Paris et ses ordures : des siècles de lutte pour la salubrité publique
. Si jusqu’à la fin du XIIe siècle, les rues de Paris n’étant pas pavées, les eaux de pluie, d’inondation et ménagères détrempent les chaussées et y croupissent à demeure, le pavage ordonné par Philippe Auguste conduit chacun à nettoyer de lui-même au-devant de sa maison, avant que le zèle ne laisse place à la négligence. En dépit d’arrêts toujours plus coercitifs, il faut attendre trois siècles pour changer d’approche et assister, sur l’instigation du roi Henri IV, à la mise en place d’une taxe destinée à financer un service dévolu au transport des ordures au lieu d’infliger cette corvée aux habitants. Du XVIe au XXe siècle, des efforts gigantesques ont été accomplis pour maîtriser les déchets dans la capitale et assainir le cadre de vie des Parisiens.
. La taille et la densité de Paris ont paru exceptionnelles dès la fin du XVe siècle au moins. Entre Louis XI et Louis XIV, la population de la capitale aurait doublé pour atteindre 400.000 habitants, puis 500.000 dès la moitié du XVIIIe siècle. C'est alors la deuxième plus grande ville d'Europe, derrière Londres. La cité s'étale en rattachant peu à peu des faubourgs, comme l'atteste le nom de nombreux quartiers parisiens, à commencer par le faubourg Saint-Germain. Le nombre d'habitants par immeuble dans le centre de Paris, sous Louis XVI, est évalué à plus de 40 (en moyenne).
La capitale regorge alors d'animaux domestiques élevés sur place: chiens et chats, cochons et lapins destinés à la consommation, vaches laitières. Sans compter plus de 20.000 chevaux à la fin du XVIIIe siècle. Et 50.000 à 60.000 bœufs et vaches (pour ne rien dire des moutons et brebis) acheminés de toute la France vers Paris, abattus et consommés chaque année au début du XXe siècle. Ces chiffres n'ont pu que croître les décennies suivantes.
Aux déchets provoqués par les besoins du corps et l'alimentation des Parisiens ainsi que de leurs animaux domestiques s'ajoutent les saletés provoquées par les autres activités humaines : chantiers de bâtiment, travail des artisans (les tanneries, très polluantes, se sont concentrées sur les rives de la Bièvre pour évacuer plus aisément les déchets), manufactures. La cendre de bois issue des feux domestiques est omniprésente.
. Les progrès réalisés pour rendre Paris propre et sanitairement sûre sont remarquables. Mais cette entreprise colossale a nécessité beaucoup de génie et beaucoup de peine. À gauche, Le Passeur de ruisseaux par Maurice Leloir (1853-1940). À droite, des égoutiers parisiens quai de la Mégisserie, au début du XXe siècle. Bridgeman images.
De tout temps, la question de la gestion des déchets toque à la porte des habitants des villes. Si ce n'est qu'il y a quelques siècles, la quantité d'ordures ménagères était bien moins importante qu'aujourd'hui, et ces dernières n'étaient presque constituées que de déchets organiques.
Très tôt, on a trouvé une astuce pour se débarrasser de ces épluchures : on creuse un trou et on enterre le tout, ni vu ni connu. Ce type de décharge a notamment vu le jour à Knossos, en Crète, aux alentours de 3.000 ans avant J.-C., puis à Rome, dans l'Antiquité. L'astuce n'était pourtant pas infaillible, les déchets pouvant rapidement envahir les rues si personne ne venait s'en occuper. À Athènes, en 500 av. J.-C, on a donc tenté de serrer la vis avec une loi ordonnant que les ordures soient jetées à au moins un mile (1,6 km) de la ville.
Les rues pouvaient aussi subir un semblant de balayage, mais à ce stade, on brassait plus de la poussière qu'autre chose. De la poussière et de la boue, d'où le nom de « boueux » attribué à ceux qui nettoyaient les boues urbaines au Moyen Âge. Pour le reste, on passait le tout dans la cheminée et on réutilisait au maximum. On réparait et rafistolait tout jusqu'à épuisement.
. Avant le règne de Philippe Auguste (1180-1223), la bouillie fangeuse qui caractérisait les rues de Paris ne prenait quelque consistance que grâce aux détritus, aux pourritures, aux immondices de toutes sortes, dont chaque maison se débarrassait au profit de la voie publique. Et elles en avaient à dégorger, car on y engraissait des porcs, des oies, des lapins, des poules, tous animaux malodorants de leur nature. Le pis est qu’il n’y avait pas de latrines : les habitants alors jetaient tout par les fenêtres. Il suffisait de crier trois fois, par avance : « Gare l’eau ! », et l’on était en règle avec la maréchaussée : tant pis pour les sourds ou les distraits.
La ville entière est le grenier d’abondance des porcs, qui vagabondent librement et joyeusement partout. Pour être juste d’ailleurs, il faut reconnaître que leur intervention sur la voie publique n’est pas en somme trop préjudiciable ; car s’ils remuent la fange et diffusent ses miasmes, ce qui est fâcheux, ils se réhabilitent d’autre part en contribuant au nettoyage des rues, où ils absorbent, par-ci par-là, quelques immondices. C’est autant de besogne faite et point tant à dédaigner après tout, en un temps où personne à peu près, hormis eux, ne prenait semblable souci.
. Cahin-caha, les choses allaient de la sorte ; selon toute apparence même, les porcs auraient plus longtemps encore apporté leur concours gracieux à la propreté municipale sans un accident qui gâta tout. Le 12 octobre 1131, le fils du roi Louis le Gros, passant près de Saint-Gervais, fut renversé par un cochon étourdi qui se jeta dans les jambes de son cheval, nous apprend la Vie de Guibert de Nogent ; le prince mourut de sa chute le lendemain. Ce triste événement brouilla les pourceaux avec l’administration et provoqua leur réclusion : il leur fut interdit désormais de circuler au gré de leur fantaisie ; à peine accorda-t-on dans la suite un privilège exceptionnel à ceux de l’abbaye Saint-Antoine, en mémoire de leur patron.
Chute de cheval à Paris de Philippe de France, fils aîné du roi Louis VI, le 12 octobre 1131. Enluminure extraite des Grandes chroniques de France (British Library, Manuscrit Royal 20 E)
. Vivre constamment à côté des déchets (notamment d'excréments), ce n'était franchement pas le top niveau hygiène. Les maladies étaient courantes, et l'une d'entre elles restera particulièrement gravée dans l'histoire : la peste noire qui, en 1350, balayera l'humanité. Elle poussera les autorités du monde à prendre en considération l'hygiène publique.
Le christianisme a prôné, avec plus ou moins de succès, le respect de la nature créée par Dieu, les poils ayant, en outre, pour vertu, de cacher les « parties honteuses », tandis que l’épilation du pubis et des aisselles est la norme, pour les deux sexes, dans les sociétés islamiques, les poils qui retiennent les sécrétions (le sang, l’urine, la sueur, les matières fécales) étant considérés comme impurs. On ne saurait, dans ces conditions, effectuer ses obligations religieuses couvert de poils et il est significatif que la pâte dépilatoire soit appelée en persan vâjebi (« obligatoire »).
En France, du Moyen-âge au XVIe siècle, les femmes aisées pratiquaient l’épilation intégrale, un usage qu’avaient découvert les Croisés en Orient. On comptait ainsi 26 bains chauds ou étuves à Paris en 1292. Puis, la pratique de l’épilation s’estompe pendant les siècles qui suivent la Renaissance ; l’eau, et surtout l’eau chaude, a alors mauvaise réputation ; elle est censée amollir les chairs et rendre les pores de la peau perméables aux microbes.
. Autre incident moins lugubre et dédié, celui-ci, aux nez délicats qui se plaignent des odeurs de Paris : Philippe Auguste ne peut plus faire ouvrir les fenêtres du Palais, tant est insupportable l’infection qui monte des rues voisines, rapporte Rigord dans Gesta Phillipa Augusti. En 1185, il donne l’ordre de paver la ville, explique Guillaume le Breton dans Vie de Philippe Auguste.
Ce fut un progrès ; au moins il n’y eut plus de fange et les lavages furent possibles. Chacun était obligé non seulement de balayer devant sa maison, mais encore de faire enlever, et de faire porter aux champs à ses frais les boues et les immondices. Les habitants d’une ou de plusieurs rues s’associaient, et louaient un tombereau commun pour leur service ; Paris ne comprenait alors que la Cité, et partie des quartiers de Saint-Jacques de la Boucherie, de la Grève, et de la Verrerie. Seulement, les lavages n’étaient point aussi fréquents et abondants qu’il eût fallu, car le système simple, mais malpropre, du tout-à-la-rue par les fenêtres florissait toujours : les rues étaient, comme avant le pavage, sales et puantes.
. La ville de Paris augmentant considérablement sous les successeurs de Philippe Auguste, en 1343, Charles V fit construire des fossés d’évacuation couverts pour limiter les odeurs. Le nettoiement devint pourtant de plus en plus difficile, d’autant que les bourgeois devenaient négligents, les ordonnances de police n’attachant aucune peine aux contraventions. Le prévôt de Paris voyant que la douceur, les égards et les ménagements augmentaient le désordre dans la police du nettoiement, rendit le 3 février 1348 une ordonnance dans laquelle on vit pour la première fois prononcer des amendes contre le défaut de nettoiement.
Les citadins qui ne balayaient pas jusqu’à la chaussée devant leur porte (d'où l'expression) devaient s'acquitter d'une taxe de balayage. Mais, et c’était souvent le cas à Paris, cette obligation pouvait être remplacée par une taxe de balayage (qui existe encore) qui confiait le balayage à des agents de la ville. Ceux-ci faisaient alors des tas avec ces ordures, avant de les emmener dans des dépotoirs. Les ancêtres des éboueurs. Au même moment, en Grande-Bretagne, on invente ainsi des « ratisseurs », qui ramassaient une fois par semaine les ordures dans un chariot.
Pour autant, le métier d'éboueur n'en était qu'à ses balbutiements, notamment en France. Et pour cause: agriculteurs et chiffonniers participaient eux aussi activement au nettoyage des rues. Les premiers éboueurs de Paris sont des paysans des alentours, la ville entretenant à l'époque des liens étroits avec la campagne qui l'environne. Munis de paniers et hottes, ils nettoient les rues avec des balais et des pelles. Leur voiture tirée par un à trois chevaux, où sont déposés les déchets, est composée d'une caisse montée sur des roues, qui peut être déchargée par l'arrière, et qu'on appelle un tombereau. Dans la capitale française, au XVIIIe siècle, les habitants sortaient pêle-mêle, devant chez eux, tout ce dont ils ne voulaient plus, des restes alimentaires aux objets les plus divers. Le tout venait compléter la boue et les déjections des animaux qui jonchaient les rues, formant un mélange des plus dégoûtants.
La nouveauté de la loi, la crainte de la condamnation et l’exactitude des officiers de police à découvrir les contrevenants, mirent pour quelque temps terme à cette malpropreté, mais il y eut plus de difficulté à faire observer cette discipline dans les faubourgs.
Les habitants de Saint-Honoré représentèrent au roi l’impossibilité où ils étaient d’entretenir leurs rues nettes, par la quantité de voitures qui entraient dans la ville, et parce que les tombereaux qui conduisaient aux voiries les boues et les immondices de la ville des autres quartiers, étaient si mal construits qu’ils en répandaient la plus grande partie sur la voie publique : une quantité d’ordures que personne ne voulait enlever. Le roi renvoya leur requête au prévôt de Paris pour y remédier, et les lettres qui lui furent adressées à cet effet contiennent l’ordonnance du 3 février 1348, premier règlement d’importance dont nous connaissons donc la teneur :
« Comme d’ancienneté, pour la bonne ville de Paris être plus noblement et nettement tenue et gardée, il ait été communément chaque année crié et publié solennellement de par le roi notre Sire, en peine d’amende, que toutes manières de boues, gravats, terreaux, nettoyures et autres choses fussent ôtées, et mises hors des voiries et chaussées dudit Seigneur, et par chaque à qui elles appartenaient à être ôtées, dont il a été tenu petit compte du commun, pour la douceur et la débonnaireté du roi notre Sire et de ses gens, qui ne se sont en rien efforcés de lever, ni attribuer aucun profit au dit Seigneur pour cause de ce jusqu’alors.
Mais pour ce qu’il est nécessité que dorénavant la dite bonne ville de Paris soit plus nettement tenue et gardée, qu’elle n’a été au temps passé jusqu’alors, afin que les demeurants, repairants et habitants en icelle, puissent plus sûrement et amiablement aller par icelle, il a été ordonné du commandement du roi notre Sire, et bonne délibération, et pour le commun profit, que nul, de quelque état qu’il soit, ne soit si hardi de mettre ou faire mettre fuerres, fiens, boes, cureures, ni autres ordures sur les carreaux du roi, mais incontinent et sitôt que quiconque aucun sera trouvé faisant le contraire, il paiera et sera tenu de payer au roi notre Sire soixante sous d’amende.
Quiconque voudra maçonner et faire des édifices en la dite ville de Paris, par quoi il lui fera métier de mettre aucun terreaux, pierres, merrien, gravois ou autres choses sur la dite voirie, il ait les tombereaux, hotteurs ou porteurs tous prêts pour porter lesdits gravois, pierres, merrien et autres choses, aux lieux accoutumés, en la manière et selon ce qu’ils seront ôtés, et mis hors de l’hôtel dont ils sont issus ; et quiconque sera trouvé faisant le contraire, il sera tenu de payer au roi notre Sire soixante sous parisis d’amende. »
Cette ordonnance renouvelait l’interdiction de laisser vagabonder les cochons, sous peine là encore d’une mande de 60 sous, les pourceaux étant en outre « tués par les sergents ou autres qui les trouveront dedans la dite ville, dont le tuant aura la tête, et sera le corps porté aux hôtels-dieu de Paris qui paieront les porteurs ».
