Les prisonniers allemands

            La libération de la France, on pourrait en faire un scenario simpliste : en juin 1944, les Alliés ont débarqué, et les Allemands ont été réexpédiés chez eux. Sauf que cela ne s’est pas passé comme ça. En réalité, après le D-Day (06 juin 1944), une large partie des soldats de la Wehrmacht est restée en France ;

            Au lendemain de la capitulation allemande, ratifiée le 08 mai 1945 à Karlshort, à l’est de Berlin, la France retient sur son sol plus d’un million de prisonniers dont 90 % de nationalité allemande. Les trois quarts environ de ces hommes (740.000) ont été avaient été ramenés des camps d’internement américains en Allemagne et mis à disposition des autorités françaises par l’armée des Etats-Unis.  237.000 avaient été faits prisonniers sur le territoire français. Les derniers venaient d’Afrique du Nord où ils avaient été placés sous la surveillance des Britanniques.

            Jusqu’en 1948, ces prisonniers furent retenus en France pour les travaux des champs, la reconstruction et, en contravention avec la Convention de Genève pour le déminage. Si plus de 80.000 hommes, la plupart appartenant à la Wehrmacht, parvinrent à s’évader des camps français pour rejoindre notamment la Suisse, parmi les autres occupés à reconstruire une France dévastée, près de 40 000, mourront sur les champs de mines ou en captivité. La guerre, bien que terminée, tuait donc encore en France comme dans de nombreux autres pays ! Les Français, qui entendaient régler leurs comptes, ne firent guère preuve de pitié à l’égard de leurs anciens bourreaux.

De l’Allemagne à la France

            La plupart de ces anciens soldats avaient séjourné dans l’un des 19 camps (Prisoners of War Temporary Enclosures - PWTE, ou Rheinwiesenlager) installés en Allemagne de l’ouest par les Américains dans la phase finale du conflit.

Carte des Rheinwiesenlager américains en Allemagne.

            La création de ces PWTE était venue à la suite d’une décision prise dès le printemps 1943 par Eisenhower, visant à retirer à cette énorme masse de détenus le statut officiel de prisonniers de guerre au profit de celui de forces ennemies désarmées appartenant à un État qui avait cessé d’exister légalement. Il s’agissait, par ce moyen, de contourner les obligations imposées par la Convention de Genève vis-à-vis des prisonniers de guerre. En effet, lors de la percée finale vers Berlin, les autorités militaires alliées rencontrèrent de considérables difficultés logistiques pour faire face à quelque deux millions de prisonniers allemands. Après le franchissement du Rhin et la capture de Remagen, les Britanniques ne furent plus en mesure d’accueillir davantage de prisonniers, et abandonnèrent la tâche aux États-Unis, qui durent improviser. La responsabilité s’avérait colossale : en mai 1945, les forces alliées avaient fait au total 3,4 millions de prisonniers des forces de l’Axe. Dès le mois d’avril, les Américains lancèrent en Allemagne de l’ouest la construction d’immenses camps de transit, vastes enclos ceints de barbelés, situés à l’écart des habitations, auxquels on accédait par le chemin de fer. La gestion interne du camp fut confiée à des personnels allemands.

            D’avril à septembre 1945, les conditions de détention dans les PWTE furent extrêmement rudimentaires. Les maigres ressources de l’Allemagne ruinée étaient de très loin insuffisantes pour nourrir et soigner les prisonniers, et plusieurs milliers moururent de faim, de soif, de maladie ou d’épuisement. Dès le mois de mai 1945, les autorités américaines entreprirent de libérer certaines catégories de détenus. Les premiers furent des jeunes enrôlés dans les Jeunesses hitlériennes et des femmes sans lien direct avec le parti national-socialiste. Les travailleurs agricoles et de l’industrie, ouvriers, mécaniciens, mineurs, furent ensuite relâchés en vue de lancer les chantiers de reconstruction du pays.

À la fin du mois de juin 1945, les camps de Remagen, de Böhl-Iggelheim et de Büderich fermèrent leurs portes après le départ de leurs derniers occupants. Le 12 juin, les autorités britanniques se virent confier la responsabilité de deux camps situés dans leur zone d’occupation en Allemagne de l’ouest (Büderich et Rheinberg). Bientôt, les Britanniques requirent pour les travaux de reconstruction les hommes valides placés sous leur contrôle, et libérèrent le reste des détenus.

            Puis, le 10 juillet, le haut-commandement américain décida de céder le contrôle des autres camps à la France. En effet, le nouveau gouvernement de Charles de Gaulle réclamait un contingent de 1,75 million de prisonniers au titre des réparations de guerre, afin de l’aider à reconstruire le pays : 182.000 prisonniers furent donc livrés à la France, et vinrent rejoindre ceux déjà détenus. À la fin du mois de septembre 1945, 16 PWTE avaient été fermés. Seuls furent maintenus jusqu’en 1948 les deux camps de Bretzenheim et Bad Kreuznach désormais utilisés comme camps de transit pour les prisonniers de retour de France.

Les ex-soldats allemands retenus en France furent envoyés dans des dizaines de camps disséminés à travers dans tout le pays, afin d’être employés à la Reconstruction, dans l’industrie et l’agriculture ainsi qu’au déminage, jusqu’en 1948.

Répartis à travers tout le territoire, les prisonniers allemands sont mis à la disposition des maires pour travailler au tri des matériaux, aux chantiers de construction mais aussi au déminage, très souvent aux côtés des Français eux-mêmes (d’après F. Théofilakis).

Le nombre des ex-soldats allemands atteint son maximum en 1946, avec plus de 700.000 prisonniers. La plupart furent rapatriés à partir d’avril 1947, les derniers à rester sur le sol français (soit 24.000 hommes environ au 1er novembre 1948) ayant opté pour un statut de travailleur civil libre.

Nombre et répartition des prisonniers allemands en France entre 1945 et 1948.

Prisonniers allemands en Normandie

            Au sortir de la Bataille de Normandie, fin août 1944, l’Allemagne laisse sur place 250.000 prisonniers aux mains des Alliés, soit un quart du million de soldats de la Wehrmacht qui seront retenus captifs sur tout le territoire français. Les archives historiques révèlent qu’au lendemain même du 06 juin 1944, les premiers prisonniers allemands sont parqués par les Alliés dans des enclos de plage (« beach enclosures ») aménagés à la hâte sur les dunes mêmes du débarquement.

« Beach enclosures » © US Army

           Après avoir été affectés à des tâches urgentes de logistique, des dizaines de milliers de captifs ont été éloignés du front, expédiés dans des camps aménagés en Grande-Bretagne qui se sont vite révélés trop exigus. Du coup, certains ont été envoyés jusqu'aux Etats-Unis. En août 1944, les transferts ont cessé afin de garder sur place une précieuse main-d'œuvre, dans un pays qui en manquait singulièrement.

Des camps sont alors ouverts sur place sous l’autorité des forces américaines et britanniques, au fil de leur progression, dans lesquels les détenus sont regroupés dans des conditions précaires, dans l’attente de connaître leur sort. Les conditions de vie y étaient très variables suivant les aléas de l’approvisionnement et de la direction des camps. Mais elles ont été globalement correctes, conformes aux principes de la Convention de Genève, hormis quelques exactions ici ou là. Parfois, les rations alimentaires fournies par les Alliés aux prisonniers ont même suscité des réactions indignées de la population française qui survit alors dans les décombres de leur ville ou de leur village, éprouvée par les pénuries en tout genre. Mais il est arrivé aussi que l’approvisionnement se tarisse et que les prisonniers crèvent littéralement de faim. L’été 1945 fut particulièrement dramatique à cet égard.

Camp d’internement de 10.000 soldats allemands à Nonant-le-Pin (Orne), capturés dans la Poche de Falaise (12 / 21 août 1944)

En 1945, la totalité de ces camps passent sous autorité française, et de nouveaux contingents de détenus sont confiés par les États-Unis à la France, à charge de les nourrir, dans le but d’aider à la Reconstruction.

On estime qu'environ 34.000 prisonniers de guerre allemands sont morts en France - soit 3,6% du total. En URSS, par exemple, où le traitement était particulièrement rude, 363.000 victimes ont été recensées. Au total, un demi-million de soldats allemands sont morts dans des camps de prisonniers après le conflit.

Dans un livre (Morts pour raisons diverses) qui fit du bruit à la fin des années 80, le journaliste canadien James Bacque affirmait que les hauts commandements américain et français avaient laissé mourir des centaines de milliers de prisonniers de guerre allemands en raison de l'aversion provoquée par la découverte du système concentrationnaire nazi. C'était faux. La raison la plus tangible de l’effacement des prisonniers allemands de notre histoire est peut-être, selon Valentin Schneider (Un million de prisonniers allemands en France, 1944-1948, éd. Vendémiaire, 2011), que « l'implication massive de ces prisonniers dans le relèvement économique de la France était en contradiction complète avec l'image, prônée par le général de Gaulle, de la "grandeur" d'une France renaissant de ses cendres par ses propres forces ».

Une cohabitation pour la reconstruction

Après quatre années de guerre, Français et Allemands ont vécu côte à côte quatre nouvelles années, dans une relative harmonie cette fois. On comprend que cet épisode est resté enfoui pour de nombreuses raisons. L'idée d'une continuité de la présence allemande au-delà de la Libération n'était pas la bienvenue, car elle impliquait la continuité de rapports d'affection entre Allemands et Français. Il a été longtemps difficile à beaucoup de se représenter les Allemands comme autre chose que les coupables de deux guerres mondiales et de s'imaginer un soldat allemand autrement que chaussé de bottes, marchant au pas, pillant, violant, déportant. « Les « boches » faisaient des prisonniers de guerre assez difficilement concevables. l

Et la Normandie, comme maints autres sites tombés dans des conditions dramatiques, sont restés une terre de mémoire vive. Et si le citoyen allemand ne suscite pas ici d'hostilité, il peut parfois réveiller un brin d'animosité.

Le plus grand camp de dénazification de France

           Des rangées de tentes et baraquements cernés de barbelés et miradors. Entre Utah Beach et Sainte-Mère-Église, dans la Manche, la guerre a joué les prolongations dans la petite commune de Foucarville.

De juin 1944 à février 1946, ce qui devait théoriquement être un camp de transit, visant à diriger de la main-d’œuvre vers les États-Unis et la Grande-Bretagne, finit par devenir « le plus grand camp de prisonniers allemands tenus par les Américains en France, et sans doute en Europe », selon Fabien Théofilakis, spécialiste de la question. Un gigantesque rectangle d’1,5 km de long et 0,5 km de large, jusqu’à la commune voisine de Ravenoville, répondant au nom de code : CCPWE n°19, comme « Continental Central Prisoner of war Enclosure ». Vu du ciel, il ressemblait à une vaste piste d’atterrissage, tellement éclairé, que, la nuit, on y voyait comme en plein jour.

           Cet épisode reste très méconnu ; même les archives sèchent, ne dénichant qu’une annonce vendant des « baraques et bois de chauffage » issus de son démantèlement en juin 1947. Le vide, ensuite, jusqu’au retour de prisonniers allemands après le 50e anniversaire du D-Day en 1994 et un article en mai 1996 sur la présence de 14 anciens prisonniers pour l’inauguration d’une stèle symbolisant « le rapprochement entre les deux peuples ».

           Installé à Foucarville dans le Manche, près de l'une des communes parmi les plus célèbres du D-Day, Sainte-Mère-l'Eglise, le CCPWE n°19, au summum de son activité, devient une véritable ville dans la petite commune de Foucarville : 60.000 prisonniers allemands y seront rassemblés au plus fort ; plus de 100.000 au total. Le maire de Foucarville aimait à dire qu’il était à la tête de la première ville de la Manche !

