconnu ; même les archives sèchent, ne dénichant qu’une annonce vendant des « baraques et bois de chauffage » issus de son démantèlement en juin 1947. Le vide, ensuite, jusqu’au retour de prisonniers allemands après le 50e anniversaire du D-Day en 1994 et un article en mai 1996 sur la présence de 14 anciens prisonniers pour l’inauguration d’une stèle symbolisant « le rapprochement entre les deux peuples ».
Installé à Foucarville dans le Manche, près de l'une des communes parmi les plus célèbres du D-Day, Sainte-Mère-l'Eglise, le CCPWE n°19, au summum de son activité, devient une véritable ville dans la petite commune de Foucarville : 60.000 prisonniers allemands y seront rassemblés au plus fort ; plus de 100.000 au total. Le maire de Foucarville aimait à dire qu’il était à la tête de la première ville de la Manche !
Après vingt mois de constructions, le camp s’étoffe. À l’entrée, sous un parterre de fleurs, flottent les drapeaux français et américains. À l’autre bout, face au château de Ravenoville, saccagé pendant l’Occupation, se dresse un immense pygargue perché, symbole de la liberté US. Sans croix gammée.
Entourée de barbelés et de miradors, on y trouvait à peu près tout, … sauf la liberté bien sûr. En plus des alignements des 74 baraquements, on y comptait 3 théâtres dont un de 400 places (GI’s theater) servant de cinéma et de salle de bal, 4 églises, un stade de foot, une université à ciel ouvert, 51 cuisines, 67 latrines, 1.435 tentes, 3 immenses citernes de 200.000 litres pour l’eau potable. Des plans font état de projets jamais menés : piscine, cathédrale, théâtre de 3 500 places.
Avec tous les corps de métiers ou presque : pompiers, tailleurs, peintres, charpentiers, mécaniciens, forgerons, cordonniers, dentistes… Sur place seront fabriquées 68.092 paires de chaussures. 18.000 pains d’1 kg sortent des fournils au quotidien.
La plupart des prisonniers furent capturés dans le nord et l’est de la France, en Belgique et en Allemagne. Leurs longs acheminements en train de marchandises sont scrutés par la population, qui goûte très peu cette présence adverse au moment de la Libération. D’autant que plusieurs agriculteurs ont vu leurs terres saisies sans sommation par les Américains. Globalement, le village se tient à l’écart des « Boches ».
Divisé en quatre quartiers, ce camp a pour particularité de contenir un tiers de gradés, un tiers de simples soldats, un tiers de jeunes. Mais quand les premiers sont cinq par tente avec un lit pliant, dispensés de travail et décrits comme « gros et gras », les simples prisonniers sont collés les uns aux autres « comme des sardines, avec des bleus sur les hanches, une bougie par tente par semaine ».
Des témoignages rapportent des cadres ou fonctionnaires allemands « sans scrupule pour 10 % de nourriture de plus ». Les cas de rébellion sont mineurs. Un jour, quand même, un prisonnier refuse de travailler : « Non, vous n’avez pas gagné la guerre, il vous a fallu la moitié du monde pour y arriver ». Les rares tentatives d’évasion se règlent au fusil. Et chacun craint de finir dans la Sing Sing, une prison cylindrique de 2 m de haut juste assez grande pour tenir debout.
Jusqu’au 08 mai 1945, la vie y est telle qu’on peut l’imaginer : hauts fils barbelés, tapis de poussière l’été, boue l’hiver. Lourdes charges de travail. De simples seaux d’eau en guise de latrines. Comme tout camp, Foucarville est soumis à la Convention de Genève de 1929. La Croix-Rouge y veille. Lors d’une inspection en mai 1945, ses émissaires relèvent 45.049 prisonniers, dont 48 généraux et un amiral. Parmi eux, un certain Hans Ulrich Rudel, nazi invétéré, militaire le plus décoré du IIIe Reich.
Parfois, le camp s’ouvre à la population, le temps d’un bal, d’une séance de cinéma. « Il y avait du Coca-Cola, de la bière, un orchestre, tout était gratuit ». Les GI’s partagent chewing-gums, chocolats et cigarettes. Envers du décor : des rumeurs entourent les soldats noirs américains. « Une véritable terreur qui jette l’épouvante dans les familles », selon la presse locale !
C’est au lieutenant-colonel Warren J. Kennedy, commandant du camp de Foucarville que l’on doit le programme de « dénazification ». Logement décent, nourriture améliorée, hygiène minimum contre les épidémies … « Tout, sauf l’oisiveté » est son leitmotiv.
L'ambition de l'armée américaine n'est pas seulement de maintenir ces soldats allemands derrière les barbelés. Elle sait bien qu'un jour la liberté leur sera rendue et pour cela, elle entend bien les aider à tourner la page du nazisme et leur faire prendre conscience de l'inhumanité absolue du régime qu'ils ont servi. Dans ce l'on a baptisé une université, on peut y suivre, et en particulier les « Baby PW » (Prisoners of War, -18 ans), des cours d’anglais, français, allemand, mathématiques… Distraire les esprits est une préoccupation majeure : musique, peinture, échecs, jeux de carte occupent le quotidien.
De la même façon que l’on demandera à l´abbé Stock, après la libération de Paris, d´entreprendre et de diriger la formation spirituelle des séminaristes allemands prisonniers au camp Dépôt 51 à Orléans, ici la méthode privilégiée est le recours à Dieu pour « rééduquer les jeunes et les réintégrer dans un monde démocratique ». 15.000 catholiques et 13.500 protestants sont conviés aux prières. Beaucoup de GI’s viennent à la messe. Catéchisme et conférences en prime pour les plus jeunes.
L’autre moyen de rééducation, c’est bien entendu le sport. Le foot en premier lieu.

Au sein de cette cité éphémère de 100 ha, on trouvait des églises, un stade de foot, des théâtres, et cette université en plein air dédiée aux jeunes détenus : les « Baby PW » (-18 ans). | COLLECTION BENOÎT LENOËL
Un avion allemand a bien tenté de balancer des armes. Il a fini abattu. De toute façon, « ils ne voulaient plus se battre ». Les Américains en profitent pour obtenir des renseignements. Cette mission est confiée aux Ritchie Boys, des Allemands souvent juifs et anti-nazis, réfugiés aux USA : « On jouait sur leur peur de devenir captifs des Russes s’ils ne coopéraient pas. Pour eux, c’était pire que la mort. »
Au printemps 1945, la défaite de l’Allemagne change tout. L’armistice laisse entrevoir une vie meilleure et l’espoir, dans les deux camps, de rentrer chez soi.
La fin de l’été 45 sonne l’heure des premiers rapatriements vers l’Allemagne, en premiers, les prêtres militaires, et les Autrichiens. Puis les paysans et les mineurs seront dispersés pour aider à la reconstruction de la France. Le camp fermera ses portes en février 1946. La population est soulagée : tout le monde parti, y compris les Américains, « on est enfin chez nous. »
Les terres sont restituées. Les baraquements réutilisés pour reloger les sinistrés de la guerre. Les habitants profitent des restes à des fins diverses, y compris pour en faire des cabines de plage.
Aujourd’hui, la nature a repris ses droits. Hormis une plaque et une stèle, rien ne rappelle ce long épisode. Un projet est toutefois dans les cartons : un musée dédié à WJ Kennedy.
Le camp de Mulsanne
Franz Ludwig Hepp était lieutenant dans la Wehrmacht. La guerre étant presque finie, le 15 avril 1945, il se faufile entre les Français et les Américains, rentre à pied chez ses parents à Sigmaringen, et range son uniforme dans l’armoire. Mais il commet l’erreur d’aller faire un tour en ville et, le 22 avril 1945, deux soldats français le repèrent et l’arrêtent. C’est le début de 25 mois de captivité ! Le 09 mai il arrive au camp d’Andernos en Gironde où il séjourne neuf mois. En février 1946, il arrive au camp de Mulsanne, près du Mans, dans la Sarthe. Il n’en sera libéré qu’à la fermeture du camp, en juin 1947. Il avait alors 29 ans.
Le camp de Mulsanne a été édifié sur l’un des virages du circuit automobile des 24 heures du Mans, la course ayant été interrompue au début de la guerre. Il a d’abord abrité des militaires anglais venus défendre la France à la déclaration de guerre. Puis arrivèrent des prisonniers français et alliés après la défaite française de 1940. Le lieu est cerclé de barbelés et de miradors avec un éclairage nocturne. Mulsanne devient le Frontstalag 203 (camps de prisonniers érigés par l'Armée allemande). Début 1941, tous les prisonniers de Mulsanne sont transférés en Allemagne, dans des Stalags (camp de base ordinaire de prisonniers de guerre) et des Oflags (camps de prisonniers de guerre destinés aux officiers). En avril 1942, Mulsanne devient un camp de réclusion pour les « interdits de circulation ». D’une capacité de 1.200 personnes, le camp reçoit tous les nomades de la région. Quand ces personnes seront transférées au camp de Montreuil-Bellay, Mulsanne deviendra un dépôt de transit pour les juifs raflés dans la Sarthe. Enfin, le 04 octobre 1944, des soldats allemands faits prisonniers par les Américains seront internés à Mulsanne. Du 08 mai 1944 à la fin 1945, le camp a surtout abrité des soldats allemands capturés dans la région ou dans les poches de l’Atlantique. Le 01 février 1946, le Frontstalag 203, entre-temps dénommé camp de transit 403, devient le dépôt 401 réservé à l’incarcération des officiers allemands.
Le camp est divisé en 13 îlots. Il abrite 8.555 prisonniers de la Wehrmacht, tous officiers, 252 SS cantonnés dans une section isolée et 46 officiers généraux et amiraux. Les prisonniers sont dans des baraques et sous des tentes, sans électricité. Les officiers SS sont isolés dans un îlot particulier. « Un semblant de petite ville apparait derrière les barbelés : infirmerie-hôpital (disposant de l’électricité), église, douches collectives, cantine, stade, bibliothèque, université des détenus, amphithéâtre, orchestre, prison… »
Les conventions de Genève interdisent de faire travailler les prisonniers. Le revers de la médaille, c’est que dans un contexte de dure pénurie, la nourriture est extrêmement insuffisante. Le nombre important de prisonniers ainsi que l'état général difficile de la France à la sortie de la guerre (désorganisation administrative, économie à relancer...) sont des facteurs qui expliquent les conditions de détention, parfois très dures, des prisonniers de guerre allemands lors de l'année 1945, conditions qui s'amélioreront par la suite. L’hygiène est rudimentaire. L’hiver est glacial. Certains des milliers de prisonniers allemands transférés en 1945 par les Etats-Unis en France, provenaient des camps en Allemagne et étaient déjà très faibles, Ainsi les décès liés à la dysenterie sont nombreux. Le 12 octobre 1945, le New York Herald Tribune écrivit que les Français affamaient leurs prisonniers de guerre, et comparait leur maigreur à celle de ceux libérés du camp de concentration de Dachau. Une polémique apparut à la fin des années 1980, à propos d’un article publié en 1987 dans la Frankfurter Algemeine Zeitung, qui faisait de nouveau du camp de Mulsanne « un petit Dachau français ». Il fallait ignorer, ou ne pas vouloir reconnaître la réalité, pour oser une telle comparaison.
L’action du Comité International de la Croix Rouge (CICR) dans les camps a indéniablement aidé à améliorer la situation quotidienne des PGA (Prisonniers de guerre allemands) dans le domaine de l’alimentation, de l’habillement et de l’état sanitaire, même si son intervention auprès des autorités pour faire pression afin qu’elles respectent les conventions de Genève fut beaucoup moins résolue, en particulier quand le gouvernement français proposa de transformer, sur base volontaire, les PGA en travailleurs civils libres, et à propos de l’utilisation des PGA pour le déminage.
Ces Allemands qui ont reconstruit la France en 1945
En 1945, la Seconde Guerre Mondiale avait beau être terminée, il restait des Allemands sur le territoire français. 740.000 hommes parfois affectés à des tâches particulièrement dangereuses, quand d’autres travaillaient dans nos campagnes.
Eté 1945. La guerre est peut-être finie pour certains Allemands, mais pas tout à fait pour les prisonniers de guerre. En effet, à peine l’occupant chassé de France, nos autorités ont fait appel à la main-d’œuvre allemande. Il faut dire que le pays était exsangue, avec des quartiers, voire des villes entières détruites, des infrastructures au plus mal, un réseau ferroviaire en piteux état, le rationnement toujours d’actualité, et ce, alors que prisonniers de guerre français et déportés commençaient à rentrer d’Allemagne.
Pour faire repartir la machine, la France va ainsi profiter des vaincus, ces soldats allemands capturés par les Alliés. À l’origine, dans les négociations entre vainqueurs, la France avait demandé 2 millions d’hommes ! Au final, elle en obtiendra des Américains 740 000. Parmi ces soldats d’outre-Rhin, nombre d’entre eux ne connaissaient pas la France, n’y ayant jamais mis les pieds, affectés à d’autres théâtres de guerre pendant le conflit. 75% de ces PGA seront affectés au déminage, à la reconstruction des villes, à l’agriculture, au bûcheronnage et aux mines de charbon.
Déminage et mines de charbon
Environ 34.000 hommes sont employés au déminage et au désobusage. La plupart n’avaient aucune expérience. C’était un travail extrêmement dur ; au début, on déminait à la baguette. Parfois il fallait presque une journée entière pour déterrer une seule bombe. Le danger et les risques … c’était pour l’ennemi !
Officiellement, la France traitait bien ses prisonniers pour montrer son humanité. En réalité, on en faisait peu de cas quand l’un d’eux était blessé, en le renvoyant dans son pays sans aucune compensation. Selon les estimations de Fabien Théofilakis (Les prisonniers de guerre allemands, éditions Fayard), 4.930 prisonniers ont été victimes d’accidents de déminage, de désobusage et de débombage, dont 1.780 mortels, chiffres sans doute sous-évalués.
50.000 autres prisonniers sont affectés aux mines du Nord, afin de remettre en état l’appareil productif et extraire le charbon. Là aussi, les conditions sont difficiles : la main-d’œuvre est envoyée dans les veines les moins modernes du réseau. Les prisonniers ont par conséquence fait prendre du retard à la modernisation des mines !
Comme pour les démineurs, la vie des mineurs se limite au travail, qu’ils rejoignent depuis leurs camps, sous bonne escorte. Et pour certains, une forme de double peine. Pour motiver les démineurs, certains superviseurs locaux avaient promis aux Allemands la possibilité d’être libérés plus tôt. Sauf que le pouvoir central n’avait pas validé cette libération anticipée. Effondrement ensuite, lorsque les malheureux devaient redescendre dans les mines.
En août 1945, on fait distribuer une brochure relative à l’emploi des prisonniers de guerre allemands comme main-d’œuvre, sorte de vade-mecum à l’usage des maires. Sur la page de couverture, on peut lire ceci : « Faites relever vos ruines par ceux qui en sont responsables, faites embellir vos cités par ceux qui voulaient les détruire, faites travailler les prisonniers ennemis… ». Cette brochure éclaire, de façon très nette, les petits employeurs sur les conditions d’embauchage des P.G. Elle contribue à lever les hésitations de beaucoup d’agriculteurs qui, insuffisamment renseignés, ne manifestaient aucun empressement à utiliser cette main-d’œuvre indispensable au relèvement économique de notre pays.
Les travaux communaux et l’agriculture
La France a obtenu des quantités importantes de prisonniers de guerre destinés principalement à la reconstruction du pays. Ces prisonniers ne peuvent tous être immédiatement utilisés par le Ministère de la Reconstruction faute de matériaux en quantités suffisantes. Ils ne doivent à aucun prix, rester oisifs dans les dépôts militaires. La seule solution est de les mettre au travail par petits kommandos organisés dans toutes les communes de France où ils seront employés aux innombrables travaux de voirie ou de fossés, au bûcheronnage et aux projets d’aménagement laissés en suspens depuis trop longtemps faute de main-d’œuvre. Les conditions d’utilisation des prisonniers sont fixées par une « Convention de louage de travail »
En comparaison, la situation de la majorité des prisonniers employés à l’agriculture est plus enviable. Impossible de mettre un garde derrière chaque prisonnier, le pouvoir civil prend le pas sur le pouvoir militaire. L’employeur emploie, nourrit et surveille. Et dans le monde de la terre, la plupart comprennent que bien traiter le prisonnier est bénéfique pour la productivité. Ainsi, il participe aux temps forts de la vie agricole, comme la fête des moissons, la distillation de l’alcool, etc. Mais ce n’est pas pour autant la dolce vita. Cette proximité n’efface cependant pas la germanophobie, mais complexifie le rapport à l’Allemand qui n’est pas qu’un ennemi.