Par ailleurs, l’ordonnance enjoignait aux Parisiens de « bouter, balayer ou nettoyer devant son huis » après la pluie, les détritus devant être portés « au lieu accoutumé ; et qui sera trouvé faisant le contraire, il sera tenu en la dite amende. »
. Le système du tout-à-la-rue par les fenêtres régna sans conteste jusqu’en 1372. Une ordonnance du 29 mars l’abolit alors, parce que les habitants, négligeant trop souvent de crier les : « Gare l’eau ! » tutélaires, envoyaient, sans cérémonie et tout-à-trac, diverses choses sales sur la tête des passants. Quelque gros bonnet sans doute en avait attrapé sa part. Au tout-à-la-rue par les fenêtres succéda alors le tout-à-la-rue par les portes ; car il fallait bien, de façon ou d’autre, débarrasser les maisons de leurs ordures. Cette réforme eut, au demeurant, quelque mal à se faire accepter du public, qu’elle troublait en ses habitudes : elle resta longtemps platonique ou, tout au moins, on y contrevint fréquemment.
. Quoi qu’il en soit, et quelque chemin qu’elles prissent, portes ou fenêtres, pour arriver à la rue, les ordures s’éparpillaient, puis s’amoncelaient à toute heure du jour et de la nuit sur la voie publique. Il fallait recueillir ensuite et porter tous ces débris aux voiries constituées le long des remparts. Un tombereau faisait cet office ; mais c’était le public qui en payait les frais et cela ne laissait pas d’être dispendieux. La population se mit alors, par mesure d’économie, à se débarrasser des immondices, en les transportant nuitamment sur les places dont elle n’avait pas l’entretien.
Cette mauvaise habitude infecta tellement la place Maubert qu’elle devint presque inaccessible : elle se trouva convertie en un véritable dépotoir en 1374. Les marchands qui y étalaient leurs denrées en souffraient un grand préjudice, et l’on était sur le point de cesser le commerce dans cette partie de la ville lorsque le prévôt de Paris y pourvut fort à propos par des droits modiques qu’il imposa sur les voisins et sur les marchands : tout le produit de cette imposition fut destiné au nettoiement de la place et à l’entretenir propre et commode.
Quand les habitants ne se débarrassaient pas de leurs ordures sur les places publiques, ils les jetaient ou dans les égouts qui s’engorgeaient, ou dans la Seine qui s’infectait. Bientôt, les ordonnances furent renouvelées et assorties d’un délai de huit jours octroyé aux habitants pour faire enlever et porter leurs boues et immondices aux lieux accoutumés avec interdiction de les répandre dans les rues. Mais les délais que le prévôt de Paris se voyait obligé d’accorder et toutes les autres précautions qu’il prenait pour porter les Parisiens à remplir leurs obligations dans l’intérêt commun, ne rétablirent point la discipline. Au contraire, le nettoiement se trouva si abandonné, surtout dans les rues où les grands seigneurs demeuraient, que l’on fut dans la nécessité de recourir à l’autorité royale pour y apporter remède.
Au Moyen Age, les déchets ménagersne font l’objet d’aucune collecte ni d’aucun traitement
. C’est ainsi que Charles VI, par ses lettres patentes du 1er mars 1388, commit le prévôt de Paris pour pourvoir diligemment et de la manière la plus convenable au nettoiement, et aux réparations du pavé, en faisant contraindre vigoureusement tous les habitants, de quelque état ou condition qu’ils fussent, sans égard à l’autorité, la noblesse, ni aux privilèges. Une ordonnance du 29 novembre 1392 défend à toutes personnes « de porter ou faire porter de jour ni de nuit, ou avaler par force d’eau ou autrement en la place de Grève » des ordures quelles qu’elles soient, sous peine d’amende, « et pour lesdites peines ils soient punis et menés au Châtelet de Paris, jusqu’à ce qu’ils aient payé lesdites amendes ».
Toutefois, en dépit de tous les soins de la police et des publications qui se faisaient régulièrement pour informer le public de ses obligations, le nettoiement se trouva abandonné à un tel point, que le magistrat fut obligé d’avoir recours à des moyens extraordinaires pour y remédier. Le 9 octobre 1395, une ordonnance de police relative à la propreté des rues imposait les mesures déjà maintes fois édictées, « à peine d’amende et de prison au pain et à l’eau. »
Vers cette même époque (14 novembre 1396), une ordonnance de police taxa chaque tombereau destiné à l’enlèvement et au transport des boues de Paris de la manière suivante : pour chaque tombereau d’immondices enlevées dans les plus éloignées des voiries, 10 deniers parisis ; pour celles enlevées près l’ancienne clôture, 3 deniers ; enfin, pour les lieux plus rapprochés des voiries, 6 ou 4 deniers.
. Observons que le peuple n’était pas seul en contravention aux ordonnances relatives au sujet qui nous occupe. Les nobles, les seigneurs, les princes, qui faisaient leur résidence à Paris ; enfin, les communautés religieuses d’hommes ou de femmes, suscitèrent mille difficultés et ne voulaient point se soumettre à la juridiction de la police, de telle sorte que certaines parties des rues dans lesquelles étaient situés de grands hôtels, des églises ou des couvents, n’étaient jamais nettoyées et offraient un spectacle dégoûtant et insalubre pour le voisinage. Par lettres patentes du 5 avril 1399 adressées au parlement, le roi fit connaître ses intentions, et mit pour quelque temps un terme à cet abus des grands.
En janvier 1404 parut la fameuse ordonnance de Charles VI ordonnant le curage de la Seine dans laquelle précédemment on jetait toutes les immondices, ce qui faisait craindre que l’eau n’en fût infectée et n’occasionnât de graves résultats pour la santé publique. Pour l’époque, ce travail était considérable. L’ordonnance, publiée en jugement au Châtelet de Paris le 15 décembre 1405, portait en substance : 1° Qu’il serait informé tant contre ceux qui ont jeté des immondices dans la Seine que contre ceux qui en jetteraient à l’avenir, et que chacun, selon son état, contribuerait à la dépense du curage de la rivière ; 2° Défense était faite à toute personne, de quelque condition qu’elle fût, d’y jeter aucune chose dans la suite ; 3° Les maîtres étaient déclarés responsables de leurs domestiques ; 4° Toute personne prise en flagrant délit devait être immédiatement conduite en prison par les sergents ; 5° Défense était faite de mettre le feu aux fumiers et aux pailles qui pourraient se trouver sur la rivière, à peine de la hart.
Les ordonnances de police des 28 juin 1404, 20 octobre 1405, 21 octobre 1414, 19 juin 1428, 24 mars 1472, 24 juin et 10 juillet 1473, vinrent réveiller le zèle et l’activité des habitants de Paris, et leur rappeler l’obligation de nettoyer le devant de leurs maisons, de faire porter les boues aux voiries et non dans la rivière, ou sur les places publiques, ou dans les quartiers éloignés, ainsi qu’on le pratiquait autrefois. Cependant, malgré toutes ces ordonnances, ce service public se faisait assez mal ; en 1476, le parlement crut devoir intervenir et rendit, cette même année, deux arrêts, par lesquels il ordonnait au prévôt de Paris « de pourvoir en toute diligence à faire nettoyer les rues de Paris, en contraignant à ce faire et à contribuer aux frais pour ce nécessaires, toutes gens de quelque état qu’elles fussent, privilégiés et non privilégiés, nonobstant oppositions ou appellations quelconques. »
Un défi vertigineux
. Le prévôt de Paris et les officiers du Châtelet, qui avaient mandat de mettre à exécution les arrêts précités, n’ayant pu lever les difficultés que les grands et les nobles faisaient naître sans cesse en se refusant au nettoiement de la façade de leurs hôtels, le parlement se vit contraint de se charger de l’administration de cette branche de police, et, par arrêt du 28 juillet 1500, pourvut au rétablissement du pavé et au nettoiement des rues. Dans les rues, du sable s'infiltre entre les pavés. Après la pluie, a fortiori lorsqu'il neige, l'eau boueuse se mêle aux ordures et au crottin. Les roues des voitures malaxent cette mixture et la répandent, éclaboussant à l'occasion murs et passants. Et on vide encore souvent les pots de chambre par la fenêtre. Bref, c'est un défi sanitaire vertigineux que doivent affronter les autorités municipales et royales !
En 1502, un arrêt du 12 avril ordonnait que dans chaque quartier le nombre de tombereaux serait augmenté, et contraignait les seigneurs justiciers de fournir des places pour décharger les immondices.
Cet arrêt portait, en outre, que chaque fermier des voiries, tant du roi que des autres seigneurs, serait tenu d’avoir une charrette et un tombereau pour porter les boues hors de la ville ; qu’il serait fait information des exactions des voituriers et des fermiers des voiries. Des commissaires spéciaux, conseillers du parlement, avaient été créés dans chaque quartier de Paris pour faire exécuter par les seigneurs voyers et autres les arrêts de la cour relatifs à la propreté de la capitale.
En 1522, François Ier promulgue un règlement pour la collecte des déchets à Paris. Comme plusieurs de ses prédécesseurs, il ordonne aux Parisiens de déposer leurs ordures dans un panier. Dans chaque quartier, des assemblées d'habitants désignent un bourgeois pour assumer la fonction de commissaire du nettoiement. Il est chargé de contracter avec des entrepreneurs spécialisés. Le lieutenant civil du Châtelet, représentant de la couronne, entérine ensuite le choix des assemblées d'habitants et les prie ... de dresser la liste des contribuables chargés de payer la taxe instituée pour entretenir les rues et financer la collecte.
. Le prévôt de Paris eut seul le droit de connaître des différends qui pourraient s’élever ; seulement il y avait dans chaque quartier, comme précédemment, deux conseillers au parlement pour intervenir en cas de rébellion ou de désobéissance aux ordres du prévôt. Par arrêt du parlement des 14 mars 1523 et 4 mars 1524, il fut adjoint aux commissaires des huissiers à verge chargés de surveiller l’exécution des arrêts, arrêter ou dénoncer les contrevenants.
L’imposition fut régulièrement établie dans chaque quartier dès 1527 ; mais cette perception fut troublée quelques années après par l’effet d’une contagion qui affligea Paris, et attira toute la sollicitude du gouvernement de ce côté. Cependant tout n’était pas entièrement négligé ; l’impôt ne pouvant pas être perçu, on en était revenu à l’ancien usage, et deux ordonnances rendues pendant le temps de contagion, de troubles et de désordres, portent que « tous les habitants feront nettoyer devant leurs maisons, en toute diligence, et feront porter les immondices hors de la ville, à peine de prison et d’amende arbitraire » (ordonnances des 24 janvier 1532 et 13 septembre 1533). La contagion ayant cessé, les taxes furent remises en vigueur en 1539, par arrêt du parlement du mois de novembre, portant règlement sur la matière, peine contre les contrevenants, contre les commissaires et officiers qui ne remplissaient point leur service exactement ; contre les maçons et autres gens d’état qui laisseraient des matériaux dans les rues ; inflige le fouet à tout charretier qui n’enlèverait pas les boues sur l’heure.
Dans cette ordonnance, il était également défendu de curer les retraits sans autorisation de justice, d’étendre aucun linge ou drap sur perches aux fenêtres donnant sur la rue, de nourrir des cochons, des lapins, des poules, etc., dans Paris, mais de les mener hors les faubourgs.
. Cette ordonnance devait être publiée et affichée sur parchemin tous les mois dans les seize quartiers de la capitale. Quelque temps après, par son ordonnance du 28 janvier 1539, François Ier détermina la forme du tombereau à l’usage du nettoiement : il devait être « garni de roues et ustensiles de 2 pieds de large par bas, les issans de 6 pieds de long, les côtés 2 pieds de haut, et sera aussi haut par le derrière que par le devant, et l’hac qui fermera le derrière aussi haut que le devant dudit tombereau et sera la huche dudit tombereau ; si bien close et jointe qu’il n’en puisse sortir ordures ou immondices, et sera le tombereau ferré et garni de bandes, clous, frettes, harpes, boulons, sais et autres ferrures nécessaires, jusqu’au poids de huit vingts livres, fer de Brie ; le tout bien et duement fait et parfait, loyal et marchand, ainsi qu’il appartient. »
Dans cette même déclaration, les heures de travail des tombereaux furent fixées, en hiver, de sept heures du matin à midi, et de deux heures jusqu’à six heures du soir ; en été, de six heures jusqu’à onze heures du matin, et de trois heures jusqu’à sept heures du soir. Ces articles, ainsi que quelques autres à l’usage des conducteurs des tombereaux, furent ajoutés à la précédente ordonnance de novembre de la même année.
Succession de boutiques dans les rues de Paris. Enluminure de 1510 extraite du Livre du gouvernement des princes, par le frère Gilles de Rome
. Charles IX et Henri III, de même que leurs prédécesseurs, publièrent des ordonnances relatives au sujet qui nous occupe ; mais comme elles ne contiennent rien de particulier qui ne fût déjà dans les précédentes, nous nous contenterons d’en signaler les dates. Celle de Charles IX est du 22 novembre 1563, et celle de Henri III du 29 août 1586, qui augmente la taxe imposée aux bourgeois pour le nettoiement de la ville ; ordonne que tous les bourgeois nommés d’office lèveront ces taxes, mais en dispense les officiers du roi et gens vivant noblement.