Après vingt mois de constructions, le camp s’étoffe. À l’entrée, sous un parterre de fleurs, flottent les drapeaux français et américains. À l’autre bout, face au château de Ravenoville, saccagé pendant l’Occupation, se dresse un immense pygargue perché, symbole de la liberté US. Sans croix gammée.

Entourée de barbelés et de miradors, on y trouvait à peu près tout, … sauf la liberté bien sûr. En plus des alignements des 74 baraquements, on y comptait 3 théâtres dont un de 400 places (GI’s theater) servant de cinéma et de salle de bal, 4 églises, un stade de foot, une université à ciel ouvert, 51 cuisines, 67 latrines, 1.435 tentes, 3 immenses citernes de 200.000 litres pour l’eau potable. Des plans font état de projets jamais menés : piscine, cathédrale, théâtre de 3 500 places.

Avec tous les corps de métiers ou presque : pompiers, tailleurs, peintres, charpentiers, mécaniciens, forgerons, cordonniers, dentistes… Sur place seront fabriquées 68.092 paires de chaussures. 18.000 pains d’1 kg sortent des fournils au quotidien.

           La plupart des prisonniers furent capturés dans le nord et l’est de la France, en Belgique et en Allemagne. Leurs longs acheminements en train de marchandises sont scrutés par la population, qui goûte très peu cette présence adverse au moment de la Libération. D’autant que plusieurs agriculteurs ont vu leurs terres saisies sans sommation par les Américains. Globalement, le village se tient à l’écart des « Boches ».

           Divisé en quatre quartiers, ce camp a pour particularité de contenir un tiers de gradés, un tiers de simples soldats, un tiers de jeunes. Mais quand les premiers sont cinq par tente avec un lit pliant, dispensés de travail et décrits comme « gros et gras », les simples prisonniers sont collés les uns aux autres « comme des sardines, avec des bleus sur les hanches, une bougie par tente par semaine ».

Des témoignages rapportent des cadres ou fonctionnaires allemands « sans scrupule pour 10 % de nourriture de plus ». Les cas de rébellion sont mineurs. Un jour, quand même, un prisonnier refuse de travailler : « Non, vous n’avez pas gagné la guerre, il vous a fallu la moitié du monde pour y arriver ». Les rares tentatives d’évasion se règlent au fusil. Et chacun craint de finir dans la Sing Sing, une prison cylindrique de 2 m de haut juste assez grande pour tenir debout.

Jusqu’au 08 mai 1945, la vie y est telle qu’on peut l’imaginer : hauts fils barbelés, tapis de poussière l’été, boue l’hiver. Lourdes charges de travail. De simples seaux d’eau en guise de latrines. Comme tout camp, Foucarville est soumis à la Convention de Genève de 1929. La Croix-Rouge y veille. Lors d’une inspection en mai 1945, ses émissaires relèvent 45.049 prisonniers, dont 48 généraux et un amiral. Parmi eux, un certain Hans Ulrich Rudel, nazi invétéré, militaire le plus décoré du IIIe Reich.

           Parfois, le camp s’ouvre à la population, le temps d’un bal, d’une séance de cinéma. « Il y avait du Coca-Cola, de la bière, un orchestre, tout était gratuit ». Les GI’s partagent chewing-gums, chocolats et cigarettes. Envers du décor : des rumeurs entourent les soldats noirs américains. « Une véritable terreur qui jette l’épouvante dans les familles », selon la presse locale !

           C’est au lieutenant-colonel Warren J. Kennedy, commandant du camp de Foucarville que l’on doit le programme de « dénazification ». Logement décent, nourriture améliorée, hygiène minimum contre les épidémies … « Tout, sauf l’oisiveté » est son leitmotiv.

L'ambition de l'armée américaine n'est pas seulement de maintenir ces soldats allemands derrière les barbelés. Elle sait bien qu'un jour la liberté leur sera rendue et pour cela, elle entend bien les aider à tourner la page du nazisme et leur faire prendre conscience de l'inhumanité absolue du régime qu'ils ont servi. Dans ce l'on a baptisé une université, on peut y suivre, et en particulier les « Baby PW » (Prisoners of War, -18 ans), des cours d’anglais, français, allemand, mathématiques… Distraire les esprits est une préoccupation majeure : musique, peinture, échecs, jeux de carte occupent le quotidien.

De la même façon que l’on demandera à l´abbé Stock, après la libération de Paris, d´entreprendre et de diriger la formation spirituelle des séminaristes allemands prisonniers au camp Dépôt 51 à Orléans, ici la méthode privilégiée est le recours à Dieu pour « rééduquer les jeunes et les réintégrer dans un monde démocratique ». 15.000 catholiques et 13.500 protestants sont conviés aux prières. Beaucoup de GI’s viennent à la messe. Catéchisme et conférences en prime pour les plus jeunes.

           L’autre moyen de rééducation, c’est bien entendu le sport. Le foot en premier lieu.

Au sein de cette cité éphémère de 100 ha, on trouvait des églises, un stade de foot, des théâtres, et cette université en plein air dédiée aux jeunes détenus : les « Baby PW » (-18 ans). | COLLECTION BENOÎT LENOËL

Un avion allemand a bien tenté de balancer des armes. Il a fini abattu. De toute façon, « ils ne voulaient plus se battre ». Les Américains en profitent pour obtenir des renseignements. Cette mission est confiée aux Ritchie Boys, des Allemands souvent juifs et anti-nazis, réfugiés aux USA : « On jouait sur leur peur de devenir captifs des Russes s’ils ne coopéraient pas. Pour eux, c’était pire que la mort. »

           Au printemps 1945, la défaite de l’Allemagne change tout. L’armistice laisse entrevoir une vie meilleure et l’espoir, dans les deux camps, de rentrer chez soi.

La fin de l’été 45 sonne l’heure des premiers rapatriements vers l’Allemagne, en premiers, les prêtres militaires, et les Autrichiens. Puis les paysans et les mineurs seront dispersés pour aider à la reconstruction de la France. Le camp fermera ses portes en février 1946. La population est soulagée : tout le monde parti, y compris les Américains, « on est enfin chez nous. »

Les terres sont restituées. Les baraquements réutilisés pour reloger les sinistrés de la guerre. Les habitants profitent des restes à des fins diverses, y compris pour en faire des cabines de plage.

Aujourd’hui, la nature a repris ses droits. Hormis une plaque et une stèle, rien ne rappelle ce long épisode. Un projet est toutefois dans les cartons : un musée dédié à WJ Kennedy.

Le camp de Mulsanne

           Franz Ludwig Hepp était lieutenant dans la Wehrmacht. La guerre étant presque finie, le 15 avril 1945, il se faufile entre les Français et les Américains, rentre à pied chez ses parents à Sigmaringen, et range son uniforme dans l’armoire. Mais il commet l’erreur d’aller faire un tour en ville et, le 22 avril 1945, deux soldats français le repèrent et l’arrêtent. C’est le début de 25 mois de captivité ! Le 09 mai il arrive au camp d’Andernos en Gironde où il séjourne neuf mois. En février 1946, il arrive au camp de Mulsanne, près du Mans, dans la Sarthe. Il n’en sera libéré qu’à la fermeture du camp, en juin 1947. Il avait alors 29 ans.

           Le camp de Mulsanne a été édifié sur l’un des virages du circuit automobile des 24 heures du Mans, la course ayant été interrompue au début de la guerre. Il a d’abord abrité des militaires anglais venus défendre la France à la déclaration de guerre. Puis arrivèrent des prisonniers français et alliés après la défaite française de 1940. Le lieu est cerclé de barbelés et de miradors avec un éclairage nocturne. Mulsanne devient le Frontstalag 203 (camps de prisonniers érigés par l'Armée allemande). Début 1941, tous les prisonniers de Mulsanne sont transférés en Allemagne, dans des Stalags (camp de base ordinaire de prisonniers de guerre) et des Oflags (camps de prisonniers de guerre destinés aux officiers). En avril 1942, Mulsanne devient un camp de réclusion pour les « interdits de circulation ».  D’une capacité de 1.200 personnes, le camp reçoit tous les nomades de la région. Quand ces personnes seront transférées au camp de Montreuil-Bellay, Mulsanne deviendra un dépôt de transit pour les juifs raflés dans la Sarthe. Enfin, le 04 octobre 1944, des soldats allemands faits prisonniers par les Américains seront internés à Mulsanne. Du 08 mai 1944 à la fin 1945, le camp a surtout abrité des soldats allemands capturés dans la région ou dans les poches de l’Atlantique. Le 01 février 1946, le Frontstalag 203, entre-temps dénommé camp de transit 403, devient le dépôt 401 réservé à l’incarcération des officiers allemands.

           Le camp est divisé en 13 îlots. Il abrite 8.555 prisonniers de la Wehrmacht, tous officiers, 252 SS cantonnés dans une section isolée et 46 officiers généraux et amiraux. Les prisonniers sont dans des baraques et sous des tentes, sans électricité. Les officiers SS sont isolés dans un îlot particulier. « Un semblant de petite ville apparait derrière les barbelés : infirmerie-hôpital (disposant de l’électricité), église, douches collectives, cantine, stade, bibliothèque, université des détenus, amphithéâtre, orchestre, prison… »

           Les conventions de Genève interdisent de faire travailler les prisonniers. Le revers de la médaille, c’est que dans un contexte de dure pénurie, la nourriture est extrêmement insuffisante. Le nombre important de prisonniers ainsi que l'état général difficile de la France à la sortie de la guerre (désorganisation administrative, économie à relancer...) sont des facteurs qui expliquent les conditions de détention, parfois très dures, des prisonniers de guerre allemands lors de l'année 1945, conditions qui s'amélioreront par la suite. L’hygiène est rudimentaire. L’hiver est glacial. Certains des milliers de prisonniers allemands transférés en 1945 par les Etats-Unis en France, provenaient des camps en Allemagne et étaient déjà très faibles, Ainsi les décès liés à la dysenterie sont nombreux. Le 12 octobre 1945, le New York Herald Tribune écrivit que les Français affamaient leurs prisonniers de guerre, et comparait leur maigreur à celle de ceux libérés du camp de concentration de Dachau. Une polémique apparut à la fin des années 1980, à propos d’un article publié en 1987 dans la Frankfurter Algemeine Zeitung, qui faisait de nouveau du camp de Mulsanne « un petit Dachau français ». Il fallait ignorer, ou ne pas vouloir reconnaître la réalité, pour oser une telle comparaison.

L’action du Comité International de la Croix Rouge (CICR) dans les camps a indéniablement aidé à améliorer la situation quotidienne des PGA (Prisonniers de guerre allemands) dans le domaine de l’alimentation, de l’habillement et de l’état sanitaire, même si son intervention auprès des autorités pour faire pression afin qu’elles respectent les conventions de Genève fut beaucoup moins résolue, en particulier quand le gouvernement français proposa de transformer, sur base volontaire, les PGA en travailleurs civils libres, et à propos de l’utilisation des PGA pour le déminage.

Ces Allemands qui ont reconstruit la France en 1945

           En 1945, la Seconde Guerre Mondiale avait beau être terminée, il restait des Allemands sur le territoire français. 740.000 hommes parfois affectés à des tâches particulièrement dangereuses, quand d’autres travaillaient dans nos campagnes.

           Eté 1945. La guerre est peut-être finie pour certains Allemands, mais pas tout à fait pour les prisonniers de guerre. En effet, à peine l’occupant chassé de France, nos autorités ont fait appel à la main-d’œuvre allemande. Il faut dire que le pays était exsangue, avec des quartiers, voire des villes entières détruites, des infrastructures au plus mal, un réseau ferroviaire en piteux état, le rationnement toujours d’actualité, et ce, alors que prisonniers de guerre français et déportés commençaient à rentrer d’Allemagne.