Illustrations extraites d’une brochure éditée par le ministère du travail (France), destinée aux municipalités et intitulée « Faites travailler les prisonniers ennemis » (1945).
La formation d’un commando entraîne la création d’un local destiné au logement des prisonniers, « local fermant à clef et entouré si possible de barbelés », précise la Convention. Les employeurs viendront ainsi chercher les hommes le matin et les ramèneront le soir. La garde est assurée pendant le séjour des P.G. Dans le local collectif, soit par la Commune (personnel recruté à cet effet), soit par l’organisation d’un tour de garde dans la Commune. Une somme déterminée par jour et par prisonnier est prévue d’ailleurs par la Convention de Louage de Travail, pour la rémunération des gardiens.
Dans le cas d’une embauche sur une exploitation agricole éloignée du cantonnement, il revient à l’employeur d’assurer lui-même et sous sa propre responsabilité la garde et le logement du prisonnier. En cas d’évasion, celle-ci doit immédiatement être signalée à la gendarmerie la plus proche ainsi qu’au commandant du Dépôt de Brantôme.
Le salaire journalier attribué à chaque prisonnier se monte à 10 francs par journée effective de travail. La moitié, soit 5 francs lui est remise directement « sous la forme exclusive de monnaie de camp (jetons ou bons d’achat valables uniquement dans les cantines organisées sur les chantiers) ». L’autre moitié est destinée à la constitution d’un pécule, sous la responsabilité du commandant du dépôt dont dépend le prisonnier.
Pour éviter les abus liés à l’emploi au rabais de prisonniers de guerre, « l’employeur est redevable, pour tout prisonnier mis à sa disposition d’une somme totale équivalente au salaire minimum qui serait attribué à un ouvrier français de même catégorie ».
Les prisonniers de guerre sont soumis aux mêmes horaires de travail que les ouvriers civils de la localité où ils sont utilisés. Ils sont placés sous la responsabilité des maires des communes où ils sont employés qui doivent « veiller personnellement à la discipline des cantonnements et aux relations avec la population ».
Contrairement à ce que la presse laisse entendre, les prisonniers de guerre allemands sont le plus souvent appréciés par leurs employeurs. Parfois même, certains liens se tissent entre les P.G. et la population locale … parfois, ils partagent à la même table le repas du midi !
(Histoire pénitentiaire et Justice militaire - Jacky Tronel - La gestion des prisonniers de guerre allemands en Dordogne (1945-1948))
Tous les PGA n’ont pas l’expérience du métier ce qui ne favorise pas les rapports avec les patrons qui sont parfois conflictuels ; prisonniers et travailleurs salariés peuvent se liguer pour revendiquer ensemble, sous la surveillance néanmoins de soldats français. Cette situation conduit naturellement à aborder la question de la cohabitation des PGA et de la population française.
Si bon nombre de Français estiment qu’il faut traiter durement les PGA, le sujet est bien loin de se résumer à « la haine du boche ». Ils côtoient quotidiennement des travailleurs français de leur âge, mais aussi avec des immigrés polonais et italiens et des réfugiés républicains espagnols ; d’autres sont dans les fermes et partagent le dur quotidien des paysans français. Il en résulte naturellement des formes de fraternisation, des discussions, des réflexions. Néanmoins, l’Allemand ne reste accepté que comme travailleur. Il ne va pas au café, on ne veut pas qu’il sorte avec une Française, etc.
Et on rappelle bien aux Allemands leur position dans l’échiquier des vainqueurs et des vaincus. Parmi les prisonniers, certains étaient d’ailleurs des médecins, dentistes, ingénieurs qui auraient pu aider dans une France en reconstruction. On se garde bien de leur proposer de tels postes. Comment auraient-ils pu commander des Français !
1947 sonne la fin du statut des prisonniers de guerre. Mais la France, qui a cruellement besoin de main-d’œuvre, propose aux Allemands de rester ou de venir d’outre-Rhin. Il est créé un statut de travailleurs libres qui permettait aux prisonniers de guerre qui le souhaitaient de rester travailler en France sous un statut de travailleur étranger. Ils seront 137.000 à opter pour ce statut dans un premier temps, pour environ 40.000 Allemands restés en France dans les années 1950. 30.000 d’entre eux ne seraient jamais repartis.

On en arrive à des réflexions sur une « culture identitaire européenne » et à s’interroger sur les racines de la réconciliation franco-allemande et de la construction européenne.
D’aucuns (Fabien Théofilakis) expliquent la faible germanophobie française par le phénomène de « la reconnaissance de l’autre provoquée par les épreuves de la double captivité des Allemands en France, après-guerre, et des Français en Allemagne, durant les hostilités ». D’autres (Géraldine Schwarz) penchent plutôt pour une amnésie volontairement « décrétée », qui a duré longtemps à l’Ouest, et est toujours d’actualité dans les pays de l’est européen. Quant à Tony Judt, il estime que l’axe franco-allemand trouve ses racines dans la nécessité absolue de rétablir les flux économiques, pour la survie des deux pays, dans le contexte d’une Europe qui avait définitivement perdu sa position dominante dans le monde.
Sources : https://journals.openedition.org/archeopages/549?lang=en - Vincent Carpentier and Cyril Marcigny – 2014 / https://www.liberation.fr/culture/2012/05/17/1944-1948-l-autre-cohabitation-franco-allemande_819477/ / Ouest-France - Raphaël FRESNAIS – 01 jun 2024 / Le Cahier de Mulsanne. Prisonniers de guerre allemands en France 1945-1947 - Jean-Jacques Fontaine - Ysec, 2020 © Joël Drogland pour les Clionautes,/ OuestFrance - Nicolas Montard - Vendredi 05 fév 2021/ https://blog.nationalmuseum.ch/fr/ - Christophe Vuilleumier – 15 avr 2020 / Libération - Edouard Launet - 17 mai 2012
La libération de Paris, août 1944 : les occupants deviennent prisonniers

Des combattants des FFI (Forces françaises de l’intérieur) escortent des soldats allemands sur les Grands Boulevards à Paris après la prise de la Kommandantur, place de l’Opéra, en août 1944, lors de la bataille pour la Libération de Paris. AFP
Bien peu de Parisiens savent aujourd’hui que les combats de la libération de Paris (19-25 août 1944) ont fait des prisonniers (Note 1) ; encore moins que ces vaincus ont joué un rôle central dans le mythe fondateur d’une France résistante se libérant par elle-même.
Les Allemands à Paris en août 1944
Dès 1940, alors que l’État français du maréchal Pétain s’installe à Vichy, Paris devient la capitale de l’occupation allemande et concentre les administrations du vainqueur, à commencer par le gouvernement militaire en France (Militarbefehlshaber in Frankreich).
En août 1944, alors que le débarquement rend leur repli inéluctable, Paris n’est plus la ville où les permissionnaires du Reich viennent prendre du bon temps, mais un théâtre potentiel d’opérations qu’Adolf Hitler ordonne au dernier gouverneur militaire du Gross Paris de défendre coûte que coûte, quitte à la réduire « à un champ de ruines » (ordre du 23 août 1944). (Note 2)
Néanmoins, le général von Choltitz ne dispose pas des moyens nécessaires pour offrir une véritable résistance. La garnison allemande compte quelque 20.000 hommes. Leur très inégale expérience combattante, ainsi que leur équipement insuffisant rendent toute résistance illusoire.
Choisissant de concentrer leurs forces dans une douzaine de points d’appui fortifiés, principalement au centre et à l’ouest, les Allemands affrontent les insurgés à partir du 19 août. Quand von Choltitz, prisonnier, signe, six jours plus tard, sa reddition, (Note 3) les Allemands ont perdu 3.200 hommes et ont vu 12.800 de leurs soldats faits prisonniers. Comment les captures se sont-elles déroulées ?
Les occupants entrent en captivité
Il existe assez peu de documentation – française ou allemande – sur ce basculement. On peut toutefois retracer la capture et le traitement des femmes et hauts gradés allemands faits prisonniers à l’hôtel Meurice, des grands blessés laissés par la Wehrmacht à l’hôpital de la Pitié, ainsi que le sort d’autres simples soldats capturés lors de la bataille de Paris.
L’importance stratégique et symbolique de la capitale, comme l’identité et le nombre des occupants allemands s’y trouvant en août 1944, attirent l’attention et entraînent la multiplication des médiations en leur faveur. Ainsi, le consul général de Suède – nation protectrice des intérêts allemands –, le gouvernement helvétique – puissance protectrice des prisonniers allemands –, ou encore le Comité international de la Croix-Rouge et l’abbé Stock, désormais captif à la Pitié après avoir été aumônier allemand dans les prisons parisiennes (Note 4), en tant qu’intermédiaires, obtiennent l’assurance du nouveau gouvernement français que les vaincus seront traités selon la Convention de Genève. (Note 5)
La présence physique d’une tierce partie, en particulier auprès des prisonniers, en premier lieu des malades, crée une médiation qui limite la confrontation à la seule capture. La superposition d’intérêts politiques nationaux qui engagent l’honneur de la France, bien compris par les chefs FFI (Forces françaises de l’Intérieur) locaux, a sans doute également contribué à étouffer l’éclosion des ressentis des Parisiens et à encadrer l’action des bystanders (parfois traduit par « témoin » ou « spectateur », le terme renvoie aux réactions des individus qui assistent à un événement) lors des redditions.
Enfin, la rapide et massive reddition des troupes allemandes, les caractéristiques des combats dans la capitale, l’intervention des troupes régulières expliquent que les vaincus ont été relativement bien traités.

Des combattants des FFI protègent des soldats et des officiers allemands faits prisonniers le 24 août 1944, à la gare de Ménilmontant à Paris. AFP
Les 78 femmes – forces auxiliaires de l’état-major désormais prisonnières de guerre allemandes – ont ainsi bénéficié d’un traitement spécifique. Prises en charge dès le 25 août par la Croix-Rouge française, elles sont « internées en lieu sûr » à l’hôtel Bristol sous la protection à partir du 26 de la police et des gardes républicains requis « tant pour un service d’ordre (en raison de certains remous de la foule) que pour leur garde » (Archives du Comité international de la Croix-Rouge (ACICR), Genève, G8/51 VIII, 318-31, note du 23/03/1945 du Dr. de Morsier, « l’historique relatif à l’internement des femmes allemandes »). Par la suite installées rue du faubourg Saint-Honoré, elles sont prises en charge par le secours social qui les approvisionne quotidiennement. De son côté, le CICR a monté un poste social et sanitaire permanent, le tout manifestement coordonné par son délégué, le docteur de Morsier.
Quant aux 1.228 soldats, ils sont rassemblés à la caserne Dupleix, dans le XVe arrondissement, jusqu’à leur remise, le 17 octobre, aux autorités américaines, qui les transportent sans encombre jusqu’au camp de Chartres. Les 145 restants sont envoyés, à la fermeture de ce camp, sur celui de Fort-de-Cormeilles, à une douzaine de km de Paris (Service historique de la Défense, Vincennes, GR29 R 1 (2), document n° 2903 EMRP/2 du 18/10/1944 de Kœnig, gouverneur militaire de Paris et commandant régional de Paris, « Les mouvements de prisonniers allemands remis aux autorités américaines à Chartres ».).
Le prisonnier de guerre allemand, figure centrale de l’épopée de la Libération
Entre le 19 et le 26 août, la libération de Paris devient le symbole de la victoire et d’une République restaurée. La capitale incarne un nouvel esprit français, célébré par de multiples festivités, la remontée des Champs-Élysées par le général de Gaulle, et le courage des résistants.
« Les FFI ont fait 9.000 prisonniers en une semaine », titre le 30 août 1944 Sud-Ouest. Les forces françaises, notamment de l’Intérieur (FFI) dont les effectifs sont estimés entre 300.000 et 400.000 personnes, deviennent les héros emblématiques de cette libération, associant résistance locale et épopée nationale.