Cette ordonnance fut peut-être une des principales causes qui troublèrent ce service public. En effet, les bourgeois chargés de lever les taxes se présentaient chez les officiers du roi et chez les gens vivant noblement pour réclamer le montant de la taxe ; ceux-ci refusaient, les renvoyaient en les raillant, et les malheureux bourgeois receveurs, n’ayant aucun recours contre ces messieurs trop haut placés, étaient forcés de payer pour eux ; car il fallait toujours que l’impôt fût complet. Cela n’aurait pas été ainsi, si parmi les receveurs de la taxe il y avait eu gens vivant noblement et officiers du roi. La bourgeoisie se plaignait, et sa plainte devait finir par être entendue ; quelque tardive qu’elle puisse paraître à notre empressement, la justice arrive toujours à qui sait l’appeler fermement et fortement.
Henri IV, touché des justes plaintes du peuple et voulant mettre un terme aux vexations des grands tout en maintenant tout ce qu’il y avait de bon, d’utile et d’applicable dans les précédentes ordonnances, donna à ferme le nettoiement des rues aux sieurs Remond Vedel, dit la Fleur, capitaine du charroi de l’artillerie, et Sorbet, son associé. Ce bail à ferme fut consenti, le 21 juin 1608, en la chambre du conseil du roi ; et, en septembre suivant, parut un règlement pour établir le service des entrepreneurs. Mais les entrepreneurs chargés des rôles pour lever les taxes ne furent pas plus heureux que les bourgeois ne l’avaient été jadis ; ils ne pouvaient se faire payer ni des grands ni des communautés : ils firent des avances considérables, et neuf mois seulement après leur établissement ils étaient ruinés et cessèrent l’entreprise. Dans l’espace de quelques mois, plusieurs autres fermiers leur succédèrent, mais ne purent longtemps continuer, toujours pour la même cause.
Voyant l’inutilité de cette entreprise, le roi se chargea lui-même de cette dépense ; et, pour y pourvoir, il augmenta les impôts sur les vins : cette augmentation fut de 15 sols pour l’entrée d’un muid (arrêt du conseil du 31 décembre 1609). Par suite de ces divers changements, on reconnut qu’il conviendrait mieux de diviser le travail du nettoiement de Paris entre plusieurs entrepreneurs : c’est ce qu’on fit dès le 19 février 1611 et jours suivants. Mais cet état ne put tenir encore longtemps, et l’intrigue, qui commençait dès lors à se glisser partout, fit de nouveau donner cette entreprise à des fermiers généraux, à des compagnies financières qui exploitaient les 70 ou 80.000 francs qui étaient alloués pour le nettoiement des rues de Paris dont elles s’occupaient assez peu, parce qu’elles avaient d’autres entreprises plus importantes.
Une rue de Paris la nuit, au XVIe siècle. Gravure (colorisée) extraite de Paris à travers les siècles, par H. Gourdon de Genouillac
. Le 27 mai 1637, un arrêt du conseil vint pourvoir à la cessation, ou plutôt à la résiliation du bail faite par les fermiers du nettoiement des rues, qui avaient aussi l’entreprise du pavé. Cet arrêt mit les choses dans l’état où elles étaient dès le commencement des ordonnances. Ainsi, la police en fut donnée au prévôt de Paris ; les taxes furent renouvelées, et des bourgeois nommés receveurs pour percevoir ces taxes ; en un mot, on revint au régime antérieur à 1608. Pour régulariser de nouveau ce service tel qu’il était avant Henri IV, plusieurs ordonnances et arrêts, tant du roi que du parlement, furent promulgués, mais ne contiennent rien de particulier ni de nouveau. L’ordonnance du 3 décembre 1636 porte règlement général pour la police du nettoiement et oblige l’entrepreneur, sous peine de 3 livres d’amende, à avoir une pelle et un balai pour bien nettoyer les rues, et de mettre des rebords à ses tombereaux pour que rien ne puisse tomber sur la voie publique.
De 1640 à 1666, nouveaux changements. C’est dans ce laps de temps que sont créés les titres d’offices des receveurs des deniers de police qui exercent peu de temps (édit royal de janvier 1641). Cette police du nettoiement de la ville leur est retirée et l’on en charge de nouveau les officiers du Châtelet (lettres patentes du roi du 18 juin 1643) ; puis on rétablit les receveurs particuliers (arrêt du parlement du 3 décembre 1650), qui ne restèrent pas non plus fort longtemps, et toujours pour la même raison. C’est à-dire qu’ayant beaucoup de difficultés pour se faire payer des classes privilégiées, ils se trouvaient en avance, chacun dans leur quartier, pour des sommes considérables, et se dégoûtaient bien vite de ces charges si onéreuses où l’on perdait bien plus qu’on ne gagnait.
. L’arrêt du 30 avril 1663 porte que les entrepreneurs des divers quartiers seront tenus d’avoir le nombre de tombereaux et de chevaux fixé dans leurs baux ; rappelle les anciennes ordonnances relatives aux heures de travail, à la longueur, largeur et profondeur des tombereaux, à leur bonne confection, sous peine de confiscation desdits tombereaux et chevaux. À partir des années 1720, numéroter les tombereaux au moyen de plaques métalliques deviendra obligatoire. À la fin du siècle, le nom et l'adresse du propriétaire devront y figurer pour les responsabiliser. Ainsi naissent les premières plaques d'immatriculation.
Le ramassage des ordures est annoncé par un cornet ou une cloche et les riverains sont ainsi avertis de devoir sortir leurs déchets. Dès les années 1660, le Parlement de Paris imprime des calendriers déterminant la fréquence du ramassage des ordures : chaque jour dans les principales artères (même le dimanche, ce qui constitue une entorse au jour du seigneur, censé être consacré à la messe, la prière et le repos) ; et d'une à cinq fois par semaine dans les rues secondaires.
À la collecte des ordures (souvent le matin) s'ajoute la vidange des fosses d'aisance des particuliers et des équipements des abattoirs, curés (la nuit) par des ouvriers qu'on appelle les vidangeurs et transportés par les rues.
Vers 1666, le service était dans un si triste état que personne n’en voulait plus. Paris, dit l’auteur du Traité de police, « était un véritable cloaque. » Pour faire cesser ce fâcheux état de choses, on forma un conseil de police, composé du chancelier Séguier, du maréchal de Villeroy, de Colbert, de huit conseillers d’État et d’un greffier. Ce conseil dura depuis le mois d’octobre 1666 jusqu’en février suivant ; il s’occupa de toute la police en général, et particulièrement du nettoiement des rues. Dans la séance du 11 octobre, par exemple, le chancelier rapporta, « que l’intention du roi était qu’on s’appliquât surtout à perfectionner le nettoiement, et que Sa Majesté marcherait exprès dans les rues pour voir si ses ordres, à cet égard, étaient exécutés. »
. Cette même année 1667 fut créée la charge de lieutenant de police. Le roi nomma à cet emploi M. de la Reynie, maître des requêtes, qui apporta la plus grande amélioration dans toutes les branches de la vaste administration de la police de Paris. Le nettoiement des rues fut porté à sa perfection, dit l’auteur ; des directions de quartiers furent établies, et furent si bien ordonnancées, que les principaux personnages du temps voulurent être chefs de ces directions. M. de la Reynie, admirateur sincère du génie de Colbert, et nourri des principes de cet homme célèbre qui l’aida puissamment dans son administration de la police, sut inspirer à tous son zèle, son activité, et son amour pour l’ordre et pour la propreté de la ville. Les rues furent éclairées et tenues très proprement, le guet de nuit fut réformé ; les maisons royales, les églises, les monastères, les hôtels des princes et des grands étaient tous compris dans les rôles de taxes pour le nettoiement : et ce qu’il y a d’étrange et de nouveau, c’est que chacun, riche ou pauvre, privilégié ou non, tous les habitants de Paris payaient régulièrement leur taxe.
. L’arrêt du parlement du 12 juillet 1697 vient encore simplifier la marche du service du nettoiement de la capitale. Cette dépense n’est plus à la charge des bourgeois, le roi assigne sur ses finances les dépenses nécessaires à cette administration. Un plus petit nombre de personnes sont employées ; les dépenses sont moins considérables, et le service se fait avec une parfaite régularité (1697). En outre des ordonnances que nous venons de faire connaître, il y en a eu quelques autres qui sont venues apporter un changement notable à l’ordonnance du 20 avril 1663, qui prescrit de nouveau que tous les receveurs de taxes élus dans les assemblées des directions seront tenus d’accepter la commission pour l’exercer pendant un an, sans avoir droit à aucun salaire et sans qu’ils puissent, sous quelque prétexte que ce soit, s’en dispenser.
. Ce fut en janvier 1704 que, par édit, le roi ordonna le rachat des taxes susdites par les propriétaires des maisons de Paris. Quatre trésoriers généraux des deniers de police et quatre contrôleurs généraux des trésoriers furent créés aux lieu et place des deux receveurs généraux et des vingt receveurs particuliers. Avant 1714, cet état de choses n’existait plus ; mais les trésoriers et les contrôleurs conservèrent leurs titres jusqu’en 1729. Aux termes d’une déclaration, en date du 14 août, toute personne pouvait soumissionner et devenir fermier, soit du tout, soit d’une ou plusieurs parties de la ville, pour le nettoiement de Paris ; ce qui fit qu’un grand nombre de gens, et particulièrement des laboureurs des environs de la capitale, prirent certaines parties de ce fermage, et que la plupart s’y ruinèrent, parce qu’ils n’entendaient rien dans cette affaire, qu’ils croyaient pouvoir faire en même temps que la culture de leurs terres et avec les mêmes bêtes et charrettes qui leur servaient dans ces derniers travaux de campagne. D’autres entrepreneurs succédèrent à ces derniers, et ne furent pas plus heureux, quoiqu’ils travaillassent une grande partie de la journée et une partie de la nuit.
. Vers 1718 à 1720, le commerce eut beaucoup à souffrir, tout renchérit considérablement ; les taxes ne pouvaient plus être payées, les entrepreneurs furent écrasés ; on mit à leur place des entrepreneurs particuliers qui durèrent un peu plus de temps ; à la fin du bail, ils furent même prorogés par nouveaux baux, en date des 27 novembre 1720 et 5 novembre 1726, jusqu’au dernier décembre 1729. En 1722, Paris ayant considérablement grandi, la dépense du nettoiement des rues et de l’entretien des lanternes fut insuffisante, et, par arrêt du 7 avril 1722, le roi chargea ses finances de la somme de 45.000 francs pour supplément de dépense à cet objet.
Les commissaires du Châtelet étaient chargés de surveiller le service des entrepreneurs ; ils avaient sous leurs ordres les anciens commissaires de chaque quartier, à qui les huissiers et les commis ou inspecteurs de police nouvellement établis venaient faire leurs rapports sur les contraventions qu’ils découvraient, soit contre les entrepreneurs ou leurs employés, soit contre les bourgeois ou le peuple. En mai 1729, ainsi que nous l’avons dit, les quatre trésoriers et les quatre contrôleurs des deniers publics pour le nettoiement des rues furent supprimés ; on créa deux nouveaux trésoriers et deux nouveaux contrôleurs des trésoriers pour le même objet. Les comptes de ces anciens fonctionnaires furent réglés par arrêt du 23 octobre de la même année.
En 1748, on était généralement mécontent du service fait par les divers entrepreneurs, jardiniers ou laboureurs, qui, la plupart, habitaient à quelques lieues de Paris. Un nouveau bail (14 mai 1748) fut fait au sieur Pierre Outrequin, entrepreneur général du pavé de la ville, pour le nettoiement de la ville et des faubourgs de Paris pendant six années, qui commenceront, est-il dit, « le 1er janvier 1749, et finiront le dernier décembre 1754, à la charge par lui, suivant ses offres, d’employer le nombre de tombereaux nécessaire, à telle quantité qu’il puisse monter, de la contenance de 45 pieds cubes chacun, pour l’enlèvement journalier et suivi des boues et immondices dans toutes les rues, places, quais, cloîtres, marchés, culs de-sac, cagnards, chaussées, et autres endroits sujets au nettoiement, même dans les rues et places non comprises dans les baux précédents, et qui pourront être ouvertes et pavées pendant le cours des six années que doit durer le bail, dans ladite ville et faubourgs, jusqu’aux extrémités des dernières barrières, sans exception des dimanches et fêtes, ni des quatre fêtes solennelles ». Il était également enjoint à l’entrepreneur d’enlever les neiges et glaces produites par l’hiver. À cet effet, il lui était alloué une somme de 206.000 livres, payables par douzièmes égaux : chaque année de bail, 200.000 livres étaient affectées au nettoiement des rues, et 6.000 livres pour l’enlèvement de la neige en hiver.
Le Carnaval des rues de Paris. Peinture d’Étienne Jeaurat (1757)
. En 1778, une ordonnance de police, du 6 novembre, défend aux charretiers de charger dans leurs tombereaux les gravats et ordures, qui ne doivent être enlevés que par les gravatiers, et de ne recevoir aucun salaire des habitants de la ville, à peine de la prison ; enjoint aux habitants des campagnes qui viennent enlever des fumiers dans Paris pour fumer et engraisser leurs terres, de faire ce service dans les premières heures de la journée, et de balayer exactement les places où ils auraient enlevé lesdits fumiers ; ils devront, au préalable, avertir le commissaire ou inspecteur du quartier pour en avoir l’autorisation, et afin qu’on leur désigne les lieux où ils devront prendre les boues et immondices, lesquels lieux devront être désignés le plus près que possible de la demeure des demandeurs, etc.