Pour faire repartir la machine, la France va ainsi profiter des vaincus, ces soldats allemands capturés par les Alliés. À l’origine, dans les négociations entre vainqueurs, la France avait demandé 2 millions d’hommes ! Au final, elle en obtiendra des Américains 740 000. Parmi ces soldats d’outre-Rhin, nombre d’entre eux ne connaissaient pas la France, n’y ayant jamais mis les pieds, affectés à d’autres théâtres de guerre pendant le conflit. 75% de ces PGA seront affectés au déminage, à la reconstruction des villes, à l’agriculture, au bûcheronnage et aux mines de charbon.

Déminage et mines de charbon

           Environ 34.000 hommes sont employés au déminage et au désobusage. La plupart n’avaient aucune expérience. C’était un travail extrêmement dur ; au début, on déminait à la baguette. Parfois il fallait presque une journée entière pour déterrer une seule bombe.  Le danger et les risques … c’était pour l’ennemi !

Officiellement, la France traitait bien ses prisonniers pour montrer son humanité. En réalité, on en faisait peu de cas quand l’un d’eux était blessé, en le renvoyant dans son pays sans aucune compensation. Selon les estimations de Fabien Théofilakis (Les prisonniers de guerre allemands, éditions Fayard), 4.930 prisonniers ont été victimes d’accidents de déminage, de désobusage et de débombage, dont 1.780 mortels, chiffres sans doute sous-évalués.

           50.000 autres prisonniers sont affectés aux mines du Nord, afin de remettre en état l’appareil productif et extraire le charbon. Là aussi, les conditions sont difficiles : la main-d’œuvre est envoyée dans les veines les moins modernes du réseau. Les prisonniers ont par conséquence fait prendre du retard à la modernisation des mines !

Comme pour les démineurs, la vie des mineurs se limite au travail, qu’ils rejoignent depuis leurs camps, sous bonne escorte. Et pour certains, une forme de double peine. Pour motiver les démineurs, certains superviseurs locaux avaient promis aux Allemands la possibilité d’être libérés plus tôt. Sauf que le pouvoir central n’avait pas validé cette libération anticipée. Effondrement ensuite, lorsque les malheureux devaient redescendre dans les mines.

           En août 1945, on fait distribuer une brochure relative à l’emploi des prisonniers de guerre allemands comme main-d’œuvre, sorte de vade-mecum à l’usage des maires. Sur la page de couverture, on peut lire ceci : « Faites relever vos ruines par ceux qui en sont responsables, faites embellir vos cités par ceux qui voulaient les détruire, faites travailler les prisonniers ennemis… ». Cette brochure éclaire, de façon très nette, les petits employeurs sur les conditions d’embauchage des P.G. Elle contribue à lever les hésitations de beaucoup d’agriculteurs qui, insuffisamment renseignés, ne manifestaient aucun empressement à utiliser cette main-d’œuvre indispensable au relèvement économique de notre pays.

Les travaux communaux et l’agriculture

           La France a obtenu des quantités importantes de prisonniers de guerre destinés principalement à la reconstruction du pays. Ces prisonniers ne peuvent tous être immédiatement utilisés par le Ministère de la Reconstruction faute de matériaux en quantités suffisantes. Ils ne doivent à aucun prix, rester oisifs dans les dépôts militaires. La seule solution est de les mettre au travail par petits kommandos organisés dans toutes les communes de France où ils seront employés aux innombrables travaux de voirie ou de fossés, au bûcheronnage et aux projets d’aménagement laissés en suspens depuis trop longtemps faute de main-d’œuvre. Les conditions d’utilisation des prisonniers sont fixées par une « Convention de louage de travail »

           En comparaison, la situation de la majorité des prisonniers employés à l’agriculture est plus enviable. Impossible de mettre un garde derrière chaque prisonnier, le pouvoir civil prend le pas sur le pouvoir militaire. L’employeur emploie, nourrit et surveille. Et dans le monde de la terre, la plupart comprennent que bien traiter le prisonnier est bénéfique pour la productivité. Ainsi, il participe aux temps forts de la vie agricole, comme la fête des moissons, la distillation de l’alcool, etc. Mais ce n’est pas pour autant la dolce vita. Cette proximité n’efface cependant pas la germanophobie, mais complexifie le rapport à l’Allemand qui n’est pas qu’un ennemi.

Illustrations extraites d’une brochure éditée par le ministère du travail (France), destinée aux municipalités et intitulée « Faites travailler les prisonniers ennemis » (1945).

           La formation d’un commando entraîne la création d’un local destiné au logement des prisonniers, « local fermant à clef et entouré si possible de barbelés », précise la Convention. Les employeurs viendront ainsi chercher les hommes le matin et les ramèneront le soir. La garde est assurée pendant le séjour des P.G. Dans le local collectif, soit par la Commune (personnel recruté à cet effet), soit par l’organisation d’un tour de garde dans la Commune. Une somme déterminée par jour et par prisonnier est prévue d’ailleurs par la Convention de Louage de Travail, pour la rémunération des gardiens.

Dans le cas d’une embauche sur une exploitation agricole éloignée du cantonnement, il revient à l’employeur d’assurer lui-même et sous sa propre responsabilité la garde et le logement du prisonnier. En cas d’évasion, celle-ci doit immédiatement être signalée à la gendarmerie la plus proche ainsi qu’au commandant du Dépôt de Brantôme.

Le salaire journalier attribué à chaque prisonnier se monte à 10 francs par journée effective de travail. La moitié, soit 5 francs lui est remise directement « sous la forme exclusive de monnaie de camp (jetons ou bons d’achat valables uniquement dans les cantines organisées sur les chantiers) ». L’autre moitié est destinée à la constitution d’un pécule, sous la responsabilité du commandant du dépôt dont dépend le prisonnier.

Pour éviter les abus liés à l’emploi au rabais de prisonniers de guerre, « l’employeur est redevable, pour tout prisonnier mis à sa disposition d’une somme totale équivalente au salaire minimum qui serait attribué à un ouvrier français de même catégorie ».

Les prisonniers de guerre sont soumis aux mêmes horaires de travail que les ouvriers civils de la localité où ils sont utilisés. Ils sont placés sous la responsabilité des maires des communes où ils sont employés qui doivent « veiller personnellement à la discipline des cantonnements et aux relations avec la population ».

Contrairement à ce que la presse laisse entendre, les prisonniers de guerre allemands sont le plus souvent appréciés par leurs employeurs. Parfois même, certains liens se tissent entre les P.G. et la population locale … parfois, ils partagent à la même table le repas du midi !

(Histoire pénitentiaire et Justice militaire - Jacky Tronel - La gestion des prisonniers de guerre allemands en Dordogne (1945-1948))

           Tous les PGA n’ont pas l’expérience du métier ce qui ne favorise pas les rapports avec les patrons qui sont parfois conflictuels ; prisonniers et travailleurs salariés peuvent se liguer pour revendiquer ensemble, sous la surveillance néanmoins de soldats français. Cette situation conduit naturellement à aborder la question de la cohabitation des PGA et de la population française.

           Si bon nombre de Français estiment qu’il faut traiter durement les PGA, le sujet est bien loin de se résumer à « la haine du boche ». Ils côtoient quotidiennement des travailleurs français de leur âge, mais aussi avec des immigrés polonais et italiens et des réfugiés républicains espagnols ; d’autres sont dans les fermes et partagent le dur quotidien des paysans français. Il en résulte naturellement des formes de fraternisation, des discussions, des réflexions. Néanmoins, l’Allemand ne reste accepté que comme travailleur. Il ne va pas au café, on ne veut pas qu’il sorte avec une Française, etc.

Et on rappelle bien aux Allemands leur position dans l’échiquier des vainqueurs et des vaincus. Parmi les prisonniers, certains étaient d’ailleurs des médecins, dentistes, ingénieurs qui auraient pu aider dans une France en reconstruction. On se garde bien de leur proposer de tels postes. Comment auraient-ils pu commander des Français !

           1947 sonne la fin du statut des prisonniers de guerre. Mais la France, qui a cruellement besoin de main-d’œuvre, propose aux Allemands de rester ou de venir d’outre-Rhin. Il est créé un statut de travailleurs libres qui permettait aux prisonniers de guerre qui le souhaitaient de rester travailler en France sous un statut de travailleur étranger. Ils seront 137.000 à opter pour ce statut dans un premier temps, pour environ 40.000 Allemands restés en France dans les années 1950. 30.000 d’entre eux ne seraient jamais repartis.

           On en arrive à des réflexions sur une « culture identitaire européenne » et à s’interroger sur les racines de la réconciliation franco-allemande et de la construction européenne.

D’aucuns (Fabien Théofilakis) expliquent la faible germanophobie française par le phénomène de « la reconnaissance de l’autre provoquée par les épreuves de la double captivité des Allemands en France, après-guerre, et des Français en Allemagne, durant les hostilités ». D’autres (Géraldine Schwarz) penchent plutôt pour une amnésie volontairement « décrétée », qui a duré longtemps à l’Ouest, et est toujours d’actualité dans les pays de l’est européen. Quant à Tony Judt, il estime que l’axe franco-allemand trouve ses racines dans la nécessité absolue de rétablir les flux économiques, pour la survie des deux pays, dans le contexte d’une Europe qui avait définitivement perdu sa position dominante dans le monde.

Sources : https://journals.openedition.org/archeopages/549?lang=en - Vincent Carpentier and Cyril Marcigny – 2014 / https://www.liberation.fr/culture/2012/05/17/1944-1948-l-autre-cohabitation-franco-allemande_819477/  / Ouest-France - Raphaël FRESNAIS – 01 jun 2024 / Le Cahier de Mulsanne. Prisonniers de guerre allemands en France 1945-1947 - Jean-Jacques Fontaine - Ysec, 2020 © Joël Drogland pour les Clionautes,/ OuestFrance - Nicolas Montard - Vendredi 05 fév 2021/ https://blog.nationalmuseum.ch/fr/ - Christophe Vuilleumier – 15 avr 2020 / Libération - Edouard Launet - 17 mai 2012

La libération de Paris, août 1944 : les occupants deviennent prisonniers

 

Des combattants des FFI (Forces françaises de l’intérieur) escortent des soldats allemands sur les Grands Boulevards à Paris après la prise de la Kommandantur, place de l’Opéra, en août 1944, lors de la bataille pour la Libération de Paris. AFP

           Bien peu de Parisiens savent aujourd’hui que les combats de la libération de Paris (19-25 août 1944) ont fait des prisonniers (Note 1) ; encore moins que ces vaincus ont joué un rôle central dans le mythe fondateur d’une France résistante se libérant par elle-même.

Les Allemands à Paris en août 1944

           Dès 1940, alors que l’État français du maréchal Pétain s’installe à Vichy, Paris devient la capitale de l’occupation allemande et concentre les administrations du vainqueur, à commencer par le gouvernement militaire en France (Militarbefehlshaber in Frankreich).

En août 1944, alors que le débarquement rend leur repli inéluctable, Paris n’est plus la ville où les permissionnaires du Reich viennent prendre du bon temps, mais un théâtre potentiel d’opérations qu’Adolf Hitler ordonne au dernier gouverneur militaire du Gross Paris de défendre coûte que coûte, quitte à la réduire « à un champ de ruines » (ordre du 23 août 1944). (Note 2)

Néanmoins, le général von Choltitz ne dispose pas des moyens nécessaires pour offrir une véritable résistance. La garnison allemande compte quelque 20.000 hommes. Leur très inégale expérience combattante, ainsi que leur équipement insuffisant rendent toute résistance illusoire.