Soldat allemand fait prisonnier, escorté par des FFI, 25 août 1944, Paris. AFP
Dans cette symbolique hautement politique, les prisonniers de guerre allemands occupent une place charnière, largement mise en scène par la presse de nouveau libre : le soldat vaincu de Hitler apparaît comme le marqueur d’une dynamique qui s’est inversée en faveur des Alliés et balise l’imaginaire de la reconquête. Et pour cause : à l’inverse des Américains, la deuxième campagne de France ne marque pas seulement la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais solde une étrange défaite et cinq ans d’occupation.
C’est bien parce que l’Allemand vainqueur a été au cœur du déshonneur de la France que le soldat vaincu doit être au centre du processus de restauration de l’estime de soi. Le processus se déploie par la mise en scène du saisissant renversement des rôles entre Allemands et Français : l’héroïsation du peuple de Paris passe par la dévalorisation de l’occupant.
À la fin de l’histoire, le soldat de la Wehrmacht devient un prisonnier
La presse, photographies à l’appui, s’attache à déconstruire l’image du combattant allemand véhiculée par la propagande nazie : au soldat sûr de la victoire, prêt à la Heldentot (la mort héroïque au combat), d’une fidélité indéfectible, et respectueux des lois de la guerre, elle oppose à l’envi cette retraite chaotique qui se transforme en débâcle et ces Allemands désormais dépeints comme des prisonniers soumis.
Et les journaux parisiens de conter des saynètes de capture qui ridiculisent l’adversaire, ou de stigmatiser le fanatisme de combattants, reflet d’une idéologie contemptrice du genre humain. Ils multiplient des portraits à rebours des affiches de propagande nazie. La vingtaine de soldats rencontrés par le journaliste de La Marseillaise à la préfecture de Paris après leur capture par les Francs-Tireurs Partisans, disent avoir été abandonnés par leurs officiers (La Marseillaise, 28 août 1944, « Des Prisonniers allemands m’ont dit… »). Ils ont – expliquent-ils – continué à se battre par peur d’être « massacrés » par les « sauvages », comme la propagande nazie leur a dépeint les FFI. Ils reconnaissent cependant être traités selon la Convention de Genève. Le journaliste se fait pédagogue à destination de ces vaincus soulagés d’avoir été arrêtés comme de ses lecteurs. « Qu’il est loin le guerrier allemand si flambant et si plein de morgue du printemps 1940 ! », conclut-il pour les deux populations.
Ces représentations de l’ennemi ne se contentent toutefois pas de décrire la défaite d’Allemands, mais illustrent la fin d’un régime triomphalement entré à Paris en 1940. Une photographie prise pendant l’insurrection illustre ce renversement.

« Paris, un groupe d’Allemands se rend », août ou septembre 1944. La contemporaine, fonds Lapi
Intitulée « Un groupe d’Allemands se rend », elle montre 7 membres de la Wehrmacht se rendant, mains en l’air, face à des lignes ennemies, symbolisant la soumission des Allemands. Le cadrage large intègre le contexte urbain parisien, soulignant que Paris, bien que martyrisée, est devenue cette ville libérée par ses propres habitants. Articles comme photographies transforment les prisonniers en un sujet collectif, représentant l’Allemagne au-delà de toute individualité. Sont alors célébrées des valeurs françaises : face à une Allemagne coupable et vaincue, une France meurtrie mais victorieuse.
Le FFI, figure héroïque de la Résistance
Ces récits, quasi toujours en première page, servent de cadre à une épopée de la reconquête dont les premiers rôles sont tenus par la Résistance intérieure.
Articles et photographies cherchent à mettre en scène les Français comme doubles inversés des Allemands, tant dans leur conduite militaire que dans leur comportement sous l’occupation. Les FFI sont alors glorifiés pour leurs exploits, mais aussi pour les valeurs qu’ils incarnent. Le contraste entre le soldat allemand, symbole d’une puissance déchue, et les combattants français, civils devenus résistants est systématiquement souligné.
En transformant les prisonniers en trophées, les captures contribuent à re-masculiniser ces hommes – seuls acteurs armés de ce drame – dans leur fonction de défenseurs de la patrie. La gestion des captifs leur offre l’occasion d’occuper l’espace public et de passer à l’action : souvent repérables à leur brassard – comme sur la photographie prise devant l’Opéra –, les FFI sont à la tête des colonnes de prisonniers ou encadrent des déserteurs.

Des FFI goguenards portent un portrait d’Hitler saisi dans les locaux de la Kommandantur tandis qu’ils emmènent des soldats allemands faits prisonniers, 25 août 1944. AFP
Par leur appartenance, à la fois civile et militaire, leur positionnement entre espace public et privé, leur temporalité qui allie temps ordinaire du travailleur et temps extraordinaire du guerrier, ils incarnent la transition qu’est la libération de Paris. Ces récits qui valorisent l’idée d’une résistance locale et d’une libération nationale renforcent aussi l’idée d’une France unie dans la libération.
« Libéré par son peuple […], avec l’appui et le concours de la France tout entière »
Les journaux n’hésitent pas à élargir le cercle des combattants pour transformer l’insurrection en levée en masse. Ils ancrent alors la participation des Français dans la libération de leur territoire, grossissant la souveraineté retrouvée du pays et son rôle crucial dans la guerre en cours.
À côté d’une minorité agissante, août 1944 devient cette expérience collective où toute la nation doit se retrouver tandis que le silence recouvre les Années noires comme si rien ne devait venir contrarier la fonction de consensus dévolue au prisonnier allemand. Captures et redditions incarnent non seulement la défaite du nazisme, mais aussi la revanche sur l’occupation, justifiant le choix de la résistance.