Enfin, à cette époque, et d’après les arrêts et ordonnances que nous avons cités, les obligations des propriétaires de maisons et habitants de Paris consistaient : 1° à ne jeter dans les rues par les fenêtres aucune eau croupie ou infecte ; 2° à faire construire dans toutes les maisons des latrines pour l’usage des locataires ; 3° à ne pas empêcher l’écoulement des eaux pluviales en poussant les immondices au milieu des ruisseaux ; 4° à balayer journellement les rues, en hiver, à huit heures du matin, et, en été, à sept heures, d’après les prescriptions ; 5° à ne pas encombrer les rues, à ne jeter ni sang des animaux, ni fumiers, ni cosses de légumes, lessives ou autres eaux sales, etc. ; enfin, dans les temps de neige ou de glace, à relever celles qui sont devant leurs portes et maisons ou héritages, les rassembler par tas et ne point les mettre au milieu des ruisseaux, conformément à toutes les ordonnances susdites, dont plusieurs étaient renouvelées tous les ans, et notamment celle du 6 octobre 1778.
Décharges et déchetteries
. Une fois ordures et déchets ramassés, urines et matières fécales collectées, qu'en faire ? La première solution consiste à s'en débarrasser en les acheminant vers la Seine. Dès le Moyen-Âge, un « grand égout » découvert s'écoule au nord de Paris. Reliant le bassin de l'Arsenal à la porte de Chaillot, il rejette les eaux usées de la rive droite en aval dans le fleuve. D'autres systèmes d'égouts apparaissent au XVIIe siècle, souvent découverts (le couvrir faisait quitter l'égout du domaine public), mais la densité du bâti dans le centre constitue une difficulté technique difficile à surmonter. A la veille de la Révolution, le réseau des égouts parisiens atteint 26 km de long, mais leur magma fangeux se déverse dans la Seine et la Bièvre. Et les autorités municipales hésitent à favoriser ces égouts de crainte de trop polluer la Seine.
. Il existe en outre, à l'intérieur de Paris ou aux alentours immédiats, de nombreuses décharges ou déchetteries (on les appelle à l'époque des « voiries »). La plus vaste est celle de Montfaucon, à l'emplacement des Buttes-Chaumont actuels. Pendant des siècles, on apporte là les vidanges de toutes les fosses d'aisance de Paris et les animaux morts, en particulier les chevaux. Cet endroit à part, encore utilisé au début du XIXe siècle, comprenait alors des bassins d'une superficie totale de 32.000 mètres carrés. Des clos d'équarrissage étaient installés à proximité. L'intention des contemporains n'était pas d'éliminer ces déchets et ces dépouilles d'animaux, mais de les réutiliser. La peau et la graisse des animaux morts étaient ainsi réemployées par les artisans. Leurs os permettaient de fabriquer de la colle. Les excréments humains eux-mêmes étaient souvent utilisés comme engrais pour les champs. Afin de ménager la vue et l'odorat des riverains, des murailles ont été dressées autour de Montfaucon dès le XVIIe siècle.
Les contemporains avaient le sentiment de vivre dans un Paris très sale. Mais tout est relatif et les voyageurs étrangers ne partageaient pas toujours le sentiment des Parisiens. Dès 1708-1709, un marchand syrien, Hanna Dyâb, chrétien d'Alep, est enthousiaste devant l'effort d'assainissement des autorités municipales et royales : « Quant aux ordures qui s'entassent dans les rues, il y a des gens qui ont la charge de les ramasser. Ils les jettent dans un caisson poussé sur une voiture puis les jettent en dehors de la ville. Une heure après le coucher du soleil, on peut ainsi voir toutes les rues de la ville de Paris balayées, propres et entièrement nettoyées de toute saleté et ordure ». (Hanna Dyâb, D'Alep à Paris. Les pérégrinations d'un jeune Syrien au temps de Louis XIV, Acte Sud, 2015).
Dans le même souci de salubrité publique, une quarantaine de fontaines publiques existent à Paris en 1680, outre de nombreux puits dans les cours. La célèbre pompe de la Samaritaine, sur le Pont Neuf, destinée en priorité aux résidences royales du Louvre et des Tuileries, est opérationnelle depuis la construction du pont en 1608.
En résumé, sous Louis XVI, on compte plusieurs entrepreneurs qui emploient au total 150 éboueurs parisiens à temps plein au moins, organisés en 45 tombereaux tirés par des chevaux et composées d'un conducteur et un ou deux balayeurs. S'y ajoutent des bataillons de manœuvriers occasionnels enrôlés Place de Grève en cas de crue de la Seine ou de neige précoce (on les appelle des gadouards). Ces embauches ponctuelles répondent aussi à un objectif de charité publique lorsque les temps sont très difficiles.
Mille personnes à temps plein
. À la même période, la compagnie de ramonage s'engage à déployer 400 ramoneurs (souvent Savoyards, Piémontais ou Lombards) et 78 gardes. Si l'on ajoute le curage des fosses d'aisance, plus de 1.000 personnes sont employées à temps plein pour la propreté de Paris, sans compter les allumeurs de réverbères (l'éclairage permanent des rues est devenu effectif dès 1667, lorsque la charge toute nouvelle de lieutenant général de police a été confiée par Louis XIV à La Reynie). Des inspecteurs de police dressent des relevés quotidiens de leur activité sur des formulaires réglementaires. Procédures, rapports, évaluation de la qualité du travail réalisé par le titulaire du marché public: l'administration moderne est déjà là, dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, soulignent Nicolas Lyon-Caen et Raphaël Morera.
Sur le marché de la propreté, confié à des concessionnaires privés, un nom domine tous les autres au siècle des Lumières : Pierre Outrequin (1712-1762). Détenteur d'un monopole pour l'entretien du pavé de Paris, il parvient aussi à chapeauter les entrepreneurs en charge du nettoyage d'un quartier. Puis le voilà bientôt en charge de l'entretien des machines hydrauliques du « grand égout », de la création de nouvelles décharges et du balayage des espaces de stationnement des carrosses de place, qui avaient succédé aux chaises à porteurs. Dans un poème satirique, Le pauvre diable (1758), Voltaire vante l'arrosage des boulevards par les commis de cet entrepreneur : « Je conduisais ma Laïs triomphante / Les soirs d'été, dans la lice éclatante / De ce rempart, asile des amours / Par Outrequin rafraîchi tous les jours ».
Le spectre de la peste
. Le souci de propreté manifesté par le prévôt des marchands (équivalent du maire à l'époque) et les échevins s'explique aussi, bien sûr, par la peur des épidémies, et singulièrement de la peste. Or les contemporains avaient déjà constaté que, à chaque épidémie de peste, la contamination des hommes se faisait par du linge-balles de tissu, hardes, chiffons- qui avait servi de nid à des rats. Tel avait été le cas, par exemple, lors de la peste de Marseille en 1720. Bien avant Pasteur et la révolution microbienne, les Français du XVIIe et XVIIIe siècle étaient donc hostiles au rat, non seulement pour les dévastations spectaculaires qu'il provoque, mais aussi pour des raisons de santé publique. Tout ce qui contribuait à maîtriser les déchets, dont se nourrit ce rongeur, était bienvenu aussi à ce titre.
Au terme de tant d'efforts en matière d'hygiène, les progrès substantiels constatés à Paris à la fin du XVIIIe siècle ne font qu'entretenir la pression de l'opinion sur les autorités pour accélérer la modernisation. Louis-Sébastien Mercier s'en fait l'écho dans son Tableau de Paris (1781). À le lire, rien ne va. « Les boues de Paris [« boues » était alors synonyme d'ordures], chargées de particules de fer que le roulis éternel de tant de voitures détache incessamment, sont nécessairement noires ; mais l'eau qui découle des cuisines, les rend puantes ».
Le piéton doit même se garder des éboueurs, avertit Mercier. « Il faut de l'adresse pour passer vite entre leur pelle et leur tombereau. Si vous ne prenez pas bien votre temps, si votre élan manque de justesse, la pelle du boueur se verse dans votre poche (…) Le danger est surtout du côté [du tombereau] où le boueur n'est pas ; vous longez avec confiance une rue immobile, une pelletée d'ordures vous descend sur la tête ».
Et, signe sans doute d'une évolution des sensibilités, le journaliste n'est pas convaincu qu'il soit judicieux de vouloir réutiliser les déchets. « Des tombereaux enlèvent les boues et les immondices ; on les verse dans les campagnes voisines. Malheur à qui se trouve voisin de ces dépôts infects », déplore-t-il. En 1789, les cahiers de doléances du Tiers-État de Paris réclameront l'amélioration de l'entretien des égouts.
Après la tornade révolutionnaire, tout le XIXe siècle français va illustrer le poids démesuré de Paris au plan politique, économique est culturel. De ce fait, l'amélioration de la salubrité publique dans la capitale est alors une priorité non seulement municipale, mais nationale. Paris, en effet, n'aura pas de maire avant 1977 (sauf lors de brefs épisodes révolutionnaires). Si la ville dispose d'un conseil municipal, son vrai « patron » est alors le préfet de la Seine, dont les services ne cesseront de s'étoffer.
Un Conseil d'hygiène et de salubrité de la Seine est institué par l'État dès 1802. Les grandes villes du pays et les conseils généraux se doteront d'instances analogues sous la Restauration. Le dossier le plus pressant est à l'époque l'abattage des animaux de boucherie (bovins et ovins) à Paris : troubles de la circulation provoqués par l'arrivée des bestiaux dans les rues, saleté de la voie publique après leur passage, risque épidémique lié à la concentration des troupeaux en ville, problème moral que pose désormais aux contemporains le spectacle de la mise à mort du bétail, eaux souillées à évacuer, odeur pestilentielle de la fonte des suifs.
En 1810, les 300 bouchers de Paris perdent le droit de tuer eux-mêmes les bêtes dans leur arrière-boutique (il arrivait qu'une bête mal assommée s'échappe dans la rue). Le préfet crée cinq abattoirs à Paris ou à proximité (Roule, Montmartre, Ménilmontant-Popincourt, Grenelle et Villejuif), entourés de hauts murs. Bien plus tard, ils seront réunis dans deux grands abattoirs modernes (La Villette en 1867, Vaugirard en 1898) accessibles en chemin de fer.
Une véritable politique de salubrité publique
. Autre sujet sensible : les rues sans trottoir du vieux Paris. Le trottoir est inconnu dans la capitale jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Des bornes avaient pour fonction de maintenir les roues des voitures à cheval à distance des immeubles, pour ne pas les endommager. C'était une protection des habitations, érigée (sous réserve d'une taxe) aux angles des maisons installées aux coins des rues. Or c'est à ces bornes que les Parisiens déposaient leurs ordures. D'où la célèbre formule, tant de fois placardée : « Il est défendu de déposer des ordures le long des murs ». Le fâcheux est que la pluie créait de véritables ruisseaux qui emportaient ces ordures déposées aux bornes et les poussaient le long de rues souvent en pente.
Il existait ainsi un petit métier parisien, le décrotteur, dont le travail consistait à proposer sa brosse et sa planche à roulettes aux passants, jetée au-dessus du ruisseau d'immondices pour leur permettre de traverser une rue sans se tacher. Le peintre Louis-Léopold Boilly (1761-1845), infatigable arpenteur des rues parisiennes, a décrit la scène dans une esquisse intitulée « Passez Payez », allusion au cri du décrotteur faisant sa réclame. La préfecture entendait donc installer des trottoirs dans les nouveaux quartiers pour déjouer ce problème (et mieux protéger les piétons contre les fiacres et les chevaux) et paver les rues secondaires.
Le préfet Haussmann rénove les égouts.
. Une véritable politique de salubrité publique est ainsi poursuivie à Paris, notamment sous l'impulsion du comte de Rambuteau, préfet de la Seine de 1833 à 1848. Il accepte sa charge, au lendemain de la terrible épidémie de choléra de 1832 qui fit 20.000 morts à Paris et dans ses faubourgs. Acquis aux théories hygiénistes, il déclare alors à Louis-Philippe « Dans la mission que Votre Majesté m'a confiée, je n'oublierai jamais que mon premier devoir est de donner aux Parisiens de l'eau, de l'air et de l'ombre. » Emmery, ingénieur en chef des égouts de Paris, fait construire des fontaines à la tête des rues dans les quartiers du nord-est, et réaménager la chaussée pour que l'eau ruisselle dans des caniveaux le long des trottoirs, afin de se vider dans l'égout.
Puis Haussmann vint, fort de la confiance de Napoléon III. Préfet de la Seine sous le Second Empire de 1853 à janvier 1870, chargé d'exécuter les plans d'aménagement de Paris que l'Empereur conçoit lui-même, Haussmann ne ménage pas ses efforts. S'appuyant sur l'œuvre de ses prédécesseurs dans le domaine de la salubrité publique, il lui donne une ampleur nouvelle, entouré par une pléiade d'ingénieurs talentueux et énergiques. Si les amoureux du patrimoine de Paris, comme Baudelaire, le maudissent, les médecins hygiénistes l'approuvent. Les politiques d’aménagement haussmanniennes de la fin du XIXe siècle conduisent à de profondes transformations de ce métabolisme urbain.