Choisissant de concentrer leurs forces dans une douzaine de points d’appui fortifiés, principalement au centre et à l’ouest, les Allemands affrontent les insurgés à partir du 19 août. Quand von Choltitz, prisonnier, signe, six jours plus tard, sa reddition, (Note 3) les Allemands ont perdu 3.200 hommes et ont vu 12.800 de leurs soldats faits prisonniers. Comment les captures se sont-elles déroulées ?

Les occupants entrent en captivité

           Il existe assez peu de documentation – française ou allemande – sur ce basculement. On peut toutefois retracer la capture et le traitement des femmes et hauts gradés allemands faits prisonniers à l’hôtel Meurice, des grands blessés laissés par la Wehrmacht à l’hôpital de la Pitié, ainsi que le sort d’autres simples soldats capturés lors de la bataille de Paris.

L’importance stratégique et symbolique de la capitale, comme l’identité et le nombre des occupants allemands s’y trouvant en août 1944, attirent l’attention et entraînent la multiplication des médiations en leur faveur. Ainsi, le consul général de Suède – nation protectrice des intérêts allemands –, le gouvernement helvétique – puissance protectrice des prisonniers allemands –, ou encore le Comité international de la Croix-Rouge et l’abbé Stock, désormais captif à la Pitié après avoir été aumônier allemand dans les prisons parisiennes (Note 4), en tant qu’intermédiaires, obtiennent l’assurance du nouveau gouvernement français que les vaincus seront traités selon la Convention de Genève. (Note 5)

La présence physique d’une tierce partie, en particulier auprès des prisonniers, en premier lieu des malades, crée une médiation qui limite la confrontation à la seule capture. La superposition d’intérêts politiques nationaux qui engagent l’honneur de la France, bien compris par les chefs FFI (Forces françaises de l’Intérieur) locaux, a sans doute également contribué à étouffer l’éclosion des ressentis des Parisiens et à encadrer l’action des bystanders (parfois traduit par « témoin » ou « spectateur », le terme renvoie aux réactions des individus qui assistent à un événement) lors des redditions.

Enfin, la rapide et massive reddition des troupes allemandes, les caractéristiques des combats dans la capitale, l’intervention des troupes régulières expliquent que les vaincus ont été relativement bien traités.

Des combattants des FFI protègent des soldats et des officiers allemands faits prisonniers le 24 août 1944, à la gare de Ménilmontant à Paris. AFP

Les 78 femmes – forces auxiliaires de l’état-major désormais prisonnières de guerre allemandes – ont ainsi bénéficié d’un traitement spécifique. Prises en charge dès le 25 août par la Croix-Rouge française, elles sont « internées en lieu sûr » à l’hôtel Bristol sous la protection à partir du 26 de la police et des gardes républicains requis « tant pour un service d’ordre (en raison de certains remous de la foule) que pour leur garde » (Archives du Comité international de la Croix-Rouge (ACICR), Genève, G8/51 VIII, 318-31, note du 23/03/1945 du Dr. de Morsier, « l’historique relatif à l’internement des femmes allemandes »). Par la suite installées rue du faubourg Saint-Honoré, elles sont prises en charge par le secours social qui les approvisionne quotidiennement. De son côté, le CICR a monté un poste social et sanitaire permanent, le tout manifestement coordonné par son délégué, le docteur de Morsier.

Quant aux 1.228 soldats, ils sont rassemblés à la caserne Dupleix, dans le XVe arrondissement, jusqu’à leur remise, le 17 octobre, aux autorités américaines, qui les transportent sans encombre jusqu’au camp de Chartres. Les 145 restants sont envoyés, à la fermeture de ce camp, sur celui de Fort-de-Cormeilles, à une douzaine de km de Paris (Service historique de la Défense, Vincennes, GR29 R 1 (2), document n° 2903 EMRP/2 du 18/10/1944 de Kœnig, gouverneur militaire de Paris et commandant régional de Paris, « Les mouvements de prisonniers allemands remis aux autorités américaines à Chartres ».).

Le prisonnier de guerre allemand, figure centrale de l’épopée de la Libération

           Entre le 19 et le 26 août, la libération de Paris devient le symbole de la victoire et d’une République restaurée. La capitale incarne un nouvel esprit français, célébré par de multiples festivités, la remontée des Champs-Élysées par le général de Gaulle, et le courage des résistants.

« Les FFI ont fait 9.000 prisonniers en une semaine », titre le 30 août 1944 Sud-Ouest. Les forces françaises, notamment de l’Intérieur (FFI) dont les effectifs sont estimés entre 300.000 et 400.000 personnes, deviennent les héros emblématiques de cette libération, associant résistance locale et épopée nationale.

Soldat allemand fait prisonnier, escorté par des FFI, 25 août 1944, Paris. AFP

Dans cette symbolique hautement politique, les prisonniers de guerre allemands occupent une place charnière, largement mise en scène par la presse de nouveau libre : le soldat vaincu de Hitler apparaît comme le marqueur d’une dynamique qui s’est inversée en faveur des Alliés et balise l’imaginaire de la reconquête. Et pour cause : à l’inverse des Américains, la deuxième campagne de France ne marque pas seulement la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais solde une étrange défaite et cinq ans d’occupation.

C’est bien parce que l’Allemand vainqueur a été au cœur du déshonneur de la France que le soldat vaincu doit être au centre du processus de restauration de l’estime de soi. Le processus se déploie par la mise en scène du saisissant renversement des rôles entre Allemands et Français : l’héroïsation du peuple de Paris passe par la dévalorisation de l’occupant.

À la fin de l’histoire, le soldat de la Wehrmacht devient un prisonnier

           La presse, photographies à l’appui, s’attache à déconstruire l’image du combattant allemand véhiculée par la propagande nazie : au soldat sûr de la victoire, prêt à la Heldentot (la mort héroïque au combat), d’une fidélité indéfectible, et respectueux des lois de la guerre, elle oppose à l’envi cette retraite chaotique qui se transforme en débâcle et ces Allemands désormais dépeints comme des prisonniers soumis.

Et les journaux parisiens de conter des saynètes de capture qui ridiculisent l’adversaire, ou de stigmatiser le fanatisme de combattants, reflet d’une idéologie contemptrice du genre humain. Ils multiplient des portraits à rebours des affiches de propagande nazie. La vingtaine de soldats rencontrés par le journaliste de La Marseillaise à la préfecture de Paris après leur capture par les Francs-Tireurs Partisans, disent avoir été abandonnés par leurs officiers (La Marseillaise, 28 août 1944, « Des Prisonniers allemands m’ont dit… »). Ils ont – expliquent-ils – continué à se battre par peur d’être « massacrés » par les « sauvages », comme la propagande nazie leur a dépeint les FFI. Ils reconnaissent cependant être traités selon la Convention de Genève. Le journaliste se fait pédagogue à destination de ces vaincus soulagés d’avoir été arrêtés comme de ses lecteurs. « Qu’il est loin le guerrier allemand si flambant et si plein de morgue du printemps 1940 ! », conclut-il pour les deux populations.

Ces représentations de l’ennemi ne se contentent toutefois pas de décrire la défaite d’Allemands, mais illustrent la fin d’un régime triomphalement entré à Paris en 1940. Une photographie prise pendant l’insurrection illustre ce renversement.

« Paris, un groupe d’Allemands se rend », août ou septembre 1944. La contemporaine, fonds Lapi

Intitulée « Un groupe d’Allemands se rend », elle montre 7 membres de la Wehrmacht se rendant, mains en l’air, face à des lignes ennemies, symbolisant la soumission des Allemands. Le cadrage large intègre le contexte urbain parisien, soulignant que Paris, bien que martyrisée, est devenue cette ville libérée par ses propres habitants. Articles comme photographies transforment les prisonniers en un sujet collectif, représentant l’Allemagne au-delà de toute individualité. Sont alors célébrées des valeurs françaises : face à une Allemagne coupable et vaincue, une France meurtrie mais victorieuse.

Le FFI, figure héroïque de la Résistance

           Ces récits, quasi toujours en première page, servent de cadre à une épopée de la reconquête dont les premiers rôles sont tenus par la Résistance intérieure.

Articles et photographies cherchent à mettre en scène les Français comme doubles inversés des Allemands, tant dans leur conduite militaire que dans leur comportement sous l’occupation. Les FFI sont alors glorifiés pour leurs exploits, mais aussi pour les valeurs qu’ils incarnent. Le contraste entre le soldat allemand, symbole d’une puissance déchue, et les combattants français, civils devenus résistants est systématiquement souligné.

En transformant les prisonniers en trophées, les captures contribuent à re-masculiniser ces hommes – seuls acteurs armés de ce drame – dans leur fonction de défenseurs de la patrie. La gestion des captifs leur offre l’occasion d’occuper l’espace public et de passer à l’action : souvent repérables à leur brassard – comme sur la photographie prise devant l’Opéra –, les FFI sont à la tête des colonnes de prisonniers ou encadrent des déserteurs.

Des FFI goguenards portent un portrait d’Hitler saisi dans les locaux de la Kommandantur tandis qu’ils emmènent des soldats allemands faits prisonniers, 25 août 1944. AFP

Par leur appartenance, à la fois civile et militaire, leur positionnement entre espace public et privé, leur temporalité qui allie temps ordinaire du travailleur et temps extraordinaire du guerrier, ils incarnent la transition qu’est la libération de Paris. Ces récits qui valorisent l’idée d’une résistance locale et d’une libération nationale renforcent aussi l’idée d’une France unie dans la libération.

« Libéré par son peuple […], avec l’appui et le concours de la France tout entière »

           Les journaux n’hésitent pas à élargir le cercle des combattants pour transformer l’insurrection en levée en masse. Ils ancrent alors la participation des Français dans la libération de leur territoire, grossissant la souveraineté retrouvée du pays et son rôle crucial dans la guerre en cours.

À côté d’une minorité agissante, août 1944 devient cette expérience collective où toute la nation doit se retrouver tandis que le silence recouvre les Années noires comme si rien ne devait venir contrarier la fonction de consensus dévolue au prisonnier allemand. Captures et redditions incarnent non seulement la défaite du nazisme, mais aussi la revanche sur l’occupation, justifiant le choix de la résistance.

Des officiers allemands de haut rang, capturés par les troupes françaises libres qui ont libéré la capitale de leur pays, sont logés à l’hôtel Majestic, quartier général de la Wehrmacht à l’époque de l’occupation nazie, 26/08/1944. Credit National Archives and Records Administration (NARA), photo n° 111-SC-193010

Symbole de l’occupation allemande, la ville devient également celui de la libération de la France. Mais pas seulement : la métonymie vaut également célébration du génie français, proposé dorénavant aux captifs allemands comme voie du redressement.

Sud-Ouest commente ainsi la scène d’une colonne de prisonniers devant l’Opéra, publiée le 30 septembre : « Et voici fixé par la photographie un instant pathétique entre tous, celui où le captif devient geôlier, celui où le Prisonnier terrasse son vainqueur, celui où les rôles s’intervertissent, c’est le Français qui conduit dans les rues de Paris. […] Méditez tout de même sur ce que vous avez fait souffrir à ce peuple, désarmé, ruiné, pillé par vous et qui a trouvé dans sa foi patriotique la force nécessaire pour vous chasser ».

Avec cette captivité de masse, chaque Parisien, voire Parisienne, peut ainsi prouver son patriotisme à sa mesure, faisant des Français, tels des soldats de l’an 44, les principaux acteurs de leur délivrance.