Des officiers allemands de haut rang, capturés par les troupes françaises libres qui ont libéré la capitale de leur pays, sont logés à l’hôtel Majestic, quartier général de la Wehrmacht à l’époque de l’occupation nazie, 26/08/1944. Credit National Archives and Records Administration (NARA), photo n° 111-SC-193010
Symbole de l’occupation allemande, la ville devient également celui de la libération de la France. Mais pas seulement : la métonymie vaut également célébration du génie français, proposé dorénavant aux captifs allemands comme voie du redressement.
Sud-Ouest commente ainsi la scène d’une colonne de prisonniers devant l’Opéra, publiée le 30 septembre : « Et voici fixé par la photographie un instant pathétique entre tous, celui où le captif devient geôlier, celui où le Prisonnier terrasse son vainqueur, celui où les rôles s’intervertissent, c’est le Français qui conduit dans les rues de Paris. […] Méditez tout de même sur ce que vous avez fait souffrir à ce peuple, désarmé, ruiné, pillé par vous et qui a trouvé dans sa foi patriotique la force nécessaire pour vous chasser ».
Avec cette captivité de masse, chaque Parisien, voire Parisienne, peut ainsi prouver son patriotisme à sa mesure, faisant des Français, tels des soldats de l’an 44, les principaux acteurs de leur délivrance.
Paris 1944, une campagne de France à l’envers ?
Pour les Parisiens marqués par les défilés militaires de l’occupant, cette mise en scène manichéenne entre Français et Allemands prend une dimension de revanche : la campagne de la Libération apparaît comme une anti-campagne de France de 1940. En jouant sur les expériences collectives de la défaite, de l’occupation et de la collaboration, les représentations diffusées par la presse n’ont pas tant pour but d’effacer 1940 que de proposer un autre modèle de communion nationale, une autre image de la virilité, de l’honneur, du combattant que celle incarnée par l’occupant nazi ; bref, de proposer un nouveau modèle de refondation et de solder le déshonneur de l’occupation.
Quand Paris est passé à deux doigts de l'anéantissement
Paris est-il réellement passé tout près de l'anéantissement ? En août 1944, Hitler ordonne à ses troupes la destruction de la capitale française. Mais au dernier moment, le général von Choltitz, chargé du contrôle de Paris, prend le risque de désobéir aux ordres du Führer.
Un épisode de la Seconde Guerre mondiale raconté et dramatisé au cinéma, notamment dans Paris brûle-t-il ? de René Clément (1966) ou Diplomatie de Volker Schlöndorff (2014) où l'on voit les nazis préparer un plan de destruction de la capitale : “L’explosion des ponts va provoquer une crue spectaculaire de la Seine. 5 minutes après les ponts, la cathédrale Notre-Dame, l’Opéra… Rien ne résistera.”
Ça, c’est la version romancée… En réalité, Paris a réellement failli subir des destructions très importantes mais a été sauvé grâce à un concours de circonstances. Selon l'historien Christian Chevandier, "l’ordre de détruire Paris était clair. Von Choltitz a écrit très vite ses Mémoires, publiés dans les années 1950 et dans lesquels il se donne le beau rôle. Celui du sauveur de Paris. Ce qu’il n’a pas été."
En août 1944, après quatre années d’occupation, la capitale est en ébullition. Quelques semaines auparavant, les Alliés ont débarqué en Normandie (06 juin), puis en Provence (15 août). Les Américains sont encore loin, mais les chars du général Leclerc approchent de Paris. Le 19 août, les communistes et les gaullistes lancent un appel au soulèvement contre les Allemands. Ils occupent la préfecture de Paris et des combats de rue éclatent.
Von Choltitz, un général impitoyable avec les civils
Côté nazi, Paris est tenue par 20.000 soldats de la Wehrmacht. Elle est administrée par le général von Choltitz, tout juste nommé. Cet officier fidèle à Hitler est surtout un militaire impitoyable. Il a participé à la prise de Rotterdam en 1940 puis à celle de Sébastopol en Crimée, deux opérations militaires qui ont occasionné des destructions massives dans ces deux villes. Von Choltitz a aussi participé au massacre des Juifs d’Europe de l’Est. Alors que les combats font rage dans les quartiers de Paris, Hitler met la pression sur son général pour y restaurer l’ordre. Le 23 août, von Choltitz reçoit un télégramme du Führer très explicite : “Paris ne peut pas tomber aux mains de l’ennemi, ou seulement comme un champ de ruines.”
Un vrai risque de destructions massives dans Paris
L’occupant nazi a établi des plans pour cibler des monuments et des infrastructures. Sont notamment visés les principaux ponts, pour couvrir la retraite de ses troupes et bloquer les Alliés. Des lieux de pouvoir sont aussi concernés : des explosifs sont entreposés au Sénat et au Palais Bourbon, reconvertis en caserne de la Wehrmacht. Le fort de Charenton est miné. Les Allemands auraient aussi envisagé de piéger les Invalides. Mais contrairement à ce qu’on raconte souvent, ni l’Hôtel de Ville ni la tour Eiffel n’ont été directement menacés. Finalement, un seul monument est touché durant les combats de la Libération de Paris : le Grand Palais, touché par une explosion qui provoque l'incendie du bâtiment le 23 août 1944.
L'occupant pris de court
Von Choltitz n’a fait preuve ni de mansuétude ni de pitié envers les Français. Il sait l’avancée des Alliés inéluctable et veut d’abord sauver sa propre vie. Mais si Paris n’a pas été détruit, c’est surtout parce que les Allemands sont pris de court par l’accélération des combats dans les rues de la capitale et n’ont plus ni le temps ni les moyens logistiques de placer des explosifs aux endroits stratégiques prévus par le plan. Le 25 août, le quartier général allemand tombe : von Choltitz est fait prisonnier et sa garnison se rend.
Mais Paris n’est pas encore tiré d’affaires. Le lendemain, 120 avions de la Luftwaffe décollent et lancent des bombes incendiaires sur la ville, causant d’importantes destructions. Le quartier du Marais est durement touché, le parc des Buttes Chaumont et l’hôpital Bichat également. Hitler ne s’arrête pas là. Début septembre 1944, il frappe la capitale avec une nouvelle arme : la fusée V2, tirée depuis la Belgique qui atteint Paris en quelques minutes. A partir du 06 octobre, plus aucun V2 ne s’abattra sur le sol français.
Il s’agit du premier missile balistique de l’histoire. Là aussi les destructions sont importantes en banlieue parisienne, des dizaines de maisons sont désintégrées à Maisons Alfort dans le Val-de-Marne, par exemple. Hitler ne cesse ses attaques contre Paris que le 6 octobre 1944, à cause de l’avancée des Alliés et décide de concentrer ses attaques de missiles V2 sur Londres. Paris est enfin hors de danger.
D’autres capitales européennes occupées par les troupes d'Hitler n’auront pas cette chance, comme Varsovie, détruite à 90%. Comme le résume Christian Chevandier, "Paris aurait pu être détruit. Les Allemands avaient matériellement les moyens s’ils s’y étaient pris un mois plus tôt. Mais ils n’en avaient pas du tout l’intention à ce moment-là. Ensuite, ce qui s'est passé à Varsovie, c’est que les Polonais se sont insurgés. Ceux-ci pensaient que l’Armée Rouge allait leur porter secours, comme l'avaient fait les Alliés à Paris. Sauf que l’Armée rouge s’est arrêtée et a laissé les troupes nazies écraser Varsovie."
Note 1 - Entre 1944 et 1948, presque 1.000.000 de prisonniers de guerre allemands sont détenus en France, d’abord dans des enceintes sauvages et des sites provisoires, puis dans des camps réguliers, enfin chez des particuliers. L’effectif maximum de prisonniers allemands détenus sur le territoire français fut atteint en octobre 1945 avec 750 000 Allemands alors présents.
Figures honnies de l’Occupation, ces soldats de Hitler deviennent, vaincus, un enjeu majeur de la sortie de guerre de l’Europe en pleine reconstruction. Les Allemands réclament leur libération, les Américains comptent sur eux lorsque la Grande Alliance cède la place à la guerre froide et le gouvernement français entend se servir de cette main-d’œuvre peu chère et docile pour effacer les traces de la défaite.
Note 2 - (RadioFrance - Yann Lagarde - 26 août 2024)
Note 3 - (Christine Levisse-Touzé, Cécile Vast, " La reddition de von Choltitz")
Dans la matinée du 25, le colonel Billotte adresse un ultimatum au commandant du Gross Paris par l'intermédiaire du Consul de Suède, Raoul Nordling. Faute de réponse à midi, il décide de faire procéder à l'assaut du QG, l'Hôtel Meurice. Au passage, les soldats de la 2e DB obtiennent la reddition de la Kommandantur à l'Opéra. Von Choltitz se rend. Les lieutenants Karcher et Franjoux et le commandant de La Horie le conduisent à la préfecture de police où les attendent les généraux Leclerc et Chaban, délégué militaire national et adjoint d'Alexandre Parodi.
Introduit dans la salle des billards, von Choltitz, après s'être assuré qu'il est en présence de troupes régulières, signe la convention de reddition qui a été rédigée par de Guillebon en présence de Leclerc, Chaban, Kriegel-Valrimont (COMAC), Rol-Tanguy, commandant les FFI d'Ile-de-France et Charles Luizet, préfet de police, nommé par le chef du gouvernement provisoire d'Alger. La capitulation signée doit être rendue effective. Von Choltitz est emmené à la gare Montparnasse, PC du général Leclerc et signe une vingtaine de cessez-le-feu destinés aux points d'appui allemands. La question posée à la préfecture de police par Chaban au sujet de la signature de Rol-Tanguy pour rappeler la participation des FFI à l'insurrection et aux combats de la libération trouve sa conclusion. Leclerc accepte car il reconnaît leur rôle et Rol-Tanguy signe un des exemplaires de la convention de reddition. Des missions mixtes partent alors de Montparnasse : un officier allemand et un officier français porteurs de l'ordre aux différents secteurs. En fin d'après-midi, toute résistance allemande a cessé.
Note 4 - L’abbé allemand Franz Stock, aumônier des prisons parisiennes et du Mont Valérien, lieu d’exécutions pendant l’occupation, est entré dans l’histoire. En France, on l’appellera « L’Aumônier de l’Enfer » et « L’Archange en Enfer ».
Le 13 août 1940, il est nommé, à la Mission catholique allemande de Paris, un contexte qu’il connaît bien, car de 1934 à septembre 1939, il avait été recteur à cette Mission catholique allemande de Paris. Il commence à visiter les prisons parisiennes : Fresnes, La Santé et Cherche-Midi. Le 10 juin 1941, il est nommé aumônier à titre de fonction secondaire par les autorités militaires allemandes. Il est chargé de prendre soin des détenus dans les prisons et de préparer et d´accompagner les condamnés à mort jusqu´au lieu de leur supplice. De 1941 à 1944, il y a environ 11.000 captifs dans les prisons de Paris. Les exécutions ont lieu au Mont Valérien. Lui-même dit que le nombre des exécutions auxquelles il a assisté devait être un nombre de 4 chiffres, et non le plus petit, possiblement 3.000 (La plaque commémorative au Mont Valérien en mentionne plus de 4.500).
Le 25 août 1944, entrée de de Gaulle à Paris. L´abbé Stock se trouve à l´hôpital de la Pitié avec plus de 600 soldats allemands blessés et intransportables. Quand les Américains prennent en charge l´hôpital, l´abbé Stock devient prisonnier de guerre, enregistré sous le matricule: US/PWIB/31 G/820274. L´Aumônerie Générale à Paris envisage alors la fondation d´un séminaire pour des théologiens allemands prisonniers. On veut les amener au sacerdoce et leur offrir l´occasion de devenir bientôt un élément de renouveau pour le catholicisme dans leur pays. Peu après, on demande à l´abbé Stock d´entreprendre et de diriger la formation spirituelle des séminaristes allemands prisonniers. On a prévu pour le séminaire le camp Dépôt 51 à Orléans.
Le 17 août 1945, le « Séminaire des Barbelés » est transféré d´Orléans vers le camp 501 au Coudray près de Chartres. Le dimanche après Noël 1946, le nonce apostolique Roncalli, le futur Pape Jean XXIII dont c’est la troisième visite, vient transmettre les voeux du Saint-Père et, à cette occasion, souligne que le Séminaire de Chartres fait honneur aussi bien à la France qu´à l´Allemagne, et qu´il est bien apte à devenir un symbole de l´entente et de la réconciliation.
Le 5 juin 1947, le Séminaire des Barbelés est dissout. Il a eu 949 enseignants, prêtres, frères et séminaristes. A sa fermeture, il y en a encore 369.
Le 24 février 1948, Franz Stock meurt subitement à l´hôpital Cochin à Paris. Il n´avait pas encore 44 ans. Le 13 juin 1963, le corps de Franz Stock sera exhumé au cimetière de Thiais, pour être finalement inhumé en l´église Saint-Jean-Baptiste de Rechèvres à Chartres.
Le 15 septembre 1990, le nom de "Place de l´Abbé Franz Stock" est donné à l´esplanade devant le Mémorial de la Résistance du Mont Valérien à Suresnes. Le 13 juin 1993, sera adressée à l´Eglise la demande formulée en langue française et allemande que Franz Stock soit béatifié.
Note 5 - Les conventions de Genève sont des traités internationaux fondamentaux dans le domaine du droit international humanitaire. Elles dictent les règles de conduite à adopter en période de conflits armés, et notamment la protection des civils, des membres de l'aide humanitaire, des blessés, ou encore des prisonniers de guerre.
La Convention de Genève pour l'amélioration du sort des blessés et malades dans les armées en campagne de 1929 est la troisième version de la Convention de Genève. Elle fait suite à celles de 1864 et 1906. Son élaboration fut basée sur les expériences de la Première Guerre mondiale. Les modifications apportées furent moins importantes que celles adoptées en 1906. De nouvelles dispositions concernant la protection des avions médicaux et l'utilisation de l'emblème distinctif en temps de paix furent insérées. De plus, les emblèmes du croissant rouge (l’Empire ottoman) et du lion-et-soleil rouge (les perses iraniens) furent admis pour les pays qui les employaient déjà au lieu de la croix rouge. La Convention de Genève de 1949, qui autorise l'existence des symboles (la croix rouge et le croissant rouge), a dû être modifiée à cet effet. Un nouveau symbole, le cristal rouge, a été créé pour seulement offrir une alternative, plus neutre, reconnue internationalement. Les dispositions concernant le rapatriement des grands blessés ou des grands malades furent transférées dans la Convention relative aux prisonniers de guerre.
La Convention de Genève de 1929 fut remplacée par la première Convention de Genève du 12 Aout 1949.
D'après : The Conversation - Fabien Théofilakis - 30 août 2024
1944-1945, Struthof, un camp pour épurer l’Alsace
C'est un tabou sur l'épuration, un pan peu abordé de l'histoire déjà singulière de l'Alsace après la Seconde guerre mondiale.
Entre novembre 1944 et janvier 1946, le camp du Struthof a accueilli près de 8000 personnes internées dans le cadre de l'épuration. • © Mme Boutbien/ La Nuée Bleue
Le 18 octobre 1940, l'annexion de l’Alsace au territoire allemand s’est faite de facto et non de jure, donc au mépris du droit international, par un décret de Hitler dont la publication fut interdite, pour former le Reichsgau Oberrhein -Rhin supérieur-. (La Moselle a été officiellement annexée le 30 novembre 1940 par les nazis, bien qu’elle ait eu lieu de facto le 25 juillet 1940, avec le rétablissement des frontières de 1871). Alors que les combats de la Seconde guerre mondiale prendront fin officiellement le 19 mars 1945 en Alsace, la région meurtrie et annexée de fait par le régime hitlérien, entame une lente reconstruction matérielle. Moins connu, pour ne pas dire tabou, le chantier de l’épuration s’étalera, quant à lui, jusqu’au début de l’année 1946.
C'est une histoire un peu gênante, peu évoquée. Après la guerre, on met en effet en lumière les aspects glorieux. Mais ni les internés, qui se sentent honteux, ni la population générale, qui se sent trahie, ni même l'administration qui doit gérer la suite, ne peuvent être satisfaits.
Plusieurs milliers de personnes ont ainsi été internées par la République française de retour aux affaires, dans le camp de concentration nazi de Natzweiler, rebaptisé le Struthof (Note), en attendant que leur cas soit jugé.
On va y trouver des Allemands qui se trouvent encore en Alsace après novembre 1944. Ce sont soit des fonctionnaires arrivés dès le début de la guerre, pour administrer la région qui fut annexée par le régime hitlérien, soit des réfugiés civils qui ont fui les bombardements outre-Rhin à la fin du conflit. Des Alsaciens citoyens français vont également être internés, tous ceux que l'on soupçonne d'avoir participé, de leur bon gré, à la politique nazie. Ce sont tous des civils, il n'y a aucun militaire dans le camp. Il y a donc des hommes, des femmes, des enfants, des nourrissons et des vieillards.
La vie est très dure au Struthof. Ce sont des baraques en bois, très sommaires. Après la fin de la guerre en Alsace, en mars 1945, il est difficile pour le gouvernement provisoire de mettre des choses en place, malgré une réelle volonté de bien faire. On essaye de nourrir au mieux les prisonniers, de les soigner s'ils sont malades. Pour autant, on a répertorié 87 décès, la plupart étant des personnes très âgées, mais aussi de jeunes enfants. Ce sont les profils les plus fragiles. Le pic de la population est atteint dans le camp à l'été 1945, où 4.000 personnes sont internées en même temps ; 8.000 personnes au total y passeront. Par ailleurs, ce sont des gardes civils, sous l'autorité du préfet, qui surveillent les prisonniers, pas des militaires. Cela peut expliquer certaines exactions et certains mauvais traitements, car ces gens sont recrutés dans les vallées environnantes et ne sont pas formés à cela. Mais ces phénomènes sont minoritaires et sanctionnés quand ils sont identifiés.
Ces internés français, sont-ils donc des collaborateurs ? C'est un terme que l'on utilise lorsque l'on évoque le reste de la France occupée mais un peu impropre, en effet, quand il s'agit de l'Alsace. De même d'ailleurs qu'il est compliqué de parler de résistance, qui a pris dans la région d'autres formes. Il s'agit, en fait, de repérer les personnes dont on avait la preuve formelle qu'ils avaient une sympathie immédiate et affichée pour le nazisme ; ceux qui ont adhéré très tôt à des structures, ceux qui ont fait partie de plusieurs organisations locales, ou ceux qui ont exercé des fonctions de commandement au sein de ces associations. Dans ces cas précis, il a été considéré que les responsabilités étaient avérées et que ces individus étaient condamnables.
L'internement administratif se termine au Struthof vers janvier 1946. Aucune condamnation à mort n'est prononcée. Globalement, les griefs reprochés n'étaient pas très graves. Le bilan, c'est qu'au vu de la situation, on ne pouvait pas faire beaucoup mieux. Cela a plutôt été efficace pour essayer de rendre une justice équitable. 22% des internés sont condamnés à des peines de prison, dont un tiers à moins d'un an de prison, et environ 60% à des peines relevant de l'indignité nationale. Cela peut se traduire par l'interdiction de voter, des amendes, l'exclusion de l'emploi, la confiscation des biens. Parfois, c'est un cumul de plusieurs mesures. Il y aura par la suite des lois d'amnistie, en 1947 et 1951 notamment, qui permettront aux gens de rentrer chez eux. Les autres détenus sont relâchés sans suite. Quant aux civils allemands, ils ne sont pas condamnés mais gardés dans les camps avant d'être renvoyés chez eux.
Il y a parfois eu des conséquences assez graves. Certains Alsaciens internés, ultra-minoritaires, ont interprété leur passage dans ce camp du Struthof comme une maltraitance de l'État français. Ils ont pu chercher à se venger en détruisant notamment la baraque reconvertie en musée du Struthof en 1976. Cela a aussi pu nourrir des revendications séparatistes. L'épuration, même si elle comporte en Alsace des particularités liées à l'annexion, a pourtant eu lieu sur l'ensemble du territoire français.
Note - Le Konzentrationslager (KL) Natzweiler, plus connu en France sous le nom de camp du Struthof, est un camp de concentration nazi implanté en 1941 sur le territoire de l'Alsace annexée par l'Allemagne nazie
En septembre 1940, les nazis découvrent, sur le mont Louise, à proximité du village de Natzwiller, au sud-ouest de Starsbourg (Bas-Rhin), germanisé en Natzweiler, un filon de granit rose. En mars 1941, Himmler ordonne d'implanter sur le site un camp de concentration pour exploiter la roche au profit du Reich.
Entre 1941 et 1945, environ 50 000 prisonniers sont enregistrés au camp principal Natzweiler, et/ou dans son réseau de camps annexes. 32 nationalités y sont représentées. Pour le camp principal, les détenus sont majoritairement des opposants politiques ou des résistants. Pour les camps annexes, ce sont essentiellement des travailleurs forcés raflés dans les pays de l'Est de l'Europe, dont 17 % sont juifs.
Le KL Natzweiler est le seul camp de concentration établi par les nazis sur le territoire français. Des expériences médicales y sont réalisées sur des détenus du camp principal. En 1942, il devient un lieu d'exécution pour les condamnations à mort prononcées par les tribunaux nazis d'Alsace-Moselle et du Bade-Wurtemberg. À la fin de l'année, il commence à développer un réseau de 52 camps annexes : 10 en Alsace et Moselle annexées, 1 en Meurthe-et-Moselle occupée et 41 en Allemagne). En 1943, Natzweiler est désigné comme camp de regroupement de tous les détenus masculins, victimes du décret Nacht und Nebl,l Nuit et brouillard, détenus dits « NN » (directives en application d'un décret du 7 décembre 1941 ordonnant la déportation de tous les ennemis ou opposants du Troisième Reich, personnes devant disparaître dans le secret total et l'anonymat.)
Fait unique dans l'histoire concentrationnaire, Natzweiler est le seul KL qui continue à fonctionner, via ses camps annexes, après l'évacuation du camp principal. On estime à 17.000 le nombre de morts dans le camp et dans son réseau de camps annexes. C'est le premier camp de concentration découvert par les Américains le 25 novembre 1944.
https://france3-regions.francetvinfo.fr/ -31 mar 2025 / D’après : Frédérique Neau-Dufour - "1944-1945, Struthof, un camp pour épurer l'Alsace", aux éditions de la Nuée Bleue.
Ces femmes “ordinaires” collaboratrices : morale et châtiments
À la Libération, une épuration sauvage vise les français accusés de collaboration. Les femmes subissent un châtiment particulier : être rasées en place publique.
« Vous serez tondues, femelles dites françaises, qui donnez votre corps à l’Allemand. » Leur engagement [avec l’occupant] a été corporel, physique, amoureux, sexuel et c’est aux armes de la séduction qu’il faut s’en prendre. Tondues sur la place publique, devant une foule joyeuse qui leur crache au visage. Sur le front de ces femmes déshumanisées, on a tatoué parfois une croix gammée, quand celle-ci n’a pas été imprimée au fer rouge. Elles font partie des traîtres dont, en 1944, après quatre ans d’occupation allemande, la résistance française demande la punition.
Le processus durera neuf ans. L’épuration, d’abord sauvage, se déroulera aussi dans un cadre judiciaire, devant les tribunaux. Elle marquera dans son ensemble la société française en profondeur, tiraillée alors entre soifs de vengeance et de justice.