Les rues à bornes disparaissent et le trottoir triomphe. Des espaces relégués et insalubres disparaissent. La fin de Montfaucon, royaume des chiffonniers et des équarrisseurs, fait date. Théophile Gautier, en 1838, visitant l'endroit, avait affirmé que l'air était si corrosif que les pièces d'argent présentes dans ses poches noircissaient. Dans un texte, La ville des rats, l'écrivain a décrit les cadavres des chevaux entreposés là, et colonisés par les rats, très friands de leurs yeux. Montfaucon est rasé par Haussmann et devient le socle du parc des Buttes-Chaumont.
Dans le quartier de la Petite-Pologne, situé dans l'actuel VIIIe arrondissement, subsistaient les vestiges d'un vaste dépotoir où l'on portait les immondices non réutilisées pour en faire du fumier. Haussmann en fait disparaître les dernières traces et, bientôt, se dressera là l'élégante église Saint-Augustin.
Arrosage des rues et collecte des ordures ménagères sont améliorés. Les éboueurs parisiens sont rattachés au service municipal du nettoiement, qui dépend de la direction de la Voirie. Haussmann ouvre des jardins publics, aménage bois de Vincennes et bois de Boulogne.
Surtout, le préfet de la Seine multiplie les conduites d'eau potable. Et il rénove les égouts de Paris, établissant un réseau moderne d'évacuation des eaux usées. Aux réseaux anciens, les ingénieurs substituent des conduites à diamètre plus large pour éviter l'obstruction, en fonte afin d'améliorer l'étanchéité. Le nouveau réseau, illuminé de milliers de lampes, est aisé à parcourir (on circule en bateaux dans les collecteurs, et en wagon courant sur des rails dans les égouts secondaires) et à contrôler. Le curage lui-même, réalisé par les égoutiers, devient un peu moins pénible.
Paris : la boite à ordures, le nouveau tombereau, rue du Cherche-Midi - Frédéric de Haenen,(XIX° siècle)
Les égouts de Paris, quasi-fierté nationale
. On installe aussi dans les galeries deux séries de conduites, les unes pour l'eau potable, les autres pour les eaux drainées dans la Seine afin de nettoyer les rues et d'arroser les jardins. Aux voûtes, les ingénieurs installent les fils du télégraphe et les tubes d'air comprimé des pneumatiques du service des postes.
Les scientifiques qui travaillent sous la houlette de l'ingénieur Belgrand sont si fiers de la perfection technique de leur œuvre, si convaincus de servir l'humanité, que la visite des égouts est désormais ouverte au public. On possède des photographies du lieu par Nadar. Lors de l'Exposition universelle de 1867, les étrangers se pressent pour découvrir « le second Paris souterrain ».
Dans Les Misérables, Victor Hugo avait décrit les égouts de Paris comme « l'intestin du Léviathan ». Jean Valjean s'y engage pour sauver Marius et manque de mourir étouffé par les ordures. Pourtant, constatant les efforts de Napoléon III contre la saleté à Paris, Hugo concédera, dans un autre chapitre du roman intitulé « l'œuvre accomplie », avec mauvaise grâce: « Aujourd'hui, l'égout est propre, froid, droit, correct. Il réalise presque l'idéal de ce qu'on entend en Angleterre par le mot ''respectable''. Il est convenable et grisâtre ; tiré au cordeau ; on pourrait presque dire à quatre épingles. Il ressemble à un fournisseur devenu conseiller d'État ».
Le réseau d'égouts élaboré sous le Second Empire, dont la taille a alors quintuplé, a puissamment contribué au déclin, dans la capitale, des maladies épidémiques transmises par l'eau.
Merci Eugène Poubelle
. Les restes urbains étaient acheminés vers les zones agricoles afin de servir de fertilisants dans un contexte de « chasse à l’engrais », le fumier étant jugé insuffisant pour fertiliser les sols. Ces restes, loin de se limiter aux déchets alimentaires rassemblent désormais de multiples matières organiques – boues de rue, excréments ou encore carcasses d’animaux provenant des abattoirs parisiens.
Puis, vint le temps de la société consommation. On fabrique, on vend, on achète et, donc, on jette plus. On jette des choses nouvelles aussi : du verre et des matières non organiques qui ne se décomposent pas et qui s'accumulent tant et plus. Les villes s'agrandissent, et ça commence à devenir un peu le n’importe quoi, niveau gestion des déchets.
Après les malheurs de 1870-1871, la IIIe République poursuit les efforts du régime précédent en matière d'assainissement de Paris. La capitale se couvre de fontaines Wallace. Un arrêté gouvernemental de 1870 interdit le dépôt des déchets sur la voie publique. Au lendemain d'une épidémie de choléra, à Paris, un homme prend les choses en main : Eugène Poubelle. Préfet de la Seine, lance une révolution : son arrêté du 23 novembre 1883 impose dans les immeubles de la ville la présence de récipients munis d’un couvercle : les propriétaires parisiens doivent fournir, et en particulier à chacun de leurs locataires, ce type de récipient de bois destiné à recevoir les ordures ménagères, garni à l’intérieur de fer-blanc pour que rien ne puisse s’en échapper. Il s'est inspiré de sceaux à ordures en usage à Lyon depuis le Second Empire. La rue parisienne est ainsi, enfin, débarrassée des immondices à l'air libre qui l'encombrait. Toutefois, dans la capitale, ces récipients ont longtemps été dépourvus de couvercle, pour faire droit aux doléances des chiffonniers dont le métier consistait à trier les déchets pour en réemployer un maximum. Le couvercle de la poubelle deviendra obligatoire en 1925.
. Bref, il standardise la « poubelle », ce qui facilitera le ramassage des ordures, tout en démocratisant et en uniformisant la profession d'éboueur dès le début du XXe siècle. Et pourtant, les premières poubelles furent loin de satisfaire tout le monde … « L’ordure qu’il est urgent d’envoyer avant toutes les autres au dépotoir, c’est l’arrêté Poubelle. On y joindrait même son auteur que nous n’y verrions pas d’inconvénient. » Visiblement, L’Intransigeant n’usurpait pas son nom. Le 23 janvier 1884, Henri Rochefort, le directeur de la rédaction de ce journal d’opposition de gauche, n’allait en tout cas pas de main morte pour fustiger l’arrivée annoncée, à Paris, des poubelles.
L’arrêté de Poubelle s’inscrit plus généralement dans un mouvement de transformation de la ville qui conduit à l’« invention des déchets urbains ». A la suite de l’épidémie de choléra de 1892, la loi sur le tout-à-l’égout contraint les immeubles à se raccorder au réseau d’égouts. Les matières auparavant réutilisées sont de plus en plus dépréciées au profit de matériaux chimiques ; les transformations morphologiques des villes éloignent les zones agricoles et rendent plus difficile le transport des matières organiques vers les campagnes. Aussi, entre conséquences « néfastes », après avoir dénoncé le défaut d’approvisionnement en engrais des paysans, L’Intransigeant, encore, vient au secours des chiffonniers. « Ces pères de famille dont les enfants n’ont même pas à se mettre sous les dents les détritus qu’on trouve dans les tas d’ordures, et que le sieur Poubelle confisque à son profit ».
Chiffonniers zoniers - Atget-1913
Le quotidien chiffre leur nombre à 40.000 à Paris en 1883. Les chiffonniers étaient des personnages à la fois craints et fantasmés. Il s’agissait de marginaux vivant pour beaucoup sur les hauteurs de Belleville et de Ménilmontant et qui gagnaient chichement leur vie en récupérant ce qui pouvait l’être dans les ordures accumulées dans la rue. Plutôt débrouillards d’ailleurs ces chiffonniers pour tirer meilleurs partis de ce que les Parisiens ne voulaient plus. Certains, qu’on appelait les chiffonniers placiers avaient des rues attitrées et les bonnes et les concierges leur mettaient de côté des ordures intéressantes. L’article du journal évoque aussi les regrattiers. Il s’agissait d’un petit métier dans le Paris d’alors et qui consistait à vendre le reste des repas des hôtels aristocratiques.
Chiffonniers dans la banlieue de Paris - 1920. Institut Pasteur
Cité Trébert, intérieur d’un chiffonnier (1913) Photographie d’Eugène Atget, album « Zoniers ». BNF
. Mais ce sont les vieux chiffons et les os alimentaires, très demandés par les industriels, qui attirent le plus la convoitise des chiffonniers. Les chiffons en matière végétale (lin, chanvre, coton…) servaient à faire du papier. Les os, eux, servaient à faire des boutons, des peignes, de la colle et de la gélatine. On en retirait aussi le phosphore, très utile au 19e siècle notamment pour fabriquer les allumettes. Enfin, le charbon animal, le produit de la calcination des os réduits en poudre, était connu pour sa très bonne capacité de filtration et était ainsi utilisé pour le raffinage du sucre.
Autrement dit, les chiffonniers faisaient déjà dans le recyclage du déchet. C’est tout ce travail que remettent alors en cause les récipients que veut imposer Eugène Poubelle. Y mettre ensemble toutes les ordures compliquait le tri pour les chiffonniers, mais accélérait aussi la dégradation des matières récupérables d’autant plus que le récipient était fermé.
. Si la gauche hurle au scandale, une partie de la société défend au contraire l’arrêté Poubelle comme un progrès non négligeable en matière d’hygiène. Peu à peu, avec la croissance urbaine, les grandes villes occidentales de l’époque prennent conscience que déposer ses ordures à même la rue n’est plus un système tenable, en termes de risque sanitaire et de pollution.
Le siège de la Paris par les troupes allemandes (17 septembre 1870 et le 26 janvier 1871) avait déjà poussé à une première expérimentation de récipients à ordures puisqu’on ne pouvait plus les évacuer à l’extérieur de la ville. En 1882, la capitale venait de connaître une nouvelle alerte avec un été très chaud et marqué par une forte puanteur dans les rues de la ville. Les hygiénistes y voient la conséquence de l’insalubrité urbaine et poussent à en identifier les principales sources, dont le dépôt dans la rue des ordures. Pour autant, les poubelles ne signeront pas l’arrêt de mort des chiffonniers parisiens, tant craint par L’Intransigeant. D’autant plus qu’au premier arrêté, signé le 24 novembre 1883, succédera un second, le 7 mars 1884. Sous la pression d’élus parisiens, celui-ci inclut la possibilité pour les chiffonniers de vider le contenu des poubelles sur une toile étanche pour récupérer ce dont ils ont besoin, avant de tout remettre dans le récipient.
Pour tout dire, les chiffonniers avaient déjà commencé à décliner depuis plusieurs années avant l’arrêté Poubelle. L’âge d’or de la profession fut dans les années 1860. Elle continuera de vivoter jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Plus que les poubelles, c’est la découverte d’alternatives aux matières ramassées par les chiffonniers qui feront office de coup de grâce. Typiquement la pâte végétale au lieu des chiffons pour faire du papier …
Paris, ville pionnière
. Les travaux de Pasteur sur les microbes et ses conclusions sur les modes de propagation du choléra et de la fièvre typhoïde obtiennent un retentissement mondial. Puis, en 1894, un de ses élèves, Alexandre Yersin, identifie en Chine, lors d'une épidémie de peste, l'agent qui sert de réservoir et de véhicule à ce fléau : le rat. Un autre pasteurien, Paul-Louis Simond, établit bientôt le rôle vecteur joué par des insectes ectoparasites et hématophages (puces, poux, etc.).
Les pouvoirs publics renforcent donc leurs politiques de dératisation afin d'endiguer le nombre de ces rongeurs, à défaut de pouvoir les éradiquer compte tenu de l'exceptionnelle capacité d'adaptation de cet animal. Qui le sait ? En 1920 encore en France, à Paris et surtout à Aubervilliers, plusieurs dizaines de chiffonniers au contact de rats morts succomberont à la peste.
Rue des Gobelins (1908). Une odeur pestilentielle. On y rejetait les colorants qui servaient à teindre les fils et laines des tisseurs des Gobelins. Tout cela finissait à « La Mouffe » (rue Mouffetard) qui doit son nom au putois (la mouffette) remarquable par sa mauvaise odeur. Un autre affluent de la Seine, la Grange Batelière, proche des Grands Boulevards.a également été recouvert lui aussi.
Dans le sillage des travaux de Pasteur, l'assainissement des eaux devient une priorité nationale. Paris est l’une des premières villes au monde (hors période Antique) à se doter d’égouts souterrains à partir du milieu du 19e siècle sans traitement cependant puisque les excréments étaient répandus sur des plaines d’épandage voisines.
Les premières stations d’épuration
Les premières stations d'épuration apparaissent en Seine-et-Oise au tournant du siècle. L'époque débat avec passion du système le plus viable pour remplacer fosses d'aisance et décharges de banlieue, et les réticences envers le tout à l'égout (parfois appelé « égout unitaire ») sont finalement surmontées: Pasteur a en effet démontré que choléra et typhoïde ne se transmettent pas par l'air des égouts, ainsi qu'on le croyait. En 1894, le Parlement autorise la municipalité parisienne à forcer les propriétaires à se raccorder au tout-à-l'égout et à payer pour ce service. Et la ville s'engage à mettre fin, dans un délai de cinq ans, au transfert d'eaux usées non traitées dans la Seine. (Chicago sera la première ville au monde à être dotée d’une véritable station d’épuration en 1930 seulement).
Le « broyage » des ordures ménagères est expérimenté à Saint-Ouen dès la fin du XIXe siècle puis à Romainville, Issy et Vitry où, à partir de 1906, on adopte l'incinération, inventée en Angleterre : en 1907, 4 usines traitent les déchets de Paris par broyage et incinération. L'incinération l'emporte en région parisienne sur les décharges à mesure que l'imbrication entre ville et campagne s'affaiblit.