Paris 1944, une campagne de France à l’envers ?

           Pour les Parisiens marqués par les défilés militaires de l’occupant, cette mise en scène manichéenne entre Français et Allemands prend une dimension de revanche : la campagne de la Libération apparaît comme une anti-campagne de France de 1940. En jouant sur les expériences collectives de la défaite, de l’occupation et de la collaboration, les représentations diffusées par la presse n’ont pas tant pour but d’effacer 1940 que de proposer un autre modèle de communion nationale, une autre image de la virilité, de l’honneur, du combattant que celle incarnée par l’occupant nazi ; bref, de proposer un nouveau modèle de refondation et de solder le déshonneur de l’occupation.

Quand Paris est passé à deux doigts de l'anéantissement

           Paris est-il réellement passé tout près de l'anéantissement ? En août 1944, Hitler ordonne à ses troupes la destruction de la capitale française. Mais au dernier moment, le général von Choltitz, chargé du contrôle de Paris, prend le risque de désobéir aux ordres du Führer.

Un épisode de la Seconde Guerre mondiale raconté et dramatisé au cinéma, notamment dans Paris brûle-t-il ? de René Clément (1966) ou Diplomatie de Volker Schlöndorff (2014) où l'on voit les nazis préparer un plan de destruction de la capitale : “L’explosion des ponts va provoquer une crue spectaculaire de la Seine. 5 minutes après les ponts, la cathédrale Notre-Dame, l’Opéra… Rien ne résistera.”

Ça, c’est la version romancée… En réalité, Paris a réellement failli subir des destructions très importantes mais a été sauvé grâce à un concours de circonstances. Selon l'historien Christian Chevandier, "l’ordre de détruire Paris était clair. Von Choltitz a écrit très vite ses Mémoires, publiés dans les années 1950 et dans lesquels il se donne le beau rôle. Celui du sauveur de Paris. Ce qu’il n’a pas été."

En août 1944, après quatre années d’occupation, la capitale est en ébullition. Quelques semaines auparavant, les Alliés ont débarqué en Normandie (06 juin), puis en Provence (15 août). Les Américains sont encore loin, mais les chars du général Leclerc approchent de Paris. Le 19 août, les communistes et les gaullistes lancent un appel au soulèvement contre les Allemands. Ils occupent la préfecture de Paris et des combats de rue éclatent.

Von Choltitz, un général impitoyable avec les civils

           Côté nazi, Paris est tenue par 20.000 soldats de la Wehrmacht. Elle est administrée par le général von Choltitz, tout juste nommé. Cet officier fidèle à Hitler est surtout un militaire impitoyable. Il a participé à la prise de Rotterdam en 1940 puis à celle de Sébastopol en Crimée, deux opérations militaires qui ont occasionné des destructions massives dans ces deux villes. Von Choltitz a aussi participé au massacre des Juifs d’Europe de l’Est. Alors que les combats font rage dans les quartiers de Paris, Hitler met la pression sur son général pour y restaurer l’ordre. Le 23 août, von Choltitz reçoit un télégramme du Führer très explicite : “Paris ne peut pas tomber aux mains de l’ennemi, ou seulement comme un champ de ruines.”

Un vrai risque de destructions massives dans Paris

           L’occupant nazi a établi des plans pour cibler des monuments et des infrastructures. Sont notamment visés les principaux ponts, pour couvrir la retraite de ses troupes et bloquer les Alliés. Des lieux de pouvoir sont aussi concernés : des explosifs sont entreposés au Sénat et au Palais Bourbon, reconvertis en caserne de la Wehrmacht. Le fort de Charenton est miné. Les Allemands auraient aussi envisagé de piéger les Invalides. Mais contrairement à ce qu’on raconte souvent, ni l’Hôtel de Ville ni la tour Eiffel n’ont été directement menacés. Finalement, un seul monument est touché durant les combats de la Libération de Paris : le Grand Palais, touché par une explosion qui provoque l'incendie du bâtiment le 23 août 1944.

L'occupant pris de court

           Von Choltitz n’a fait preuve ni de mansuétude ni de pitié envers les Français. Il sait l’avancée des Alliés inéluctable et veut d’abord sauver sa propre vie. Mais si Paris n’a pas été détruit, c’est surtout parce que les Allemands sont pris de court par l’accélération des combats dans les rues de la capitale et n’ont plus ni le temps ni les moyens logistiques de placer des explosifs aux endroits stratégiques prévus par le plan. Le 25 août, le quartier général allemand tombe : von Choltitz est fait prisonnier et sa garnison se rend.

Mais Paris n’est pas encore tiré d’affaires. Le lendemain, 120 avions de la Luftwaffe décollent et lancent des bombes incendiaires sur la ville, causant d’importantes destructions. Le quartier du Marais est durement touché, le parc des Buttes Chaumont et l’hôpital Bichat également. Hitler ne s’arrête pas là. Début septembre 1944, il frappe la capitale avec une nouvelle arme : la fusée V2, tirée depuis la Belgique qui atteint Paris en quelques minutes. A partir du 06 octobre, plus aucun V2 ne s’abattra sur le sol français.

Il s’agit du premier missile balistique de l’histoire. Là aussi les destructions sont importantes en banlieue parisienne, des dizaines de maisons sont désintégrées à Maisons Alfort dans le Val-de-Marne, par exemple. Hitler ne cesse ses attaques contre Paris que le 6 octobre 1944, à cause de l’avancée des Alliés et décide de concentrer ses attaques de missiles V2 sur Londres. Paris est enfin hors de danger.

D’autres capitales européennes occupées par les troupes d'Hitler n’auront pas cette chance, comme Varsovie, détruite à 90%. Comme le résume Christian Chevandier, "Paris aurait pu être détruit. Les Allemands avaient matériellement les moyens s’ils s’y étaient pris un mois plus tôt. Mais ils n’en avaient pas du tout l’intention à ce moment-là. Ensuite, ce qui s'est passé à Varsovie, c’est que les Polonais se sont insurgés. Ceux-ci pensaient que l’Armée Rouge allait leur porter secours, comme l'avaient fait les Alliés à Paris. Sauf que l’Armée rouge s’est arrêtée et a laissé les troupes nazies écraser Varsovie."

Note 1 - Entre 1944 et 1948, presque 1.000.000 de prisonniers de guerre allemands sont détenus en France, d’abord dans des enceintes sauvages et des sites provisoires, puis dans des camps réguliers, enfin chez des particuliers. L’effectif maximum de prisonniers allemands détenus sur le territoire français fut atteint en octobre 1945 avec 750 000 Allemands alors présents.

Figures honnies de l’Occupation, ces soldats de Hitler deviennent, vaincus, un enjeu majeur de la sortie de guerre de l’Europe en pleine reconstruction. Les Allemands réclament leur libération, les Américains comptent sur eux lorsque la Grande Alliance cède la place à la guerre froide et le gouvernement français entend se servir de cette main-d’œuvre peu chère et docile pour effacer les traces de la défaite.

Note 2 - (RadioFrance - Yann Lagarde - 26 août 2024)

Note 3 - (Christine Levisse-Touzé, Cécile Vast, " La reddition de von Choltitz")

Dans la matinée du 25, le colonel Billotte adresse un ultimatum au commandant du Gross Paris par l'intermédiaire du Consul de Suède, Raoul Nordling. Faute de réponse à midi, il décide de faire procéder à l'assaut du QG, l'Hôtel Meurice. Au passage, les soldats de la 2e DB obtiennent la reddition de la Kommandantur à l'Opéra. Von Choltitz se rend. Les lieutenants Karcher et Franjoux et le commandant de La Horie le conduisent à la préfecture de police où les attendent les généraux Leclerc et Chaban, délégué militaire national et adjoint d'Alexandre Parodi.

Introduit dans la salle des billards, von Choltitz, après s'être assuré qu'il est en présence de troupes régulières, signe la convention de reddition qui a été rédigée par de Guillebon en présence de Leclerc, Chaban, Kriegel-Valrimont (COMAC), Rol-Tanguy, commandant les FFI d'Ile-de-France et Charles Luizet, préfet de police, nommé par le chef du gouvernement provisoire d'Alger. La capitulation signée doit être rendue effective. Von Choltitz est emmené à la gare Montparnasse, PC du général Leclerc et signe une vingtaine de cessez-le-feu destinés aux points d'appui allemands. La question posée à la préfecture de police par Chaban au sujet de la signature de Rol-Tanguy pour rappeler la participation des FFI à l'insurrection et aux combats de la libération trouve sa conclusion. Leclerc accepte car il reconnaît leur rôle et Rol-Tanguy signe un des exemplaires de la convention de reddition. Des missions mixtes partent alors de Montparnasse : un officier allemand et un officier français porteurs de l'ordre aux différents secteurs. En fin d'après-midi, toute résistance allemande a cessé.

Note 4 - L’abbé allemand Franz Stock, aumônier des prisons parisiennes et du Mont Valérien, lieu d’exécutions pendant l’occupation, est entré dans l’histoire. En France, on l’appellera « L’Aumônier de l’Enfer » et « L’Archange en Enfer ».

Le 13 août 1940, il est nommé, à la Mission catholique allemande de Paris, un contexte qu’il connaît bien, car de 1934 à septembre 1939, il avait été recteur à cette Mission catholique allemande de Paris.  Il commence à visiter les prisons parisiennes : Fresnes, La Santé et Cherche-Midi.  Le 10 juin 1941, il est nommé aumônier à titre de fonction secondaire par les autorités militaires allemandes. Il est chargé de prendre soin des détenus dans les prisons et de préparer et d´accompagner les condamnés à mort jusqu´au lieu de leur supplice. De 1941 à 1944, il y a environ 11.000 captifs dans les prisons de Paris. Les exécutions ont lieu au Mont Valérien. Lui-même dit que le nombre des exécutions auxquelles il a assisté devait être un nombre de 4 chiffres, et non le plus petit, possiblement 3.000 (La plaque commémorative au Mont Valérien en mentionne plus de 4.500).

Le 25 août 1944, entrée de de Gaulle à Paris. L´abbé Stock se trouve à l´hôpital de la Pitié avec plus de 600 soldats allemands blessés et intransportables. Quand les Américains prennent en charge l´hôpital, l´abbé Stock devient prisonnier de guerre, enregistré sous le matricule: US/PWIB/31 G/820274. L´Aumônerie Générale à Paris envisage alors la fondation d´un séminaire pour des théologiens allemands prisonniers. On veut les amener au sacerdoce et leur offrir l´occasion de devenir bientôt un élément de renouveau pour le catholicisme dans leur pays. Peu après, on demande à l´abbé Stock d´entreprendre et de diriger la formation spirituelle des séminaristes allemands prisonniers. On a prévu pour le séminaire le camp Dépôt 51 à Orléans.

Le 17 août 1945, le « Séminaire des Barbelés » est transféré d´Orléans vers le camp 501 au Coudray près de Chartres. Le dimanche après Noël 1946, le nonce apostolique Roncalli, le futur Pape Jean XXIII dont c’est la troisième visite, vient transmettre les voeux du Saint-Père et, à cette occasion, souligne que le Séminaire de Chartres fait honneur aussi bien à la France qu´à l´Allemagne, et qu´il est bien apte à devenir un symbole de l´entente et de la réconciliation.

Le 5 juin 1947, le Séminaire des Barbelés est dissout. Il a eu 949 enseignants, prêtres, frères et séminaristes. A sa fermeture, il y en a encore 369.

Le 24 février 1948, Franz Stock meurt subitement à l´hôpital Cochin à Paris. Il n´avait pas encore 44 ans. Le 13 juin 1963, le corps de Franz Stock sera exhumé au cimetière de Thiais, pour être finalement inhumé en l´église Saint-Jean-Baptiste de Rechèvres à Chartres.