Une femme est tondue en public. Devant elle, un panneau indiquant « Honte à ces femmes amoureuses du MARK » (ancienne monnaie allemande), et les portraits d’Hitler et d’un officier allemand (France, 1944). LAPI/Roger-Viollet
Avec la fin de la guerre vient le temps de l’épuration. Avant que la justice ne reprenne son cours, une période trouble s’installe où se mêlent désir de vengeance et règlements de comptes. Résistants, citoyens lambda, ils s’en prennent aux collaborateurs réels ou supposés. Accusées pour la moitié de « collaboration sentimentale » ou « horizontale » c’est-à-dire soupçonnées d’avoir eu des relations sexuelles avec des Allemands, mais aussi de dénonciation, de travail volontaire ou de trafic avec l’ennemi, plus de 20.000 femmes, "filles de honte", ont été tondues entre 1943 et 1946, leur premier châtiment.
Loin d’être anecdotiques, les « épurations » sauvages et les tontes se pratiquent surtout à l’été 1944 (elles ont démarré un peu avant et se poursuivent jusque début 1946) dans tous les départements, dans les villages ruraux comme dans les grandes villes, et même dans tous les pays européens : de l’Italie au Danemark en passant par la Suède, la Belgique, les Pays-Bas, jusque sur les îles de Jersey et Guernesey, partout, avec la participation active de la population, les coiffeurs aiguisent leurs ciseaux pour raser les têtes de celles qu’on surnomme « les putes à Boches ».
En réalité, seule la moitié de ces femmes, en moyenne âgées de 29 ans et le plus souvent célibataires, auraient entretenu des relations amoureuses avec des Allemands. Les autres sont accusées d’avoir pratiqué le marché noir, de délation, de travail volontaire pour l’occupant ... En somme, les mêmes délits que les hommes collaborateurs, qui eux ne seront pas dépouillés de leur chevelure.

Dans tous les pays européens, des femmes ont été tondues. Ici une femme soupçonnée d’avoir collaboré avec des soldats allemands à Copenhague au Danemark (mai 1945). William Douglas/Polfoto/Roger-Viollet
Comment expliquer un tel engouement pour un châtiment corporel qui, comme tous les autres (le carcan, la roue et le fouet), a été aboli avec la Révolution, et est donc illégal ? Loin d’être honteuse, la violence est alors libératrice en ce qu’elle permet au plus grand nombre d’agir collectivement.
Le “spectacle”, souvent précédé d’une décision prise, par exemple, par un comité local ou départemental de Libération est annoncé. La mise en scène est spectaculaire, à chaque fois la même. Un comité vient chercher celle qui a été désignée comme coupable par le voisinage, sans aucune forme de jugement officiel. Estrades, kiosques à musique, places, balcons, fontaines de village : le “spectacle” est public et même les enfants y assistent dans une ambiance de fête populaire. On se réapproprie un espace collectif qui avait été confisqué par les affiches et les drapeaux, les couvre-feux, et surtout la présence de l’ennemi.
Les tontes font largement consensus. La « condamnée » est seule ou avec d’autres accusées, exhibée dans un lieu central et symbolique, comme le perron de la mairie ou le monument aux morts. Là, elle est tondue par un membre de la Résistance, un représentant des pouvoirs publics ou un coiffeur réquisitionné pour l’occasion. La supposée traîtresse à la patrie est ensuite promenée sous les quolibets de la foule.

Une femme accusée de « collaboration horizontale » est tondue lors de l’épuration (Montélimar, 29 août 1944). Library of Congress, Washington
La tonte a donc cette particularité d’être un châtiment corporel faussement spontané, suivant parfois un simulacre de procès – même si le droit ne prévoit absolument pas une telle peine pour des présumées « coupables » – qui se limite le plus souvent à prendre acte de la notoriété du soupçon de collaboration. Elle permet aussi aux résistants, souvent craints car décriés comme bandits ou terroristes par la propagande de Vichy et des Allemands, d’être à la fois reconnus et acclamés également pour leur pouvoir d’organiser cette punition. « Mais la tonte n’est pas seulement la punition d’une collaboration sexuelle dite “horizontale”, raconte l’historien. Elle est aussi le châtiment genré et sexué de la collaboration. Parce qu’elles sont femmes, les collaboratrices encourent une punition supplémentaire. Attribut de la séduction féminine, la chevelure, symbole de la trahison, doit disparaître. Métaphore du territoire national, le corps de ces femmes, symboliquement souillé par l’ennemi, ne leur appartient plus et devient celui de la Nation. »
Un nombre record de femmes exécutées
En plus d’être tondues, les femmes sont parfois violentées, dénudées, marquées sur le corps par des croix gammées.et des signes infamants, ce qui sexualise encore plus le châtiment. La foule les bouscule, les insulte. Et bien qu’une relation sexuelle soit sans aucun effet sur le cours de la guerre, elle est associée à la trahison chez les femmes, tandis qu’on ne reproche jamais aux hommes d’avoir couché avec une ennemie et que leur sexualité n’intéresse personne d’autre qu’eux-mêmes. « L’examen attentif des motifs de la tonte des femmes montre que si la moitié d’entre elles a eu des rapports sexuels avec l’ennemi, les autres sont punies pour des actes identiques aux hommes : dénonciation, engagement dans une organisation collaborationniste, travail pour les Allemands, etc. Mais l’accusation “sexuelle” prend le pas sur tout le reste ! », souligne Fabrice Virgili.

Trois mille personnes suspectées de collaboration avec les nazis pendant l’occupation ont été rassemblées au Vel d’Hiv en attendant leur procès. Parmi elles, des femmes tondues pour avoir eu des relations avec des soldats allemands (4 septembre 1944). Keystone France/Gamma Rapho
Fabien Lostec, de son côté, relève exactement le même phénomène lorsqu’il étudie la violence – légale cette fois – qui s’est exercée à l’égard des femmes condamnées à mort. L’historien rappelle d’abord que jamais, depuis la Révolution française, on aura condamné et exécuté autant de femmes en si peu de temps. Elles sont 651 à être frappées par la peine capitale en 1944, et 46 d’entre elles seront fusillées. « Ce moment souligne un rétablissement de l’ordre masculin particulièrement répressif à l’égard du sexe féminin ».

Des femmes tondues à la Libération, extrait du documentaire « La France de l’épuration. Entre vengeance et justice »
Le très grand nombre de femmes condamnées à mort s’explique avant tout par la gravité des faits qui leur sont reprochés. La plupart ont collaboré avec la police, française ou allemande, employant parfois les méthodes de torture psychologique ou physique aussi cruelles que celles des soldats. Certaines, les délatrices, ont trahi un membre de leur famille, une personne de leur quartier ou de leur village. D’autres ont adhéré à des partis collaborationnistes et revendiquent leur adhésion à des idées autoritaires ou nazies. Dans tous les cas, leur engagement avec l’ennemi a pu provoquer tortures, déportations, assassinats. Mais au moment des procès, les accusateurs insisteront également sur leurs fautes morales, trouvant toujours moyen de relativiser leur engagement politique lorsqu’elles l’affirment.
Tout donne l’impression qu’il s’agit pour les différents acteurs du processus judiciaire d’expliquer l’inexplicable : comment une femme peut-elle faire preuve d’autant de cruauté qu’un homme ? Et comment pourrait-elle, comme un homme, témoigner d’un véritable activisme politique ? « Les magistrats font parfois appel aux médecins pour savoir si elles ne sont pas folles, raconte Fabien Lostec. Ou ils expliquent leur collaboration avec l’ennemi par des traits de caractères intimes, comme une vie sexuelle hyperactive. Car il ne suffit pas qu’elles aient trahi, il faut aussi qu’elles soient hors norme et/ou que leur morale soit défaillante ! »

Marie-Louise Biard, condamnée à mort par la cour de justice de Quimper le 24 mai 1945, sera finalement graciée et sa peine commuée en vingt ans de travaux forcés. Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 278 W
C’est ainsi que Juliette Jamain, née en 1925, adhérente du parti franciste (un des principaux partis collaborationnistes pendant la guerre), est présentée comme une sorcière. Partie travailler en Allemagne en raison de ses convictions politiques, elle devient la compagne d’un SS gardien de camp à Dachau, détaché dans une usine, portant elle-même uniforme et insignes nazis. L’aidant dans son travail, elle dénonce les infractions des déportés et des travailleurs, provoquant la torture et la mort de plusieurs d’entre eux. Mais alors que le psychiatre, lors du procès, estime, qu’« elle a réalisé l’abomination de ses crimes », le commissaire du gouvernement lui, juge que « son attitude, ses sentiments, ses crimes même sont ceux d’une possédée au sens médiéval du terme. Il semble qu’elle ait été la proie d’une sorte de perversion sexuelle poussée à un paroxysme démentiel (…). Une image qui permet d’occulter les motivations politiques des femmes, renvoyées à la sauvagerie de leur sexe », commente Fabien Lostec. Juliette Jamain sera condamnée à mort et exécutée en 1948, à 23 ans.
Traîtres et mauvaises mères
Autre exemple, Hélène Fresneau, mariée à un capitaine d’infanterie dont elle a neuf enfants. Tandis que son mari adhère à la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF), elle devient la maîtresse du responsable du service de sécurité de Tours, puis agente de renseignement en 1942, et travaille ensuite sous les ordres d’un chef de la Gestapo locale. Elle procède à des arrestations, armée d’un revolver, fuit en Allemagne puis en Autriche en 1944 avant de revenir en France et d’y être arrêtée en 1946.

Fausse carte d’identité d’Hélène Fresneau. Agent de renseignement au profit de l'ennemi, elle sera exécutée en juin 1947. Archives départementales du Maine et Loire, 7 U 120
Ni elle ni son mari n’ont assumé leur rôle de parents, mais on lui en fait à elle seule le reproche lors de leur procès. Le procureur général estime qu’en tant que « mère dénaturée et épouse indigne, elle est le type même de la trahison », relate Fabien Lostec. « Le fait d’être mère de famille nombreuse ne la protège pas de l’exécution, alors que son mari étant décédé peu après son procès, elle était la seule à pouvoir s’occuper de leurs enfants, commente l’historien. Elle sera exécutée en juin 1947 pour avoir été agent de renseignement, et aussi une mauvaise mère. » Devant le peloton d’exécution des douze soldats, elle se présentera avec une photo de ses neuf enfants sur la poitrine…
Mauvaises épouses, mauvaises mères, les inculpées sont aussi dangereuses en raison de leur intelligence, ou plutôt de leur « ruse », un mot ambigu qui permet d’insister sur la menace pour la société que représentent ces femmes ayant agi de façon autonome. D’autant qu’elles ne sont arrêtées et jugées que par des hommes : à l’époque, pas de femmes ni chez les policiers ni dans la magistrature. La question du genre est donc centrale, soit comme facteur aggravant pour les juges, soit comme argument de défense pour les femmes : certaines d’entre elles, pour se dédouaner de leurs actions, se présentent comme des femmes naïves, dépolitisées et soumises aux hommes.
Le temps de la guerre a profondément perturbé les identités respectives des femmes et des hommes, constatent les deux historiens. « Les défaites subies par de nombreux pays européens et les occupations qui ont suivi ont été aussi des faillites du masculin, d’hommes incapables d’empêcher que les ennemis “ne viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes” », estime Fabrice Virgili. Partout en Europe, la reconquête du corps des femmes par la violence permet aux hommes de reprendre leur pouvoir sur leur sexualité et de s’assurer le contrôle d’une filiation perturbée par la présence d’hommes étrangers. « Alors qu’en France, les femmes deviennent des citoyennes à part entière (le droit de vote leur est accordé en avril 1944), ce temps court de la Libération est aussi celui de la réaffirmation d’une France “virile”, du rétablissement d’un ordre masculin », conclut Fabien Lostec.
Peu de voix s’élèvent contre ces représailles
Des journaux relaient sans condamner, comme La France nouvelle, en octobre 1944 : "Tant que des ambassadeurs pétainistes représenteront la France à l’étranger (...) nous nous permettrons de considérer comme une distraction bien frivole le châtiment de la "tonte" infligée à quelques femmes qui, sous toutes les occupations, ne demandent qu’à être occupées." Certaines de ces séances punitives ont été filmées, notamment par le Comité de libération du cinéma français. Pourtant, elles sont absentes des films célébrant la fin de l’Occupation. Car la honte a changé de camp : une fois la fièvre de la Libération tombée, cette pratique aurait suscité un malaise collectif rétrospectif.
https://lejournal.cnrs.fr / Marina Julienne – 08 jul 2024 / Ça m'intéresse 10 aoû 2025
Les psychopathes du Reich, femmes extraordinaires au sens premier du terme, ont été peu condamnées, c’est peut-être pour cela qu’elles sont si peu présentes dans notre imaginaire et dans les travaux des historiens qui se sont penchés sur ces années noires. En revanche, celles qui ont pratiqué une collaboration dite « ordinaire », la fameuse « collaboration horizontale », ont connu les foudres de la justice ; coucher avec l’ennemi est une trahison abjecte et impardonnable, alors que dénoncer des juifs ou des résistants paraît susciter moins d’opprobre. Pourtant, le premier cas est rarement lié à une adhésion à l’idéologie nazie, il s’explique le plus souvent par le besoin d’argent, la nécessité, la légèreté, le goût du luxe, voire par l’amour. Le second, en revanche, témoigne d’une proximité intellectuelle avec l’occupant et d’une profonde indifférence au sort de ceux qui ont en général été envoyés à la mort.
Ces femmes de l’aristocratie qui ont collaboré avec les nazis
Les comtesses de la Gestapo furent un groupe d'aventurières de haut vol, protégées par la Gestapo et les gros trafiquants du marché noir à Paris pendant l'occupation allemande. Dans le Paris occupé, ces femmes aristocrates, souvent désargentées, ont collaboré et mené grand train. À la Libération, la plupart ont échappé aux condamnations sévères et ont fui à l’étranger.
Les comtesses de la Gestapo menaient des vies extravagantes, ignorant la misère morale et physique des Français à l'époque. Françaises ou étrangères, parfois authentiques aristocrates, elles sont aussi d'anciens mannequins, actrices de seconde zone ou même prostituées reclassées. Elles pratiquaient toutes sortes de trafics juteux comme la confiscation de biens juifs, l'espionnage ou le marché noir.
Ces femmes vénales et exotiques, ont fait grand bruit aux heures sombres de l'Occupation allemande. Elles ont vécu pendant quatre ans un étrange conte de fées qui se terminera souvent en cauchemar... Elles sont française, russe, grecque, espagnole, autrichienne, … Dans ce sinistre carrousel, où l'on croise également des courtisanes de haute volée telles que Sylviane d'Abrantès ou la comtesse Olinska, naît et prospère un monde de trafics et de compromissions porté par la veulerie des hommes en place et les complaisances de l'occupant
Palais de Justice de Paris. Ce 24 juillet 1945, se tient le procès de la "Gestapo géorgienne", qui organisait le marché noir et torturait. Six des accusés sont condamnés à mort. Hélène de Tranzé écope, elle, des travaux forcés à perpétuité. Cette aristocrate franco-estonienne de 20 ans irradie par sa beauté hollywoodienne. Elle n'aurait été qu’une simple dactylo, mais l’accusation pointe son sombre CV. Prostitution, traque des espions anglais à Toulouse, puis Paris, en 1943, où elle travaille pour le Commissariat général aux questions juives, et la "Gestapo géorgienne", sous-traitant de l’Abwehr, le service de renseignement de l’armée. Dans le tiroir de son bureau, elle rangeait lames de rasoir, menottes, douilles, faux papiers et clés des salles d’interrogatoire. Emprisonnée à Fresnes, elle ressort libre le 24 novembre 1953. Elle s’installe alors dans la banlieue chic de New York, à Yonkers, où elle s’est remariée, puis a ouvert une peausserie de luxe sur Riverdale Avenue.
Incarnation de ces dérives vénéneuses, naviguant entre caïds du marché noir, officiers SS et agents de renseignement, Hélène de Tanzé, vécut un diabolique conte de fées, qu’elle voulait éternel. Comme ses coreligionnaires aristocrates qui se prénommaient Mara, comtesse Tchernycheff ; Euphrosine, princesse Mourousi ; Sylviane, marquise d'Abrantès ou Hildegarde (Ilde), comtesse Von Seckendorff.