La capitale fait alors figure de ville pionnière en France. Seul Lyon paraît en mesure de rivaliser avec elle en termes de salubrité publique. Un inventeur, Armand Puech, vante ses procédés auprès du maire d'Annecy dans une lettre de septembre 1904, et lui écrit ainsi, avec une condescendance ingénue envers la province : « Vous feriez sagement de vous rendre à Paris pour juger du fonctionnement en grand du système ».
Mais lorsqu'une expérience conduite dans la capitale n'aboutit pas, les grandes villes françaises renoncent parfois à poursuivre des essais analogues. Il en va ainsi en matière d'incinération des ordures ménagères. Après un essai jugé peu concluant à l'usine municipale du quai de Javel en 1895, Paris ne révisera son jugement que onze ans plus tard, alors que nombre de villes européennes l'ont entretemps adopté (Bruxelles, Zurich, Kiel, Francfort, Cologne). Or aucune grande ville française n'osera faire sienne cette innovation avant que la capitale ne l'approuve (Stéphane Frioux, Les batailles de l'hygiène –Villes et environnement de Pasteur aux Trente Glorieuses, PUF, 2013).
Depuis l'après-guerre, Paris a encore poursuivi et approfondi ses efforts antérieurs à la faveur du progrès scientifique, médical et technique. L'innovation paraît toutefois, à compter des Trente Glorieuses, se manifester davantage dans le domaine de la médecine que de la salubrité publique au sens strict. L'essor du niveau de vie des Français, pour sa part, a puissamment contribué à l'amélioration de leurs conditions d'existence.
Le 15 juillet 1975, la loi oblige chaque commune à collecter et éliminer les déchets des ménages, mais la plupart resteront encore envoyés en décharge, ce qui sera interdit par le loi en1992. Puis un décret demandera aux entreprises d’aider les consommateurs à valoriser leurs déchets : c’est l’apparition des premiers bacs de tri et du recyclage.
À l'échelle de l'histoire, on ne peut qu'être admiratif de l'effort opiniâtre et de l'immense labeur ainsi accomplis au fil des temps par les administrateurs, ingénieurs, entrepreneurs, ouvriers, pour fournir aux Parisiens une salubrité et un confort aujourd'hui tenus pour acquis, comme allant de soi, sauf en temps de crise comme aujourd'hui. Et il est permis d'être inquiet de la désinvolture des autorités municipales actuelles envers un héritage si précieux.
Des ordures précipitées du pont de Tolbiac lors de la crue de 1910. Leonard de Selva / Bridgeman images.
Chiffonnier : une activité menacée dès la fin du XIXe siècle
. En 1899, cependant que 30 000 chiffonniers vivent de la libre collecte des chiffons et autres vieux papiers, bouchons, clous ou même cheveux, classant cette activité comme la septième parmi la liste de nos industries d’exportation, un journaliste de La Joie de la maison nous apprend que le conseil municipal de Paris envisage de les évincer au profit exclusif d’entrepreneurs qui, moyennant finances, se verront accorder le droit de récupérer l’ensemble des détritus pouvant être recyclés
. Si invraisemblable que cela puisse paraître, on trouve par an sur le pavé de Paris 36.500.000 francs. 36 millions, voilà, n’est-ce pas, une somme qui tiendrait difficilement sous le pas d’un cheval, écrit notre journaliste. C’est le chiffre néanmoins absolument exact de ce qui se ramasse en fait de détritus et de chiffons dans la capitale de la France. Autrement dit, les tas déposés devant les maisons représentent 100.000 francs chaque matin.
Cette fructueuse récolte qui fait vivre tout un monde (ils sont 30.000 chiffonniers) est sérieusement menacée par le conseil municipal de Paris qui étudie en ce moment un projet tendant, ni plus ni moins, à la disparition totale du chiffonnier. Il serait question, si le système proposé est admis, de ne plus laisser au premier venu le droit de chercher dans les ordures ménagères ce qui peut être traité et transformé, mais de concéder, moyennant finances bien entendu, à des entrepreneurs l’autorisation d’enlever toutes les ordures dans des voitures hermétiquement closes. Ces voitures transporteraient les détritus dans des usines où des machines spéciales broieraient les matières ou bien les traiteraient à la vapeur d’eau.
Chiffonnier-ferrailleur au Moyen Âge
Ce serait, en somme, la mécanique se substituant au travail individuel, d’après la loi économique qui régit notre état social et soumet à sa domination toutes les branches de l’activité humaine. La municipalité de Paris, qui se préoccupe de bien gérer les finances dont l’administration lui est confiée, trouvant un revenu sur le terrain même de la voirie qui lui coûte si cher à entretenir, montre quelque velléité de mettre ce revenu à profit.
La seule préoccupation, et elle est telle que MM. les édiles hésitent à se prononcer, la seule préoccupation qui pourrait faire ajourner le projet à l’étude, c’est que 30.000 travailleurs se trouveraient du coup sans gagne-pain et que l’on ne peut pas de gaieté de cœur priver de moyens d’existence une classe aussi intéressante que les chiffonniers.
. Sur le chiffre de 36,5 millions par an, un tiers, soit 12 millions, est constitué uniquement par des chiffons. Or la France exporte par an pour 27 millions de chiffons. L’industrie en question est classée la septième parmi la liste des industries d’exportation que publie le ministère du Commerce. Cela peut paraître paradoxal, explique le journaliste, mais une des grandes raisons de l’exportation du chiffon, est la cherté du transport en France. Pour en donner une idée, un wagon de chiffons expédié de Paris à Angoulême où se trouvent des manufactures de papiers très importantes, coûte 235 francs pour 10.000 kilogrammes, alors que la même quantité de chiffons ne coûte pour aller de Paris à New-York que 200 francs.
Il n’y a pas besoin d’autre explication pour justifier le mouvement qui pousse les négociants à envoyer leurs chiffons au dehors. L’Angleterre achète en majeure partie les belles toiles, les calicots neufs, tous ces morceaux que les chiffonniers ramassent à la porte des magasins de lingerie, des chemisiers, des ateliers de confections. L’Angleterre emploie cette sorte spéciale de chiffons à fabriquer ces papiers de luxe connus dans le commerce sous la dénomination de « papiers anglais » et qui, malgré les progrès de la chimie moderne, continuent à n’être faits que de pure toile, tandis que les papiers anglais bon marché, fabriqués ailleurs, n’en contiennent souvent pas un fil.
L’Allemagne emploie plutôt les sortes à bon marché destinées à des papiers de qualité inférieure, à des imitations de papier anglais. Détail curieux, le papier buvard se fabrique avec la cotonnade rouge soigneusement triée, parmi les lambeaux de toile et de calicot ; le papier violet foncé ou noir, papier de mercerie, qui sert à envelopper les aiguilles, est fait avec de la cotonnade noire. L’Angleterre a presque exclusivement le monopole de ce papier spécial ; aussi tout ce qui se ramasse de cotonnade noire parmi les balayures est expédié de l’autre côté du détroit.
. Aux alentours des grandes villes maritimes, on recueille les cordages et les toiles des voiliers, qui après de nombreux parcours sur les océans, sont hors d’usage. Qui croirait que ces matières sont très recherchées et payées même très cher ? Car elles servent uniquement à la fabrication du papier à cigarettes.
Le chiffon n’entre pas seulement dans la composition de certains papiers. Le chiffon de laine sert à la fabrication des tissus. Quand il arrive dans l’usine où il va être utilisé, il est d’abord soigneusement lavé, puis il passe à travers des machines appelées effilocheuses, qui ont pour fonction de défiler la laine. Après cette opération, il est trempé dans un bain d’acide qui détruit totalement le coton et ne laisse que la laine. Cette laine est ensuite cardée et forme le fil qui sera employé à la fabrication des tissus.
Pour les chiffons de laine comme pour les chiffons de toile, ce sont les neufs qui ont le plus de valeur. Voici quelques prix qui donnent une idée de la minutie avec laquelle ils doivent être triés : les rognures de flanelle valent 3 francs le kilo ; les rognures d’étoffes diverses recueillies chez les couturières valent 70 centimes le kilo ; enfin les rognures qui sortent de chez le tailleur valent 80 centimes. Si les rognures sont vieilles, elles varient de 180 francs les 100 kilos pour les blancs fins à 8 francs les 100 kilos pour les alpagas vieux.
. Rien n’est plus intéressant que d’assister au classement de ces diverses matières chez le marchand de chiffons. Toutes les sortes sont réparties suivant leur destination en d’immenses casiers. On peut voir ainsi, à côté d’un casier où sont contenus 10.000 kilos de pantalons de soldats, un autre casier qui renferme 10 tonnes de chaussettes noires ou blanches. Le marchand de chiffons a des employés qui arrivent à classer les chiffons pour ainsi dire au toucher ; ces employés n’ont besoin d’ouvrir les yeux que parce qu’il faut grouper les chiffons par nuances. Mais l’on ne peut s’imaginer le nombre infini de sortes que l’on établit ainsi dans ces magasins. En moyenne le chiffon de laine se vend 35-francs les 100 kilos, la moitié moins que le chiffon de papeterie.
. Mais ce n’est pas seulement le chiffon qui est ainsi cueilli par le chiffonnier dans la rue. Le chiffonnier ramasse tout : les vieux papiers, qu’il revend aux fabricants de carton, les bouchons, les clous, le verre cassé, qui reviendra sur notre table sous forme de bouteille, les os de cuisine, qui servent à faire de la colle, du suif ou bien des brosses à dents. Il n’est pas jusqu’aux cheveux que nous jetons dans la boîte à ordures qui n’aient leur place marquée dans l’industrie : ne pleurez pas vos cheveux tombés, le chiffonnier les revend au coiffeur ; si vous devenez chauve, si la coquetterie vous pousse à cacher votre calvitie, vos anciens cheveux vous sont restitués sous forme de perruque.
Félix Lemaître dans Le Chiffonnier de Paris, tragédie de Félix Pyat (1847)
. Privat d’Anglemont, qui a beaucoup étudié les chiffonniers et qui les a aimés comme sont forcés de les aimer tous ceux qui approchent de ces pauvres gens, écrit encore notre chroniqueur, disait qu’en parcourant les statistiques des bagnes et des prisons on n’y voit pas figurer de chiffonniers. C’est vrai encore aujourd’hui, renchérit-il. N’est pas chiffonnier qui veut : il faut être muni d’une médaille que l’administration ne délivre pas au premier venu.
Le chiffonnier, en effet, est un homme qui, pour exercer son métier, a besoin de plus d’honnêteté que personne. Il est la providence des objets perdus. Il est la dernière autorité à qui l’on puisse s’adresser avant de recourir à saint Antoine, patron des objets perdus. Admettez que par inadvertance vous jetiez votre portefeuille, que votre femme jette ses bijoux ou encore votre bonne vos cuillers d’argent dans le seau à ordures. Le lendemain matin, il y a de grandes chances pour que le chiffonnier vienne vous les rapporter.
Aussi parmi les récompenses accordées par la préfecture de police pour actes de probité figurent bien souvent des chiffonniers. Sait-on ce que gagnent ces industriels ? Ils arrivent au plus à 3 francs par jour, à Paris. Pauvre et honnête, tout le chiffonnier est là ; l’atmosphère de laideur dans laquelle il vit devrait, croirait-on, engendrer le mal ; elle est au contraire une école d’honnêteté.
(D’après « La Joie de la maison », paru en 1899)
Avant l’eau courante, les forçats de l'eau dans les rues de Paris
Un porteur d'eau à Paris au tout début du XXe siècle.
. Jusqu'à une époque récente, l'eau courante n'était pas répandue à Paris, On s'approvisionnait aux fontaines publiques. Les pauvres s s y rendaient eux-mêmes. Les bourgeois y envoyaient leurs servantes ; les plus riches recouraient aux services des porteurs d'eau. Le rôle de la taille, vers 1292, en mentionne 58 à Paris. C’était au temps où l’eau de la Seine était encore claire et pure ... A cette époque, les maisons possèdaient leur propre puits, mais au fil des siècles, elles se multiplient et deviennent plus hautes, avec des étages. Pas d’autres choix alors pour les habitants que d’aller puiser leur eau aux fontaines ou dans la Seine. Du Moyen Âge jusqu’à la fin du XIXe siècle, les porteurs d’eau ont ainsi arpenté les rues de Paris. Ils y étaient 29.000 à la fin du XVIII' siècle. Le problème, c’est que l’eau c’est lourd ! Et pourtant, leur négoce était concurrencé par les servantes. Ils s'efforçaient de leur interdire l'accès des fontaines. En 1698, après une bagarre, ils réussirent à s'en rendre maitres.
. Le métier de porteur d’eau, éreintant mais primordial dans des sociétés où l’eau courante n’était encore qu’un rêve, se répand. Un métier réservé aux hommes costauds. Car il fallait non seulement aller puiser l’eau, mais aussi la porter dans les rues à la recherche de clients, puis la monter dans les étages ...
Certains avaient une carriole avec une tonne à eau calée dessus, d’une contenance de 800 ou 1.000 litres, et un cheval pour tracter tout ça. D’autres portaient les seaux d'eau avec un joug (ou encore une sangle de cuir placée diagonalement) sur les épaules, avec les seaux suspendus aux extrémités. Ils marchaient toute la journée avec les deux seaux sur leurs épaules en criant « à l’eau, à l’eau », et les clients les appelaient quand ils en avaient besoin. Mais ces seaux étaient en bois cerclé de métal, comme les tonneaux, et même vides ils étaient très lourds. Et ils contenaient chacun 20 ou 30 litres !