Le 15 septembre 1990, le nom de "Place de l´Abbé Franz Stock" est donné à l´esplanade devant le Mémorial de la Résistance du Mont Valérien à Suresnes. Le 13 juin 1993, sera adressée à l´Eglise la demande formulée en langue française et allemande que Franz Stock soit béatifié.

Note 5 - Les conventions de Genève sont des traités internationaux fondamentaux dans le domaine du droit international humanitaire. Elles dictent les règles de conduite à adopter en période de conflits armés, et notamment la protection des civils, des membres de l'aide humanitaire, des blessés, ou encore des prisonniers de guerre.

La Convention de Genève pour l'amélioration du sort des blessés et malades dans les armées en campagne de 1929 est la troisième version de la Convention de Genève. Elle fait suite à celles de 1864 et 1906. Son élaboration fut basée sur les expériences de la Première Guerre mondiale. Les modifications apportées furent moins importantes que celles adoptées en 1906. De nouvelles dispositions concernant la protection des avions médicaux et l'utilisation de l'emblème distinctif en temps de paix furent insérées. De plus, les emblèmes du croissant rouge (l’Empire ottoman) et du lion-et-soleil rouge (les perses iraniens) furent admis pour les pays qui les employaient déjà au lieu de la croix rouge. La Convention de Genève de 1949, qui autorise l'existence des symboles (la croix rouge et le croissant rouge), a dû être modifiée à cet effet. Un nouveau symbole, le cristal rouge, a été créé pour seulement offrir une alternative, plus neutre, reconnue internationalement. Les dispositions concernant le rapatriement des grands blessés ou des grands malades furent transférées dans la Convention relative aux prisonniers de guerre.

La Convention de Genève de 1929 fut remplacée par la première Convention de Genève du 12 Aout 1949.

D'après : The Conversation - Fabien Théofilakis - 30 août 2024

Femmes collaboratrices : morale et châtiments

Une femme est tondue en public. Devant elle, un panneau indiquant « Honte à ces femmes amoureuses du MARK » (ancienne monnaie allemande), et les portraits d’Hitler et d’un officier allemand (France, 1944). LAPI/Roger-Viollet

           Avec la fin de la guerre vient le temps de l’épuration. Avant que la justice ne reprenne son cours, une période trouble s’installe où se mêlent désir de vengeance et règlements de comptes. Résistants, citoyens lambda, ils s’en prennent aux collaborateurs réels ou supposés. Pour les femmes accusées de collaboration « horizontale » avec l’ennemi, c’est-à-dire soupçonnées d’avoir eu des relations sexuelles avec des Allemands, le premier châtiment consiste à leur tondre les cheveux. 20.000 femmes seront ainsi tondues en France à la Libération ! Loin d’être anecdotiques, les tontes se pratiquent surtout à l’été 1944 (elles ont démarré un peu avant et se poursuivent jusque début 1946) dans tous les départements, dans les villages comme dans les grandes villes, et même dans tous les pays européens : de l’Italie au Danemark en passant par la Suède, la Belgique, les Pays-Bas, jusque sur les îles de Jersey et Guernesey, partout, avec la participation active de la population, les coiffeurs aiguisent leurs ciseaux pour raser les têtes de celles qu’on surnomme « les putes à Boches ».

Dans tous les pays européens, des femmes ont été tondues. Ici une femme soupçonnée d’avoir collaboré avec des soldats allemands à Copenhague au Danemark (mai 1945). William Douglas/Polfoto/Roger-Viollet

           Comment expliquer un tel engouement pour un châtiment corporel qui, comme tous les autres (le carcan, la roue et le fouet), a été aboli avec la Révolution, et est donc illégal ? « Loin d’être honteuse, la violence est alors libératrice en ce qu’elle permet au plus grand nombre d’agir collectivement, explique Fabrice Virgili, auteur d’une thèse sur le sujet. Les tontes font largement consensus et même les enfants y assistent. Estrades, kiosques à musique, places, balcons, fontaines de village : le “spectacle” est public et permet de se réapproprier un espace collectif qui avait été confisqué par les affiches et les drapeaux, les couvre-feux, et surtout la présence de l’ennemi. Le “spectacle” est aussi annoncé, car souvent précédé d’une décision prise, par exemple, par un comité local ou départemental de Libération. »

Une femme accusée de « collaboration horizontale » est tondue lors de l’épuration (Montélimar, 29 août 1944). Library of Congress, Washington

           La tonte a donc cette particularité d’être un châtiment corporel faussement spontané, suivant parfois un simulacre de procès – même si le droit ne prévoit absolument pas une telle peine pour des présumées « coupables » – qui se limite le plus souvent à prendre acte de la notoriété du soupçon de collaboration. Elle permet aussi aux résistants, souvent craints car décriés comme bandits ou terroristes par la propagande de Vichy et des Allemands, d’être à la fois reconnus et acclamés également pour leur pouvoir d’organiser cette punition. « Mais la tonte n’est pas seulement la punition d’une collaboration sexuelle dite “horizontale”, raconte l’historien. Elle est aussi le châtiment genré et sexué de la collaboration. Parce qu’elles sont femmes, les collaboratrices encourent une punition supplémentaire. Attribut de la séduction féminine, la chevelure, symbole de la trahison, doit disparaître. Métaphore du territoire national, le corps de ces femmes, symboliquement souillé par l’ennemi, ne leur appartient plus et devient celui de la Nation. »

Un nombre record de femmes exécutées

           En plus d’être tondues, les femmes sont parfois dénudées, marquées sur le corps par des signes infamants, ce qui sexualise encore plus le châtiment. Et alors qu’une relation sexuelle est sans aucun effet sur le cours de la guerre, elle est associée à la trahison chez les femmes, tandis qu’on ne reproche jamais aux hommes d’avoir couché avec une ennemie et que leur sexualité n’intéresse personne d’autre qu’eux-mêmes. « L’examen attentif des motifs de la tonte des femmes montre que si la moitié d’entre elles a eu des rapports sexuels avec l’ennemi, les autres sont punies pour des actes identiques aux hommes : dénonciation, engagement dans une organisation collaborationniste, travail pour les Allemands, etc. Mais l’accusation “sexuelle” prend le pas sur tout le reste ! », souligne Fabrice Virgili.

Trois mille personnes suspectées de collaboration avec les nazis pendant l’occupation ont été rassemblées au Vel d’Hiv en attendant leur procès. Parmi elles, des femmes tondues pour avoir eu des relations avec des soldats allemands (4 septembre 1944). Keystone France/Gamma Rapho

Fabien Lostec, de son côté, relève exactement le même phénomène lorsqu’il étudie la violence – légale cette fois – qui s’est exercée à l’égard des femmes condamnées à mort. L’historien rappelle d’abord que jamais, depuis la Révolution française, on aura condamné et exécuté autant de femmes en si peu de temps (en 1944 essentiellement). Elles sont 651 à être frappées par la peine capitale en 1944, et 46 d’entre elles seront fusillées. « Ce moment souligne un rétablissement de l’ordre masculin particulièrement répressif à l’égard du sexe féminin », note Fabien Lostec.

           Le très grand nombre de femmes condamnées à mort s’explique avant tout par la gravité des faits qui leur sont reprochés. La plupart ont collaboré avec la police, française ou allemande, employant parfois les méthodes de torture psychologique ou physique aussi cruelles que celles des soldats. Certaines, les délatrices, ont trahi un membre de leur famille, une personne de leur quartier ou de leur village. D’autres ont adhéré à des partis collaborationnistes et revendiquent leur adhésion à des idées autoritaires ou nazies. Dans tous les cas, leur engagement avec l’ennemi a pu provoquer tortures, déportations, assassinats. Mais au moment des procès, les accusateurs insisteront également sur leurs fautes morales, trouvant toujours moyen de relativiser leur engagement politique lorsqu’elles l’affirment.

           Tout donne l’impression qu’il s’agit pour les différents acteurs du processus judiciaire d’expliquer l’inexplicable : comment une femme peut-elle faire preuve d’autant de cruauté qu’un homme ? Et comment pourrait-elle, comme un homme, témoigner d’un véritable activisme politique ? « Les magistrats font parfois appel aux médecins pour savoir si elles ne sont pas folles, raconte Fabien Lostec. Ou ils expliquent leur collaboration avec l’ennemi par des traits de caractères intimes, comme une vie sexuelle hyperactive. Car il ne suffit pas qu’elles aient trahi, il faut aussi qu’elles soient hors norme et/ou que leur morale soit défaillante ! »

Marie-Louise Biard, condamnée à mort par la cour de justice de Quimper le 24 mai 1945, sera finalement graciée et sa peine commuée en vingt ans de travaux forcés. Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 278 W

C’est ainsi que Juliette Jamain, née en 1925, adhérente du parti franciste (un des principaux partis collaborationnistes pendant la guerre), est présentée comme une sorcière. Partie travailler en Allemagne en raison de ses convictions politiques, elle devient la compagne d’un SS gardien de camp à Dachau, détaché dans une usine, portant elle-même uniforme et insignes nazis. L’aidant dans son travail, elle dénonce les infractions des déportés et des travailleurs, provoquant la torture et la mort de plusieurs d’entre eux. Mais alors que le psychiatre, lors du procès, estime, qu’« elle a réalisé l’abomination de ses crimes », le commissaire du gouvernement lui, juge que « son attitude, ses sentiments, ses crimes même sont ceux d’une possédée au sens médiéval du terme. Il semble qu’elle ait été la proie d’une sorte de perversion sexuelle poussée à un paroxysme démentiel (…). Une image qui permet d’occulter les motivations politiques des femmes, renvoyées à la sauvagerie de leur sexe », commente Fabien Lostec. Juliette Jamain sera condamnée à mort et exécutée en 1948, à 23 ans.

Traîtres et mauvaises mères

           Autre exemple, Hélène Fresneau, mariée à un capitaine d’infanterie dont elle a neuf enfants. Tandis que son mari adhère à la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF), elle devient la maîtresse du responsable du service de sécurité de Tours, puis agente de renseignement en 1942, et travaille ensuite sous les ordres d’un chef de la Gestapo locale. Elle procède à des arrestations, armée d’un revolver, fuit en Allemagne puis en Autriche en 1944 avant de revenir en France et d’y être arrêtée en 1946.

Fausse carte d’identité d’Hélène Fresneau. Agent de renseignement au profit de l'ennemi, elle sera exécutée en juin 1947. Archives départementales du Maine et Loire, 7 U 120

Ni elle ni son mari n’ont assumé leur rôle de parents, mais on lui en fait à elle seule le reproche lors de leur procès. Le procureur général estime qu’en tant que « mère dénaturée et épouse indigne, elle est le type même de la trahison », relate Fabien Lostec. « Le fait d’être mère de famille nombreuse ne la protège pas de l’exécution, alors que son mari étant décédé peu après son procès, elle était la seule à pouvoir s’occuper de leurs enfants, commente l’historien. Elle sera exécutée en juin 1947 pour avoir été agent de renseignement, et aussi une mauvaise mère. » Devant le peloton d’exécution des douze soldats, elle se présentera avec une photo de ses neuf enfants sur la poitrine… 

Mauvaises épouses, mauvaises mères, les inculpées sont aussi dangereuses en raison de leur « ruse », un mot ambigu qui permet d’insister sur la menace pour la société que représentent ces femmes ayant agi de façon autonome.