La marquise d’Abrantès s’est acoquinée avec les Allemands et a commis des vols et de fausses perquisitions. ©AGIP/BRIDGEMAN IMAGES
A l’automne 1940, dans ce Paris exsangue (2 millions d’habitants sur 3 millions ont fui) une nouvelle topographie du pouvoir émerge dans des hôtels luxueux (le Ritz, le Lutétia, le Majestic, Continental), des restaurants (Maxim’s, Drouant, Lasserre, etc.) et des immeubles cossus. Les Allemands ouvrent des bureaux d’achats pour approvisionner en matériel et aliments les différents corps d’armée et services de l’occupant. Des intermédiaires français ou étrangers créent des officines pour empocher des commissions sur les transactions de vins, d’essence, de toiles de parachutes, tout ce qui se vend et s’achète… Des millions s’échangent. Des fortunes se font.
Quand l’aristocratie collabore avec la Gestapo
Ces princesses affairistes font le siège du 37 boulevard des Capucines, où se trouve le bureau d’achat Rogès (matières premières) ; du 2-10 boulevard Suchet, siège de la Marine allemande ; du 19 avenue Foch, magnifique hôtel particulier de Monpelas où le Service des confiscations de la Sipo-SD a élu domicile. Elles fréquentent aussi le 95 rue Lauriston, dans le 16ème, réquisitionné par la Gestapo française, surnommée la "Carlingue", dirigée par le sinistre Henri Lafont, de son vrai nom Henri Chamberlin. La "Carlingue" se livre à grande échelle au marché noir, proxénétisme et chantage. La porosité est grande entre ces bureaux d’achats et les services d’espionnage du Reich. Le nombre de leurs agents étant limité - 200 agents de l'Abwehr ; 3.000 membres de la Sipo-SD, ils ont besoin de ces collaboratrices zélées, dont les bonnes manières séduisent les officiers Allemands, eux-mêmes souvent aristocrates.

Pendant la guerre, le Ritz devient le lieu de passage de nombreux personnages : officiers de la Wehrmacht, collabos, espions et courtisanes s’y retrouvent. ©DR
La comtesse Mara Tchernycheff-Bezobrazoff : trafics, spoliations et trahisons sous l’Occupation
Mannequin et actrice de cinéma de 25 ans, magnétique et vénéneuse, la comtesse Mara Tchernycheff-Bezobrazoff devient la protégée du sinistre Henri Lafont, chef de la Gestapo française, puis la maîtresse d’officiers allemands influents sous le nom de Mme Garat (du patronyme de son mari dont elle est séparée). À son actif, des trafics à l’échelle industrielle et des spoliations de biens juifs, dont un magnifique appartement situé au 49 boulevard de Courcelles et abandonné par un couple en fuite, les Panigel. Elle se sert également allègrement dans les vastes entrepôts où sont stockés œuvres d’art, bijoux, meubles précieux et tableaux pillés par Göring. A-t-elle croisé Euphrosine Mourousi ?
Euphrosine Mourousi : une princesse entre héroïne, trafic d'art et délation
Issue d’une lignée grecque, la princesse Euphrosine Mourousi est une lesbienne héroïnomane de 33 ans qui fréquente l’Institut d’étude des questions juives (21 rue La Boétie), œuvre dans divers trafics (cigarettes, objets d’art) et dénonce des familles russes et juives et fait fait main basse sur le mobilier des juifs pourchassés. Euphrosine est la mère du journaliste Yveet s Mourousi, né en 1942 de père inconnu. Elle est condamnée en 1950 à trois ans de prison ferme pour intelligence avec l’ennemi. Souffrant de troubles psychiques, elle trouve refuge chez Emmaüs et meurt en 1965, dans la pauvreté.

Accusée de collusion avec l’ennemi, Euphrosine Mourousi (à gauche) comparaît aussi pour infraction à la législation des stupéfiants en mars 1950, avec deux comparses : Heinke et Georgina Ringuet. ©Bridgeman Images
La comtesse Tchernycheff s’en sortira mieux.
Elle acquiert en juillet 1943, à seulement 28 ans, le château de Bel-Air à Rueil-Malmaison. Une affaire : acheté un million de francs alors que la vendeuse en réclamait cinq. La nouvelle propriétaire mène grand train : cuisinière, femme de chambre et chauffeur, deux voitures de luxe, une écurie de chevaux offerte par Laffont, quatre manteaux de fourrure, des robes haute couture… La vie de château prend fin en mai 1945. Arrêtée par les Américains, la comtesse est jetée en prison, à Fresnes, par les Français. En juin 1945, impeccable dans son tailleur pied de poule, elle se tient raide à la barre du tribunal à Paris. Le verdict tombe : deux ans de prison et confiscation d’un tiers de ses biens, estimés à 26 millions de francs (environ 4 millions d’euros). Émigrée au Mexique puis aux États-Unis à la fin des années 1950, elle y meurt en 2010, à l’âge de 95 ans.
La comtesse Ilde von Seckendorff : chargée de créer un réseau d’informateurs mondains
Certaines se prenaient pour des Mata-Hari, à l’instar de Hildegarde von Reth, née en 1907 à Mayence, connue sous le nom de comtesse von Seckendorff. Trop futile, trop éparpillée, ses renseignements n’ont pas changé le cours de la guerre, mais elle intrigua dans le Paris occupé et mondain. Agent double sous le nom de code de Mercedes, matricule 312, elle est rattachée à la sous-section VI du SD de Paris, située au 11 boulevard Flandrin, dans le 16ème. Sa mission ? Créer un réseau d’informateurs mondains, rémunérés selon l’importance des renseignements fournis. Elle fréquente alors deux salons du gotha du champagne : le salon Pommery animé par le patron, Melchior de Polignac, collaborateur notoire et celui de madame von Mumm. La comtesse von Seckendorf est surtout chargée de mettre en contact des personnalités (la baronne Beck de Beaufort, journaliste pour Paris-Soir ou la marquise espagnole de San Carlos, une franquiste de première heure qui s'acharnait sur les réfugiés républicains qu'elle dénonçait à son amie intime) avec des agents de la SD. Devant l’avancée des Alliés, elle se réfugie en Allemagne, à Bonn, où elle rencontre le major britannique Richard Pilkington. Hildegarde von Reth se serait remariée en mars 1948 avec Sir Pilkington et serait même devenue pairesse d’Ecosse ! Echappant à la justice française, elle est condamnée à mort par contumace le 27 avril 1950.
Maud Champetier de Ribes : bourreau à 19 ans, exécutée par les FFI
Si ces dames échappent aux lourdes condamnations, quelques-unes, rares, finissent exécutées. C’est le cas de Maud Champetier de Ribes, membre de la terrible Milice française. Toute jeune (19 ans), issue d’une famille aisée de Neuilly-sur-Seine, la "Colonelle" se pavane en uniforme milicien, la cravache à la main, revolver à la ceinture, et fait torturer des résistantes. En septembre 1944, après une longue traque, les FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) la coincent. En deux heures, son sort est scellé : procès expéditif, café froid et exécution au fort de Montluc. Elle meurt comme elle a vécu, dans la violence de ces années noires.
Quel est le sort des collaboratrices à l’heure de l’épuration ?
Procès hâtifs, erreurs administratives, instructions bâclées… La plupart des collaboratrices ne s'en sont pas tirées à aussi bon compte. Car contrairement à une légende tenace, l'épuration féminine fut sévère. Miliciennes, bourreaux, tortionnaires, elles sont 651 à écoper de la peine capitale, dont 46 seront finalement exécutées. "Jamais, depuis la Révolution française, autant de femmes n’avaient été condamnées et mises à mort en si peu de temps, souligne Fabien Lostec. La morale et le droit s’entremêlent lors de leurs procès, puisqu’elles sont accusées d’être de mauvaises épouses et/ou mères et, plus largement, de mauvaises femmes."
https://www.bibliothequesonore.ch/livre/33689 / Ca m’intéresse - Antoine Dreyfus – 06 sep 2025
Le « paperclip » français
Ils étaient aussi des nazis engagés, et pourtant la France leur a déroulé le tapis rouge. Certains seront même décorés de la Légion d'honneur pour services rendus à la France.
Vernon, « der Buschdorf »
Sur les hauteurs de Vernon (Eure) existait un ancien atelier de chargement d'obus, ayant appartenu au fabricant d’armes Edgar Brandt avant 1936, en cours d'agrandissement en juin 1940. Un lieu étonnant, à l'abri des regards, où une centaine de scientifiques allemands venus travailler en France après la seconde guerre mondiale formèrent, jusqu'au début des années 1960, dans les bois, une communauté à part, isolée de la population vernonnaise.

Fonds Horst Deuker
Quand la guerre prend fin, les Alliés ont une obsession : récupérer les inventeurs des fusées V2, missiles à longue portée développés pour le IIIe Reich. Les Alliés ont compris, dès l'été 1944, l'importance des V2, ces « bombes volantes » conçues au centre de Peenemünde (Mecklembourg-Poméranie-Occidentale), une base secrète située dans le nord de l'Allemagne. Ces Vergeltungswaffe 2 (« armes de représailles ») ou V2, que Hitler lâcha en masse sur Londres et Anvers à la fin de la guerre. Alors ils se livrent à une véritable compétition pour en « récupérer » les concepteurs. Les Etats-Unis et l'URSS sont en première ligne de cette course au recrutement. 120 anciens de Peenemünde suivront leur patron Wernher von Braun outre-Atlantique, plus de 200 seront embarqués de force par les Soviétiques. D'autres sont restés en Europe. L'une des « prises » américaines, Wernher von Braun, le chef des équipes de Peenemünde, deviendra ainsi le principal artisan de la conquête spatiale outre- Atlantique.
La France, de son côté, fait tout pour tirer son épingle du jeu. Dans une note secrète, le général De Gaulle ordonne de recruter et de transférer en France des scientifiques de grande valeur. On propose aux savants allemands – parfois avec des techniques d'approche dignes d'un roman d'espionnage – des conditions plus avantageuses que celles promises par les autres pays : la liberté de circuler, un logement au loyer modique, la possibilité de se rendre en Allemagne, des avantages en nature (stères de bois, cartes de rationnement...).
Recruter des scientifiques ayant travaillé pour Hitler requiert néanmoins quelques précautions. Certains des hommes concernés n'ont-ils pas été membres du parti nazi, le NSDAP ? D'autres ont également appartenu à la SA, la milice de ce même parti. Qu'à cela ne tienne, leur qualité de « cerveau » jugé indispensable à la recherche militaire semble l'emporter sur les lignes noires de leurs CV. Tous feront néanmoins l'objet d'une enquête des services de renseignement, et ils resteront sous surveillance.
Ainsi, grâce à des contrats avantageux, en 1946, un groupe de plus de 30 ingénieurs et autres collaborateurs de Wernher von Braun, passe un contrat avec les autorités françaises pour poursuivre leurs travaux sur un propulseur à propergols liquides de 40 t de poussée en France. Parmi eux, Wilhelm Dollhopf. Il a 35 ans et est l'un des ingénieurs les plus brillants de sa génération. Membre du parti nazi et ancien SA, il n'a aucune perspective dans son pays. Dans le plus grand secret, ces personnels allemands hautement qualifiés commencent à travailler sur ce qui deviendra un fleuron de l’industrie aérospatiale française.
Sur les hauteurs à 5 km de la ville de Vernon, dans un endroit retiré à l'écart de tout, permettant d'effectuer des essais de manière sécurisée, les militaires français ont installé en mai 1946 le LRBA, le laboratoire de recherche balistique et aérodynamique. Dans ces bâtiments, la France se lance dans un projet classé secret Défense : la course à l'espace. Le pays tente de rattraper 15 ans de retard.
On rafistolera quelques locaux en labos, d'autres en logements. Dès la fin 1946, le rudimentaire « camp E » – quatre pavillons ainsi que deux dortoirs en bois et trois anciens bâtiments en dur disposant chacun de deux toilettes – accueille environ 75 ingénieurs et techniciens spécialisés dans les moteurs de char, puis quelque 70 spécialistes des fusées de Peenemünde.
C'est donc là que travailleront et vivront les techniciens et ingénieurs venus d'Allemagne. Par commodité, bien sûr, mais aussi par souci de discrétion. La ville de Vernon, en effet, a été fortement touchée par des bombardements en juin 1940 et la population qui peine pour se nourrir et se loger, pourrait voir d'un mauvais œil cette présence allemande. Et puis, personne ne sait vraiment ce que fabriquent au juste ces « boches », là-haut, dans les bois ... d’autant que les tests de fusées faisaient un bruit monstre et dégageaient d'épaisses fumées. Le face-à-face des nouveaux arrivants avec les Français est d’autant plus délicat qu’il n’a jamais été précisé que les scientifiques qui arrivent ne sont pas tous Français.
Ces anonymes ont travaillé pour la France sans sourciller. C'est l'un d'entre eux, Karl-Heinz Bringer, un des adjoints de l'ingénieur nazi Wernher von Braun débauché par les Américains, qui va mettre au point la fusée Véronique (contraction de Vernon et d'électronique) et le moteur Viking des fusées Ariane. Sans lui et les autres ingénieurs allemands, la France ne serait sans doute jamais devenue la troisième puissance aérospatiale au monde.
Pour ces expatriés, « célibataires » (leurs familles sont restées en Allemagne en attendant la construction d'autres logements), les débuts ne sont pas toujours faciles. Les ingénieurs remarquent que certains de leurs collègues français, avec lesquels ils entretiennent pourtant de bonnes relations, font mine de ne pas les connaître lorsqu'ils les croisent en ville. Quelques accrochages sont signalés avec des « gars de Vernonnet », le quartier de la rive droite : cette bagarre au bal du 14-Juillet, quand les Allemands veulent inviter des Françaises à danser ; et ces gestes agressifs au passage du car qui les amène du LRBA. Mais peu à peu tout le monde s'est habitué à ces présences, et après quelques mois, les choses finiront par se tasser.
Pour veiller à la bonne tenue des logements de ces célibataires, des « gouvernantes » sont embauchées. Venues de la Sarre, région frontalière de la Moselle, elles parlent le français et l'allemand. En réalité, elles sont un peu plus que des gouvernantes : elles surveillent les hommes et écoutent aux portes, au cas où l'un d'eux tiendrait des propos « anti-français ». Au moindre soupçon, leur rapport est communiqué à des agents du renseignement, dont le bureau se trouve au sein même du LRBA.
En 1949, des familles arrivent. 10 logements de deux à quatre pièces ont été aménagés en prévision de ce regroupement familial d'un genre particulier. Les logements se trouvent dans de longues baraques de plain-pied, divisées en trois appartements. Le sol de pierre noire est recouvert de lino. Ils disposent d'un poêle, de l'eau courante et de l'électricité, mais il n'y a pas l'eau chaude. Des débrouillards ont déniché une baignoire. A l'extérieur, il y a des lavoirs et des celliers. Le pain et le lait, qui au début étaient « remontés » de Vernon par les chauffeurs des cars, sont livrés sur place. Plus tard, un magasin coopératif sera ouvert pour les produits de première nécessité.
L'année suivante, 30 habitations supplémentaires sont ajoutées. En 1949, sur la zone de 11 hectares de la Madeleine, 75 familles seront installées, ce qui représente entre 200 à 250 personnes.
La Cité de la Madeleine accueille les familles dans ces bois, un paradis que les enfants surnommeront le Buschdorf, le « village de la brousse ». Tous ces enfants avaient un point commun : ils étaient allemands. Ici, pas un mot français, … ou presque, car quelques familles de français venus travailler au LRBA y seront également installées. Les enfants jouent ensemble, et les parents ont des relations cordiales, même s'ils maintiennent une certaine distance.
En bas, à Vernon, la population a mis du temps à s’habituer à ces Allemands qui vivent « là-haut ». Il faut dire que la situation géographique de la cité, sur les hauteurs boisées de la ville, facilite peu les contacts avec la population locale. A un moment, la direction du camp a voulu faire quelque chose pour créer du lien : un club de foot a été fondé en 1951, ainsi qu'un cinéma pour les familles (celui de Vernon était détruit).
La plupart des mères allemandes ne travaillent pas et parlent mal le français ; leur vie sociale de femmes se limite donc au Buschdorf et aux allers-retours au marché de Vernon, à bord d'un car mis à leur disposition par le LRBA. On vit au Buschdorf, les us et coutumes allemandes : le grand ménage de printemps, quand les mères vident entièrement leurs maisons ; les carnavals ; le défilé aux lanternes de la Saint-Martin ; les sablés de Noël ; les anniversaires, « bien plus joyeux que ceux des Français », sans oublier les culottes de peau ...