En 1793, les porteurs exigeaient deux sous pour monter un seau au premier ou deuxième étage, et trois pour les étages supérieurs. Cependant, il ne faudrait pas croire que ces porteurs étaient tous de pauvres hères. Certains pouvaient vendre jusqu’à 3.000 francs d'eau par an (soit deux fois et demi la pension d'un général). D’autres retournaient au pays (probablement plus de la moitié d’entre eux étaient auvergnats) en revendant leur pratique pour 1.200 livres, non compris les ustensiles du métier.
. En 1763, l’eau de la Seine est de plus en plus douteuse et la Compagnie des Eaux Filtrées et Clarifiées est créée. Exclusivement pour les porteurs d’eau. Puis la Compagnie des Eaux en 1777 alimentera 7 fontaines marchandes auxquelles les porteurs allaient se ravitailler.
Au XIXe, même si l’évolution des mesures d’hygiène condamne de nombreux puits ce qui permet au métier de porteur de survivre, la construction croissante d’adductions d’eau et la généralisation de l’eau courante fait décliner le métier, avant de le faire disparaitre peu avant la première guerre mondiale.
. Le métier a fortement marqué la vie quotidienne et l’imaginaire collectif, au point qu’il a laissé une expression souvent utilisée dans le monde sportif : « avoir un rôle de porteur d’eau ».
Les fontaines Wallace arrivent en ville …
Dès le 16e siècle, des progrès considérables sont réalisés dans les modes de distribution urbaine de l’eau. En 1549, à Paris, une nouvelle fontaine est érigée à l’angle des rues Saint-Denis et aux Fers, dans un édifice mitoyen à l’église des Saints-Innocents. Ce nouveau monument devient une étape majeure du parcours royal lors de l’entrée du monarque dans la ville. La fontaine, organisée autour de trois arcades et décorée de figures de nymphes sculptées, est l’œuvre de Jean Goujon, élève de Pierre Lescot et qui s’est également illustré avec les Cariatides du Louvre, contemporaines de la fontaine des Innocents. Au siècle suivant, la fontaine est déplacée, et son aspect est modifié. Elle trône désormais au centre de la place des Innocents, où se tient un grand marché aux herbes et aux légumes.
John James Chalon, Le Marché et la fontaine des Innocents, 1822 - CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris Carnavalet
Dès lors, la fontaine est un incontournable du paysage parisien. Les métamorphoses de la fontaine se poursuivent au 19e siècle, dont le rôle ornemental est plus célébré que jamais, lorsqu’elle devient, durant le Second Empire, un lieu privilégié de festivités publiques.
Durand, Marché des Innocents, vers 1855-58 - CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris
Pourtant, en 1870 et malgré de grands progrès, 40 % des foyers de la capitale restent privés d’eau potable. Solliciter les porteurs d’eau est coûteux et le vin ou la bière sont souvent des options plus sûres et moins onéreuses. Le siège de Paris par les armées prussiennes rend plus pressants que jamais ces problèmes d’insalubrité publique.
Les fontaines Wallace vont entrer dans l'histoire de Paris. Nées après la guerre de 1870 et la Commune, elles furent conçues par le philanthrope britannique Richard Wallace comme de véritables œuvres d'art. Fils illégitime d’un riche marquis anglais, Sir Richard Wallace (1818-1890) vit à Paris depuis ses neuf ans. Amateur d’art et amoureux de la capitale française, il vole au secours des habitants de la ville lors du siège de 1870.
Il participe notamment à la mise en place d’hôpitaux de campagne, lance des souscriptions en faveur des blessés de guerre et crée des bons de soupe pour les affamés. Après la guerre et la Commune, Paris est dévastée. Certains mangent du rat ou du chat, les aqueducs qui alimentent en eau la capitale sont en grande partie détruits et l’on craint une surconsommation d’alcool, en particulier de vin, devenu moins cher que l'eau qui se fait rare. Le manque d’eau potable et la progression endémique de l’alcoolisme lui apparaissent comme des sujets urgents.
Richard Wallace, qui est resté à Paris pendant son siège, s’inspirant des fontaines à boire de Londres, les drinking fountains apparues outre-Manche en 1859, imagine alors ces édicules emblématiques, déclinés en trois versions, au décor inspiré de l’art de la Renaissance. Il offre à la ville dans laquelle il a grandi, 50 de ces « fontaines à boire et à voir », qui seront placées dans des lieux de passage très fréquentés comme les boulevards extérieurs et intérieurs, mais aussi à proximité des gares. L’engouement est tel qu'il financera 10 fontaines supplémentaires en 1876 puis 10 autres trois ans plus tard. La générosité de Richard Wallace pendant la guerre franco-allemande et la Commune de Paris, et sa popularité lui ont valu dans les journaux les surnoms de "bienfaiteur de Paris" ou de "providence des pauvres".
Des ouvriers se rafraîchissent à une fontaine Wallace à Paris en 1925. Agence Rol. - Source : gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France
Les instructions sont claires et précises. Les fontaines doivent être « assez hautes pour être vues de loin mais pas trop hautes pour ne pas détériorer l’harmonie du paysage environnant ». Leur forme doit être « à la fois pratique à utiliser et agréable à l’oeil ». Ses matériaux doivent être « résistants aux intempéries, faciles à façonner et simples à entretenir ». Enfin leur coût doit être « suffisamment abordable pour permettre l’installation de dizaines de fontaines ».
Le processus de fabrication de la fontaine Wallace, composée de 80 pièces fondues puis assemblées, a peu évolué depuis 150 ans. Une couleur, le vert foncé, quatre cariatides pour autant de saisons - la simplicité (le printemps), la charité (l'été), la sobriété (l'automne) et la bonté (l'hiver) - et surtout de l'eau potable gratuite ! Elles seront installées dans des lieux de passage très fréquentés, de préférence près des débits de boisson ou au cœur des quartiers ouvriers. … Mais aussi face à des marchands de vin pour aider à la lutte contre l’ivresse publique (Richard Wallace a fait partie de deux associations françaises de prévention).
Réalisées par le sculpteur nantais, mort dans la misère Charles-Auguste Lebourg, les fontaines originales, surnommées "La brasserie des quatre femmes", se distinguent par les inscriptions CH. LEBOURG SC, avec l’année 1872, et VAL D’OSNE, du nom de la fonderie. La première fontaine Wallace anima Paris le 30 juillet 1872 sur le boulevard de la Villette. Aujourd'hui, elles ont perdu leurs gobelets en fer étamé retenus par une chaînette, supprimés pour des raisons d’hygiène en 1952.
La première fontaine est installée sur le boulevard de la Villette fin juillet 1872.
Le grand modèle à cariatides (de 2,71m et 610 kg) est le plus répandu, s'inspirerait de la fontaine des Innocents et de la salle des Cariatides réalisées par Jean Goujon au Louvre. L'autre modèle (de 1,96m pour 300 kg), en applique, n'a survécu qu'à un exemplaire à Paris, près du jardin des Plantes, et en 6 exemplaires au Jardin Botanique de Rio de Janeiro. De quoi offrir de l'eau potable, en particulier aux ouvriers et aux plus indigents, et participer des loisirs et des promenades familiales.
Fontaine bleue à Belleville, exemplaire à colonnettes rue de Rémusat, dans le 16e arrondissement, et le modèle en applique de la rue Geoffroy Saint-Hilaire. - Getty / Sirène-Com, CC-BY-SA-3.0 / Marie-Lan Nguyen
Sir Richard Wallace a glissé dans ces fontaines son amour de l'art avec ces cariatides d'inspiration antique, apparues aussi sur les façades des immeubles parisiens entre 1860 et 1870, les critiques saluant une réussite esthétique. Ornées d'un dôme en écailles, de motifs végétaux, de coquilles, de tritons et de dauphins, ces édicules devront adopter le vert choisi par la ville pour donner des airs de nature à une cité bouleversée par son nouveau visage haussmannien. D'ailleurs la ville décide de les installer dans l'alignement des arbres, pour ne pas gêner la circulation et les intégrer dans le décor végétal des grandes avenues.
En 1952, pour des raisons d'hygiène, elles perdront leurs deux gobelets en fer étamé retenus par des chaînettes fixées aux boucles formées par les trompes des têtes d'éléphants toujours visibles sous le socle. Et en 1961, elles ne sont plus que 62. Mais depuis la fin des années 80, les 108 installées à Paris ont retrouvé leur éclat de symbole de la ville lumière, et on compte plus de 75 dans le reste du pays et encore d’autres dans le monde.
La grande époque des bains-douches …
Au milieu du XIXe siècle, l’hygiène devient un enjeu de santé publique. De ce grand courant hygiéniste vont naître, par centaines, des établissements de bains-douches publics dont l’Ouest conserve des traces.
Les bains-douches de Laval, petit bijou Art déco, tels qu’on a pu les connaître dans les années 1930. | CHRISTIAN PAPAZOGLAKIS
"L’hygiène est l’art de conserver la santé. Cet art remonte, comme la médecine, aux premiers âges de l’humanité, mais il n’a pris le caractère d’exactitude qu’il présente aujourd’hui qu’à la suite des découvertes réalisées dans le domaine des sciences naturelles par la génération dont nous faisons partie. C’est de ce moment que datent l’importance de l’hygiène, son extension et l’intérêt qu’elle inspire à tout le monde."
En 1897, l’éditeur parisien Octave Doin publie le Traité d’hygiène publique et privée du médecin et hygiéniste, Jules Eugène Rochard, décédé l’année précédente. Un ouvrage de plus de 980 pages, en phase avec le puissant courant hygiéniste qui a germé au XVIIIe siècle et s’est développé, en France, tout au long du XIXe siècle.
En pleine révolution industrielle, tandis que les villes gonflent à vue d’œil sans y être vraiment préparées et que les autorités tricolores sont obsédées par « l’affaiblissement de la race » (à laquelle on trouvait une multitude de causes : l’alcoolisme, le manque d’éducation physique des jeunes, les vaccins, « l’irréligion, l’immoralité, l’amour effréné du plaisir », et même… le pain blanc), l’hygiène est devenue un enjeu de santé publique. « Celle de toutes les précautions qui est peut-être la plus efficace, est la propreté, écrit le préfet de la Sarthe, aux maires du département, en pleine pandémie de choléra, le 3 avril 1832. Il faut la recommander à tous les citoyens dans leur propre intérêt ; mais il appartient à l’administration, Messieurs, de prendre de son côté les mesures les plus promptes à cet égard. »
« C’est la mort des pharmacies ! »
Son intérêt est multiple. Elle permet, entre autres, de contenir ou d’éviter la propagation des maladies, d’avoir des soldats frais, une natalité soutenue, une longévité accrue, une main-d’œuvre ouvrière opérationnelle, etc. Une meilleure hygiène aura donc des répercussions bénéfiques sur différents portefeuilles : la Santé, l’Économie, l’Armée, l’Éducation…
Mais les ministres, les préfets – comme le célèbre Caennais, Eugène Poubelle – et les maires ont du pain sur la planche, la France n’étant pas un modèle de propreté. Un important travail s’engage pour l’assainissement des rues, des égouts, des habitations… et des citoyens. Car, comme le souligne le docteur Rochard, « la santé des habitants dépend également de leur propreté corporelle, de celle que l’on obtient à l’aide des lotions, des ablutions, des bains et du changement fréquent de linge ». Ce « système » – l’hygiène – c’est « la mort des pharmacies », écrit Charles de Vitis, en 1897, dans son Roman d’une ouvrière. Les pharmacies survivront !
D’abord pour les « classes populaires »
Cependant, au XIXe siècle et au début du XXe, tous les logements ne sont pas équipés de ces belles salles de bains qui font rêver dans les pavillons des expositions régionales. Beaucoup ne disposent même pas de cabinets de toilette pour faire leurs ablutions. « En France, nous manquons un peu du confortable voulu sur ce point, écrit André Valdès (certainement le pseudonyme d’Esther Boeswilwald), en 1892, dans son Encyclopédie illustrée des élégances féminines. Dans les maisons neuves des quartiers élégants, on commence seulement à installer des salles de bains ; mais les neuf dixièmes des Parisiens sont privés de ce luxe si utile. »
Équipement moderne d’une salle de bains, présenté à l’Exposition régionale du Mans, en 1911. De quoi faire rêver bien des visiteurs. | COLL. PARTICULIÈRE
Il faut donc passer à l’action. Mieux que le broc d’eau froide dans un coin de masure plus ou moins intime, voici les bains-douches publics à prix raisonnables ! Super ! « Y’a plus qu’à » les construire… Mais, là, c’est une autre affaire.
Pour stimuler l’enthousiasme des communes, l’éphémère IIe République sort la loi carotte du 3 février 1851 qui ouvre un « crédit extraordinaire de six cent mille francs pour encourager dans les communes qui en feront la demande la création d’établissements modèles de bains et lavoirs publics gratuits ou a prix réduits ».
La réaction du pays est mollassonne, sauf dans quelques villes, comme Nantes. Un peu lent au démarrage, le mouvement s’accélère franchement dans le premier quart du XXe siècle. Aux établissements privés qui existaient souvent déjà, s’ajoutent alors, un peu partout, des bains-douches municipaux, d’abord destinés aux revenus les plus modestes. L’action sanitaire est aussi une action sociale. Désormais, les villes et villages sont emballés.