Mauvaises épouses, mauvaises mères, les inculpées sont aussi dangereuses en raison de leur intelligence, ou plutôt de leur « ruse », un mot ambigu qui permet d’insister sur la menace pour la société que représentent ces femmes ayant agi de façon autonome. D’autant qu’elles ne sont arrêtées et jugées que par des hommes : à l’époque, pas de femmes ni chez les policiers ni dans la magistrature. La question du genre est donc centrale, soit comme facteur aggravant pour les juges, soit comme argument de défense pour les femmes : certaines d’entre elles, pour se dédouaner de leurs actions, se présentent comme des femmes naïves, dépolitisées et soumises aux hommes.

Le temps de la guerre a profondément perturbé les identités respectives des femmes et des hommes, constatent les deux historiens. « Les défaites subies par de nombreux pays européens et les occupations qui ont suivi ont été aussi des faillites du masculin, d’hommes incapables d’empêcher que les ennemis “ne viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes” », estime Fabrice Virgili. Partout en Europe, la reconquête du corps des femmes par la violence permet aux hommes de reprendre leur pouvoir sur leur sexualité et de s’assurer le contrôle d’une filiation perturbée par la présence d’hommes étrangers. « Alors qu’en France, les femmes deviennent des citoyennes à part entière (le droit de vote leur est accordé en avril 1944), ce temps court de la Libération est aussi celui de la réaffirmation d’une France “virile”, du rétablissement d’un ordre masculin », conclut Fabien Lostec.

Source : https://lejournal.cnrs.fr / Marina Julienne – 08 jul 2024

            Les psychopathes du Reich, femmes extraordinaires au sens premier du terme, ont été peu condamnées, c’est peut-être pour cela qu’elles sont si peu présentes dans notre imaginaire et dans les travaux des historiens qui se sont penchés sur ces années noires. En revanche, celles qui ont pratiqué une collaboration dite « ordinaire », la fameuse « collaboration horizontale », ont connu les foudres de la justice ; coucher avec l’ennemi est une trahison abjecte et impardonnable, alors que dénoncer des juifs ou des résistants paraît susciter moins d’opprobre. Pourtant, le premier cas est rarement lié à une adhésion à l’idéologie nazie, il s’explique le plus souvent par le besoin d’argent, la nécessité, la légèreté, le goût du luxe, voire par l’amour. Le second, en revanche, témoigne d’une proximité intellectuelle avec l’occupant et d’une profonde indifférence au sort de ceux qui ont en général été envoyés à la mort.

Vernon, « der Buschdorf »

           Sur les hauteurs de Vernon (Eure) existait un ancien atelier de chargement d'obus, ayant appartenu au fabricant d’armes Edgar Brandt avant 1936, en cours d'agrandissement en juin 1940. Un lieu étonnant, à l'abri des regards, où une centaine de scientifiques allemands venus travailler en France après la seconde guerre mondiale formèrent, jusqu'au début des années 1960, dans les bois, une communauté à part, isolée de la population vernonnaise.

Fonds Horst Deuker

           Quand la guerre prend fin, les Alliés ont une obsession : récupérer les inventeurs des fusées V2, missiles à longue portée développés pour le IIIe Reich. Les Alliés ont compris, dès l'été 1944, l'importance des V2, ces « bombes volantes » conçues au centre de Peenemünde (Mecklembourg-Poméranie-Occidentale), une base secrète située dans le nord de l'Allemagne. Ces Vergeltungswaffe 2 (« armes de représailles ») ou V2, que Hitler lâcha en masse sur Londres et Anvers à la fin de la guerre. Alors ils se livrent à une véritable compétition pour en « récupérer » les concepteurs. Les Etats-Unis et l'URSS sont en première ligne de cette course au recrutement. 120 anciens de Peenemünde suivront leur patron Wernher von Braun outre-Atlantique, plus de 200 seront embarqués de force par les Soviétiques. D'autres sont restés en Europe. L'une des « prises » américaines, Wernher von Braun, le chef des équipes de Peenemünde, deviendra ainsi le principal artisan de la conquête spatiale outre- Atlantique.

           La France, de son côté, fait tout pour tirer son épingle du jeu. Dans une note secrète, le général De Gaulle ordonne de recruter et de transférer en France des scientifiques de grande valeur. On propose aux savants allemands – parfois avec des techniques d'approche dignes d'un roman d'espionnage – des conditions plus avantageuses que celles promises par les autres pays : la liberté de circuler, un logement au loyer modique, la possibilité de se rendre en Allemagne, des avantages en nature (stères de bois, cartes de rationnement...).

Recruter des scientifiques ayant travaillé pour Hitler requiert néanmoins quelques précautions. Certains des hommes concernés n'ont-ils pas été membres du parti nazi, le NSDAP ? D'autres ont également appartenu à la SA, la milice de ce même parti. Qu'à cela ne tienne, leur qualité de « cerveau » jugé indispensable à la recherche militaire semble l'emporter sur les lignes noires de leurs CV. Tous feront néanmoins l'objet d'une enquête des services de renseignement, et ils resteront sous surveillance.

Ainsi, grâce à des contrats avantageux, en 1946, un groupe de plus de 30 ingénieurs et autres collaborateurs de Wernher von Braun, passe un contrat avec les autorités françaises pour poursuivre leurs travaux sur un propulseur à propergols liquides de 40 t de poussée en France. Parmi eux, Wilhelm Dollhopf. Il a 35 ans et est l'un des ingénieurs les plus brillants de sa génération. Membre du parti nazi et ancien SA, il n'a aucune perspective dans son pays. Dans le plus grand secret, ces personnels allemands hautement qualifiés commencent à travailler sur ce qui deviendra un fleuron de l’industrie aérospatiale française.

           Sur les hauteurs à 5 km de la ville de Vernon, dans un endroit retiré à l'écart de tout, permettant d'effectuer des essais de manière sécurisée, les militaires français ont installé en mai 1946 le LRBA, le laboratoire de recherche balistique et aérodynamique. Dans ces bâtiments, la France se lance dans un projet classé secret Défense : la course à l'espace. Le pays tente de rattraper 15 ans de retard.

On rafistolera quelques locaux en labos, d'autres en logements. Dès la fin 1946, le rudimentaire « camp E » – quatre pavillons ainsi que deux dortoirs en bois et trois anciens bâtiments en dur disposant chacun de deux toilettes – accueille environ 75 ingénieurs et techniciens spécialisés dans les moteurs de char, puis quelque 70 spécialistes des fusées de Peenemünde.

C'est donc là que travailleront et vivront les techniciens et ingénieurs venus d'Allemagne. Par commodité, bien sûr, mais aussi par souci de discrétion. La ville de Vernon, en effet, a été fortement touchée par des bombardements en juin 1940 et la population qui peine pour se nourrir et se loger, pourrait voir d'un mauvais œil cette présence allemande. Et puis, personne ne sait vraiment ce que fabriquent au juste ces « boches », là-haut, dans les bois ... d’autant que les tests de fusées faisaient un bruit monstre et dégageaient d'épaisses fumées. Le face-à-face des nouveaux arrivants avec les Français est d’autant plus délicat qu’il n’a jamais été précisé que les scientifiques qui arrivent ne sont pas tous Français.

Ces anonymes ont travaillé pour la France sans sourciller. C'est l'un d'entre eux, Karl-Heinz Bringer, un des adjoints de l'ingénieur nazi Wernher von Braun débauché par les Américains, qui va mettre au point la fusée Véronique (contraction de Vernon et d'électronique) et le moteur Viking des fusées Ariane. Sans lui et les autres ingénieurs allemands, la France ne serait sans doute jamais devenue la troisième puissance aérospatiale au monde.

           Pour ces expatriés, « célibataires » (leurs familles sont restées en Allemagne en attendant la construction d'autres logements), les débuts ne sont pas toujours faciles. Les ingénieurs remarquent que certains de leurs collègues français, avec lesquels ils entretiennent pourtant de bonnes relations, font mine de ne pas les connaître lorsqu'ils les croisent en ville. Quelques accrochages sont signalés avec des « gars de Vernonnet », le quartier de la rive droite : cette bagarre au bal du 14-Juillet, quand les Allemands veulent inviter des Françaises à danser ; et ces gestes agressifs au passage du car qui les amène du LRBA. Mais peu à peu tout le monde s'est habitué à ces présences, et après quelques mois, les choses finiront par se tasser.

           Pour veiller à la bonne tenue des logements de ces célibataires, des « gouvernantes » sont embauchées. Venues de la Sarre, région frontalière de la Moselle, elles parlent le français et l'allemand. En réalité, elles sont un peu plus que des gouvernantes : elles surveillent les hommes et écoutent aux portes, au cas où l'un d'eux tiendrait des propos « anti-français ». Au moindre soupçon, leur rapport est communiqué à des agents du renseignement, dont le bureau se trouve au sein même du LRBA.

En 1949, des familles arrivent. 10 logements de deux à quatre pièces ont été aménagés en prévision de ce regroupement familial d'un genre particulier. Les logements se trouvent dans de longues baraques de plain-pied, divisées en trois appartements. Le sol de pierre noire est recouvert de lino. Ils disposent d'un poêle, de l'eau courante et de l'électricité, mais il n'y a pas l'eau chaude. Des débrouillards ont déniché une baignoire. A l'extérieur, il y a des lavoirs et des celliers. Le pain et le lait, qui au début étaient « remontés » de Vernon par les chauffeurs des cars, sont livrés sur place. Plus tard, un magasin coopératif sera ouvert pour les produits de première nécessité.

L'année suivante, 30 habitations supplémentaires sont ajoutées. En 1949, sur la zone de 11 hectares de la Madeleine, 75 familles seront installées, ce qui représente entre 200 à 250 personnes.

           La Cité de la Madeleine accueille les familles dans ces bois, un paradis que les enfants surnommeront le Buschdorf, le « village de la brousse ». Tous ces enfants avaient un point commun : ils étaient allemands. Ici, pas un mot français, … ou presque, car quelques familles de français venus travailler au LRBA y seront également installées. Les enfants jouent ensemble, et les parents ont des relations cordiales, même s'ils maintiennent une certaine distance.

En bas, à Vernon, la population a mis du temps à s’habituer à ces Allemands qui vivent « là-haut ». Il faut dire que la situation géographique de la cité, sur les hauteurs boisées de la ville, facilite peu les contacts avec la population locale. A un moment, la direction du camp a voulu faire quelque chose pour créer du lien : un club de foot a été fondé en 1951, ainsi qu'un cinéma pour les familles (celui de Vernon était détruit).

           La plupart des mères allemandes ne travaillent pas et parlent mal le français ; leur vie sociale de femmes se limite donc au Buschdorf et aux allers-retours au marché de Vernon, à bord d'un car mis à leur disposition par le LRBA. On vit au Buschdorf, les us et coutumes allemandes : le grand ménage de printemps, quand les mères vident entièrement leurs maisons ; les carnavals ; le défilé aux lanternes de la Saint-Martin ; les sablés de Noël ; les anniversaires, « bien plus joyeux que ceux des Français », sans oublier les culottes de peau ...