A la maison, les Allemands parlent exclusivement leur langue. Mais les enfants, eux, apprennent leurs premiers mots de français à la petite école installée dans l'une des baraques, réservée aux cours primaire et élémentaire, ou chez les « demoiselles Mahuet », deux enseignantes françaises qui dispensent un cours particulier dans leur appartement de Vernon. Puis, très vite, les gamins allemands feront leur, cette langue étrangère, la seule qu'ils parlent désormais entre eux. Les plus grands, lorsqu'ils la maîtrisent suffisamment, sont inscrits à l'école en ville, la plupart dans des établissements catholiques – les seuls à dispenser un enseignement privé –, car les parents semblent avoir peu confiance dans le service public. Et tant pis s'ils sont protestants. Pour pratiquer leur culte, ils se rendent une fois par mois dans une salle prêtée par la commune. Un pasteur allemand vient de Paris. Mme Lämmerhirt, l'épouse de l'un des scientifiques allemands, autrefois institutrice dans son pays, orchestre les animations pour les enfants : carnavals, fêtes, théâtre …
Le soir, les enfants scolarisés en ville guettent le car, pressés de filer « là-haut », chez eux, dans ce monde à part où les enfants de Vernon pénètrent rarement. Les enfants, déracinés, grandissent quasiment en autarcie au Buschdorf, le « village dans la brousse », un nom justement donné par les enfants eux-mêmes. Ils s’y sont recréés un monde imaginaire dans les bois, inventant leur propre République et élisant leur président. Ils passent leur temps à cavaler à travers la « brousse », ce vaste terrain de jeu de 500 hectares, sans que les adultes s'inquiètent. Il n'y a pas de danger, pas de voitures, ils se connaissent tous, les grands gardent un œil sur les petits.
Etre fils ou fille d'Allemand dans la France des années 1950-1960 ne va pas toujours de soi. A l'école, c'est une insulte qui fuse, un vilain croche-pied, le salut nazi d'une gamine française devant une Allemande dans la cour de récréation, ou durant le trajet dans le car de retour vers la « brousse ».
D'un côté, il y a, pour ces enfants d’Allemands élevés en France, la très grande fierté de leurs pères d’avoir été parmi les artisans de la recherche spatiale française et européenne ; de l'autre, le malaise quant à leur contribution à une arme de destruction du IIIe Reich et, surtout, quant à leur degré d'adhésion à l'idéologie hitlérienne. Face à cette douloureuse dichotomie, une partie des grands enfants « Buschdorfers » ont oscillé entre silence, condamnation et reprise d’un récit déculpabilisateur.
L’aventure de ces scientifiques allemands a longtemps été tenue secrète. Et pour cause: les contrats de travail signés avec le ministère de l'Armement leur interdisaient de parler à quiconque de leurs travaux ; ils risquaient la peine capitale ! « La France est partie de zéro dans la conquête spatiale. » Ce fut longtemps la thèse officielle. Un mensonge ! Sans eux, il n'y aurait certainement pas eu dès novembre 1965, l'envol de la fusée Diamant au-dessus du pas de tir d'Hammaguir (Algérie), où s'activaient quelques-uns de ces experts, ni de décollage du lanceur européen Ariane de la base de Kourou en Guyane, en 1979.
Une majorité d'entre eux rejoindra l’Allemagne, mais d'autres resteront en France, certains dans la région de Vernon. La dernière famille allemande a quitté les lieux en 1984 ; tout le matériel a été démonté et vendu à la fin des années 1990 ; les 37 bâtiments ont été détruits en 2013. La Société européenne de propulsion a été créée en 1971 à Vernon pour les moteurs d'Ariane. Aujourd’hui, le site est utilisé par les militaires pour réaliser des exercices et entraînements.
Le LRBA n'est pas le seul organisme français à avoir bénéficié, après guerre, de ces « transferts de technologie » très particuliers. Les faits ont longtemps été masqués aux yeux de l'opinion pour cause d'orgueil national et de secret défense. Entre 1945 et 1950, la France a massivement recruté des « cerveaux du IIIe Reich », probablement plus d'un millier. Soit nettement moins que les 5.000 savants allemands enrôlés par l'URSS ou les 3.000 recrutés par les Etats-Unis dans le cadre de leur opération « Paperclip ». Mais plus que les quelques dizaines embauchés en Grande-Bretagne.
Des nazis ? Nombre de ces savants n'étaient, semble-t-il, ni des fanatiques ni des militants, mais dans leur grande majorité des ingénieurs, sans engagement politique particulier. Mais sans doute la France a-t-elle dû fermer les yeux sur quelques figures au passé chargé parmi ces experts.
Réf : Le Monde - Valérie Lépine - 25 nov 2023 / L’Express - 20 mai 1999
Et parmi d'autres ...
Otto Ambros, l’ami d’Himmler
L’un des premiers scientifiques allemands à être récupérés par les Français est Otto Ambros. Ce personnage doté d’un curriculum vitae impressionnant va profiter pleinement des « circonstances exceptionnelles ».
Né en 1901, ami d’enfance de Heinrich Himmler, Otto Ambros rejoint dès l’âge de dix-huit ans les Freikorps ou « corps francs », une organisation d’extrême droite née après la démobilisation en novembre 1918. Cette milice mène dès sa création une « guerre » sans merci, contre le bolchevisme.
Dès 1925, après un doctorat de chimie, Ambros intègre le groupe chimique allemand BASF où il travaille dans le laboratoire d’ammoniaque. Il gravit rapidement tous les échelons de la hiérarchie de l’entreprise. En 1938, il entre au conseil d’administration de l’empire industriel IG Farben (né de la fusion en 1925 de 7 grandes sociétés chimiques dont : BASF, Bayer, Agfa et Brüning/Höchst), devenant le spécialiste du gaz poison. Entre-temps, en 1937, il rejoint le parti nazi NSDAP. En 1940, il est nommé conseiller du département de recherche et développement d’IG Farben, puis il se voit attribuer le titre de responsable de l’économie militaire dans la section chimie.
Véritable Rastignac du nazisme, il devient directeur général d’une des filiales du groupe, la Buna-Werke IV, fabricant de caoutchouc synthétique, et de l’usine de production de carburant d’IG Farben nouvellement construite à Auschwitz, qu’il visitera 18 fois entre 1941 et 1944. À la mi-mai 1943, lors d’une présentation personnelle, il explique à Hitler les « bienfaits » des nouveaux gaz neurotoxiques, les gaz tabun et sarin.
Pour tous ses travaux et son implication dans le régime hitlérien, il est décoré de la croix du Mérite de guerre, 2e puis 1re classe, et enfin chevalier de la croix.
Très concrètement, Ambros prit part à la décision d’utiliser le Zyklon B dans les chambres à gaz et choisit personnellement Auschwitz pour y installer une usine IG Farben, qu’il dirigea ensuite, parce que les prisonniers du camp de concentration pouvaient être utilisés comme esclaves à l’usine.
Ambros, chef de l’économie militaire dans la section armes chimiques, supervise les opérations d’évaluation des gaz asphyxiants testés sur les prisonniers d’Auschwitz. Ces expériences se déroulent dans les laboratoires secrets des usines IG Farben.
Dès 1945, Ambros est placé par les États-Unis sur la liste des criminels de guerre devant être jugés à Nuremberg. Il fait partie de ces scientifiques qui ont contribué, directement ou indirectement, à la mise en route de la Shoah. Pointé du doigt par les autorités américaines, il compte parmi ceux qui ne doivent pas s’échapper, comme le prouve une note du commandement en chef français en Allemagne.
Arrêté une première fois par les Américains en 1945, il va profiter d’une querelle de service opposant les juristes aux militaires, les premiers s’intéressant aux activités d’Ambros dans l’Allemagne nazie, les seconds n’envisageant que la technicité que peut leur fournir Ambros. Ces heurts et contre‑ temps lui permettent de s’échapper pour se retrouver sous administration française, à la plus grande joie des Français trop contents de le récupérer. C’est qu’Ambros est loin de leur être inconnu.
Le 1er février 1942, avait été créée la plus importante société mixte franco-allemande, alliance entre une entreprise française de colorants Francolor et IG Farben, qui devient majoritaire à 51 %. La nouvelle société s’appelle Francolor. Elle réoriente une part de sa production pour répondre aux demandes de la Wehrmacht. Ce partenariat nécessite à l’époque la visite régulière des dirigeants d’IG Farben en France, pour adapter la production française aux desiderata de l’occupant. Dans ce cadre, c’est Ambros qui gère la coopération, effectuant entre décembre 1941 et avril 1944 plus d’une dizaine de séjours à Paris, où il est en rapport avec le directeur technique de Francolor, Louis Frossard, frère du PDG Joseph Frossard.
À la Libération, l’entreprise Francolor est placée sous la tutelle du ministère de la Production industrielle, lequel nomme un administrateur provisoire, qui s’appuie sur le nouveau PDG (le frère de l’ex !), lequel va faire appel à l’expertise de quelqu’un qu’il a déjà côtoyé de nombreuses fois pendant toute la durée de l’Occupation : Otto Ambros. Il s’agit, pour la France et l’industrie chimique, d’une prise essentielle à la survie de Francolor..
En parallèle de son activité à Francolor, Ambros rédige un rapport ultrasensible sur la production allemande des nouveaux gaz de combat (tabun, sarin, soman) créés par IG Farben, rapport qui intéresse au plus haut point le gouvernement et les chimistes français. Dans le même temps, Ambros se rapproche d’industriels français tels que Pechiney ou les Charbonnages de France, poursuivant sa collaboration avec eux jusque dans les années 1950.
Malgré les demandes réitérées des Américains, les Français gardent aussi longtemps que possible Ambros à leurs côtés. Ce n’est qu’après de longues et incessantes pressions américaines qu’ils finiront par accepter de le livrer, en février 1947. Une fois récupéré par les Américains, Ambros sera jugé à Nuremberg du 27 août 1947 au 30 juin 1948, au cours du procès appelé « procès IG Farben ». Il sera déclaré coupable d’esclavage et de meurtres en série, mais ne sera condamné qu’à huit ans de prison.
Si le procureur général Dubost est scandalisé par la légèreté de la sentence, le JIOA (Joint Intelligence Objectives Agency) ne partage pas ces réserves et maintient le nom d’Ambros sur sa liste des futures embauches.
En 1951, le haut-commissaire à la Haute-Commission alliée en Allemagne, John McCloy, fera libérer de nombreux condamnés nazis dont Ambros, lequel sera aussitôt recruté comme conseiller par le groupe chimique américain WR Grace and Company, dont le patron ne cache pas ses amitiés fascistes.
Pendant cette période, l’US Army Chemical Corps, s’inspirant des documents d’Auschwitz et des travaux d’Ambros, effectue le même type d’expériences sur les gaz toxiques que celles qui ont été menées dans les laboratoires secrets d’IG Farben. Seule différence, ces expériences sont pratiquées à Edgewood Arsenal, sur des soldats américains : 7.000 « volontaires » seront ainsi exposés à plus de 250 agents chimiques entre 1948 et 1975. Par la suite, Ambros conseillera le chancelier fédéral d’Allemagne, Konrad Adenauer, ainsi que l’industriel Friedrich Flick, un intime de Himmler et principal producteur d’armes du Reich, condamné à sept ans de prison à Nuremberg puis amnistié en 1950.
Atlantico - Michel Tedoldi – 10 avr 2023 : « Un pacte avec le diable Quand la France recrutait des scientifiques nazis » aux éditions Albin Michel.
Hermann Oestrich (1903-1973)
Il a été recruté après la Seconde Guerre mondiale, reçut la nationalité française et dirigea le bureau d'études des réacteurs ATAR de la SNECMA.
Ingénieur en chef chez BMW aéronautique à Berlin-Spandau en 1937, il mit au point le premier turboréacteur BMW 003 et mena les développements et production en série. En avril 1945, alors que les Américains s'apprêtaient à collecter documents, machines et équipes, les Anglais récupérèrent en mai les documents du bureau d'études et, finalement, en juin l'armée française mettait la main sur la plus grande partie des ingénieurs et responsables du projet des turboréacteurs (le « Groupe O », groupe de savants et techniciens allemands ayant travaillé aux armes avancées de l'Allemagne nazie).
En septembre 1945, Oestrich est nommé responsable de l'Atelier technique aéronautique de Rickenbach (ATAR) une unité de la SNECMA établie en 1945 à Lindau (Bavière) en zone occupée française. Avec son équipe et des ingénieurs de chez Junkers il lui est demandé de lancer le projet de plusieurs réacteurs qui furent dénommés ATAR.
Avec son groupe, il fut transféré, en février 1946, à Decize (Nièvre) et conclut un contrat de développement du premier ATAR de 2.000 kg de poussée sur 5 ans avec le ministère de l'air en avril 1946. Son équipe installée en 1947 dans la nouvelle usine Snecma de Villaroche (Seine-et-Marne) était constituée en majorité d'ingénieurs allemands et de jeunes ingénieurs français de chez Rateau soit 120 personnes. Le 15 avril 1948, le contrat était rempli avec un turboréacteur ATAR 101 prototype fournissant 2.200 kg sur banc, héritier direct du moteur BMW 003. Là furent conçus la plupart des moteurs à réaction de la chasse française (série ATAR utilisée par Dassault pour les Mirages, entre autres).
En 1948, il reçut la nationalité française et fut nommé en 1950 directeur technique de la SNECMA. Pour services rendus, il fut décoré de la Légion d'honneur en 1962. Il meurt à Paris le 2 avril 1973.
Karl-Heinz (Henri) Bringer (1908-1999)
Ingénieur allemand, spécialiste des fusées, il a débuté à Peenemünde durant la Seconde Guerre mondiale, avant de travailler sur la fusée-sonde française Véronique puis sur le programme européen Ariane.
Il poursuit, le soir après son travail, des études d’ingénieur à Leipzig. Il travaille ensuite dans diverses entreprises. Il adhère au parti nazi dès 1932.
Peu avant le début de la Seconde Guerre mondiale, il est incorporé le 15 août 1939 dans la Wehrmacht et affecté en Pologne. Par un ami, il réussit à obtenir le 27 septembre 1940 son transfert au centre de recherche de l'armée de Peenemünde. Intégré au département de technologie des moteurs, il progresse jusqu'à la fonction de chef de groupe pour les moteurs à propergols liquides.
En 1942, il dépose un brevet sur le concept de générateur de gaz, que Wernher von Braun propose d'installer sur le missile A4 (V2). Cependant les impératifs de la production en série impliquent le gel du développement et ce concept ne sera retenu que sur le missile sol-air Wasserfall.
En 1944, il est l’un des experts chargés de superviser l’assemblage à la chaîne des V2, réalisé à l'usine Mittelwerk en exploitant les déportés du camp de Dora-Mittelbau.
Après la guerre, il est d'abord employé à Trauen (Basse-Saxe) par l'administration Ministry of Supply Establishment, Cuxhaven (MOSEC) de l'occupant anglais. Il y a notamment participé à l'opération Backfire, lors de laquelle trois missiles V2 ont été lancés en octobre 1945 à Cuxhaven (Basse-Saxe) en vue d’acquérir la technologie allemande.
En 1946, un groupe de plus de 30 ingénieurs et autres collaborateurs de Wernher von Braun, passe un contrat avec les autorités françaises pour poursuivre ses travaux sur un propulseur à propergols liquides de 40 t de poussée en France, Pour cela, il était envisagé d'utiliser le générateur de gaz de Bringer. En septembre 1946, Bringer rejoint le Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques (LRBA), d'abord à Riegel am Kaiserstuhl (Bade-Wurtemberg), puis à partir de mai 1947 à Vernon, en France, dans un village de fortune surnommé Buschdorf par les ingénieurs allemands en fusées.
Cependant, le projet de fusée de 40 t de poussée conçu par les ingénieurs allemands n'aboutit pas. L’État français s’est reporté vers la fusée-sonde Véronique avec seulement 4 t de poussée. Fort de son expérience à Peenemünde, Bringer conçoit un moteur brûlant du kérosène avec de l’acide nitrique. La première Véronique est lancée avec succès le 02 août 1950. Puis, le moteur de Bringer sera progressivement amélioré.
En travaillant sur la troisième version du projet de lanceur européen Europa 3 élaborée à partir des années 1970, et qui sera un échec, Bringer et son équipe sont revenus au moteur de 40 t de poussée. Pour cela, ils ont développé à partir de 1968, le moteur Viking, qui a produit une poussée de 55 t lors du premier essai le 08 avril 1971. Produit à 1.250 exemplaires il sera utilisé entre 1979 et 2003 dans les premiers et deuxièmes étages d’Ariane 1 à 4.
En 1971, les activités civiles, y compris le moteur Viking, du LRBA sont cédées par l'État à la Société européenne de propulsion (SEP), ce qui donne également un nouvel employeur à Bringer. En 1973, Bringer prend sa retraite mais reste actif jusqu'en 1976 en tant que consultant pour la SEP.
Bringer prendra le prénom Henri et acquerra la nationalité française. Pour ses développements, il reçoit de l'État français en 1978, une prime forfaitaire de 56.000 F (225.000 € 2025). Le 26 septembre 2010, une rue portant son nom sera inaugurée à Saint-Marcel Eure), mais le 11 décembre 2024, celle-ci sera renommée rue Alice Milliat.
L’exil des intellectuels Allemands (1933-1940)
À l’exception de la parenthèse du Front populaire (jul 1935 - nov 1938) qui a créé un « certificat de réfugié allemand » un peu protecteur, la France va continuer, comme la plupart des pays occidentaux, à se refermer, traquer et expulser. Réunis à la conférence d’Évian en juillet 1938 pour trouver une solution à la crise migratoire, 32 pays se refusent à amender leur législation pour faciliter un peu l’accueil des migrants. Le 9 novembre suivant, ce sera la « Nuit de cristal » en Allemagne …
Les exilés vont donc être très vite broyés par les mâchoires bureaucratiques des dispositifs législatifs ou réglementaires répressifs adoptés des deux côtés du Rhin. Exemple : en avril 1938, Berlin retire leur nationalité aux juifs allemands, ce qui transforme ipso facto Hannah Arendt et ses amis en « apatrides ». En « sans droit ».
En France, la déclaration de guerre, le surlendemain de l’invasion de la Pologne (01 sep 1939), transforme tous les réfugiés allemands en « ennemis potentiels ». Pareil pour tous les exilés politiques de gauche que le pacte germano-soviétique (signé 8 jours plus tôt) conduit à assimiler à une « troisième colonne ». Ils seront arrêtés, comme les communistes français, conduits dans les stades Yves-du-Manoir, Buffalo, puis le Vél d’Hiv, et les camps dont celui terrible de Gurs et de Verret.
Les antifascistes allemands, ces hommes et ces femmes d’origine juive, qui du fait de la prise de pouvoir d’Hitler n’ont très vite eu d’autres choix que de déguerpir. Des noms célèbres : Hannah Arendt, Koestler ou Walter Benjamin, ont connu une vie d’exilé sous harcèlement administratif, marquée par la précarité, la crainte des expulsions et bientôt les suicides.