L’organisation des bains-douches
On trouvait aux bains-douches, des cabines équipées de baignoires et d’autres de douches que l’on appelait, à l’origine, « bains par aspersion ». Pour le docteur Rochard, ces derniers étaient d’ailleurs incontestablement « les plus simples, les plus pratiques, les plus économiques ». À condition de les prendre de manière « méthodique et expéditive ». « Le jet doit arriver obliquement, de haut en bas », prescrit le médecin après avoir rappelé qu’un jet horizontal aveuglerait la personne et qu’un vertical « tomberait d’aplomb sur la tête » et rejaillirait « sans mouiller le corps ».
La cabine de douche ou « bain par aspersion » telle qu’elle est représentée dans le « Traité d’hygiène publique et privée » du docteur Rochard, en 1897. | DOMAINE PUBLIC
L’exemple des petits bains-douches de Château-du-Loir (Sarthe) : il se compose de « trois salles de bains et six salles de douche à double cabine, water-closets, lavabo avec eau chaude et eau froide, sonneries d’alarme électriques, lingerie, caisse, salle d’attente et salle d’étalage, le tout avec chauffage central. Aux sous-sols, les lavoirs et les chaudières. À l’étage, le séchoir. »
Anciens bains-douches de Château-du-Loir (aujourd’hui Montval-sur-Loir) | GOOGLE MAPS
Une bonne hygiène passant aussi par le port de linge propre, il n’était pas rare de trouver des lavoirs dans, ou à proximité, des bains-douches que l’on trouvait également parfois près des piscines.
Les bains-douches publics étaient régis par un règlement assez strict, que l’exploitant est chargé de faire appliquer. Il veille à la bonne tenue de l’établissement, au respect de la durée des ablutions – généralement 20 minutes, déshabillage et rhabillage compris – et même à la température de l’eau des douches qui ne disposaient pas souvent de mitigeur.
Dans les années 1920, une douche coûtait généralement entre 75 centimes et 1,20 F (entre 55 centimes et 90 centimes d’euro actuel). Le bain était autour des 2,50 F (1,90 € d’aujourd’hui). La location d’une serviette : 15 centimes. Celle d’un peignoir : 50 centimes. Le fond de bain : 1 franc. Le savon : 20 centimes.
Du beau linge aux inaugurations
L’inauguration de bains-douches publics appelés à rendre d’immenses services à la population, est souvent un événement dans la commune où elle donne parfois lieu à de jolies fêtes Musique municipale en tête, le maire, le conseil et la foule des administrés s’y rendent en procession, … Il arrive aussi que le préfet fasse le déplacement. Quand ce n’est pas un ministre. À Luçon (Vendée), par exemple, le 28 mars 1935, Édouard Herriot, alors ministre d’État sans portefeuille, avait profité de sa venue dans la commune vendéenne à l’occasion de l’inauguration de la statue de Richelieu, pour participer également à celles du pavillon de médecine et de chirurgie et des bains-douches.
Et puis l’Ecureuil ! Car, la Caisse d’Épargne, en partie ou complètement, a contribué au financement, comme a de nombreux autres projets liés à l’hygiène publique et au développement du corps par le sport, telles des piscines, des jardins ouvriers ou encore des logements bon marché. Les caisses étaient autorisées à remplir ces missions d’intérêt général par la loi du 20 juillet 1895 qui instituait un fonds de réserve appelé « fortune personnelle » dans chaque caisse qui lui permettait de financer ces projets.
A Laval, le « temple art déco de la propreté » de Odorico
Les bains-douches bénéficient souvent d’une architecture et parfois de décors soignés. Mais c’est sans doute à Laval, quai Albert-Goupil que se trouve le plus beau « spécimen » de bains-douches Art déco de l’Ouest encore visible aujourd’hui. Construit durant l’entre-deux-guerres, sur les plans de l’architecte mayennais, Léon Henri Guinebretière (1892-1965), l’établissement lavallois n’a pas seulement conservé son élégante façade originale mais également son organisation intérieure et une très grande partie de son mobilier.
Mosaïque d’Isidore Odorico, aux bains-douches de Laval. | OUEST-France
Bac de douche des bains-douches de Laval, réalisé par le mosaïste Isidore Odorico fils. | OUEST-FRANCE
A la mise en service de l’établissement le 24 janvier 1927, tous sont séduits, par le modernisme de l’intérieur de ce temple de la propreté, sa gaîté et la beauté de son décor aux mosaïques bleues et or artistiquement disposées, réalisées par l’incontournable famille de mosaïstes rennais Odorico, et le joli vitrail aux coloris chatoyants d’Auguste Alleaume.
Hall d’accueil des anciens bains-douches Art déco de Laval. | OUEST-FRANCE
Après la fin de son exploitation, en 2003, le petit bijou mayennais s’est vite dégradé au point qu’il avait été envisagé de le détruire. Mais l’intérêt pour l’œuvre d’Odorico, ravivé par une exposition du Musée de Bretagne, à Rennes, en 2009, et la mobilisation de très nombreux partenaires, publics et privés, ont permis son sauvetage et sa restauration au milieu des années 2010.
Le tout-à-l’égout
La gestion des matières fécales par le tout-à-l’égout, système qui s’est déployé dans les pays à revenus élevés où la ressource en eau était abondante et organisée, fait que l’égout est considéré, avec l’alimentation en eau potable, comme la plus grande avancée médicale depuis 1840.
Et pourtant, l’argument selon lequel le tout-à-l’égout aurait largement contribué à la baisse de la mortalité liée au choléra à Paris au XIXe siècle, en particulier, ne se vérifie pas dans les faits. En effet, le tout-à-l’égout n’apparaît à Paris qu’à la toute fin du XIXe siècle, à une époque où la baisse de mortalité liée au choléra a déjà eu lieu.
Source : The Conversation - Paul Minier
La décision du passage au tout-à-l’égout à Paris (loi du 10 juillet 1894 relative à l’assainissement de Paris et de la Seine) a rencontré de très nombreuses oppositions, y compris de certains hygiénistes qui voyaient dans le tout-à-l’égout un moyen de disséminer systématiquement les pathogènes au lieu de les confiner. Au début du XXe siècle, on pouvait lire dans des manuels d’assainissement que le choix de sacrifier les milieux aquatiques en y déversant les eaux usées avait été réalisé de manière consciente et assumée.
Structurellement, ce choix va non seulement entraîner une pollution des milieux aquatiques, mais aussi un transfert de la responsabilité de la protection de la santé publique. Le système de tout-à-l’égout ne fait que déplacer le danger de l’intérieur des villes vers l’environnement, créant un risque sanitaire important pour les personnes vivant en aval des rejets. Ultérieurement, dans de nombreux pays industrialisés des barrières (que l’on pourrait appeler « assainissement ») seront établies pour limiter ce risque : traitement des eaux, réglementation, systèmes de santé …
La critique de ce système n’a jamais cessé tout au long du XXe siècle, mais le verrouillage socio-technique autour du tout-à-l’égout s’est renforcé par l’urbanisation, l’industrialisation, et le confort apporté pour l’utilisateur.
Le water-closet
La première toilette moderne à chasse d'eau et réservoir a été inventée en 1596 par Sir John Harington, un courtisan anglais et filleul préféré de la reine Elizabeth I. Il sera ridiculisé pour son invention 'repoussante' installée à Richmond Palace, et il n'en construira pas d'autre exemplaire.
L'appareil de Harington comportait une cuvette ovale d'une profondeur de 2 pieds (0,6 m) imperméabilisée avec du brai, de la résine et de la cire. L'eau provenant d'un réservoir situé à l'étage alimentait la cuvette, permettant la chasse d'eau. Cependant, utiliser le pot de Harington nécessitait pas moins de 7,5 gallons d'eau (32 litres), une quantité considérable à une époque où les installations sanitaires intérieures n'existaient pas encore ! Il mentionnait que jusqu'à 20 personnes pouvaient utiliser son cabinet entre les chasses d'eau lorsque l'eau était rare.
C'est presque deux cents ans plus tard, en 1775, qu'un WC à chasse d'eau a été breveté pour la première fois à Londres par Alexander Cummings ; un dispositif similaire à l'Ajax de Harrington.
Le cabinet d'aisance de Cumming breveté en 1775 (https://www.theplumber.com/closet.html)
En 1848, une loi anglaise sur la santé publique stipulait que chaque nouvelle maison devait être équipée d'un W.C., d'une toilette ou d'une fosse à cendres. Il aura fallu près de 250 ans pour que les toilettes de Sir John Harrington deviennent universelles ...
Le 19 décembre 1899, le noir américain Jerome Bonaparte Rhodes déposa un brevet de water-closet 639,290 (Louisiana). L'un de ses plus de 230 brevets (dont le fameux rasoir à lame Rhodes).
Loin d'être luxueuses, ces toilettes médiévales dans les châteaux ... remplissaient leur fonction.
Le terme "garde-robe", qui signifiait à l'origine une petite armoire ou une pièce, désignait aussi, dans les châteaux, les toilettes. Celles-ci étaient en effet souvent aménagées comme des placards suspendus sur le côté des murs du château. D’autre part, on suspendait parfois des vêtements dans les latrines dont l'ammoniac contribuait à tuer mites et puces !
Les toilettes des châteaux étaient intégrées aux murs, dépassant grâce à des corbeaux. Les déchets tombaient en dessous, soit dans le fossé du château, soit directement dans une rivière. Certaines toilettes étaient judicieusement suspendues au-dessus de falaises, tandis que d'autres se vidaient directement dans les cours ou les basse-cours.
Certains conduits de déchets atteignaient presque le sol, ce qui pouvait être une faille défensive lors d’un siège.
A Colmar
L'histoire des toilettes
Elle remonte à l'origine de la civilisation. Dès qu'un grand nombre de personnes se trouvèrent réunies au même endroit, il y eut besoin d'un système pour évacuer les ordures et les excréments. Les archéologues ont mis au jour des vestiges de réseaux d'eau voire de toilettes à chasse d'eau. Chaque maison de la ville de Harappa (vallée de l'Indus), au XXVe siècle av. J.-C., avait des toilettes fonctionnant à l'eau, connectées par des drains couverts de briques d'argile cuite ; d'autres villes comme Mohenjo-daro et Lothal présentent des systèmes similaires. On retrouve des « égouts » similaires en briques en Mésopotamie, ainsi que des tuyaux en terre cuite dans les palais minoens, qui transportaient l'eau sous pression aux fontaines et les eaux usées. Des systèmes analogues auraient existé en Égypte et en Chine ancienne.
C'est sans doute dans la Rome antique que l'on trouve les aménagements sanitaires les plus connus. Deux dieux leur sont même dédiés : Stercutius pour les « lieux d'aisances » et le fumier, et Crepitus pour les gaz, ainsi qu'une déesse, Cloacina, qui veillait sur l'égout principal. Ce Cloaca Maxima ne collectait toutefois que les eaux de pluie : les excréments étaient déversés dans les rues, où ils s'accumulaient dans un canal central jusqu'à ce que la pluie nettoie la rue. Mais Frontin, responsable des eaux vers l'an 100 se plaignit qu'il n'y avait plus assez d'eau pour nettoyer les rues, l'eau étant déviée vers les quartiers périphériques.
Les romains avaient les toilettes avant eux, certes en communauté mais tout de même des toilettes.
À Rome, les riches utilisaient généralement des pots de chambre, qui étaient vidés par des esclaves. L'empereur Héliogabale (Marcus Aurelius Antoninus, 218-222) était ainsi réputé avoir des pots de chambre en myrrhe et en pierre d'onyx.
De son côté, la plèbe avait recours aux bains publics et aux toilettes publiques, conçues pour évacuer les excréments (de l'eau circulait sous le trou).
Les vespasiennes tirent leur nom d'une anecdote touchant l'empereur romain Vespasien qui avait eu l'idée de mettre un impôt sur l'urine. Celle-ci était en effet récupérée par les teinturiers et blanchisseurs à qui elle servait au dégraissage des vêtements et du suint de la laine de mouton. Les auteurs anciens nous racontent que Vespasien, moqué pour ces économies de bouts de chandelle, aurait répondu en substance que « l'argent n'a pas d'odeur ».
C'est aussi dans les lieux communautaires que l'on trouve des exemples d'assainissement, comme dans les monastères. Au IVe siècle av. J.-C., les milliers de moines bouddhistes de la ville d'Anurâdhapura dans l'actuel Sri Lanka utilisaient des pots poreux pour filtrer l'urine, tandis que les excréments étaient réutilisés comme engrais. Cette réutilisation des excréments s'est retrouvée dans de nombreuses civilisations où l'agriculture était prépondérante : 90 % des excréments sont encore réutilisés en Chine de nos jours. A Londres jusqu'à la révolution sanitaire du XIXe siècle, les fosses d'aisances étaient vidées manuellement la nuit, et les excréments étaient séchés et emportés sur des carrioles et des barges vers la campagne du Hertfordshire et du Hampshire.
Sources : « La Chronique médicale » paru en 1899, « Continuation du Traité de la police » (Tome 4) paru en 1738 et « Annales d’hygiène publique et de médecine légale » paru en 1849) - Publié par la France Pittoresque le 26 avr 2020 / Slate -27 mar 2023 / 20 Minutes – 24 déc 2017 /Le Figaro - Guillaume Perrault – 25 mar 2023 / RadioFrance.fr - 21 juin 2024 / France Culture - Éric Chaverou - 24 septembre 2023 / Source : Ouest-France - Olivier Renault – 02 mar 2024