           A la maison, les Allemands parlent exclusivement leur langue. Mais les enfants, eux, apprennent leurs premiers mots de français à la petite école installée dans l'une des baraques, réservée aux cours primaire et élémentaire, ou chez les « demoiselles Mahuet », deux enseignantes françaises qui dispensent un cours particulier dans leur appartement de Vernon. Puis, très vite, les gamins allemands feront leur, cette langue étrangère, la seule qu'ils parlent désormais entre eux. Les plus grands, lorsqu'ils la maîtrisent suffisamment, sont inscrits à l'école en ville, la plupart dans des établissements catholiques – les seuls à dispenser un enseignement privé –, car les parents semblent avoir peu confiance dans le service public. Et tant pis s'ils sont protestants. Pour pratiquer leur culte, ils se rendent une fois par mois dans une salle prêtée par la commune. Un pasteur allemand vient de Paris. Mme Lämmerhirt, l'épouse de l'un des scientifiques allemands, autrefois institutrice dans son pays, orchestre les animations pour les enfants : carnavals, fêtes, théâtre …

Le soir, les enfants scolarisés en ville guettent le car, pressés de filer « là-haut », chez eux, dans ce monde à part où les enfants de Vernon pénètrent rarement. Les enfants, déracinés, grandissent quasiment en autarcie au Buschdorf, le « village dans la brousse », un nom justement donné par les enfants eux-mêmes. Ils s’y sont recréés un monde imaginaire dans les bois, inventant leur propre République et élisant leur président. Ils passent leur temps à cavaler à travers la « brousse », ce vaste terrain de jeu de 500 hectares, sans que les adultes s'inquiètent. Il n'y a pas de danger, pas de voitures, ils se connaissent tous, les grands gardent un œil sur les petits.

           Etre fils ou fille d'Allemand dans la France des années 1950-1960 ne va pas toujours de soi. A l'école, c'est une insulte qui fuse, un vilain croche-pied, le salut nazi d'une gamine française devant une Allemande dans la cour de récréation, ou durant le trajet dans le car de retour vers la « brousse ».

D'un côté, il y a, pour ces enfants d’Allemands élevés en France, la très grande fierté de leurs pères d’avoir été parmi les artisans de la recherche spatiale française et européenne ; de l'autre, le malaise quant à leur contribution à une arme de destruction du IIIe Reich et, surtout, quant à leur degré d'adhésion à l'idéologie hitlérienne. Face à cette douloureuse dichotomie, une partie des grands enfants « Buschdorfers » ont oscillé entre silence, condamnation et reprise d’un récit déculpabilisateur.

           L’aventure de ces scientifiques allemands a longtemps été tenue secrète. Et pour cause: les contrats de travail signés avec le ministère de l'Armement leur interdisaient de parler à quiconque de leurs travaux ; ils risquaient la peine capitale ! « La France est partie de zéro dans la conquête spatiale. » Ce fut longtemps la thèse officielle. Un mensonge ! Sans eux, il n'y aurait certainement pas eu dès novembre 1965, l'envol de la fusée Diamant au-dessus du pas de tir d'Hammaguir (Algérie), où s'activaient quelques-uns de ces experts, ni de décollage du lanceur européen Ariane de la base de Kourou en Guyane, en 1979.

           Une majorité d'entre eux rejoindra l’Allemagne, mais d'autres resteront en France, certains dans la région de Vernon. La dernière famille allemande a quitté les lieux en 1984 ; tout le matériel a été démonté et vendu à la fin des années 1990 ; les 37 bâtiments ont été détruits en 2013. La Société européenne de propulsion a été créée en 1971 à Vernon pour les moteurs d'Ariane. Aujourd’hui, le site est utilisé par les militaires pour réaliser des exercices et entraînements.

Le LRBA n'est pas le seul organisme français à avoir bénéficié, après guerre, de ces « transferts de technologie » très particuliers. Les faits ont longtemps été masqués aux yeux de l'opinion pour cause d'orgueil national et de secret défense. Entre 1945 et 1950, la France a massivement recruté des « cerveaux du IIIe Reich », probablement plus d'un millier. Soit nettement moins que les 5.000 savants allemands enrôlés par l'URSS ou les 3.000 recrutés par les Etats-Unis dans le cadre de leur opération « Paperclip ». Mais plus que les quelques dizaines embauchés en Grande-Bretagne.

Des nazis ? Nombre de ces savants n'étaient, semble-t-il, ni des fanatiques ni des militants, mais dans leur grande majorité des ingénieurs, sans engagement politique particulier. Mais sans doute la France a-t-elle dû fermer les yeux sur quelques figures au passé chargé parmi ces experts.

Réf : Le Monde - Valérie Lépine - 25 nov 2023 / L’Express - 20 mai 1999

L’exil des intellectuels Allemands (1933-1940)

           À l’exception de la parenthèse du Front populaire (jul 1935 - nov 1938) qui a créé un « certificat de réfugié allemand » un peu protecteur, la France va continuer, comme la plupart des pays occidentaux, à se refermer, traquer et expulser. Réunis à la conférence d’Évian en juillet 1938 pour trouver une solution à la crise migratoire, 32 pays se refusent à amender leur législation pour faciliter un peu l’accueil des migrants. Le 9 novembre suivant, ce sera la « Nuit de cristal » en Allemagne …

           Les exilés vont donc être très vite broyés par les mâchoires bureaucratiques des dispositifs législatifs ou réglementaires répressifs adoptés des deux côtés du Rhin. Exemple : en avril 1938, Berlin retire leur nationalité aux juifs allemands, ce qui transforme ipso facto Hannah Arendt et ses amis en « apatrides ». En « sans droit ».

En France, la déclaration de guerre, le surlendemain de l’invasion de la Pologne (01 sep 1939), transforme tous les réfugiés allemands en « ennemis potentiels ». Pareil pour tous les exilés politiques de gauche que le pacte germano-soviétique (signé 8 jours plus tôt) conduit à assimiler à une « troisième colonne ». Ils seront arrêtés, comme les communistes français, conduits dans les stades Yves-du-Manoir, Buffalo, puis le Vél d’Hiv, et les camps dont celui terrible de Gurs et de Verret.

           Les antifascistes allemands, ces hommes et ces femmes d’origine juive, qui du fait de la prise de pouvoir d’Hitler n’ont très vite eu d’autres choix que de déguerpir. Des noms célèbres : Hannah Arendt, Koestler ou Walter Benjamin, ont connu une vie d’exilé sous harcèlement administratif, marquée par la précarité, la crainte des expulsions et bientôt les suicides.

La carte délivrée par les autorités françaises après reprise du passeport allemand.

Pour aller où ? Aux États-Unis ? En Grande-Bretagne ? Partout en Occident, les législations migratoires sont alors extrêmement restrictives et dissuasives pour les réfugiés venant d’Allemagne. La France était certainement le pays d’accueil le plus utilisé : ils étaient environ 40.000 venant d’outre-Rhin, rejoints par 4.000 à 7.000 réfugiés de la Sarre réoccupée par Berlin. Au total, la France compterait alors 3,5 millions d’étrangers et les répliques de la crise de 1929 tapent dur sur le marché de l’emploi. Les « métèques » et les juifs ne cessent d’être pointés du doigt.

            Une concentration d’intelligences constituée par les exilés d’outre-Rhin. Hannah Arendt, bien sûr, la philosophe surdouée mais alors inconnue, élève de Jaspers et Heidegger, qui a fait sa thèse sur « l’amour chez saint Augustin ». Dans les garnis misérables du XVᵉ arrondissement, dans les hôtels borgnes, dans les allées du jardin du Luxembourg, au Louvre, à la Bibliothèque nationale, on croise le journaliste Arthur Koestler revenu de tout et surtout du communisme, l’homme de théâtre Bertolt Brecht, le grand essayiste Walter Benjamin qui continue de raconter Baudelaire comme personne mais aussi le Paris haussmannien et ses passages, l’avocat Erich Cohn-Bendit, le père de Dany, le médecin Fritz Fränkel, très célèbre à Berlin, l’énorme écrivain Phillip Roth… Liste interminable.

Le père, Erich Cohn Bendit était un avocat berlinois connu proche des communistes. Le plus grand c'est Gabriel, le plus petit, c'est Daniel.

Dès leur arrivée, les chausse-trappes administratives sont quotidiennes : pour avoir des papiers en règle, il faut un certificat de travail, mais pour être embauché il faut avoir des papiers en règle… Les institutions juives chargées de trier les « éligibles » au titre de réfugiés, le Comité national au premier chef, ont endossé la volonté des gouvernements successifs de réduire l’immigration par crainte d’explosions populaires xénophobes. « Nous avions été chassés d’Allemagne parce que juifs, mais à peine avions-nous franchi la frontière, nous étions des « boches » », note Arendt.

            Jacques Heilbronner, le président du Comité chargé de la sélection pour le principal organisme israélite, est assez clair : « Il y a cent ou cent cinquante intellectuels qu’il y a intérêt à garder en France, parce que ce sont des savants ou des chimistes. Nous les garderons, mais les sept, huit, peut-être dix mille juifs qui viendront en France, avons-nous intérêt à les garder ? »

Bilan : 67 % des Polonais et des apatrides sont considérés comme « proscrits douteux ». Hannah Arendt ne décolérera pas contre les juifs « promus » qu’elle oppose à ses compagnons d’exil : les « juifs parias ». Helbronner, notable républicain, juriste éminent et président du Consistoire central israélite, qui pilote ces filtrages, mourra déporté en novembre 1943 à Auschwitz.

Ce n’est qu’un début. La machine administrative s’emballe. Koestler a beau essayer de s’engager dans la Légion, il est refoulé. Arrivés à Paris, la Gestapo se précipite sur les fichiers des étrangers de la Préfecture de police où sont indiqués les noms et les adresses. Ils n’ont plus qu’à se servir.

Le 13 mai 1940, il est décidé que tous les réfugiés allemands sans exception, même ceux précédemment libérés, doivent être internés. Hannah Arendt, avec d’autres sont convoqués le 14 au vélodrome d'Hiver d'où ils sont transférés au camp de Gurs (Pyrénées-Atlantiques).

Les réfugiés allemands seront enfermés notamment à Gurs après la déclaration de guerre. Hannah Arendt s'en échappera à la faveur de la défaite.

            Le pire, la honte aussi, c’est la clause 19 de l’armistice signée le 22 juin 1940 par Philippe Pétain : « La livraison des ressortissants allemands désignés par l’Allemagne ».

Ce n’est pas simplement l’effroi face à la violence nue des SS qui a conduit nombre des amis d’Hannah Arendt, réfugiés en France, à des gestes de désespoir. C’est aussi l’épuisement préalable provoqué depuis près de dix ans par le harcèlement administratif et policier, la suspicion, la faim et la précarité du travail…

Le 14 juin 1940, témoin de l'invasion de Paris par les troupes allemandes, le romancier autrichien Ernst Weiß décida de se suicider en s'entaillant les veines dans la baignoire de sa chambre de l’Hôtel Trianon après avoir pris du poison. Il décéda le 15 juin à l'âge de 58 ans dans un hôpital proche.

Le mathématicien Wolfgang Döblin (fondateur du calcul stochastique), pourtant naturalisé français, plutôt que de tomber aux mains des Allemands, se suicide le 21 juin 1940 dans une ferme vosgienne. Inhumé le même jour comme « soldat anonyme », son corps ne sera identifié qu'en 1944. Sur sa tombe est inscrit : « Vincent Doblin. Mort pour la France ».

Le 26 septembre 1940, le philosophe et historien de l'art Walter Benjamin, gagné par une « quiétude glaciale », se supprime à la morphine à la frontière espagnole. Bien que sa dépouille n'ait jamais été retrouvée, un monument funéraire lui est dédié au cimetière de Portbou.

Le grand romancier austro-hongrois Joseph Roth, lui, a pris les devants un an avant à sa manière : sentant venir l’irréparable, il se détruit méthodiquement à l’alcool. Il s’imbibe toutes les nuits au Café de la Poste d’un cocktail de vin, de cognac et de Pernod : « Je suis européen, et je veux mourir avec l’Europe ici dans une rue de Paris devant cet hôtel. » Il succombera le 27 mai 1939.

Le journaliste Erich Kaiser s’empoisonne avec de la strychnine.

Source : Challenges - Guillaume Malaurie – 28 sep 2024.