La carte délivrée par les autorités françaises après reprise du passeport allemand.
Pour aller où ? Aux États-Unis ? En Grande-Bretagne ? Partout en Occident, les législations migratoires sont alors extrêmement restrictives et dissuasives pour les réfugiés venant d’Allemagne. La France était certainement le pays d’accueil le plus utilisé : ils étaient environ 40.000 venant d’outre-Rhin, rejoints par 4.000 à 7.000 réfugiés de la Sarre réoccupée par Berlin. Au total, la France compterait alors 3,5 millions d’étrangers et les répliques de la crise de 1929 tapent dur sur le marché de l’emploi. Les « métèques » et les juifs ne cessent d’être pointés du doigt.
Une concentration d’intelligences constituée par les exilés d’outre-Rhin. Hannah Arendt, bien sûr, la philosophe surdouée mais alors inconnue, élève de Jaspers et Heidegger, qui a fait sa thèse sur « l’amour chez saint Augustin ». Dans les garnis misérables du XVᵉ arrondissement, dans les hôtels borgnes, dans les allées du jardin du Luxembourg, au Louvre, à la Bibliothèque nationale, on croise le journaliste Arthur Koestler revenu de tout et surtout du communisme, l’homme de théâtre Bertolt Brecht, le grand essayiste Walter Benjamin qui continue de raconter Baudelaire comme personne mais aussi le Paris haussmannien et ses passages, l’avocat Erich Cohn-Bendit, le père de Dany, le médecin Fritz Fränkel, très célèbre à Berlin, l’énorme écrivain Phillip Roth… Liste interminable.

Le père, Erich Cohn Bendit était un avocat berlinois connu proche des communistes. Le plus grand c'est Gabriel, le plus petit, c'est Daniel.
Dès leur arrivée, les chausse-trappes administratives sont quotidiennes : pour avoir des papiers en règle, il faut un certificat de travail, mais pour être embauché il faut avoir des papiers en règle… Les institutions juives chargées de trier les « éligibles » au titre de réfugiés, le Comité national au premier chef, ont endossé la volonté des gouvernements successifs de réduire l’immigration par crainte d’explosions populaires xénophobes. « Nous avions été chassés d’Allemagne parce que juifs, mais à peine avions-nous franchi la frontière, nous étions des « boches » », note Arendt.
Jacques Heilbronner, le président du Comité chargé de la sélection pour le principal organisme israélite, est assez clair : « Il y a cent ou cent cinquante intellectuels qu’il y a intérêt à garder en France, parce que ce sont des savants ou des chimistes. Nous les garderons, mais les sept, huit, peut-être dix mille juifs qui viendront en France, avons-nous intérêt à les garder ? »
Bilan : 67 % des Polonais et des apatrides sont considérés comme « proscrits douteux ». Hannah Arendt ne décolérera pas contre les juifs « promus » qu’elle oppose à ses compagnons d’exil : les « juifs parias ». Helbronner, notable républicain, juriste éminent et président du Consistoire central israélite, qui pilote ces filtrages, mourra déporté en novembre 1943 à Auschwitz.
Ce n’est qu’un début. La machine administrative s’emballe. Koestler a beau essayer de s’engager dans la Légion, il est refoulé. Arrivés à Paris, la Gestapo se précipite sur les fichiers des étrangers de la Préfecture de police où sont indiqués les noms et les adresses. Ils n’ont plus qu’à se servir.
Le 13 mai 1940, il est décidé que tous les réfugiés allemands sans exception, même ceux précédemment libérés, doivent être internés. Hannah Arendt, avec d’autres sont convoqués le 14 au vélodrome d'Hiver d'où ils sont transférés au camp de Gurs (Pyrénées-Atlantiques).

Les réfugiés allemands seront enfermés notamment à Gurs après la déclaration de guerre. Hannah Arendt s'en échappera à la faveur de la défaite.
Le pire, la honte aussi, c’est la clause 19 de l’armistice signée le 22 juin 1940 par Philippe Pétain : « La livraison des ressortissants allemands désignés par l’Allemagne ».
Ce n’est pas simplement l’effroi face à la violence nue des SS qui a conduit nombre des amis d’Hannah Arendt, réfugiés en France, à des gestes de désespoir. C’est aussi l’épuisement préalable provoqué depuis près de dix ans par le harcèlement administratif et policier, la suspicion, la faim et la précarité du travail…
Le 14 juin 1940, témoin de l'invasion de Paris par les troupes allemandes, le romancier autrichien Ernst Weiß décida de se suicider en s'entaillant les veines dans la baignoire de sa chambre de l’Hôtel Trianon après avoir pris du poison. Il décéda le 15 juin à l'âge de 58 ans dans un hôpital proche.
Le mathématicien Wolfgang Döblin (fondateur du calcul stochastique), pourtant naturalisé français, plutôt que de tomber aux mains des Allemands, se suicide le 21 juin 1940 dans une ferme vosgienne. Inhumé le même jour comme « soldat anonyme », son corps ne sera identifié qu'en 1944. Sur sa tombe est inscrit : « Vincent Doblin. Mort pour la France ».
Le 26 septembre 1940, le philosophe et historien de l'art Walter Benjamin, gagné par une « quiétude glaciale », se supprime à la morphine à la frontière espagnole. Bien que sa dépouille n'ait jamais été retrouvée, un monument funéraire lui est dédié au cimetière de Portbou.
Le grand romancier austro-hongrois Joseph Roth, lui, a pris les devants un an avant à sa manière : sentant venir l’irréparable, il se détruit méthodiquement à l’alcool. Il s’imbibe toutes les nuits au Café de la Poste d’un cocktail de vin, de cognac et de Pernod : « Je suis européen, et je veux mourir avec l’Europe ici dans une rue de Paris devant cet hôtel. » Il succombera le 27 mai 1939.
Le journaliste Erich Kaiser s’empoisonne avec de la strychnine.
Source : Challenges - Guillaume Malaurie – 28 sep 2024.
